Posté le : 03 nov. 2024 à 23:15:49
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1.
À tout point de vue, on pouvait considérer Raden comme une radicale. Elle-même, du reste, ne rejetait pas le terme et aimait y trouver une certaine noblesse. Il y avait fort à faire pour cela, et si la révolution avait décomplexé la pensée majoritaire, des reliquats du passé, encore bien alimentés par l’influence jashurienne et onédienne, tentaient de remettre le diable dans sa boîte. La révolution était faite, disaient-ils, mimant les tons et affects associés à la sagesse dans la culture commune. Il convenait maintenant de savoir l’arrêter. Pour ces gens, cette masse conservatrice, il fallait surtout éviter qu’elle n’arrive à sa conclusion logique. Comment leur en vouloir, chacun voyait midi à sa porte, et protégeait ses intérêts.
Raden, elle, était une femme du peuple, et assumait pleinement que ses intérêts étaient ceux de la majorité. Peut-être était elle aussi un peu cynique, de ne pas pouvoir s’empêcher de voir les autres, les ennemis de classe, de la façon dont eux-même se voyaient. Beaucoup de ses camarades ne les considéraient même pas. Il n’y avait bien que les théoriciens pour se pencher sur la question. Comprends ton ennemi, qu’ils disaient...
Oui. Il fallait bien le comprendre pour l’éliminer. Ou dans le cas présent, pour l’empêcher de nuire. Car partout où son regard se posait, elle voyait la possibilité de cette nuisance, qui rampait à travers le pays. Modération politique. C’était le terme aimable qu’on avait trouvé pour les qualifier. Modération. Il n’y avait rien de modérer à négocier avec le capital. Rien de modérer à substituer une forme de domination à une autre. Ces gens voulaient la révolution, mais celle qui tue dans les usines, dans les bidonvilles, celle qui tue de mort lente. C’était à pleurer, l’ignorance de ceux qui se rangeaient derrière eux. Ou la lâcheté. Elle ne pouvait cependant pas accuser la moitié du pays, et le savait mieux que quiconque : ceux mourant lente ont l’espoir de s’en sortir. Au fond ils ne voient pas le problème. Naître c’est commencer à vieillir. Vivre c’est aller à sa mort. Sans doute, sans doute. Alors on pouvait bien accepter la logique du système en cours.
Pas elle, évidemment.
Ses parents avaient été des partisans durant le conflit. Peut-être que leur influence y était pour quelque chose, mais lorsqu’elle avait commencé à se politiser, elle l’avait fait plus vite que tout ses proches. Elle apprenait, avidement, l’histoire, la théorie, la mécanique des choses. Le pays était une friche. Elle voulait comprendre pourquoi, et voulait plus que tout l’aider à aller mieux.
Quand on est jeune, ensuite, on a les idées larges. On aime voir en grand, on se surestime. Ou peut-être qu’on sous-estime la taille du monde. Il est immense. Tout est inaccessible. Ce qu’on apprend bien souvent trop tard. Alors elle s’était imaginée, très jeune, pouvoir tout faire. Et elle avait cherché des solutions à la hauteur de ses attentes. L’ordre des choses était révolutionnaire, non ? Alors quel mal y avait-il à penser révolution ? Mais déjà à l’époque, elle était méthodique. C’est ainsi qu’elle obtint une bourse d’étude auprès d’une organisation internationale. Ainsi qu’elle fit le trajet jusqu’au Grand Kah. Une contrée qu’elle avait beaucoup fantasmée, aussi. Le réel ne fut pas nécessairement à la hauteur des attentes, mais encore, elle pouvait vivre avec. Au moins le pays était ce qu’elle pouvait espérer pour le sien. Prospère, égalitaire, propre, éduqué. S’il chaque rue n’était pas, comme elle l’avait pensée, un agglomérat de salon où des guérilleros-lettrés discutaient théorie en planifiant les prochaines révolutions, il se trouvait tout de même quelques espaces de cet ordre, et assez d’assemblée publique pour assouvir son besoin d’expression. Le kah l’accueilli comme l’une des siennes. Et si elle-même ne se sentit jamais autre-chose que nazumis, elle accepta cette adoption. Un accord tacite entre elle et cette Union qui prétendait représenter le monde. Il n’y avait pas de mal à ça. De plus, quand il fut temps de rentrer au pays, elle garda d’excellents contacts avec ses nouveaux frères, et ceux-là, en leur temps, s’intéressèrent à leur tour à son pays. Ils écrivirent après les éruptions, vinrent, pour certain. Leur ambition de transformer le pays se heurta au réel de sa situation. Loin de juger la tâche insoluble, ils se prirent au défi, et les kah-tanais qui n’étaient que quelques-uns, se firent légion.
Très vite, elle décida de s’associer à leurs efforts. C’était logique, en somme. Ils travaillaient vers un but commun. Du moins c’est ainsi qu’elle se plaisait à le dire, et aimer le penser. De toute façon – et l’aspect cynique reprenait le dessus – ils avaient plus de moyens qu’elle et ses pairs. Que pouvait-on y faire. Seulement, même si elle ne l’avouerait jamais, il y avait des formes d’impérialisme qu’elle jugeait acceptable.
En fait, beaucoup de choses avaient changées entre son départ pour le Grand Kah et son retour. Pas suffisamment pour que le pays lui devienne étranger, mais assez pour lui imposer de revoir le détail de ses plans. Elle-même avait évoluée, était devenue adulte. C’était peut-être le plus grand drame, bien qu’elle ait gardée l’énergie de sa politisation, cette capacité à naïvement la dépenser.
Le pays avait changé, oui. Pas qu’en bien, d’ailleurs. Et parfois il lui arrivait de regretter le temps des rues vides et pauvres, des bidons-villes, de la misère et de la liberté ; Quand elle voyait un affichage publicitaire imposer à tous une égérie Jashurienne, parler des efforts de l’OND dans la région, quand elle voyait des produits étrangers, le plus souvent inutiles, se déployer sur les étales, quand elle voyait ses pairs, ses frères et sœurs, ses concitoyens parler de richesse, d’achat de propriété, s’attendre, peut-être, à créer une fortune en travaillant dur et bien pour les nouveaux patrons...
Comme un goût de vomis, juste là, derrière ses molaires.
Et cette colère, si juste, si saine, qui avait animée ses parents avant elle. On aurait pu la qualifier de pathétique, cette rage. Les centristes ne s’en privaient pas. Rage impuissante. Qu’allait-elle faire, elle et les siens ? Taguer une banque ? Casser la vitrine d’un fast-food, peut-être. Ils rabaissaient l’ennemi, logique. Ils oubliaient qu’ici, la rage avait déjà pris forme, pris acte, et ravagée jusqu’au dernier noble. Ils oubliaient qu’on avait tué, avidement, pour nourri une fosse sans faim. Que les corps de leurs ancêtres fertilisaient le sol, celui-là qu’ils veulent privatiser. Imbéciles à la mémoire courte.
Ils verraient. On en arriverait pas là, de toute façon. Personne ne voulait d’une seconde guerre. Ce pourquoi il faudrait les faire plier par d’autres moyens. Et elle en connaissant de nombreux.
2.
La salle de réunion sentait bon la vanille et les arômes frais. Elle était adossée au potager communautaire et la grande fenêtre qui séparait les deux avait été aménagée par l’un des garçons pour accueillir plusieurs pots. Les plantes grandissaient bien, à l’abri du temps, profitant du soleil et de l’eau. Pour Raden c’était un bel endroit ou en tout cas un endroit où elle se sentait bien. C’était dans la salle de réunion que naissaient les rêves. Elle le savait bien.
Avant son départ c’était un salon de coiffure. Il avait fermé et le propriétaire n’avait pas trouvé d’acheteur. Il avait accepté de prêter les locaux au groupement jusqu’à ce qu’ils puissent payer, ce qui avait pu se faire assez rapidement grâce à un apport financier kah-tanais. On avait aussi acheté quelques bâtiments adjacents, qu’on avait rénové. Puis pour faire accepter ça aux gens du quartier, on en avait embauiché un certain nombre pour tenir des petits postes au sein de la structure. Entretien, secrétaire, accueil. Dans les faits elle fonctionnait selon un modèle coopératif ce qui voulait dire que tous ceux qui y travaillaient étaient aussi membres de son comité directeur. Les gens du quartier, soudain, s’étaient impliqué dans le mouvement. Ils y avaient pris goût et avaient fait preuve d’une grande imagination et d’un bon esprit politique. Après tout ils avaient l’habitude de la débrouille, et la politique, à leur niveau, n’était rien de plus qu’une continuation de la débrouille.
Raden était arrivée tôt, plus tôt que ses camarades, de façon à installer les lieux. Il y avait toujours des problèmes avec le matériel, alors elle avait commencé par vérifier que le routeur satellite prêté par les kah-tanais fonctionnait bien, ainsi que l’ordinateur, le vidéo-projecteur, les enceintes. Puis elle avait fait du café et du thé, installée des tasses et des assiettes de biscuit stratégiquement, aérée les lieux et relu une partie de ses notes de la veille. Le sujet du jour était l’extension des opérations de recrutement et d’éducation populaire. Plus spécifiquement, on lui avait demandé de travailler à un programme de « reradicalisation de l’opinion concernant les nouveaux défis que doit dépasser le pays ». Une façon fort longue de dire qu’il fallait propager une parole de gauche tant que tout se reconstruisait. L’image mentale qu’on voulait propager était celle déjà présente dans l’esprit des militants : un pays à jamais coincé dans sa situation actuelle. Illettrisme, famines, misère, des bidonvilles à perte de vu et des habitants réduits à l’état d’ouvriers, esclaves d’un grand capital étranger. En fait ils étaient protectionnistes, modernisateurs, futuriste. Leurs ambitions politiques étaient claires, et issues de craintes profondément ancrées. Leur existence, leur militantisme, leur conception du monde était viscérale, artérielle, bâtait dans leur être comme le sang dans leurs veines.
Cela-dit leurs méthodes avaient la douceur suave des salons kah-tanais les plus modérés. Parfois Raden pensait que ses parents n’auraient rien compris à cette nouvelle génération. Peut-être pas, non. Mais les temps changeaient, on ne se battait plus au fusil et à la grande – pour l’heure.
Les différents membres de la cellule d’action arrivèrent tous plus ou moins à l’heure, à l’exception de Sukarn, qui avait de toute façon prévenu que son bus était bloqué dans les légendaires bouchons de la cinquième. Seon, qui était son ex, avait plusieurs fois tentées de le convertir à la moto, sans grand succès. On ne se formalisa pas de ce retard.
Comme à l’accoutumée, tout se fit dans une ambiance à la fois studieuse et bon enfant. Malgré les différences – parfois importantes – d’avis concernant les détails techniques et stratégiques de ce qui se planifiait en ces murs, les militants avaient appris à se respecter et à adopter un modèle de communication basé sur l’écoute active et la mesure de chaque phrase. On avait établi un système horizontal et travaillé à limiter au maximum l’impact de l’égo des uns et des autres sur la prise de décision. Raden en était très fière. La professionnalisation du militantisme était la démonstration de sa capacité de croissance. Avec des camarades comme ça, se disait-elle, il allait être possible de faire les choses en grand. De faire les choses comme elles doivent se faire.
Bien entendu cela ne serait pas simple, mais au moins sa cellule faisait office de cellule modèle, au sein du mouvement.
Autour d’elle, les questions s’enchaînaient. On cherchait des solutions à des problèmes que l’on avait déjà du mal à qualifier.
« Peut-on vraiment mobiliser la population autour de ces projets ? Elle n’a pas les bases, la théorie.
– Il faut que ça soit graduel, évidemment, mais...
– Graduel ? Quoi, un droit après l’autre ?
– Et pourquoi pas ? Nous avons un parlement. »
Puis on souriait.
« On leur promet monts et merveilles. Ils n’ont rien. Ils vont bien finir par s’en rendre compte. Il faut capter cette colère quand elle arrivera.
– Nous pourrions l’inciter, aussi.
– Si on est trop violent ils prendront ça comme une attaque. L’ONC, l’OND, tous ces machins libéraux nous bombarderaient plutôt que de perdre leurs usines.
– T’es sûr ? C’est ce qu’ils disent pour tenir nos camarades tranquilles, mais...
– De toute façon nous sommes loin, très loin d’y être. Nous ne sommes pas assez nombreux. Il faut recruter, il faut radicaliser, et il faut que nos doléances...
– Ne soient pas les nôtres mais celles de nos concitoyens. »
La réunion avait durée une petite heure. Comme à l’accoutumée on s’était dispersé en considérations diverses sur l’avenir du pays et les projets au long-terme du mouvement. On avait tout de même réussi à prendre des décisions concrètes sur la façon dont devraient être menées les actions de lobbying et celles de recrutement. D’autres cellules existaient partout dans le pays. Rattachées à aucune sphère politique précise, elles militaient toutes pour des questions avant tout locales, travaillant sur des problématiques concernant directement celles et ceux auprès desquels elles prêchaient. Pour autant, leur coordination nationale avait une base idéologique très marquée : progressisme, anti-impérialisme, gauche économique, extension de la démocratie... C’était ce dernier point qui justifiait le mode de fonctionnement du mouvement : créer des zones locales de démocratie visant d’abord à accompagner l’opinion, à l’éduquer politiquement puis, enfin, à lui laisser le pouvoir de décider.
Et puis il y avait aussi l’action directe, évidemment.
Tractage, affichage, éducation populaire par le fait ou par la lettre. Peut-être, à terme, si cela venait à s’acérer nécessaire, utile, souhaitable, la grève, l’émeute. On ne préparait pas la révolution, pour le mouvement elle était déjà en cours. On se préparait seulement à assurer sa continuité.