Klein éteignit l'écran de son appareil d'un geste las. « Confirmation de l'ornithologue, » dit-il, sa voix neutre. « Nid vide. Aucun mouvement significatif de la Cible principale détecté aux abords de la Cour Royale depuis... Eh bien, depuis que les rumeurs ont commencé à courir les pavés comme des rats affamés. Plus de trois semaines maintenant, si le calendrier profane a encore un sens. »
Il alluma une autre de ses fines cigarettes, l'écran éteint reflétant la petite flamme dans ses lunettes. « Parallèlement, le théâtre politique local s'emballe dans une improvisation assez spectaculaire. Dissolution du Sénat – un organe déjà largement décoratif, certes, mais le symbole est fort. Fermeture quasi totale des frontières, puis rétropédalage partiel sur les ports après la démonstration navale Velsnienne. Une valse diplomatique sous la menace qui manque singulièrement de grâce. »
Il tira une bouffée. « Ajoutez à cela des expulsions massives de "non-conformes", selon la nouvelle terminologie, une répression brutale des manifestations qui grondent maintenant avec une participation notablement accrue, et couronnée par cette rumeur insistante : notre Tsar est aux abonnés absents. Évanoui dans la nature, pour ainsi dire. »
Breen détourna enfin les yeux de l'écran de télévision où un chœur d'enfants en uniforme chantait les louanges du travail manuel. « Disparu, Klein ? Ou caché ? » Sa voix était basse, directe. « Cela rend notre plan initial obsolète. N'est-ce pas ? »
« Obsolète est un terme charmant pour "totalement impraticable", ma chère Breen, » répondit Klein avec un soupçon d'ironie lasse. « Notre chorégraphie minutieuse supposait un danseur principal présent sur scène. Or, la scène est en plein chaos, les machinistes se battent en coulisses, et la vedette s'est volatilisée. Bunker sécurisé ? Retraite stratégique dans une datcha oubliée ? Séjour imprévu dans les caves d'une faction rivale de l'armée ou de nos amis de la pègre locale, désormais fort contrariés par les aléas du commerce transfrontalier ? » Il fit un geste vague vers la fenêtre striée de pluie. « Les hypothèses fleurissent comme du chiendent sur une tombe fraîche. »
« Ce chaos, » dit Breen, son regard fixant à nouveau Klein, intense. « Est-ce une opportunité ? Une diversion ? »
– C'est la question à vingt mille crédits, n'est-ce pas ? » Klein écrasa sa cigarette dans un cendrier en verre épais qui portait encore le logo délavé de l'hôtel. « Le bruit ambiant pourrait masquer nos activités. Les forces de sécurité sont certainement distraites, occupées à jouer du gaz lacrymogène et de la matraque contre leur propre population. Mais ce même bruit rend toute information fiable aussi rare qu'un politicien honnête. Et le risque d'être balayé par une vague imprévue – une intervention étrangère plus musclée, une escalade soudaine des violences, un couvre-feu draconien – est exponentiellement plus élevé. C'est un marécage, Breen, pas une couverture nuageuse. »
Il se leva et fit quelques pas dans l'espace confiné de la chambre. « La directive initiale était claire : extraction. Mais extraire une cible dont la localisation actuelle relève de la conjecture est... Inélégant. Pour rester poli. Devons-nous passer en phase de localisation active ? Cela demande d'autres ressources, d'autres méthodes. Plus intrusives. »
Il s'arrêta devant la fenêtre, regardant la pluie laver les néons criards d'un bar de l'autre côté de la rue. « Quelle est la position de la Firme ? Le contrat tient-il toujours dans ces conditions ? Notre cliente, Innochka Temiasna, a-t-elle été informée de ce... Contretemps scénique ? Doit-elle ajuster ses attentes, voire la nature de sa requête ? »
Mme Breen ne répondit pas immédiatement. Elle ouvrit sa mallette d'équipement posée sur le lit et vérifia, avec une lenteur délibérée, le mécanisme d'une des pièces métalliques qu'elle avait assemblées plus tôt. Le léger clic métallique fut la seule réponse pendant un long moment.
« Il nous faut savoir où il est, » dit-elle enfin, simplement, en refermant la mallette. Son ton n'admettait aucune discussion. Que ce soit pour une extraction, ou pour autre chose, la première étape était redevenue la chasse.
Klein acquiesça lentement. « Très bien. Re-localisation active. Activons les réseaux dormants. Concentrons l'analyse sur les communications internes interceptées, même fragmentaires. Et espérons que notre Cible, où qu'elle soit, ait la courtoisie de laisser une trace, même infime, avant que ce pays ne s'effondre complètement sur lui-même comme un château de cartes sous l'orage. »
Il retourna vers son assistant personnel. L'incertitude flottait dans l'air vicié de la chambre, lourde et chargée d'électricité statique, comme l'atmosphère avant un violent orage d'été. Soudain, Mme. Breen se leva du lit, et fit claquer ses mains l'une contre l'autre.
« Il va leur falloir des heures pour nous trouver une infos. Sortons ! »
Klein n'opposa aucune résistance.
Dehors, le vent froid de Pravoslavnyy, chargé d'une humidité persistante et de l'âcre puanteur chimique des gaz lacrymogènes, fouettait le coin de la rue où ils s'étaient postés. À une centaine de mètres, la Place Royale était un chaos maîtrisé : des lignes sombres de policiers anti-émeute casqués faisaient face à une foule dense et agitée, brandissant des pancartes improvisées et scandant des slogans vite étouffés par le vacarme. Les jets puissants des canons à eau dessinaient des arcs sinistres dans l'air gris, repoussant violemment ceux qui s'aventuraient trop près. Des détonations sourdes ponctuaient la cacophonie – grenades lacrymogènes, ou peut-être autre chose.
Mr. Klein, emmitouflé dans un trench-coat un peu trop élégant pour le climat ou l'occasion, observait la scène par-dessus le col relevé, ses yeux plissés analysant les mouvements de la foule et la disposition tactique des forces de l'ordre. À ses côtés, Mme. Breen, portant un chapeau cloche légèrement démodé qui lui cachait une partie du visage, semblait moins absorbée par la stratégie que par le cornet de glace à la vanille qu'elle léchait avec une application méthodique et surprenante.
La vue d'une glace à la vanille – d'une blancheur presque insolente au milieu de ce tumulte gris et violent, par ce temps qui mordait les doigts – avait quelque chose de profondément absurde. Klein jeta un regard à sa partenaire.
« De la vanille, Breen ? » demanda-t-il, sa voix à peine audible par-dessus le brouhaha. « Un choix optimiste, considérant la température ambiante et l'ambiance générale. »
Elle ne lui lança pas un regard, aussi fronça-t-il les sourcils avant d'insister :
« Où diable avez-vous déniché cela ? »
Mme. Breen se contenta de hausser légèrement les épaules, sans cesser de lécher sa glace, son regard balayant la foule et les forces de l'ordre avec une curiosité calme, presque clinique. Elle ne semblait pas voir la contradiction. Pour elle, apparemment, il y avait une manifestation, et il y avait une glace. Les deux coexistaient.
Klein laissa échapper un mince filet de fumée de sa cigarette qu'il avait réussi à allumer malgré le vent. Il replongea son regard dans le chaos organisé de la place. Les charges policières, les jets d'eau, les nuages de gaz qui dérivaient lentement vers eux, les cris de colère et de peur. Tout cela avait un air de déjà-vu.
« Cela me rappelle étrangement l'Amythie, » reprit Klein, plus pour lui-même que pour Breen. « Lors de cette affaire pour le Grand Kah... Vous souvenez-vous ? La même ferveur désordonnée dans la foule, la même réponse prévisible des autorités. Différents uniformes, différentes banderoles, mais la musique de fond est identique. Une sorte de ballet cyclique. Et épuisant » Il marqua une pause, observant une charge particulièrement brutale repousser un groupe de manifestants près d'une statue équestre ternie. « Ils finiront par se fatiguer, les uns comme les autres. Ou alors, quelqu'un fera une erreur plus grave que les autres. C'est toujours ainsi que ça se termine. »
Mme. Breen termina sa glace, jeta le cornet vide dans une poubelle débordante sans un regard, et rajusta son chapeau. Elle souriait vaguement : l'Amythie faisait partie de ses opérations favorites. On l'avait alors autorisée à procéder à sa guise, c'est à dire avec beaucoup de violence. Son attention était maintenant entièrement tournée vers les lignes de policiers, évaluant peut-être leur équipement, leur discipline, leurs points faibles. Cette fois, et cette pensée eu un impact non-négligeable sur sa bonne humeur naissante, on ne la laissait pas simplement tirer sur la cible.
Ils restèrent là encore un moment, deux touristes improbables sur le seuil d'une révolution ou d'une répression sanglante, observant le spectacle avec le détachement du public dans sa loge. Ils n'étaient pas venus chercher des informations précises. Non. Ils souhaitaient tâter le pouls fiévreux de la ville, évaluer la température du chaos. Comme le spectacle atteignait sa fin, ils quittèrent les lieux.
Le goût sucré et froid de la vanille s'était dissipé depuis longtemps, remplacé par l'amertume persistante du gaz lacrymogène qui s'accrochait encore aux vêtements. Cette odeur formait un mélange assez désagréable avec le vieux plastique et la poussière de la chambre d'hôtel anonyme, où étaient retournés les deux agents.
Un message codé, transmis via un canal sécurisé mais notoirement lent, arriva enfin. Il provenait d'un contact prudent, qui avait des accès limités aux archives administratives via une connaissance dans les services d'entretien du Palais. Le message, une fois décrypté par Klein sur son assistant personnel dont l'écran ambré semblait la seule source de lumière stable dans la pièce, était laconique et frustrant : « Mouvements inhabituels archives logistiques personnelles. Convois annulés. Personnel clé (voir liste) en congé maladie prolongé ou "réassigné". Pas de trace visuelle ou documentaire de la Cible principale depuis référence date. Rumeurs internes contradictoires : retraite sécurisée nord / inspection militaire imprévue ouest / état de santé critique. Censure médiatique totale effective. »
Klein laissa échapper un grognement léger, plus proche d'un rouage grippé que d'une expression humaine. « Admirablement vague, » murmura-t-il. « Il pourrait être n'importe où, ou nulle part. En congé maladie... Ou emballé dans un tapis dans une cave gouvernementale. La précision de nos sources internes s'évapore comme la rosée sous ce soleil de suie. »
– J'aimerais bien emballer un Tsar dans un tapis, signala Mme Breen, ce qui arracha un hochement de tête à Breen.
– Avec un peu de chance, dans les prochains jours... »
Pendant ce temps, dans les rues moins surveillées mais tout aussi tendues, une opératrice avait tenté une approche plus directe. Utilisant ses talents pour se fondre dans la peau d'une fonctionnaire subalterne paniquée, elle avait essayé d'accéder à un bureau des communications internes dans un bâtiment annexe, espérant intercepter ne serait-ce qu'une bribe de directive ou un ordre de déplacement concernant le Tsar. L'échec fut rapide et sec. Son rapport, indiquait "Porte Fermée - Niveau de Sécurité Accru Inattendu". Une autre tentative d'accéder à un réseau de communication gouvernemental, supposé obsolète, via une jonction dans les anciens tunnels du métro s'était heurtée à un contre-brouillage agressif et inattendu.
Frustré, Klein se tourna vers des méthodes moins orthodoxes. Sur l'écran de son assistant, il ne consultait plus seulement les flux de données cryptées, mais aussi les forums marginaux de la dissidence locale, les blogs censurés accessibles via des relais tortueux, les analyses sémantiques des rares communiqués officiels qui parvenaient à filtrer. Il cherchait des motifs, des répétitions, des absences significatives dans le discours public. Il recoupait les rumeurs les plus folles colportées par les manifestants – le Tsar réfugié dans une base secrète sur une île du nord, le Tsar victime d'une purge interne par sa propre garde, le Tsar en négociation secrète avec la Mafia.
« C'est comme lire l'avenir dans des entrailles de poulet avarié, » commenta-t-il à l'adresse de Mme Breen, qui s'était allongée sur le lit. « Trop de bruit, trop de fumée. Chaque rumeur en contredit une autre. La seule constante est sa disparition des radars officiels. Est-ce délibéré ? Une manœuvre pour purger ses propres rangs ou pour débusquer ses ennemis ? Ou est-ce simplement une absence ? On dit l'homme fou à lier. »
Il consulta une dernière source : un message succinct d'un contact qu'il surnommait le charognard, vivotant dans les marges de la société ste vogradoise, collectionnant les secrets comme d'autres collectionnent les timbres. Le message parlait d'une activité accrue autour d'une vieille résidence fortifiée à l'extérieur de la ville, anciennement utilisée par des dignitaires de l'EPCS. Intéressant, mais non vérifié. Une piste de plus dans un labyrinthe de fausses pistes potentielles.
La difficulté n'était pas seulement l'absence de la cible, mais la désintégration rapide de l'environnement opérationnel. Opérer dans un État stable avec une sécurité forte était un défi. Opérer dans un État en pleine crise, où la sécurité était à la fois renforcée et potentiellement chaotique, où l'information était une denrée rare et souvent empoisonnée, et où la cible elle-même avait disparu... C'était un tout autre jeu. Un jeu que la Firme savait jouer, certes, mais dont les règles changeaient à chaque instant. La frustration était palpable, aussi épaisse que la fumée de cigarette de Klein qui stagnait dans la petite chambre. Il fallait une nouvelle approche, ou un coup de chance. Et la Firme n'aimait pas compter sur la chance. Il se leva soudainement.
« Je sors. Tu as une heure à tuer. »
Breen leva un pouce approbateur puis laissa son bras retomber sur le lit. Son associé acquiesça, et quitta les lieux. Dès que la porte de la chambre d'hôtel se referma derrière Klein avec un déclic feutré, l'atmosphère changea subtilement. Le silence n'était plus celui de l'attente tendue, mais celui d'une concentration intérieure intense. Mme Breen se leva du lit, ses mouvements fluides et économiques. Elle ne perdit pas un instant. De sa mallette, elle sortit non pas les pièces métalliques froides et fonctionnelles de son arme, mais d'autres objets, plus personnels, plus étranges.
D'abord, un petit brûle-encens en bronze terni, aux motifs géométriques complexes et usés par le temps. Elle y plaça un cône d'encens sombre, presque noir, dont l'odeur, une fois allumé par une allumette crépitante, emplit rapidement la petite pièce. Ce n'était pas un parfum floral ou apaisant, mais quelque chose de sec, de terreux, évoquant la poussière de tombes millénaires et le métal rouillé, avec une sous-note vaguement métallique et sucrée qui picotait les narines. L'air sembla s'épaissir, la lumière de la lampe unique paraissant se recroqueviller sur elle-même.
Ensuite, elle sortit avec une précaution presque révérencieuse une petite statuette enveloppée dans un chiffon de soie noire. L'objet lui-même, une fois dévoilé, était déconcertant. Taillé dans une pierre d'un noir huileux et non identifié, il représentait une forme vaguement humanoïde, mais aux proportions tordues, aux membres multiples et anguleux, et à la tête lisse, dépourvue de traits, à l'exception d'une unique fente béante qui semblait absorber la faible lumière ambiante. L'usure de la pierre suggérait une antiquité immense, et la forme elle-même dégageait une impression de... faim. Une faim froide, patiente, géométrique. Klein, s'il avait été là, aurait peut-être noté une vague ressemblance stylistique avec certains artefacts pré-islamiques oubliés du monde arabe, ces idoles que le Prophète lui-même aurait fait retirer de la Kaaba, jugées trop anciennes, trop... Autres. Breen posa la statuette sur la table de nuit, orientée vers le centre de la pièce.
Ce préambule terminé, elle retourna à sa mallette et en sortit les composants de son arme de prédilection – un fusil d'assaut compact, modifié pour un équilibre parfait et une signature sonore minimale. Méthodiquement, avec des gestes précis et rapides qui trahissaient une familiarité absolue, elle assembla l'arme. Chaque clic des pièces s'emboîtant était net, définitif, dans l'air chargé d'encens. Une fois l'arme assemblée, elle ne la posa pas. Elle sortit une petite fiole d'huile sombre et épaisse, à l'odeur rappelant l'encens mais avec une note plus âcre, presque sanguine. Avec l'index, elle appliqua une goutte minuscule d'huile à trois endroits précis de l'arme : sur le percuteur, juste avant le mécanisme de détente, et sur la bouche du canon. Trois points, comme une bénédiction inversée.
Puis, sans hâte, elle commença à se dévêtir. Ses vêtements – le chapeau cloche, le manteau strict, la robe simple – furent pliés avec le même soin méthodique qu'elle accordait à son équipement et posés sur le fauteuil. Nue, dans la lumière ambrée et enfumée, sa peau pâle semblait presque luminescente. Elle reprit la fiole d'huile rituelle. Cette fois, elle en versa une quantité plus généreuse dans sa paume et commença à l'appliquer sur son propre corps. Avec des gestes précis et mécaniques, elle traça une ligne descendant le long de sa colonne vertébrale, un triangle tracé sur sa poitrine, juste au-dessus du cœur, et des cercles sur la paume de chaque main et la plante de chaque pied. L'huile laissait une odeur pestilentielle.
Elle se tint alors immobile au centre de la petite pièce, face à l'idole noire sur la table de nuit. Ses yeux étaient fermés, sa respiration lente et régulière. Pendant un long moment, rien ne se passa. Seul le filet de fumée de l'encens montait en volutes paresseuses. Puis, un léger tremblement commença dans ses doigts. Presque imperceptible au début, il s'intensifia rapidement, remontant le long de ses bras. Ses paupières s'ouvrirent d'un coup, mais ses yeux étaient révulsés. Un spasme secoua ses épaules. Sa mâchoire se serra.
Avec une vitesse surprenante, elle attrapa un morceau de tissu épais posé à proximité et se le fourra brutalement dans la bouche, le mordant à s'en faire blanchir les lèvres. Le moment était bien choisi. À peine le bâillon fut-il en place qu'un son étranglé, mi-ricanement mi-gémissement, tenta de s'échapper de sa gorge. Son corps se cambra violemment, ses muscles se tendant à l'extrême. Les tremblements devinrent des convulsions frénétiques. Elle tomba lourdement sur le tapis élimé, son corps se tordant comme sous l'effet d'une décharge électrique.
Ses mains griffèrent l'air, puis ses propres bras, son corps, laissant de longues marques rouges sur la peau pâle. Ses jambes frappaient le sol dans un rythme irrégulier et spasmodique. Des sons horribles, étouffés par le bâillon, emplissaient la pièce – des hoquets, des grognements, des fragments de rires hystériques qui se brisaient en sanglots rauques. Sa colonne vertébrale semblait vouloir se rompre sous la tension des arcs qu'elle décrivait. Elle se heurta contre les pieds du lit, contre la table basse, sans paraître enregistrer la douleur, possédée par une force intérieure qui la broyait et la refaçonnait. La crise dura longtemps, une éternité contenue dans quelques minutes effroyables, son corps entier secoué de spasmes violents, ses yeux révulsés fixant un point invisible au plafond, ou peut-être bien au-delà. La petite idole noire semblait observer la scène depuis la table de nuit, impassible, sa fente muette absorbant l'énergie frénétique de la pièce.
Puis, aussi soudainement qu'elle avait commencé, la crise cessa. Son corps retomba sur le tapis, inerte, parcouru seulement de légers frémissements résiduels. Sa respiration était haletante, sifflante autour du bâillon. Elle resta ainsi un long moment, les yeux toujours révulsés. Lentement, très lentement, la conscience sembla revenir dans son regard. Ses pupilles redescendirent, fixant le plafond avec une lucidité nouvelle, terrible. La tueuse à gage retira le bâillon trempé de salive et le laissa tomber sur le tapis. Elle se redressa avec souplesse son corps nu portait les stigmates rouges de ses propres griffures, mais son visage n'exprimait ni douleur, ni fatigue. En fait, ses yeux brillaient d'une énergie intense et calme.
Sans précipitation, elle retourna vers la table de nuit, éteignit l'encens, rangea la statuette noire dans son chiffon de soie et la remit dans sa mallette avec les autres objets rituels. Elle ramassa le bâillon et le fit disparaître également. Elle ouvrit la fenêtre pour aérer la pièce puis elle se dirigea vers la salle de bain attenante. Le bruit de la douche se fit entendre pendant plusieurs minutes.
Lorsqu'elle en ressortit, une serviette nouée autour d'elle, elle semblait complètement transformée. Les marques sur sa peau s'estompaient déjà. Son visage était calme, ses yeux clairs et vifs. Elle s'habilla rapidement, remplaçant ses vêtements stricts pour un costume androgyne permettant une plus grande gamme de mouvement Elle vérifia son reflet dans le miroir terni au-dessus de la commode, se passa une main dans les cheveux, puis se tourna vers le fusil d'assaut qu'elle avait laissé sur le lit.
Elle le prit, vérifia le chargeur, l'arma avec un geste précis, puis le désarma aussitôt et le reposa. Elle alla ensuite vers la fenêtre et regarda la pluie qui continuait de tomber sur Stevograd. Un léger sourire étira ses lèvres. Elle était d'excellente, humeur. Radieuse, même. Le chaos extérieur, la disparition du Tsar, les manœuvres des flottes étrangères... Ce n'était en fait que du bruit de fond. La solution était devenue évidente, simple, pure.
Elle attendrait le retour de Klein. Et elle lui expliquerait son point de vue, calmement, avec la certitude que seule une descente aux enfers personnelle pouvait conférer : pourquoi se fatiguer avec les complexités d'une extraction dans ce bourbier ? Pourquoi risquer une interception, une trahison, un échec public ? La cible était devenue un nœud de problèmes gordiens. Et certains nœuds ne demandaient pas à être défaits, mais tranchés. Autant entrer dans le palais – ou où que puisse se terrer le Tsar – et tuer. Proprement. Définitivement. C'était tellement plus élégant.