
- Avec le Chaos de Carnavale et la monté en hégémonie de la famille Dalyoha, la Principauté a très tôt développé la conscience – et l’usage – de l’efficacité des maladies et pathogènes comme armes de guerre et outils de terreur contre ses ennemis. Dans le reste du monde, il aura fallu que des groupuscules terroristes tentent d’imiter les méthodes éprouvées depuis longtemps par les Carnavalais pour que le potentiel de destruction des armes biologiques soit reconnu tant par les responsables de la santé que par le grand public.
Depuis le temps que Grand Hôpital travaille sur le sujet, nous ne manquons pas d’études prouvant en effet que les agents de guerre biologique constituent une menace plus grave encore que les armes conventionnelles et chimiques. Les progrès réalisés depuis 80 ans par les Laboratoires Dalyoha dans les domaines de la biotechnologie, de la biochimie et du génie génétique ouvrent chaque jour de nouvelles perspectives quant à l’utilisation de ces armes. Désirez-vous éradiquer une population ? Remodeler en profondeur la structure des sols en influant sur son acidité et sa basicité ? Supprimer une espèce animale en particulier ? La faune et la flore toute entière d’une région ? Ne frapper que les plus âgés ? Que les enfants ? Que les hommes ou que les femmes ? Altérer irrémédiablement les futures grossesses d’une population ? Tout cela est rendu possible désormais, la technologie est à portée de main, faut-il seulement oser s’en servir.
On constate depuis l’utilisation de l’agent CRAMOISI dans la République du même nom, puis avec la destruction d’Estham par agents neurotoxiques, que l’intérêt pour les armes bactériochimiques augmente à travers le monde. Certains annoncent d’ailleurs se lancer dans la course à leur développement, faisant fi d’avoir cent ans de retard sur les Laboratoires Dalyoha. L’attrait des armes chimiques tient dans la facilité qu’il y a à les concevoir. Bien sûr n’importe qui ne peut pas développer un virus ou une bactérie OGM répondant précisément à ses besoins militaires, pour cela il faudra plusieurs décennies de travail, mais en ce qui concerne des souches, virus et bactéries déjà connus, les diffuser au sein d’une population ou d’une armée ne pose pas de problème technique majeur. Les seules réelles contraintes sont bien sûr de disposer d’un appareil productif suffisamment développé pour produire ces agents ou cultiver ces maladies en quantité suffisante, le reste est à la portée de n’importe qui qui y consacrera un minimum d’efforts. Par conséquent, l’utilisation des armes bactériochimiques et neurotoxiques a vocation à se démocratiser, y compris dans des sphères extérieures à la communauté scientifique. Carnavale en a conscience, nous avons ouvert une boîte de Pandore qu’il sera difficile de refermer à présent. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de travailler assez dur et de réfléchir assez fort pour rester les meilleurs dans ce domaine d’avenir. J’ai toute confiance en nous et en vous pour cela, vous êtes l’élite médicale de ce pays mais aussi sans aucun doute l’élite médicale du monde. Pas de fausse modestie, soyez en fiers car la tâche qui nous attend ne peut être confiée à des individus incertains.
Les Laboratoires Dalyoha doivent être envisagés comme l’épée à double tranchant de la Principauté dans le domaine des armes bactériologiques. Ils ont été, dans leur histoire et dans leur esprit – précédant la date de leur création – à la fois médecins, à la pointe des soins et de la prévention contre les menaces pour la population carnavalaise, mais aussi inventeurs, concepteurs et découvreurs des maladie. Nous protégeons d’une main, frappons de l’autre. Telle, par définition, notre ambiguïté. L’histoire des Laboratoires est profondément liée à celle de la Principauté. Il n’est pas déraisonnable d’imputer à notre action de l’ombre le caractère radical et avant-gardiste d’un hygiénisme social devenu phénomène culturel à Carnavale. Notre mission, chers internes, est de ne pas relâcher nos efforts pour précéder toujours le monde de trois pas en avant. Les menaces qui pèsent sur l’humanité sont nombreuses et les défis qui nous attendent corsés. La démocratisation de l’usage des armes Bactério-chimiques nous expose, à notre tour, à un usage militaire sur notre propre sol. Conscient qu’une situation qui était autrefois considéré comme improbable, voire impensable, représente désormais une menace très réelle. Grand Hôpital a dès les années 1950 mis en place plusieurs cellules de recherche dédiées à la prévention des risques et produit, à partir des années 60, une classification des divers agents pathogènes connus en fonction de leur utilisation potentielle dans un cadre militaire ou terroriste. Nous reprendrons cette classification aujourd’hui pour exposer, à partir d’un exemple très concret, les risques et opportunités que représente l’utilisation d’armes bactériologiques en contexte de guerre.
Parmi les maladies identifiées par Grand Hôpital comme étant causées par des organismes de catégorie A (A comme Antagoniste, celles qui représentent une menace particulière sur la base de plusieurs critères de transmission, de résistance aux médicaments et de taux de léthalité), le bacille de peste, aussi appelé peste bleue est sans doute la plus tristement célèbre. Les épidémies de peste ont rythmé l’histoire de la Principauté, au point que certains leur attribuent l’ancienne couleur nationale de Carnavale, le bleu royal. Maladie ancienne, la peste fait l'objet d'écrits depuis des siècles et a joué un rôle tant de catastrophe naturelle que d’arme bactériologique dans les guerres, son usage à cette fin étant attesté depuis au moins le Moyen Âge. Le rapport que je m’apprête à vous lire à présent est réservé à la diffusion interne aux Laboratoires Dalyoha. Sentez-vous honorés d’y avoir accès, il présente un bref aperçu historique des occurrences de l’apparition du bacille de la peste bleue, occurrences non seulement naturelles, mais aussi toutes celles où la maladie a pu être volontairement conservée et ou utilisée en tant qu’arme biologique. Nous prétendons par ailleurs illustrer par ces exemples le potentiel futur d'utilisation de la peste bleue et de ses dérivés développés depuis par les Laboratoires.
Les plus anciennes références à la peste bleue se retrouvent dans le Manuscrit de la mer Blême, ouvrage antique relatant les premières mésaventures des peuples de la steppe, et qui décrit de façon très démonstrative la dévastation causée entre 1320 et 1000 avant notre ère aux peuples nomades. Ce fléau, que quelques descriptions imagées permettent d’identifier comme étant une souche de la peste bleue, est alors présenté comme un jugement divin, une punition pour les manquements à la morale des peuples Blêmes après qu'ils eurent volé des statues du panthéon rhêmiens à des marchands traversant leurs terres. Selon les textes, suite à ce vol, les oiseaux auraient déserté la région, puis les rongeurs se seraient mis à proliférer dans la steppe et bientôt dans les campements Blêmes, suivant les nomades à la trace, comme attirés par leur présence. On suppose que le phénomène est probablement exagéré, les rats étant, on le sait, attirés par les restes de nourriture des campements humains et le monde de vie nomade tendait à abandonner les déchets sur place, ce qui a pu provoquer cette impression d’être « suivi à la trace ». Pour peu que l’apparition des rats soit corrélée dans le temps avec le vol des statues, les Blêmes y ont vu « l’ombre vengeresse des démons méridionaux ». Le manuscrit de la mer Blême décrit ainsi cette histoire : « ils écrasèrent les divinités faibles du peuple Blême et ravagèrent leurs terres, les rendant stériles ». Si la stérilisation des sols imputée à la peste bleue semble davantage tenir du récit mythologique fondateur que d’un fait avéré, les descriptions des symptômes de la maladies laissent quant à eux peu de place aux doutes que les Blêmes firent effectivement face à une variante régionale de la peste bleue. « La panique gagna les camps et leurs environs, semant la panique jusqu’au cœur des maisons. La malédiction des rhêmiens affligeait les habitants de la mer, jeunes et vieux, d'une épidémie d’essoufflements sanglante et de tumeurs à l'aine ». Selon les Archives de la mer Blême, les peuples de la mer Blême, accablés par la peste, furent obligés de rendre les statues païennes aux Rhêmiens, ils étaient « marqués par cinq pustules bleue nuit et poursuivis par une centaine de vermines ». Le mot pustule désigne ici probablement des bubons, et le mot vermine peut être traduit par rats, ce qui corrobore la théorie selon laquelle la maladie était la peste bleue.
Quelque 900 ans plus tard, la peste d’Antrania (430-426 avant J.-C.) est considérée comme ayant joué un rôle dans la victoire de Fortuna lors de la deuxième guerre du Lido. La seule source qui nous soit parvenue sur la peste antranienne, l'Histoire du Bal et masques de l’historien antique Fulgurus, est le seul récit apocryphe à fournir des détails sur les symptômes de la maladie et ses conséquences en temps de guerre . Fulgurus attribue en partie le succès des galères fortunéennes à la peste, expliquant que les Antérinien ratèrent la marée en raison de l’état fiévreux d’un grand nombre de leurs rameurs. Quelques mois plus tard, alors qu’ils assiégeaient l’actuelle ville de Rivoli, la rapide propagation de la maladie au sein des troupes assiégeantes fragilisa l’installation du camp et permis aux Fortunéens de réaliser plusieurs sorties de cavalerie qui brisèrent les rangs adverses et permirent le passage de chariots de provisions. Les conséquences ne furent toutefois pas néfastes que pour l’Antérinie puisque la peste d’Antrania pénétra à l’intérieur de Rivoli et ravagea les rangs des défenseurs aussi durement que ceux des assiégeants. Fulgurus relate l'arrivée, au début de l'été, des habitants des villes du nord du pays (actuellement nommée La Marche) et de leurs alliés, sous le commandement d’Archimundus fils du dux bellorus de La Marche, au cours de la deuxième année de la guerre. Selon les archives d’Antrania, Archimundus périt officiellement sur le champ d’honneur mais Fulgurus rapporte les témoignages de soldats expliquant que leur chef avait succombé à l’épidémie de peste. La maladie, qui sévissait alors dans toute la région, était d'une ampleur sans précédent.
Bien que la peste bleue se propageait alors principalement par la morsure des rongeurs, les puces infectées pouvaient également transmettre la maladie aux humains, qui contaminent ensuite très rapidement d'autres personnes. Fulgurus rapporte que la maladie a débuté dans certaines régions de l’Afarée, puis s'est propagée en Antérinie et en Fortuna probablement en raison des réseaux marchands internes à l’empire Rhêmien. Il décrit les effets de la maladie sur les individus, notamment les nombreuses tensions et la peur qui régnaient au sein des armées et la pression exercée sur le commandement militaire qui devait composer avec un ennemi de l’intérieur décimant leurs troupes. Fulgurus décrit également la dévastation dans les villes, où les corps des mourants s'entassaient les uns sur les autres : « des créatures à moitié mortes titubaient dans les rues et se rassemblaient autour des fontaines, assoiffées d'eau qui ne parvenait jamais à les désaltérer complètement et les lieux sacrés étaient remplis des cadavres des personnes qui y étaient mortes ». Les rites funéraires se sont transformés en « sépultures des plus honteuses », la masse des cadavres ne pouvait plus être efficacement gérée par les autorités et les pratiques funéraires traditionnelles n'étaient plus respectées, ce qui rajoutait, en plus de la peur que suscitait la maladie, celle d’être mal vu par les dieux et de ne pas avoir accès aux repos des guerriers. La peste a ainsi bouleversé les valeurs morales et éthiques des sociétés qu’elle frappe : les individus se mettaient à commettre ouvertement des crimes, résolus à profiter de la vie autant qu'ils le pouvaient et méprisant toute notion d'honneur. Les rangs des autorités locales décimées, l’ordre n’était plus assuré et beaucoup de citoyens en profitèrent pour régler leurs comptes, sûrs qu’aucune enquête ne serait faite contre eux faute d’effectifs suffisant. Après avoir décrit la situation dans la ville, Fulgurus raconte que les événements correspondaient à un oracle donné aux Fortunéens, dans lequel les dieux de la ville leur auraient dévoilé que s'ils offraient en sacrifice dix fils et filles de la cité, la victoire serait leur et les dieux eux-mêmes décimeraient leurs ennemis. On ne sait pas si les Fortunéens réalisèrent un tel sacrifice mais la peste éclata dès que les Antériniens envahirent leurs terres et ravagèrent leurs armées.
On sait que la peste bleue (ou l’une de ses variantes) a éclaté à nouveau sporadiquement au cours des siècles suivants en Eurysie, principalement dans le sud, sur les côtes des mers blême et leucytaléenne. Certaines analyses récentes nous font dire que cette proximité des lieux d’apparition de la maladie avec la mer pourrait être dû aux faits que l’Eurysie commerçait alors beaucoup avec le nord de l’Afarée. Je ne souscris toutefois pas à l’interprétation quelque peu irrationnelle de certains de mes collègues qui voient en l’Afarée un continent intrinsèquement pathogène et un nid à maladie, mais je vous informe malgré tout que l’hypothèse existe et est débattue au sein de la communauté scientifique. La première occurrence d’une épidémie sur le sol de la Principauté de Carnavale remonte au deuxième siècle après Jésus-Christ. Connue sous le nom de peste viemontaise, elle s'est déclarée alors que la péninsule achevait sa quatrième guerre de succession, sous le règne d’Huberdéric de Vale (161-180 après J.-C.).
Ramenée par des marchands de retour de la Leucytalée, elle trouve probablement son origine en Eurysie de l’est, sans qu’on y ait pourtant trouvé mention d’épidémie à cette époque. Cela peut toutefois être imputable à un trou dans les archives de ces territoires. La peste bleue se propage rapidement au sein de la Principauté, déjà prospère à l’époque, et va jusqu'à causer le décès d’un tiers de la population dans certaines régions de l’ouest. Elle décime notamment les armées valaises, alors en campagne, ce qui participe à mettre fin aux troubles que traverse la Principauté à l’époque en forçant la paix. L’épidémie finira par s'atténuer progressivement au bout de sept ans. Sous les règnes des princes de Vale Théodoron (249-251 après J.-C.) et de son héritier Jacquenfleur de Vale (251-253 après J.-C.), une seconde épidémie de peste bleue se déclare cette fois au cœur de la ville de Carnavale d’où elle se propage rapidement dans le reste de la Principauté. Elle est probablement emporté par ceux qui fuient la ville, devenue un cloaque. C’est de cette époque que nous parviennent les premières observations sur les mécanismes de diffusion de la maladie et l’étude du comportement des foules en cas d’épidémie, signe que le sujet intéressait déjà les savants de ces siècles. Les archives de la Principauté mentionnent « des rues pavées de cadavres, au point d’obliger les charrettes à rouler sur les corps ». La mortalité a eu à nouveau pour effet de réduire considérablement les effectifs de l'armée de Vale et provoqué une pénurie massive de main-d'œuvre, ce qui déstabilise les dynasties régnantes. Là encore, quelques textes, notamment ceux d’Enguérandré de Fort-Théen, réfléchissent sur l’impact que peut avoir une épidémie sur le pouvoir, à la fois d’un point de vue matériel (moins d’armée, moins de travailleurs, le déplacement massif de populations, etc.) mais aussi symbolique, la maladie étant perçu comme une défaillance politico-religieuse du Prince. L'épidémie, dont les premiers cas sont signalés dès 249, fait encore rage jusqu’en 270 après J.-C., n’épargnant ni les riches ni les puissants puisque le petit-fils de Jacquenfleur de Vale, Jeanbon de Vale, décède de la maladie à l’âge de 6 ans. C’est d’ailleurs cette mort qui contraint Mathildegarde de Vale, sa mère la reine régente, à désigner pour héritier présomptif son neveu Ulcère de Vale, et donc à consacrer pour la première fois une branche cadette des Vale.
Entre le IIIe et le VIe siècle, aucune épidémie de peste n'est mentionnée dans les archives de la Principauté. Il faut attendre le milieu du VIe siècle avec la peste mathéorenne (variante de la peste bleue) ou « grande peste de Mathéor » du nom du Prince Mathéor de Val, pour que la maladie frappe de nouveau Carnavale. Elle semble être réapparue entre 541 et 542 après J.-C. dans les villes côtières du nord du territoire, sans que l’on sache si sa résurgence est dû au commerce avec l’étranger ou si elle a pu incuber à Carnavale. Aucune autre occurrence de la souche mathéorenne n’est en tout cas relevée en dehors de la Principauté, ce qui fait penser qu’elle ne remonte pas le long des routes commerciales. C'est au philosophe naturel Saturnin Nulmangeoire que l'on attribue la première description « scientifique » des symptômes de la pandémie de peste bleue. Il est aussi le premier à se montrer critique et pointer les limites d’une lecture strictement religieuse et morale, jusqu’alors hégémonique.
Selon le récit de Nulmangeoire, la maladie s’est déclarée chez les populations de pêcheurs du village d’Ambrecarrée, sur la côte nord de Carnavale. Saturnin Nulmangeoire propose plusieurs hypothèses pour expliquer le résurgence de la peste chez les pêcheurs : soit leur contact privilégié avec les navires marchands étrangers de passage, venus se ravitailler sur les côtes de Carnavale sans nécessairement s’y arrêter plus de quelques jours ; soit une origine zoologique à la peste, peut être en raison de la consommation de la chair de poissons malades. Des expertises plus modernes pointent cependant la possibilité d’une erreur de corrélation : dans les communautés côtières, la mise en quarantaine des malades se faisait souvent en les plaçant au large, sur des embarcations, pour éviter toute possibilité de contact avec les populations saines. Il est possible que Saturnin Nulmangeoire ait attribué l’origine de la maladie aux pêcheurs après avoir observé ces barques de quarantaines qui n’étaient qu’une forme de réponse des habitants de la région à la pandémie.
La peste mathéorenne a été transmise à la fois par les serfs qui ont cherché à se réfugier derrière les murailles de la Cité noire et par les troupes envoyées par les princes de Vale pour venir en aide aux populations à la campagne et qui ont propagé la maladie lors de leurs missions. Il faut rappeler que les mécanismes de transmission sont alors mal connus, bien que l’intérêt que porte les Princes de Vale à la menace pandémique donne naissance aux bases des protocoles d’étude modernes en médecine. La Couronne met en effet en place des bourses princières, distribuées par la famille régnante pour financer la recherche à plein temps d’un remède.
Au printemps 542, la peste mathéorenne pénètre dans Carnavale, où Mathéor lui-même contracte la maladie (et y survit, ce qui assoit sa légitimité sur le trône). Au cours de cette épidémie, environ 40 % de la population de la ville de Carnavale est décédée, on estime que la maladie a causé environ un demi-million de morts sur le territoire de la Principauté, soit presqu’un quart de sa population carnavalaise totale de l’époque.
En 543, la peste mathéorenne avait atteint la Clovanie et Fortuna ; elle s'est ensuite propagée sur tous le sud du continent, jusqu’à ravager la Listonie. Elle s'est peut-être également propagée sur l’île celtique en 544, les communautés sur place font état d’une maladie dévastatrice, mais les descriptions des symptômes semblent entrer en contradiction avec ceux des variantes de la peste bleue. En 545, la pandémie s’affaiblit jusqu’à presque complètement disparaitre en Eurysie, bien qu’elle ait continué à apparaître périodiquement ici et là. La bactérie reste endémique dans la population carnavalaise pendant encore 250 à 300 ans. Selon Bohémonde Nulmangeoire (fille de Saturnin ; 558 après J.-C.), la peste ne s'est en réalité jamais complètement éteinte, mais s'est plutôt déplacée d'un endroit à l'autre, profitant de la petite taille de la Principauté et de son bon réseau de routes pour circuler à l’intérieur du territoire au gré des foires et des mouvements de troupes. Bohémonde Nulmangeoire rapporte ainsi plusieurs cas de récidive, dont la dévastation de nombreux villages sur la côte occidentale, devenus de véritables villes fantômes.
La peste mathéorenne a eu des conséquences désastreuses tant sur la vie urbaine, où les rues ont été rapidement désertées et les commerces abandonnés, que sur les zones rurales, où la fiscalité a paralysé l'économie. Deux autres groupes ont été fortement touchés : l'armée, qui n'avait pratiquement plus de réserves d'hommes au sein de la population pour se porter volontaires ou être enrôlés de force pendant les dernières années du règne de Mathéor, et les monastères, dont vingt-quatre existaient avant 542 mais semblaient avoir disparu après le passage de la peste bleue. Carnavale a également souffert sur les plans politique et économique, ostracisée par ses voisins clovaniens qui redoutaient que des marchands ou réfugiés carnavalais n’importent la peste sur leur sol, la Principauté développe à cette époque une farouche conscience de son isolement et rompt progressivement les derniers liens avec l’héritage diplomatique de l’Empire Rhêmien. A chaque occurrences de la peste bleue, celles-ci étaient considérées par les écrivains contemporains comme un jugement de Dieu en réponse aux péchés des hommes. Inspirés par la tradition littéraire classique catholane, en plein essor avec la disparition progressive des paganismes locaux, les épidémies de pestes furent également supposées être « un fléau envoyé par Satan, à qui Dieu aurait ordonné de détruire les hommes pour les punir de ne pas avoir abandonné leurs anciennes superstitions ». Cette lecture vengeresse et punitive affaiblit les Princes de Vale qui, pour se défendre, entamèrent, toujours à cette époque, les prémisses des schismes avec l’Église catholane et la complaisance vis-à-vis des hérésie, devenues par la suite monnaie courante à Carnavale.
Les symptômes de la peste mathéorenne sont décrits et corroborés dans plusieurs ouvrages datant de ces époques. Les travaux des Nulmangeoire, bien entendu, sont une source précieuse pour comprendre et retracer le développement de la maladie, mais d’autres médecins et philosophes naturels commentent ce qui est alors perçu comme « un mal du siècle ». L’archevêque de Brumebrise, rapporteur de l’Église pour le Pape à Carnavale, documente longuement les conséquences de la maladie sur les populations de la Principauté et l’adaptation des autorités à ce fléau. Selon ces récits, de nombreuses victimes ont souffert d'hallucinations suivies de fièvre et de fatigue. Peu après, des bubons apparaissaient dans la région de l'aine ou des aisselles, les victimes entraient dans un état semi-conscient ou léthargique, puis elles devenaient folles. Certains patients ont développé des cloques noires couvrant leur corps, et d'autres sont morts en vomissant du sang. La maladie progressait rapidement et les personnes infectées mouraient généralement en deux ou trois jours. Dans certains cas, les bubons atteignaient une taille importante, puis se rompaient et suppuraient, auquel cas les patients se rétablissaient généralement, mais souffraient souvent par la suite de tremblements musculaires. Les survivants se retrouvaient généralement avec les cuisses et la langue atrophiées et de nombreuses amputations devaient être réalisées pour éviter les infections ou la nécrose.
La deuxième pandémie de peste, et la plus célèbre, est connue sous le nom du Père la Peste (surnommée ainsi car on la soupçonnée d’être le patriarche de toutes les maladies étant donné son ampleur et sa mortalité). C’est le Père la Peste qui a ancré la peste dans la mémoire collective eurysienne et carnavalaise. Elle est à ce jour encore considérée comme l'un des plus grands fléaux épidémiques de l’humanité. Entre 1346 et 1352, elle a causé la mort d'environ 35 millions de personnes, soit un tiers de la population mondiale de l'époque. On estime que 25 millions de personnes supplémentaires sont mortes avant la fin du siècle et qu’autant ont souffert toutes leur vie d’avoir été infectées, soit en raison de symptômes chroniques, soit à cause des amputations médicales réalisées à l’époque pour empêcher la propagation de l’infection d’un membre au reste du corps. On sait aujourd’hui que ces pratiques étaient plus néfastes que bénéfiques, la maladie étant d’origine bactérienne, mais la médecine de l’époque demeurait balbutiante et tâtonnait pour essayer de comprendre à quelle menace elle avait à faire. Entre le XVe et le XVIIIe siècle, on estime que 30 à 60 % de la population des grandes villes, notamment Carnavale, Fortuna, Théodosine et Ligert, sont morts de cette maladie. Elle a continué à sévir jusqu'au XVIIIe siècle, lorsqu'une dernière occurrence s'est produite à Port-Lodin en 1720.
La peste bleue se développe à travers trois étapes différentes : elle peut être bubonique, pneumonique ou septicémique. Selon les variants régionaux, certains commencent directement au stade pneumonique, sans apparition de bubons, ce qui rend sa détection plus lente. La forme la plus courante à travers l’histoire a été la forme bubonique (peste bleue de la mer Blême, peste d’Antrania, peste mathéorenne) dont le taux de mortalité était compris entre 30 % et 75 %. Lorsqu’elle passe à la forme pneumonique ou à la forme septicémique, la peste bleue peut atteindre des taux de mortalité s’élevant respectivement jusqu’à 90 % ou 95 % voire de 100 % chez certaines populations (jeunes enfants, personnes âgées). Le Père la Peste doit sa léthalité à sa grande virulence en raison de son temps d’incubation. Elle a alors le temps d’atteindre le stade pneumonique avant l’apparition des premiers bubons ce qui fait que les soins arrivaient presque systématiquement trop tard pour sauver la personne atteinte.
Le Père la Peste a commencé au début des années 1360 en Carnavale, qui était alors l'une des nations commerciales les plus actives au monde, très certainement importée par bateaux depuis les confins de l’Eurysie de l’est. Elle se propage rapidement à l’ouest grâce aux navires et aux caravanes marchandes qui circulent à travers tout le continent en passant par l’Afarée et en suivant les routes commerciales qui circulent à travers le continent. Le commerce d’étoffes et de fourrures hébergeait des puces qui se déplaçaient dans les vêtements des gens ou les animaux suburbains (rongeurs, chats et chiens), rendant la propagation de l’épidémie impossible à contenir, sauf en fermant les ports à tous les navires étrangers. En moins de vingt ans, la Père la Peste s’est répandue dans toute l’Eurysie et a atteint le Nazum. Le nord de l’Afarée est également touché mais la peste peine à passer les grands surfaces désertiques du centre du continent.
Apparue en 1330 au cœur des quartiers commerçants de Carnavale, en quelques jours, la maladie s'était propagée dans toute la ville et dans la campagne environnante, où elle a gagné lentement les villages et ville les uns après les autres. L'une des descriptions les plus précises et les plus cliniquement exactes de la maladie a été écrite par Julembrun Météore dans son Décamarron, qui explique le développement de la maladie depuis le début de la propagation dans les poumons en passant par les bubons dans l'aine ou sous les aisselles et jusqu'à la mort du patient par hémorragies internes.