– Sale journée.
Le colonel Kasarov se parlait à lui-même. Depuis peu il évitait de le faire, se disant que ça nuisait à son image. On ne traite pas de la même manière avec des clients urbains qu’avec les brutes de la jungle afaréenne, qu’il était bien content d’avoir quitté. Mais voilà, il n’y pouvait rien. Les habitudes ont la vie dure. Parfois ça lui reprenait.
– Vraiment, sale journée.
Et un soupir agacé. Il s’alluma une cigarette tirée d’un étui métallique et se rendit jusqu’à la fenêtre du bureau, qu’il ouvrit. Un vent marin s’engouffra aussitôt dans la pièce, tourna à la volée les pages d’un carnet sur le bureau, fit claquer le drapeau épinglé au mur. Le mercenaire plissa les yeux et se pencha vers l’extérieur. Face à lui s’étendait la République d’Éon. Qui n’est ni une république, ni promise à une quelconque forme de pérennité géologique. Tout faux sur le nom, donc. Mais elle conservait quelque-chose d’impressionnant. Elle forçait le respect comme n’importe quelle concrétisation de projet un peu trop original. Et si ça foire, se disait le colonel, elle servira de petite anecdote historique, cette "république". Il en avait connu d'autre, des régimes éphémères.
L’ancienne plate-forme pétrolière avait largement été rénovée depuis le "coup" qui a vu l’arrivée de ses nouveaux propriétaires. On avait vraiment conservé que la structure de base ainsi qu’une partie des installations industrielles. Pas qu’on espérait vendre du pétrole, de toute façon les lieux avaient été abandonnés pour les raisons classiques – le coût d’exploitation dépassant la rentabilité de l’extraction après quelques décennies d’activité. Cependant il est toujours utile, dans une installation se voulant indépendante du continent, de posséder les moyens de produire sa propre électricité, ou des pièces plastiques, par exemple. Le reste avait été modifié, modernisé à grands frais. Les leaders de la République ont des réserves impressionnantes, pour des particuliers. Ce n’était plus un projet industriel et ils ne comptaient pas dormir dans les préfabriqués spartiates réservées aux ouvriers d’alors. Donc ils se sont improvisés grands bâtisseurs. On fait venir des ingénieurs pour avoir une idée de ce qui était faisable, puis on fait le maximum. Le gros cube tout en préfabriqué qui couronnait la plate-forme avait été remplacé par des installations plus élégantes. On aurait dit un siège social un peu chic, perdu à trente kilomètres des côtes.
Kasarov écrasa sa cigarette et résista à sa première impulsion – la jeter au vent – pour plutôt refermer la fenêtre se diriger pesamment vers son bureau où se trouvait un cendrier art-déco. L’objet en lui-même était bien pensé : on rentre les mégots par un tiroir qui, lorsqu’on le referme, se vide sur un compartiment à part. Ça fait un peu gadget, mais ça évite d’étaler des cendres sur les murs dès qu’on ouvre la fenêtre. On l’avait donné à Kasarov lors de son recrutement. Quand il avait finalement demandé pourquoi l’objet semblait, esthétiquement, vieux d'un demi-siècle, on lui avait expliqué que plusieurs designs avaient été testés. Et ça pour tout le mobilier, en fait. Le meilleur rapport satisfaction/poids/prix avait été remporté par les propositions plus modernes, et les tests art nouveau, art d'éco, art machin-chose, avaient été distribués au personnel s'installant à Éon durant les travaux, le temps que la production des modèles finaux soit terminée.
Techniquement, le colonel était éligible à l'obtention d'un magnifique cendrier de style moderne. Mais pour ce que ça pouvait bien lui faire, le modèle art déco faisait son office. A force de le fixer, il fut tenté d'allumer une seconde cigarette. Il n'en eut pas l'occasion, l'émetteur-récepteur accrochée à sa ceinture émis une sonnerie dont les tonalités correspondaient à un appel urgent. Kasarov décrocha.
– Ici Kasarov, j'écoute.
– On vous demande au centre de commandement, mon colonel.
Mon colonel ? Aucun de ses gars ne l'appelait comme ça. Ce devait être l'un des nouveaux recrutés par les patrons. Ils avaient pioché chez d'anciens soldats, qui n'avaient pas perdu leurs bonnes habitudes en bossant pour des criminels de guerre subéquatoriaux. Kasarov enfila son manteau d'uniforme, sa casquette et émergea du bureau dans un couloir dont les murs et le sol avaient été enduits d'un genre de plastique vert, stérile. Il se mit en route.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
– Les radars ont détecté deux appareils volant en approche rapide. Signature, hélicoptères, à priori GR AH Psyches.
GR AH. La mémoire du mercenaire s'activa. Fit un inventaire rapide de ses connaissances étendues en matière d'armement. GR pour Gunjikōkū rengō, le syndicat aéronautique militaire du Kah. AH pour Attack Helicopter. Psyches comme le serpent corail. Des appareils du Grand Kah. Il se concentra, se souvint de leurs caractéristiques. Armement moyen. Blindage moyen. Bonne capacité de transport de troupe. Des appareils qu'on pouvait produire massivement, principalement utilisés dans des situations d'intervention rapide. Contre-terrorisme, guerre asymétrique, opération de Protection civile. Kasarov s'immobilisa dans le couloir puis fit volte-face, pressant le pas. Il n'allait pas rejoindre le poste de commandement, il allait sur le pont. Sa main était crispée sur la radio.
– Sonnez l'alerte. Le personnel non-combattant rejoint les étages inférieurs, je veux tout le reste sur le pont, armé. Les servants d'armes à leurs canons, mais on ne les révèle pas tant que j'en donne pas l'ordre.
– Que faisons-nous s'ils établissent le contact ?
– Vous leur demandez poliment mais fermement de se casser. Ils n'ont rien à faire ici. Rien d'autre ?
– Non mon colonel.
– Kasarov, terminé.
– Reçu.
Il bifurqua à un embranchement du couloir, descendit plusieurs volées de marches. L'alarme de la plate-forme s'était activée, stridente, et des types émergeaient maintenant de leurs bureaux. Comptables, techniciens, le peu de personnel administratif que comptait l'aile militaire de la République. Ils se rassemblaient comme à l’entraînement et, curieusement disciplinés, se dirigèrent au petit trot jusqu'aux escaliers amenant aux étages inférieurs, là où ils étaient le moins susceptible de recevoir des balles perdues ou des éclats de missiles. Kasarov vérifia que sa casquette était bien en place sur son crâne et sortit. Lui se rendait là où il était le plus susceptible de se faire trouer le ventre.
Dehors le vent s'était un peu calmé, même si – la hauteur aidait – il ne s'arrêtait jamais vraiment de souffler. Des soldats émergeaient en courant des préfabriqués et structures de la plate-forme, se rassemblant en groupes, s'installant sur les toits, les passerelles, les héliports, proches du bastingage ou à couvert. Plusieurs dizaines de mercenaires, dans des treillis acier et mer, munis d'armes modernes. On aurait pu les confondre avec les commandos d'un petit État. C'est sûr, ça avait plus de gueule que les tarés en vert délavé, armés de machettes et de fusils quasi artisanaux, qui rodaient dans les jungles du sud. Ceux-là étaient bien équipés. Bien payés, aussi. C'était exactement la seule différence, puisque quand on avait recruté Kasarov, on avait aussi recruté l'ensemble de ses hommes.
Il attrapa sa radio qu'il régla sur le canal dédié de la "Force d'auto-défense" de la République d’Éon. Les hélicoptères approchaient. Il commençait à entendre le battement de leurs pales, et leurs silhouettes apparaissaient, deux petites taches noirs se détachant de plus en plus nettement sur le bleu du ciel.
– Oh, ça devait arriver, mais plus tard ce n'aurait pas été de trop.
La remarque, prononcée d'un ton guindé, avait été précédée par l'approche rapide de talons claquant sur le sol métallique de la plate-forme. Une femme, très grande et fine, dans un ensemble veste – pantalon de tailleur, impeccable. Un petit pin "Éon" accroché à la poitrine. Elle avait la peau d'un noir très profond, les cheveux crépus, coiffés en frange devant, en chignon derrière. L'élégance même.
C'était Shezi. L'avocate, comme l'appelait Kasarov. Il avait du mal avec elle au même titre qu'il avait du mal avec les noirs en général. Il avait bossé pour certains d'entre eux, en avait tué considérablement plus, avait vu à quoi ressemblait leurs pays. Globalement il continuait de considérer qu'il existait très manifestement des cultures inférieures. Cette femme, en particulier, tendait à l'irriter en ça qu'elle maîtrisait parfaitement – mieux que lui, en tout cas – les codes de sa propre culture, à lui. Si elle n'avait pas été aussi distinctement méprisante, elle aurait fait honneur à sa race. Il renifla bruyamment.
– Rentrer vous cacher avec les autres. Ou si vous tenez à rester, allez chercher un casque et un gilet. Il désigna d'un geste sa tenue, elle croisa les bras.
– De toute façon c'est hors de propos. Vous allez tirer des coups de semonce ?
Il acquiesça, ce qui sembla la satisfaire. Désormais elle regardait le ciel. Les hélicoptères étaient de plus en plus proches. On les distinguait clairement, maintenant. De gros engins à l'avant desquels se trouvait une batterie de canon. Ils ne faisaient pas un mystère de leur affiliation, une cocarde de la Protection civile de l'Union était bien visible sur les portes latérales. Kasarov se saisit de son émetteur récepteur. Il repéra un groupe de mercenaires installés sur l'héliport de la raffinerie de pétrole. Chaque lieu de la station avait son nom de code.
– Ici Kasarov. Groupe H2, préparez un tir de sommation. Terminé.
– H3, préparation tir de sommation, bien reçu colonel.
Il grogna.
– Ouais, terminé. Puis, à l'adresse de l'avocate. Vous êtes sûre que ça ira, Shezi ?
– Un coup de semonce est tout à fait légal.
– Vous êtes sûre qu'ils ne vont pas utiliser ça comme prétexte ?
C'était une discussion qu'il avait déjà eue avec elle, mais il avait besoin d'en être sûr. Elle lui lança un regard en coin, à ça de lever les yeux au ciel. Pour elle, ça tenait de l'évidence. Ce qu'elle l'emmerdait.
– Certaines communes du Kah emploient un système légal presque entièrement basé sur la règle du précédent. Les communes voisines ont des antécédents d'actions militaires ou policières sur des propriétés abandonnées par l'Union, ainsi que des Communes n'en faisant pas partie. C'est parfaitement illégal et tant que nous n'initions pas d'action violente nous sommes dans nos droits.
Et puis jugeant la précision nécessaire :
– Les tirs de sommation ne sont pas considérés comme des actions violentes.
– Vous êtes sûre ?
Les hélicoptères d'attaque continuaient d'approcher. L'avocate inspira longuement, pour bien marquer son agacement. Le vent agitait son épaisse frange.
– Oui. Et j'irai porter plainte dès qu'ils partiront.
Il fit claquer sa langue contre son palais. Parfois, elle lui donnait franchement envie de la frapper. Parfois étant "souvent". Mais puisqu'elle était sûre d'elle, c'était maintenant son problème. Il retourna à ses hommes, ceux sur l'héliport.
– Groupe H2, allez-y.
Puis des pétarades. Les six soldats s'étaient dressés pour tirer vers la zone où se dirigeaient les hélicoptères, tirant quelques coups précis sans vider leurs chargeurs. Il s'agissait de passer un message. Les appareils ralentirent un peu puis rompirent la formation. Chacun se dirigeait de part et d'autre de la station. Kasarov porta une main à sa casquette. Ils comptaient faire des cercles autour. Bon signe, ils n'envisageaient pas nécessairement d'ouvrir le feu. En fait, réalisa-t-il, ils ne pouvaient pas faire grand-chose à seulement deux appareils. Ils venaient se poser, pour une raison ou une autre, et à défaut de ça, estimer les forces en présence.
– H2, P2, réitérez les sommations. P6, préparez le sol-air. Terminé.
Des confirmations de la part des groupes désignés, de nouveaux tirs. Un soldat déboula d'un préfabriqué, jetant une longue mallette au sol, qu'il ouvrit pour en extirper un système de missile sol-air portatif. Kasarov acquiesça, satisfait. D'autant plus satisfait, en fait, qu'à côté de lui l'impassible avocate commençait à s'impatienter. Eh oui ma grande. La guerre c'est un peu moins mécanique que la loi. Parfois tout ne se passe pas comme prévu. Il reprit d'un ton plus enjoué, en criant presque, pour couvrir le bruit des tirs et des Psyches.
– PC, transmettez ça aux kah-tanais : ils ont soixante secondes pour rebrousser chemin avant qu'une salve de missile ne les foute en l'air !
Et il commença à compter. Cinq, dix... Les soldats ne tiraient plus, les appareils continuaient leurs rondes, comme de gros vautours. Les groupes d'artilleurs sol-air se mettaient en position. Vingt, trente... Dans le pire des cas, des canons anti-aériens modernes étaient aussi présents sur la Plate-forme, camouflés derrière des blindages et des pans de mur qui pouvaient se retirer en un instant si la situation l'exigeait. Quarante, cinquante…
Cinquante. Il leur fallut cinquante seconde puis prendre une décision. LA décision. Celle qui s'imposait : les deux appareils se rejoignirent à l'opposée de là où ils étaient arrivés par rapport à la station, la survolèrent une ultime fois et s'en allèrent à pleine vitesse dans la direction par laquelle ils étaient venus. Kasarov se passa une main sur le visage, soulagé. A côté de lui l'avocate s'était sensiblement décrispée. Il rangea sa radio à sa ceinture. Shezi repositionna sa frange d'un geste mécanique.
– Et maintenant, à moi de prendre contact avec la Magistrature kah-tanaise.
Elle fit claquer ses mains l'une contre l'autre et pivota sur ses talons, attendant d'être sûre que le colonel l'imite pour avancer. Kasarov lui emboîta effectivement le pas, après avoir félicité ses hommes.
– À votre avis, pourquoi ils s'intéressent à nous ?
Elle haussa les épaules, ce qui lui arracha un petit rire âcre. Il cracha au sol et la dépassa pour grimper les escaliers métalliques montant de la plate-forme jusqu'au centre de commandement de la République, où lui devait rédiger un rapport pour les patrons et elle une plainte destinée à la justice de l'Union. Le mercenaire repris.
– Vous avez raison. On s'en fout. Ils nous paieraient pas s'ils n'avaient pas besoin de nos services.
– C'est bien possible, oui.
Et elle lui fit un de ces sourires qui signifiait clairement qu'elle aurait préférée être payée par n'importe quel autre client et ne pas avoir à se taper la houle, les embruns et les mercenaires racistes. Kasarov en conclut qu'elle devait vraiment toucher une belle somme, et entra dans le poste de commandement.
Le colonel Kasarov se parlait à lui-même. Depuis peu il évitait de le faire, se disant que ça nuisait à son image. On ne traite pas de la même manière avec des clients urbains qu’avec les brutes de la jungle afaréenne, qu’il était bien content d’avoir quitté. Mais voilà, il n’y pouvait rien. Les habitudes ont la vie dure. Parfois ça lui reprenait.
– Vraiment, sale journée.
Et un soupir agacé. Il s’alluma une cigarette tirée d’un étui métallique et se rendit jusqu’à la fenêtre du bureau, qu’il ouvrit. Un vent marin s’engouffra aussitôt dans la pièce, tourna à la volée les pages d’un carnet sur le bureau, fit claquer le drapeau épinglé au mur. Le mercenaire plissa les yeux et se pencha vers l’extérieur. Face à lui s’étendait la République d’Éon. Qui n’est ni une république, ni promise à une quelconque forme de pérennité géologique. Tout faux sur le nom, donc. Mais elle conservait quelque-chose d’impressionnant. Elle forçait le respect comme n’importe quelle concrétisation de projet un peu trop original. Et si ça foire, se disait le colonel, elle servira de petite anecdote historique, cette "république". Il en avait connu d'autre, des régimes éphémères.
L’ancienne plate-forme pétrolière avait largement été rénovée depuis le "coup" qui a vu l’arrivée de ses nouveaux propriétaires. On avait vraiment conservé que la structure de base ainsi qu’une partie des installations industrielles. Pas qu’on espérait vendre du pétrole, de toute façon les lieux avaient été abandonnés pour les raisons classiques – le coût d’exploitation dépassant la rentabilité de l’extraction après quelques décennies d’activité. Cependant il est toujours utile, dans une installation se voulant indépendante du continent, de posséder les moyens de produire sa propre électricité, ou des pièces plastiques, par exemple. Le reste avait été modifié, modernisé à grands frais. Les leaders de la République ont des réserves impressionnantes, pour des particuliers. Ce n’était plus un projet industriel et ils ne comptaient pas dormir dans les préfabriqués spartiates réservées aux ouvriers d’alors. Donc ils se sont improvisés grands bâtisseurs. On fait venir des ingénieurs pour avoir une idée de ce qui était faisable, puis on fait le maximum. Le gros cube tout en préfabriqué qui couronnait la plate-forme avait été remplacé par des installations plus élégantes. On aurait dit un siège social un peu chic, perdu à trente kilomètres des côtes.
Kasarov écrasa sa cigarette et résista à sa première impulsion – la jeter au vent – pour plutôt refermer la fenêtre se diriger pesamment vers son bureau où se trouvait un cendrier art-déco. L’objet en lui-même était bien pensé : on rentre les mégots par un tiroir qui, lorsqu’on le referme, se vide sur un compartiment à part. Ça fait un peu gadget, mais ça évite d’étaler des cendres sur les murs dès qu’on ouvre la fenêtre. On l’avait donné à Kasarov lors de son recrutement. Quand il avait finalement demandé pourquoi l’objet semblait, esthétiquement, vieux d'un demi-siècle, on lui avait expliqué que plusieurs designs avaient été testés. Et ça pour tout le mobilier, en fait. Le meilleur rapport satisfaction/poids/prix avait été remporté par les propositions plus modernes, et les tests art nouveau, art d'éco, art machin-chose, avaient été distribués au personnel s'installant à Éon durant les travaux, le temps que la production des modèles finaux soit terminée.
Techniquement, le colonel était éligible à l'obtention d'un magnifique cendrier de style moderne. Mais pour ce que ça pouvait bien lui faire, le modèle art déco faisait son office. A force de le fixer, il fut tenté d'allumer une seconde cigarette. Il n'en eut pas l'occasion, l'émetteur-récepteur accrochée à sa ceinture émis une sonnerie dont les tonalités correspondaient à un appel urgent. Kasarov décrocha.
– Ici Kasarov, j'écoute.
– On vous demande au centre de commandement, mon colonel.
Mon colonel ? Aucun de ses gars ne l'appelait comme ça. Ce devait être l'un des nouveaux recrutés par les patrons. Ils avaient pioché chez d'anciens soldats, qui n'avaient pas perdu leurs bonnes habitudes en bossant pour des criminels de guerre subéquatoriaux. Kasarov enfila son manteau d'uniforme, sa casquette et émergea du bureau dans un couloir dont les murs et le sol avaient été enduits d'un genre de plastique vert, stérile. Il se mit en route.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
– Les radars ont détecté deux appareils volant en approche rapide. Signature, hélicoptères, à priori GR AH Psyches.
GR AH. La mémoire du mercenaire s'activa. Fit un inventaire rapide de ses connaissances étendues en matière d'armement. GR pour Gunjikōkū rengō, le syndicat aéronautique militaire du Kah. AH pour Attack Helicopter. Psyches comme le serpent corail. Des appareils du Grand Kah. Il se concentra, se souvint de leurs caractéristiques. Armement moyen. Blindage moyen. Bonne capacité de transport de troupe. Des appareils qu'on pouvait produire massivement, principalement utilisés dans des situations d'intervention rapide. Contre-terrorisme, guerre asymétrique, opération de Protection civile. Kasarov s'immobilisa dans le couloir puis fit volte-face, pressant le pas. Il n'allait pas rejoindre le poste de commandement, il allait sur le pont. Sa main était crispée sur la radio.
– Sonnez l'alerte. Le personnel non-combattant rejoint les étages inférieurs, je veux tout le reste sur le pont, armé. Les servants d'armes à leurs canons, mais on ne les révèle pas tant que j'en donne pas l'ordre.
– Que faisons-nous s'ils établissent le contact ?
– Vous leur demandez poliment mais fermement de se casser. Ils n'ont rien à faire ici. Rien d'autre ?
– Non mon colonel.
– Kasarov, terminé.
– Reçu.
Il bifurqua à un embranchement du couloir, descendit plusieurs volées de marches. L'alarme de la plate-forme s'était activée, stridente, et des types émergeaient maintenant de leurs bureaux. Comptables, techniciens, le peu de personnel administratif que comptait l'aile militaire de la République. Ils se rassemblaient comme à l’entraînement et, curieusement disciplinés, se dirigèrent au petit trot jusqu'aux escaliers amenant aux étages inférieurs, là où ils étaient le moins susceptible de recevoir des balles perdues ou des éclats de missiles. Kasarov vérifia que sa casquette était bien en place sur son crâne et sortit. Lui se rendait là où il était le plus susceptible de se faire trouer le ventre.
Dehors le vent s'était un peu calmé, même si – la hauteur aidait – il ne s'arrêtait jamais vraiment de souffler. Des soldats émergeaient en courant des préfabriqués et structures de la plate-forme, se rassemblant en groupes, s'installant sur les toits, les passerelles, les héliports, proches du bastingage ou à couvert. Plusieurs dizaines de mercenaires, dans des treillis acier et mer, munis d'armes modernes. On aurait pu les confondre avec les commandos d'un petit État. C'est sûr, ça avait plus de gueule que les tarés en vert délavé, armés de machettes et de fusils quasi artisanaux, qui rodaient dans les jungles du sud. Ceux-là étaient bien équipés. Bien payés, aussi. C'était exactement la seule différence, puisque quand on avait recruté Kasarov, on avait aussi recruté l'ensemble de ses hommes.
Il attrapa sa radio qu'il régla sur le canal dédié de la "Force d'auto-défense" de la République d’Éon. Les hélicoptères approchaient. Il commençait à entendre le battement de leurs pales, et leurs silhouettes apparaissaient, deux petites taches noirs se détachant de plus en plus nettement sur le bleu du ciel.
– Oh, ça devait arriver, mais plus tard ce n'aurait pas été de trop.
La remarque, prononcée d'un ton guindé, avait été précédée par l'approche rapide de talons claquant sur le sol métallique de la plate-forme. Une femme, très grande et fine, dans un ensemble veste – pantalon de tailleur, impeccable. Un petit pin "Éon" accroché à la poitrine. Elle avait la peau d'un noir très profond, les cheveux crépus, coiffés en frange devant, en chignon derrière. L'élégance même.
C'était Shezi. L'avocate, comme l'appelait Kasarov. Il avait du mal avec elle au même titre qu'il avait du mal avec les noirs en général. Il avait bossé pour certains d'entre eux, en avait tué considérablement plus, avait vu à quoi ressemblait leurs pays. Globalement il continuait de considérer qu'il existait très manifestement des cultures inférieures. Cette femme, en particulier, tendait à l'irriter en ça qu'elle maîtrisait parfaitement – mieux que lui, en tout cas – les codes de sa propre culture, à lui. Si elle n'avait pas été aussi distinctement méprisante, elle aurait fait honneur à sa race. Il renifla bruyamment.
– Rentrer vous cacher avec les autres. Ou si vous tenez à rester, allez chercher un casque et un gilet. Il désigna d'un geste sa tenue, elle croisa les bras.
– De toute façon c'est hors de propos. Vous allez tirer des coups de semonce ?
Il acquiesça, ce qui sembla la satisfaire. Désormais elle regardait le ciel. Les hélicoptères étaient de plus en plus proches. On les distinguait clairement, maintenant. De gros engins à l'avant desquels se trouvait une batterie de canon. Ils ne faisaient pas un mystère de leur affiliation, une cocarde de la Protection civile de l'Union était bien visible sur les portes latérales. Kasarov se saisit de son émetteur récepteur. Il repéra un groupe de mercenaires installés sur l'héliport de la raffinerie de pétrole. Chaque lieu de la station avait son nom de code.
– Ici Kasarov. Groupe H2, préparez un tir de sommation. Terminé.
– H3, préparation tir de sommation, bien reçu colonel.
Il grogna.
– Ouais, terminé. Puis, à l'adresse de l'avocate. Vous êtes sûre que ça ira, Shezi ?
– Un coup de semonce est tout à fait légal.
– Vous êtes sûre qu'ils ne vont pas utiliser ça comme prétexte ?
C'était une discussion qu'il avait déjà eue avec elle, mais il avait besoin d'en être sûr. Elle lui lança un regard en coin, à ça de lever les yeux au ciel. Pour elle, ça tenait de l'évidence. Ce qu'elle l'emmerdait.
– Certaines communes du Kah emploient un système légal presque entièrement basé sur la règle du précédent. Les communes voisines ont des antécédents d'actions militaires ou policières sur des propriétés abandonnées par l'Union, ainsi que des Communes n'en faisant pas partie. C'est parfaitement illégal et tant que nous n'initions pas d'action violente nous sommes dans nos droits.
Et puis jugeant la précision nécessaire :
– Les tirs de sommation ne sont pas considérés comme des actions violentes.
– Vous êtes sûre ?
Les hélicoptères d'attaque continuaient d'approcher. L'avocate inspira longuement, pour bien marquer son agacement. Le vent agitait son épaisse frange.
– Oui. Et j'irai porter plainte dès qu'ils partiront.
Il fit claquer sa langue contre son palais. Parfois, elle lui donnait franchement envie de la frapper. Parfois étant "souvent". Mais puisqu'elle était sûre d'elle, c'était maintenant son problème. Il retourna à ses hommes, ceux sur l'héliport.
– Groupe H2, allez-y.
Puis des pétarades. Les six soldats s'étaient dressés pour tirer vers la zone où se dirigeaient les hélicoptères, tirant quelques coups précis sans vider leurs chargeurs. Il s'agissait de passer un message. Les appareils ralentirent un peu puis rompirent la formation. Chacun se dirigeait de part et d'autre de la station. Kasarov porta une main à sa casquette. Ils comptaient faire des cercles autour. Bon signe, ils n'envisageaient pas nécessairement d'ouvrir le feu. En fait, réalisa-t-il, ils ne pouvaient pas faire grand-chose à seulement deux appareils. Ils venaient se poser, pour une raison ou une autre, et à défaut de ça, estimer les forces en présence.
– H2, P2, réitérez les sommations. P6, préparez le sol-air. Terminé.
Des confirmations de la part des groupes désignés, de nouveaux tirs. Un soldat déboula d'un préfabriqué, jetant une longue mallette au sol, qu'il ouvrit pour en extirper un système de missile sol-air portatif. Kasarov acquiesça, satisfait. D'autant plus satisfait, en fait, qu'à côté de lui l'impassible avocate commençait à s'impatienter. Eh oui ma grande. La guerre c'est un peu moins mécanique que la loi. Parfois tout ne se passe pas comme prévu. Il reprit d'un ton plus enjoué, en criant presque, pour couvrir le bruit des tirs et des Psyches.
– PC, transmettez ça aux kah-tanais : ils ont soixante secondes pour rebrousser chemin avant qu'une salve de missile ne les foute en l'air !
Et il commença à compter. Cinq, dix... Les soldats ne tiraient plus, les appareils continuaient leurs rondes, comme de gros vautours. Les groupes d'artilleurs sol-air se mettaient en position. Vingt, trente... Dans le pire des cas, des canons anti-aériens modernes étaient aussi présents sur la Plate-forme, camouflés derrière des blindages et des pans de mur qui pouvaient se retirer en un instant si la situation l'exigeait. Quarante, cinquante…
Cinquante. Il leur fallut cinquante seconde puis prendre une décision. LA décision. Celle qui s'imposait : les deux appareils se rejoignirent à l'opposée de là où ils étaient arrivés par rapport à la station, la survolèrent une ultime fois et s'en allèrent à pleine vitesse dans la direction par laquelle ils étaient venus. Kasarov se passa une main sur le visage, soulagé. A côté de lui l'avocate s'était sensiblement décrispée. Il rangea sa radio à sa ceinture. Shezi repositionna sa frange d'un geste mécanique.
– Et maintenant, à moi de prendre contact avec la Magistrature kah-tanaise.
Elle fit claquer ses mains l'une contre l'autre et pivota sur ses talons, attendant d'être sûre que le colonel l'imite pour avancer. Kasarov lui emboîta effectivement le pas, après avoir félicité ses hommes.
– À votre avis, pourquoi ils s'intéressent à nous ?
Elle haussa les épaules, ce qui lui arracha un petit rire âcre. Il cracha au sol et la dépassa pour grimper les escaliers métalliques montant de la plate-forme jusqu'au centre de commandement de la République, où lui devait rédiger un rapport pour les patrons et elle une plainte destinée à la justice de l'Union. Le mercenaire repris.
– Vous avez raison. On s'en fout. Ils nous paieraient pas s'ils n'avaient pas besoin de nos services.
– C'est bien possible, oui.
Et elle lui fit un de ces sourires qui signifiait clairement qu'elle aurait préférée être payée par n'importe quel autre client et ne pas avoir à se taper la houle, les embruns et les mercenaires racistes. Kasarov en conclut qu'elle devait vraiment toucher une belle somme, et entra dans le poste de commandement.