Posté le : 05 mars 2025 à 19:41:29
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Création du BCRA de Sainte-Loublance
C'est à l'hiver 2015 que Hugues Drovolski pénétra pour la première fois dans un vaste et poussiéreux bureau, juché dans un immeuble officiel de Sainte-Loublance à l'allure morne et abandonnée. Tout l'intérieur était à refaire, et chaque jugement qui fusait dans l'esprit du jeune homme à propos d'un meuble ou d'une décoration était immédiatement suivi d'une idée de nouvel objet pour le remplacer. Le mobilier comme les bibelots avaient leur place dans le panthéon du style gondolais, emphatique et outrancier, et auquel Drovolski avait bien assez goûté ces derniers mois. Maintenant qu'un espace était sous son entière responsabilité, il avait bien l'intention de remodeler le décor de ses jours à sa façon, c'est-à-dire selon le classicisme clovanien.
Hugues Drovolski, longtemps secrétaire supérieur au cabinet du "Gros Délégué", comme on aimait à surnommer en cachette Ives de Tholossé, avait débuté à Legkibourg une carrière de fonctionnaire dont il se satisfaisait peu. Sa fille aînée venait de naître quand on lui proposa d'ajouter un chiffre à son salaire pour aller servir l'Empereur sous le cagnard gondolais. Pesant avec son épouse le pour et le contre, considérant le logement et la voiture de fonction, les plages à l'eau turquoise promises et, bien entendu, la divine mission de la Clovanie en terre gondolaise, Hugues avait finalement bouclé sa valise et sauté dans l'inconnu.
Arrivé au cabinet de Tholossé juste après la défaite de Cap-Franc, Drovolski n'avait pas trouvé sur les placides figures de ses nouveaux collègues les sourires arborés par les publicités. Le Délégué Impérial aux Affaires Gondolaises (DIAG) n'avait prêté aucune attention au nouveau venu qui était pourtant destiné à le servir directement, si bien que Drovolski s'était, au fil des jours, installé dans une passivité déconcertante. Lui qui pensait qu'il serait accueilli par des couronnes de fleurs et du lait de coco, il était décontenancé du climat étouffant qui régnait dans ses nouveaux bureaux. Tous les fonctionnaires semblaient diablement occupés, et personne ne faisait attention à sa présence. Drovolski s'appliqua alors à rentrer chaque soir le plus tôt possible dans son logement de fonction, auprès de sa fille et de sa femme.
Mais brusquement, après quelques semaines, Hugues s'était mis à rentrer tard le soir, voire à passer la nuit au bureau. Son épouse Sophie était d'autant plus inquiète de la fidélité de son mari qu'elle ne parvenait à retirer la moindre explication de sa part. "Nous montons un grand dispositif pour l'Opération Chrysope" se contentait de divulguer Hugues à la chair de sa chair. Tout laissait à penser à une liaison. Sophie avait naguère vivement rejeté l'inquiétude que son époux ne s'abandonne dans les nombreux bordels locaux : son mari était un sentimental, un romantique. Non, il devait y avoir une femme là-dessous. Sûrement une collègue du bureau... Mais les récits de Hugues dépeignaient des associées austères et constamment affairées, parmi lesquelles personne ne pourrait perdre de temps à des coucheries dissimulées. Sophie avait beau tenter de dompter son anxiété, la curiosité lui brûlait chaque jour un peu plus le cœur. Un jour où elle ne pouvait plus sortir ses doutes de son esprit, elle profita du sommeil de son époux pour inspecter la liasse de papiers qui traînait dans sa mallette, et découvrit en lettres capitales le nom de sa rivale tant fantasmée :
B.C.R.A
Drovolski, au bout d'un mois à faire semblant de travailler, avait finalement été affecté à la création d'un réseau de renseignements en territoire ennemi, projet qu'on avait appelé Bureau Central de Renseignement et d'Action. Cette mission, il ne l'avait certainement pas vue venir, mais il mesurait à la difficulté de la tâche l'ampleur des lauriers qu'il pouvait en récolter. Une fois la guerre gagnée, pensait-il, il révèlerait tout à Sophie et gagnerait son admiration. Mais pour le moment, secret d'État. Aucune information ne devait fuiter en dehors du Bureau et chaque agent devait en savoir le strict minimum.
Pragmatique à ses débuts en territoire gondolais, Drovolski avait peu à peu été gagné par la conviction missionnaire qui le fascinait tant dans les discours des anciens. Son objectif était de tisser un réseau de renseignement secret sur l'ensemble du territoire clovanien, et particulièrement en zone ennemie. Les premiers essais avaient plutôt bien fonctionné concernant Cap Franc et le BCRA avait très tôt reçu des renseignements sur les repaires communistes de la ville perdue. À mesure que son réseau s'élargissait, Drovolski était emporté par le tourbillon des informations à recevoir et des ordres à donner. Il prenait enfin conscience du but auquel son existence avait été assignée, le monde allait bientôt découvrir les précieuses ressources qu'il camouflait jusqu'alors.
Rapidement, la logistique du BCRA avait dépassé les capacités du petit espace qui lui était assigné dans la Délégation Impériale aux Affaires Gondolaises (DIAG), et Hugues Drovolski avait sauté sur cette occasion de quitter la pénible atmosphère qui régnait autour d'Ives de Tholossé. Sa demande de nouveaux locaux avait été approuvée par ce dernier, et voici comment il s'était retrouvé dans l'immeuble dont nous parlions plus haut. Dans ce nouvel espace rien qu'à lui, chaque personne travaillait sous ses ordres, ce qui impliquait une droiture de tous les instants, une attention permanente au moindre incident, et une connaissance extrêmement précise du réseau. En effet, chaque agent du Bureau n'en savait qu'à propos de sa propre mission et, selon un système pyramidal, celui qui en savait le plus était Hugues Drovolski, à la tête de l'édifice.