S’il est évident que le développement d’une nation ne se fera pas en quelques mois, et important de noter que la situation de guerre civile impose de nombreuses contraintes à toute démarche allant dans ce sens, l’Armée Démocratique, malgré son nom, est désormais avant tout un mouvement de gouvernement. Si son nom et sa méthode sont rapportent évidemment à son statut de groupe insurgé de guérilla, son idéologie est moins centrée sur le fait de prendre le pouvoir que de le partager aux citoyens des territoires qu’il occupe. Il était donc inévitable qu’au commandement militaire, que nous pourrions comparer à une avant-garde révolutionnaire (bien qu’elle soit moins idéologique que méthodologique) s’ajoute rapidement un commandement civil. Ce dernier s’est composé de manière organique, à mesure que les programmes visant à remplacer les déficiences de l’état par des alternatives populaires s’improvisaient et de construisaient. La formation d’une base de cadres civils puis d’un certain nombre de comité locaux, dont l’implantation dans les villages puis les villes a été un succès d’autant plus important qu’une portion suffisante de la population s’est approprié l’idéologie Kah pour assurer son fonctionnement, a naturellement fait apparaître des structures de pouvoir parallèle, au fonctionnement auto-gestionnaire. Ces structures, composées de comité ad hoc prenant pour la plupart la forme des agoras traditionnelles tenues par les communautés tribales, ont certes pour ambition de soutenir la conquête (le terme employé tend plutôt à emprunter le vocabulaire de la libération) du pays, ce qui signifie trouver des solutions aux questions logistiques, notamment, pouvant se poser à la branche armée du mouvement, mais aussi à des questions de vie quotidienne impactant directement les membres de ces conseils. Si l’impératif militaire et une conscience certaine des difficultés au front empêche de sérieusement implanter les slogans exigeant « Tout le pouvoir aux commités ! », ceux-là jouissent tout de même de l’autorité nécessaire pour solutionner les problématiques sur lesquelles ils désirent se pencher.
Cela est d’autant plus vital que la première vocation de ces nouvelles structures est de démonter leur efficacité : pour une majorité de la population, le terme communalisme représente encore une donnée assez floue. Si l’établissement de nombreux médias libres et la construction de cités modèles dans le nord-ouest montagneux représente une bonne première étable d’établissement de société post-révolutionnaire, ces exemples rutilant ont surtout aidés à renforcer les convictions d’une base déjà membre de l’armée démocratique. Pour les communalistes plus récents, ceux ayant manifesté dans les rues des grandes villes du pays ou s’étant rassemblés en commités agraires de façon spontanée après le passage des forces armées rouges, tout est encore à construire. La guerre civile seule ne représente par une justification suffisante pour l’immobilisme : si on veut mettre un terme au néocolonialisme, c’est-à-dire restaurer le pouvoir du peuple gondolais et faire de ses membres autant de citoyens, soit d’habitants conscients et volontaires dans leur propre destin, il faut dès maintenant leur donner les raisons de partager l’enthousiasme de ceux croyant déjà à la possibilité d’une émancipation citoyenne sans pour autant l’avoir encore vue de leurs yeux.
Ou, en d’autres termes et pour faire simple : il faut que le gondolais moyen puisse regarder son quotidien et constater une amélioration nette sur l’avant. La conquête du territoire par l’Armée Démocratique ne peut – ne doit – laisser cette majorité silencieuse indifférente.
Fort heureusement, l’état de dévastation post-capitaliste dans lequel était laissé la région avant l’arrivée des communalistes offre de nombreux problèmes à traiter qui sont en fait autant d’opportunités utiles pour les comités de démontrer leur importance. Du reste, si on peut considérer que le Gondo n’est pas encore près pour une transition vers la planification démocratique de son économie, une coopératisation même partielle de son économie selon un système mixte pourrait amener à une forme de démocratisation par le fait, utilisant les mécaniques de marché de façon plus rationnelle que l’économie libérale égoïste et permettant malgré tout le développement régional. La grande chance du mouvement citoyen international est que lorsqu’un peuple a le désir de se libérer, il s’en trouvera un autre pour lui en donner les moyens. Ainsi, toutes les questions complexes concernant le fonctionnement de ce nouveau système, son implantation, si elles doivent être posées et répondues par les citoyens autochtones rassemblés en comité, peuvent voir cette réponse facilitée par la présence d’un certain nombre d’experts internationaux issus de l’internationale. Cette solidarité signifie en terme concret que le développement d’une branche civile appelle à la réinstallation d’ONG libertaires, à l’arrivée de volontaires non-plus militaires mais compétents dans des domaines aussi variés que l’ingénierie, la médecine, l’administration. De reste, les fonds internationaux et kah-tanais alimentant l’Armée Démocratique peuvent se réorganiser pour renforcer non-seulement sa base arrière mais aussi l’ensemble du territoire qu’elle occupe.
Concrètement, le communalisme est une idéologie aux tendances assez matérialistes. Là ou un certain nombre de pensées comptent une part importante de pensée magique, mystique, le communalisme ne considère pas que l’amélioration fondamentale des conditions humaines se fera via des méthodes abstraites telle que la construction d’une Nation au sens quasi mythologique employé par les idéologies de droites, ou l’édification d’une pure homogénéité idéologique, ou d’un zeitgeist plus « heureux ». C’est une idéologique presque scientifique dans sa façon d’interroger avec prévisions l’origine profonde des problèmes et de leur chercher des solutions adaptées permettant l’implantation optimale des conditions de démocratie direct à un territoire donné. Ainsi, tout ici risque de passer par l’économie et son fonctionnement. Le Gondo du nord, à ce stade, fait en effet face à de très nombreux défis :
- Le gros de son économie est encore tourné autour d’une forme traditionnelle de pastoralisme et de paysannerie, inefficace et mélangeant propriété commune (généralement tribale) des terres et petites exploitations privées.
- Les (le, en fait) centre urbain principal de la ville manque des investissements nécessaires pour offrir un confort de vie conséquent à ses habitants et sert avant tout de cité-dortoir où des moyennes et grandes entreprises du sud peuvent piocher des travailleurs irréguliers pour travailler dans des sites de production divers.
- Le reste de l’économie urbaine est aux mains d’un certain nombre de petites structures précaires, incapables de se développer ou d’organiser des bons systèmes logistiques de vente et d’achat. Le chaos urbain signifie aussi que ces petites structures ne peuvent pas analyser réellement les besoins et demande des citoyens et, par conséquent, utilisent le marché de façon inoptimale.
- Enfin, une part très importante de la population est purement et simplement au chômage.
Si à terme il sera important de mettre à jour de potentielles richesses dans le sol du territoire, ou toute autre manne permettant l’entrée massive de fonds pouvant être réinvesties dans une industrie de biens manufacturés complexe, des pistes importantes de développement existent déjà concernant la simple question de l’économie que l’on pourrait qualifier d’alimentaire. Si l’on ne cherche pas l’obtention d’une prospérité (généralement limitée aux mains de ce que les penseurs socialistes qualifient de bourgeoisie), mais bien une forme de « bien vivre », lui partagé au sein de l’ensemble de la population, on peut se baser sur l’économie locale et artisanale. Sans abolir spécifiquement la propriété d’usage – le communalisme n’a jamais été une opposition de collectivisation totale de l’ensemble des biens économiques, ceux-là restant en fait entre les mains de citoyens locaux de telle façon que la différence réelle se fait plutôt sentir lorsque l’on s’intéresse aux grandes coopératives (moyennes et grandes entreprises dirigées non-pas par un board d’investisseurs mais par des comités issus des communes), — il est donc possible de commencer à enfin penser l’économie du Nord Gondo. Fort heureusement l’extrême difficulté économique de la région signifie aussi que jusqu’à un certain stade les artisans, les petits propriétaires et une part importante de ce que l’on pourrait qualifier de petite bourgeoisie nordique pourra s’intéresser au projet plutôt que de se sentir menacé par ce dernier.
S’il ne faut pas ségréguer la question des centres urbains et des campagnes, la sociologie différente de ces milieux créera des comités aux priorités différentes, et les conditions matérielles d’existence au sein de ces deux milieux imposeront de toute façon de trouver des solutions différentes pour permettre l’amélioration de celles-là. Les deux milieux doivent à terme fonctionne en symbiose mais ne peuvent donc pas être considéré comme similaires. Le fonctionnement en communes assure de toute façon qu’une vision trop zénithale de la situation n’efface les différences fondamentales à prendre en compte pour améliorer les choses par trop-plein de hauteur.
Le Gondo, donc, manque de corps intermédiaires. C’est peut-être l’aspect le plus frappant de sa société : s’il existe des groupes traditionnels pouvant servir d’intermédiaire entre l’administration du gouvernement de la république et le terrain, il n’existe pas réellement de structure que l’on pourrait qualifier de syndicales, de corporation, de chambres de commerce ou d’entreprises, de commissions citoyennes, etc. S’il existe de nombreuses associations tant étrangères que locales défendant telle ou telle revendication ou essayant d’améliorer les choses à un milieu très local, la corruption importante de l’administration et l’absence de vision planificatrice claire de la part du gouvernement impose souvent à celles-là une forme d’autarcie. Le premier changement permis par l’Armée Démocratique dans sa lutte pour le bien-vivre à été de donner une voix à ces groupes ainsi qu’aux structures tribales traditionnelles. Déjà par les communes, celles-là permettant littéralement à chacun de s’exprimer, mais aussi en commençant à organiser des chambres de travail concernant l’ensemble des domaines devant à terme passer sous le contrôle des comités, permettant donc aux structures locales préexistantes de communiquer entrent-elles et avec l’ensemble du territoire démocratique, mais surtout et plus simplement, d’apparaître dans les nombreux cas où elles faisaient défauts. Des syndicats et groupes représentants les différents corps sociaux se sont ainsi organisés pour peupler des comités sur les questions agraires, éducatives, administrative, sur la sécurité civile, la répartition des richesses, la logistique et le transport des biens et personnes, les difficultés de la vie quotidienne au sein des villages, au sein des quartiers, etc. Ces structures ont permis la cartographie des besoins mais aussi des forces de chaque commune, et de créer un ordre de priorité cohérent permettant de régler les problèmes les plus urgents qui devraient à terme permettre de régler les problèmes les moins importants.
Plutôt que d’opter pour une approche coercitive, les communes espèrent passer par un fonctionnement solidariste, où les bénéfices seraient partagés aux seins des citoyens prenant part au travail commun. C’est à dire, par exemple, que si une commune organise avec ses voisines la création de sentiers et l’achat de camions pour créer ensemble un service de livraison et de transport de la production agricole, permettant de rationaliser cette question, il faudra avoir participé à son établissement et à son entretien pour en profiter. De même, la mise en commun des productions agraires serait la condition nécessaire à l’obtention d’aide sur l’entretien des tracteurs, l’obtention de ressources redistribuées, l’accès « gratuit » à l’économie de service communaliste devant à terme être mise en place. Dans ce système, l’isolement imposé aux petites structures ne désirant pas participer à ce système devrait à terme les pousser à le rejoindre sans passer par des privations. De même, l’obsession des communalistes étant la qualité de vie des citoyens, il n’est ici pas question de retirer à un paysan sa production sans compensation, mais bien de l’inclure dans un système complexe de service rendu ne l’empêchant d’une part pas de disposer plus librement de son surplus, mais améliorant de l’autre sa qualité concrète de vie en l’intégrant dans un mécanisme de mise en commun de la richesse extrêmement concret.
Ainsi, et concernant les campagnes, les grandes exploitations ont été nationalisées par l’achat. Les rares grandes exploitations appartenaient soit à des entreprises du sud soit à des propriétaires qui, pour la plupart, ont fui le risque représenté par l’armée démocratique. Il a été décidé de ne pas simplement spolier ces propriétaires terriens mais de les compenser selon les prix du marché dans une pure logique de conciliation qui, si elle ne devrait pas nécessairement plaire à ceux qui envisageaient de récupérer leurs terres à la fin du conflit, permet au moins de faire terre les accusations les plus grotesques de violence. Ces grandes structures ont ensuite été redécoupées en parcelles données aux clans ou villages alentours. Une réforme agraire très simple qui s’est accompagnée par la création de plusieurs coopératives regroupant les petites exploitations préexistantes pour en faire autant de centrales d’achat et de vente, et cherchant dur este à mettre en valeur des terres non-exploitées à ce jour ou jugées difficile à exploiter. Outre l’acquisition d’outils agricoles modernes, déjà bien entamée. La création de ces coopératives et la mise en commun de leur production a aussi permis l’organisation de travaux communs. Au-delà de la mise en valeur des terres déjà évoquée, des routes goudronnées doivent être construites, accompagnant des démarches d’électrification de la campagne et d’acheminement de l’eau potable aux populations isolées. Ces campagnes sont rendues compliquées par la répartition de population, peu urbanisée, signifiant qu’il y a donc plus de territoires à couvrir. Cependant ils représentent aussi une donnée symbolique : la preuve concrète que la situation est appelée à s’améliorer, notamment pour les très nombreux chômeurs recrutés et formés par des volontaires internationaux pour travailler sur ces chantiers. Si l’on ne devient pas électricien en quelques mois, le système de formation interne de ces coopératives publiques d’aménagement territoriale et le recrutement massif de travailleurs non-qualifiés devrait permettre l’enrichissement relatif de ces populations, avec tous les effets bénéfiques sur la consommation et la valorisation de l’économie régionale que l’on peut attendre.
Dans l’ensemble les réformes économiques concernant les villes suivent un fonctionnement assez similaire : nationalisation douce des grandes structures, rassemblement non-coercitif des petites et moyennes structures au sein de confédérations coopératives permettant une rationalisation de l’économie. Beaucoup de petites entreprises artisanales sont appelées à être progressivement rassemblées au sein de chambres communes permettant aux travailleurs de continuer leur métier dans un contexte évitant les redondances économiques et mettant moins l’accent sur la compétition que sur la coopération. Les difficultés accompagnant traditionnellement ces transitions – jours de paie manqué lors des déménagements ou de la transition concrète de l’économie vers un modèle coopératif ou de démocratie en entreprise – sont amoindrie par la présence de fonds étrangers accompagnant la construction de genres d’assurances populaires, financées aussi par les jeunes chambres de commerces, permettant un remboursement des pertes liées à la transition pour les structures et les citoyens vulnérables. De même, la mise en commun de la production agricole et artisanale permet aux craintes vitales essentielles de la population de se dissiper : la nourriture, les médicaments, les objets de consommation courant sont accessibles selon une base de besoin. Si la production régionale est encore insuffisante pour permettre une autonomie totale sur tous les points, son autonomie alimentaire est déjà permise dans un modèle rationalisé, et la légère plus-valu de son économique, accompagne des fonds étrangers, permet à ce stade d’importer les biens manquants par les ports saisis au nord ou fortunéens. L’ouverture tacite des frontières fortunéennes à l’Armée Démocratique ouvre aussi un nouveau marché sur lequel la production des coopératives pourra s’exporter de façon importante.
Concernant l’économie de service, les systèmes traditionnels d’entre-aide paysanne et ouvrière devraient permettre l’apparition, plutôt que d’une véritable économie, de genre de services sociaux citoyens, selon le modèle kah-tanais. L’existence d’une économie dite de « consommation », signifiant que chaque citoyen a droit en plus de sa part dans le partage des richesses, de s’enrichir par son travail et sa plus-valu, permettra l’accès à la consommation et donc à un modèle vaguement libéral permettant aussi l’apparition de secteurs économiques n’étant pas considérés comme fondamentalement vitaux par les communes. Restaurants, lieux de loisir, etc.
Les services publics, enfin, représentent peut-être le secteur le plus simple à réorganiser, ou plutôt à construire. Les villes modèles du nord-ouest montagneux offrent un excellent exemple du modèle devant à terme être généralisé au territoire. Chaque commune étant rassemblée au sein d’une commune générale, disposant des moyens partagés des communes en faisant partie, et en charge de la bonne organisation des moyens hospitaliers, scolaires, etc du territoire qu’elle couvre. L’intégration des cliniques, dispensaires, écoles – fussent-elles gouvernementales ou organisées par des associations étrangères – aux comités dédiés dans ces communes devrait permettre une bonne analyse de leurs besoins et, surtout, une bonne compréhension des territoires devant encore obtenir l’accès à ces services. La principale difficulté est surtout l’implantation de ces structures dans les territoires traditionnellement dirigés par des chefs tribaux ou des ethnies non-majoritaires, lesquelles peuvent faire preuve d’une certaine méfiance pour tout ce qui pourrait passer pour une tentative de mise sous tutelle. L’intérêt d’en faire systématiquement appel à des communes d’élus et que ces systèmes traditionnels peuvent s’intégrer en leur sein et recevoir une certaine forme de respect en tant que notables locaux, donnant à minima les gages symboliques du respect de leur autorité. La question des ethnies, elle, tend à s’efface – si lentement – face aux problèmes très concrets auxquelles les communes espèrent répondre. L’obtention d’eau potable, de tracteurs ou de routes goudronnées, la répartition des richesses produite ou l’obtention de parts dans une grande coopérative implantée dans la région et nationalisée par les comités tendent à apaiser les esprits. Du reste les gages anti-racistes que peut présenter l’Armée Démocratique, laquelle ayant produit l’exploit d’être peut-être la seule faction insurgée ne s’organisant pas en faveur ou défaveur d’une ethnie particulière, sont assez nombreux pour permettre aux populations d’ethnies minoritaires d’accepter le consensus confédéral, revenant de fait à reconnaître leur autonomie dans les territoires où elles sont majoritaires, ou à respecter leur voix dans les régions où elles sont minoritaires, cette minorité ne les empêchant pas de prendre part aux communes et d’intégrer les structures coopératives divers.
Le succès du communalisme dans le nord Gondo reposera sur sa capacité à démontrer son efficacité dans l'amélioration des conditions de vie des citoyens. Les défis économiques et sociaux sont nombreux, mais la volonté de changement, la solidarité internationale et l'approche pragmatique du mouvement offrent des perspectives prometteuses pour l'avènement d'une société démocratique et émancipée. Sur le court terme, la simple réorganisation coopérative de l’économie devrait, à minima, offrir un changement de paradigme suffisant à la population pour servir de gage des engagements de l’Armée Démocratique.