Posté le : 29 jui. 2024 à 19:43:24
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Seule
Il est intéressant de visiter un pays ayant connu un effondrement économique et sociétal. C’était là un bon terrain d’étude, en plus d’être un bon endroit où ne se faire déranger par qui que ce soit. Cet endroit était autrefois vendu par des utopistes comme étant destiné à devenir l’un des pôles du socialisme : loin de la Loduarie, loin du Grand Kah, loin du Negara Strana… Le résultat fut brutal pour ses habitants, et sans appel. La Communaterra devint davantage tyrannie qu’utopie. A l’époque, les velsniens n’y avaient pas fait attention. On dit à juste titre qu’il est fort difficile de convaincre un velsnien de s’intéresser à ce qui se trouve à plus de 1 000 kilomètres des frontières de la République. Et c’est peut-être là l’un des problèmes de ce pays : l’incapacité à tirer des bilans des expériences politiques qui se font au travers du monde, cela accompagné d’un sentiment de supériorité. Ce que les kah-tanais, qui gouvernent désormais de facto ce pays sont également dotés, mais ils font de cette attitude autre chose que les velsniens : ils s’en servent. Dans les rues de la capitale des « Communes-unies », Gina errait comme un fantôme : elle furetait parmi les occupants d’un petit marché couvert, elle se glissait dans les foules, réduisait ses interactions au strict minimum. Le syncrétique kah-tanais était la seule langue de la région qu’elle connaissait, avec peine certes, et que les locaux parlaient avec autant de difficulté qu’elle. Encore heureux que le ex-communaterros ne croisaient pas souvent de velsniens au risque que l’un d’entre eux reconnu l’accent. C’était le dernier désir de Gina que celui d’être retrouvée. Elle n’avait pas quitté Velsna pour qu’on la rappelle à ses origines.
Il y avait un charme à l’ancienne Communaterra, il fallait bien l’avouer. Le charme de ces pays qui n’ont pas connu l’avènement de la société de consommation : pas d’enseignes publicitaires polluant la vue, pas de néons nocturnes polluant la vue des étoiles la nuit. La jeune femme avait un rituel très bien huilé pour des raisons qui ne regardaient qu’elle : tous les jours elle prenait place au fond de ce qui se rapprochait le plus pour les paltoterrans, d’un bar. Les verres étaient sales, même lorsqu’ils avaient été nettoyés, la politesse des tenanciers était à désirer et les autres clients étaient…disons que pour la plupart d’entre eux, leurs histoires étaient aussi intéressantes que celle de Gina, ce qui n’était pas une bonne chose en théorie. Mais c’était l’endroit parfait. Ce rituel n’était pas là pour faire parler les étrangers, ou entraîner des questions désagréables. Quelqu’un devait venir. D’ici là, Gina avait tout le temps de réfléchir aux évènements de ces derniers mois, à chaque fois qu’elle attendait cette visite inespérée qui ne venait jamais, et dont elle n’avait pas eu de nouvelles depuis des semaines.
Gina aurait très bien pu décider autre chose au moment fatidique. Une petite voix lui demandait souvent si elle avait pris la bonne décision. Elle se faisait de plus en plus faiblarde avec le temps, mais revenait parfois à la charge. Cette famille l’avait-elle méritée ? Après tout, ils n’étaient pas responsables des décisions de Dino Scaela…mais ce qui est fait est fait, et cela est bien inutile de vouloir revenir en arrière. Ce jour était le douzième de suite où elle prenait place au même « bar », le douzième où elle s’asseyait au même endroit, sur la même banquette. Mais ce jour-là fut différent : une femme qu’elle n’avait encore jamais vue fit irruption. Elle regarda autour d’elle, puis la fixa. Il y eu ce moment de flottement et de vide, elle détourna le regard en s’approchant de sa table, et prit sa place sans un mot. Et pour la première fois depuis des semaines, elle entendit des mots dans sa langue natale. « Madame G ? Puis-je prendre place ». Il y avait dans ce langage le retour aux sources de la douceur des exilés de Leucytalée. C’était un velsnien châtié, mâtiné d’expression fortunéennes désuètes qu’elle s’apprêtait à entendre. Très certainement, cette femme n’était pas issue du petit peuple de la plaine velsnienne. « Je vous en prie. » répondit-elle, essayant de cacher son soulagement de voir le premier visage amical en ces lieux depuis son départ :
- Est-ce que mon paternel se porte bien ? – reprit -elle –
- Aussi bien que l’on peut aller lorsqu’on veut réformer tout un système.
- A-t-il parlé de moi ?
- Non – réplique la femme – Il y a des choses, vous le savez, qu’il aimerait passer sous silence. Nul doute qu’il vous a encore dans son estime, mais je pense qu’il estime cette République davantage que vous.
- Tant mieux. Qu’il reste dans l’ignorance de ma personne, je n’en ai plus que faire. Je n’en aurai pas besoin pour la suite quoi qu’il en soit. J’ose toutefois espérer, votre excellence sénatrice, qu’à défaut de punir Scaela, il compte bien punir ceux qui l’ont suivi.
- En quelque sorte. Il a bien l’intention de se saisir des biens de tous ses anciens partisans. Cela, vous êtes sans doute déjà au courant, mais peut-être serez vous rassurée de savoir qu’il n’a pas perdu du vue cet objectif…contrairement à la tête de Scaela.
- Oui…au moins, il lui reste ça…
Il y eu un silence, puis un décrochement du regard. Les deux femmes regardèrent leur verre. Elles savaient toutes deux pourquoi elles étaient là, dans ce café, mais un assassinat est une chose honteuse à se dire à sa conscience.
- Vous avez fait le nécessaire pour me ramener ce dont j’ai besoin ? Vous êtes capable de me faire passer en territoire fortunéen ? – lui demanda la jeune femme –
- Oui et non. – lui répondit la sénatrice- Je ne peux pas vous faire arriver à Fortuna comme une fleur, si c’est ce que vous me demandez. Pas plus que je ne sais où se cache Scaela en ce moment. Tout ce que je peux vous promettre, c’est un aller simple pour les îles septentrionales du Triangle d’or. De là, vous vous débrouillerez pour atteindre Fortuna par vos propres moyens.
- Et comment comptez-vous m’emmener jusque-là bas ? Par les pouvoirs magiques du socialisme communaterros ?
- Vous savez. Le commerce a quelque peu repris avec le reste du monde depuis que les kah tanais ont reprit les rênes de la boutique. C’est encore balbutiant, certes, mais les fortunéens sont nos dignes cousins : partout où il y a des ports, vous trouverez des navires fortunéens, comme on dit. Et si je n’ai pas soutenu Scaela, il ne faut pas oublier que j’y ai encore de la famille…et des capitaux…et l’héritage de notre entreprise familiale de fret maritime. Vous partirez demain matin à 5h. Tâchez d’être discrète.
La sénatrice lui tend une lettre, un contrat de travail.
- Félicitations, vous êtes désormais matelot de seconde classe pour notre compagnie. Rendez vous au Flora demain à 5h au chantier naval. Bienvenue dans la famille. J’espère que vous apprécierez votre séjour à bord, madame…Sylvia Forella. Sur ce, si vous me permettez, je vais disposer. N’hésitez pas à visiter et à traîner tant que vous le pouvez, la Communaterra des kah tanais est digne d’intérêt. Attention aux mines si vous vous éloignez des chemins cependant, la mangrove et la jungle en sont pleines depuis la guerre. Utopistes génocidaires oblige.
La sénatrice disparue après cette très brève présentation, et sans doute la dernière. C’était la première fois qu’elle la rencontrait, et elle devrait continuer son chemin sans connaître la moindre raison de ses motivations qui l’ont poussé à l’aider. Faire confiance à une inconnue ? Et puis elle pensa Vaut mieux une inconnue que mon paternel.