12/03/2013
23:53:30
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[Chronique] La République d'Éon

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La très glorieuse République d’Éon.

Sale journée.

Le colonel Kasarov se parlait à lui-même. Depuis peu il évitait de le faire, se disant que ça nuisait à son image. On ne traite pas de la même manière avec des clients urbains qu’avec les brutes de la jungle afaréenne, qu’il était bien content d’avoir quitté. Mais voilà, il n’y pouvait rien. Les habitudes ont la vie dure. Parfois ça lui reprenait.

Vraiment, sale journée.

Et un soupir agacé. Il s’alluma une cigarette tirée d’un étui métallique et se rendit jusqu’à la fenêtre du bureau, qu’il ouvrit. Un vent marin s’engouffra aussitôt dans la pièce, tourna à la volée les pages d’un carnet sur le bureau, fit claquer le drapeau épinglé au mur. Le mercenaire plissa les yeux et se pencha vers l’extérieur. Face à lui s’étendait la République d’Éon. Qui n’est ni une république, ni promise à une quelconque forme de pérennité géologique. Tout faux sur le nom, donc. Mais elle conservait quelque-chose d’impressionnant. Elle forçait le respect comme n’importe quelle concrétisation de projet un peu trop original. Et si ça foire, se disait le colonel, elle servira de petite anecdote historique, cette "république". Il en avait connu d'autre, des régimes éphémères.

L’ancienne plate-forme pétrolière avait largement été rénovée depuis le "coup" qui a vu l’arrivée de ses nouveaux propriétaires. On avait vraiment conservé que la structure de base ainsi qu’une partie des installations industrielles. Pas qu’on espérait vendre du pétrole, de toute façon les lieux avaient été abandonnés pour les raisons classiques – le coût d’exploitation dépassant la rentabilité de l’extraction après quelques décennies d’activité. Cependant il est toujours utile, dans une installation se voulant indépendante du continent, de posséder les moyens de produire sa propre électricité, ou des pièces plastiques, par exemple. Le reste avait été modifié, modernisé à grands frais. Les leaders de la République ont des réserves impressionnantes, pour des particuliers. Ce n’était plus un projet industriel et ils ne comptaient pas dormir dans les préfabriqués spartiates réservées aux ouvriers d’alors. Donc ils se sont improvisés grands bâtisseurs. On fait venir des ingénieurs pour avoir une idée de ce qui était faisable, puis on fait le maximum. Le gros cube tout en préfabriqué qui couronnait la plate-forme avait été remplacé par des installations plus élégantes. On aurait dit un siège social un peu chic, perdu à trente kilomètres des côtes.

Kasarov écrasa sa cigarette et résista à sa première impulsion – la jeter au vent – pour plutôt refermer la fenêtre se diriger pesamment vers son bureau où se trouvait un cendrier art-déco. L’objet en lui-même était bien pensé : on rentre les mégots par un tiroir qui, lorsqu’on le referme, se vide sur un compartiment à part. Ça fait un peu gadget, mais ça évite d’étaler des cendres sur les murs dès qu’on ouvre la fenêtre. On l’avait donné à Kasarov lors de son recrutement. Quand il avait finalement demandé pourquoi l’objet semblait, esthétiquement, vieux d'un demi-siècle, on lui avait expliqué que plusieurs designs avaient été testés. Et ça pour tout le mobilier, en fait. Le meilleur rapport satisfaction/poids/prix avait été remporté par les propositions plus modernes, et les tests art nouveau, art d'éco, art machin-chose, avaient été distribués au personnel s'installant à Éon durant les travaux, le temps que la production des modèles finaux soit terminée.

Techniquement, le colonel était éligible à l'obtention d'un magnifique cendrier de style moderne. Mais pour ce que ça pouvait bien lui faire, le modèle art déco faisait son office. A force de le fixer, il fut tenté d'allumer une seconde cigarette. Il n'en eut pas l'occasion, l'émetteur-récepteur accrochée à sa ceinture émis une sonnerie dont les tonalités correspondaient à un appel urgent. Kasarov décrocha.

Ici Kasarov, j'écoute.
On vous demande au centre de commandement, mon colonel.

Mon colonel ? Aucun de ses gars ne l'appelait comme ça. Ce devait être l'un des nouveaux recrutés par les patrons. Ils avaient pioché chez d'anciens soldats, qui n'avaient pas perdu leurs bonnes habitudes en bossant pour des criminels de guerre subéquatoriaux. Kasarov enfila son manteau d'uniforme, sa casquette et émergea du bureau dans un couloir dont les murs et le sol avaient été enduits d'un genre de plastique vert, stérile. Il se mit en route.

Qu'est-ce qu'il y a ?
Les radars ont détecté deux appareils volant en approche rapide. Signature, hélicoptères, à priori GR AH Psyches.

GR AH. La mémoire du mercenaire s'activa. Fit un inventaire rapide de ses connaissances étendues en matière d'armement. GR pour Gunjikōkū rengō, le syndicat aéronautique militaire du Kah. AH pour Attack Helicopter. Psyches comme le serpent corail. Des appareils du Grand Kah. Il se concentra, se souvint de leurs caractéristiques. Armement moyen. Blindage moyen. Bonne capacité de transport de troupe. Des appareils qu'on pouvait produire massivement, principalement utilisés dans des situations d'intervention rapide. Contre-terrorisme, guerre asymétrique, opération de Protection civile. Kasarov s'immobilisa dans le couloir puis fit volte-face, pressant le pas. Il n'allait pas rejoindre le poste de commandement, il allait sur le pont. Sa main était crispée sur la radio.

Sonnez l'alerte. Le personnel non-combattant rejoint les étages inférieurs, je veux tout le reste sur le pont, armé. Les servants d'armes à leurs canons, mais on ne les révèle pas tant que j'en donne pas l'ordre.
Que faisons-nous s'ils établissent le contact ?
Vous leur demandez poliment mais fermement de se casser. Ils n'ont rien à faire ici. Rien d'autre ?
Non mon colonel.
Kasarov, terminé.
Reçu.

Il bifurqua à un embranchement du couloir, descendit plusieurs volées de marches. L'alarme de la plate-forme s'était activée, stridente, et des types émergeaient maintenant de leurs bureaux. Comptables, techniciens, le peu de personnel administratif que comptait l'aile militaire de la République. Ils se rassemblaient comme à l’entraînement et, curieusement disciplinés, se dirigèrent au petit trot jusqu'aux escaliers amenant aux étages inférieurs, là où ils étaient le moins susceptible de recevoir des balles perdues ou des éclats de missiles. Kasarov vérifia que sa casquette était bien en place sur son crâne et sortit. Lui se rendait là où il était le plus susceptible de se faire trouer le ventre.

Dehors le vent s'était un peu calmé, même si – la hauteur aidait – il ne s'arrêtait jamais vraiment de souffler. Des soldats émergeaient en courant des préfabriqués et structures de la plate-forme, se rassemblant en groupes, s'installant sur les toits, les passerelles, les héliports, proches du bastingage ou à couvert. Plusieurs dizaines de mercenaires, dans des treillis acier et mer, munis d'armes modernes. On aurait pu les confondre avec les commandos d'un petit État. C'est sûr, ça avait plus de gueule que les tarés en vert délavé, armés de machettes et de fusils quasi artisanaux, qui rodaient dans les jungles du sud. Ceux-là étaient bien équipés. Bien payés, aussi. C'était exactement la seule différence, puisque quand on avait recruté Kasarov, on avait aussi recruté l'ensemble de ses hommes.

Il attrapa sa radio qu'il régla sur le canal dédié de la "Force d'auto-défense" de la République d’Éon. Les hélicoptères approchaient. Il commençait à entendre le battement de leurs pales, et leurs silhouettes apparaissaient, deux petites taches noirs se détachant de plus en plus nettement sur le bleu du ciel.

Oh, ça devait arriver, mais plus tard ce n'aurait pas été de trop.

La remarque, prononcée d'un ton guindé, avait été précédée par l'approche rapide de talons claquant sur le sol métallique de la plate-forme. Une femme, très grande et fine, dans un ensemble veste – pantalon de tailleur, impeccable. Un petit pin "Éon" accroché à la poitrine. Elle avait la peau d'un noir très profond, les cheveux crépus, coiffés en frange devant, en chignon derrière. L'élégance même.

C'était Shezi. L'avocate, comme l'appelait Kasarov. Il avait du mal avec elle au même titre qu'il avait du mal avec les noirs en général. Il avait bossé pour certains d'entre eux, en avait tué considérablement plus, avait vu à quoi ressemblait leurs pays. Globalement il continuait de considérer qu'il existait très manifestement des cultures inférieures. Cette femme, en particulier, tendait à l'irriter en ça qu'elle maîtrisait parfaitement – mieux que lui, en tout cas – les codes de sa propre culture, à lui. Si elle n'avait pas été aussi distinctement méprisante, elle aurait fait honneur à sa race. Il renifla bruyamment.

Rentrer vous cacher avec les autres. Ou si vous tenez à rester, allez chercher un casque et un gilet. Il désigna d'un geste sa tenue, elle croisa les bras.
De toute façon c'est hors de propos. Vous allez tirer des coups de semonce ?

Il acquiesça, ce qui sembla la satisfaire. Désormais elle regardait le ciel. Les hélicoptères étaient de plus en plus proches. On les distinguait clairement, maintenant. De gros engins à l'avant desquels se trouvait une batterie de canon. Ils ne faisaient pas un mystère de leur affiliation, une cocarde de la Protection civile de l'Union était bien visible sur les portes latérales. Kasarov se saisit de son émetteur récepteur. Il repéra un groupe de mercenaires installés sur l'héliport de la raffinerie de pétrole. Chaque lieu de la station avait son nom de code.

Ici Kasarov. Groupe H2, préparez un tir de sommation. Terminé.
H3, préparation tir de sommation, bien reçu colonel.

Il grogna.

Ouais, terminé. Puis, à l'adresse de l'avocate. Vous êtes sûre que ça ira, Shezi ?
Un coup de semonce est tout à fait légal.
Vous êtes sûre qu'ils ne vont pas utiliser ça comme prétexte ?

C'était une discussion qu'il avait déjà eue avec elle, mais il avait besoin d'en être sûr. Elle lui lança un regard en coin, à ça de lever les yeux au ciel. Pour elle, ça tenait de l'évidence. Ce qu'elle l'emmerdait.

Certaines communes du Kah emploient un système légal presque entièrement basé sur la règle du précédent. Les communes voisines ont des antécédents d'actions militaires ou policières sur des propriétés abandonnées par l'Union, ainsi que des Communes n'en faisant pas partie. C'est parfaitement illégal et tant que nous n'initions pas d'action violente nous sommes dans nos droits.

Et puis jugeant la précision nécessaire :

Les tirs de sommation ne sont pas considérés comme des actions violentes.
Vous êtes sûre ?

Les hélicoptères d'attaque continuaient d'approcher. L'avocate inspira longuement, pour bien marquer son agacement. Le vent agitait son épaisse frange.

Oui. Et j'irai porter plainte dès qu'ils partiront.

Il fit claquer sa langue contre son palais. Parfois, elle lui donnait franchement envie de la frapper. Parfois étant "souvent". Mais puisqu'elle était sûre d'elle, c'était maintenant son problème. Il retourna à ses hommes, ceux sur l'héliport.

Groupe H2, allez-y.

Puis des pétarades. Les six soldats s'étaient dressés pour tirer vers la zone où se dirigeaient les hélicoptères, tirant quelques coups précis sans vider leurs chargeurs. Il s'agissait de passer un message. Les appareils ralentirent un peu puis rompirent la formation. Chacun se dirigeait de part et d'autre de la station. Kasarov porta une main à sa casquette. Ils comptaient faire des cercles autour. Bon signe, ils n'envisageaient pas nécessairement d'ouvrir le feu. En fait, réalisa-t-il, ils ne pouvaient pas faire grand-chose à seulement deux appareils. Ils venaient se poser, pour une raison ou une autre, et à défaut de ça, estimer les forces en présence.

H2, P2, réitérez les sommations. P6, préparez le sol-air. Terminé.

Des confirmations de la part des groupes désignés, de nouveaux tirs. Un soldat déboula d'un préfabriqué, jetant une longue mallette au sol, qu'il ouvrit pour en extirper un système de missile sol-air portatif. Kasarov acquiesça, satisfait. D'autant plus satisfait, en fait, qu'à côté de lui l'impassible avocate commençait à s'impatienter. Eh oui ma grande. La guerre c'est un peu moins mécanique que la loi. Parfois tout ne se passe pas comme prévu. Il reprit d'un ton plus enjoué, en criant presque, pour couvrir le bruit des tirs et des Psyches.

PC, transmettez ça aux kah-tanais : ils ont soixante secondes pour rebrousser chemin avant qu'une salve de missile ne les foute en l'air !

Et il commença à compter. Cinq, dix... Les soldats ne tiraient plus, les appareils continuaient leurs rondes, comme de gros vautours. Les groupes d'artilleurs sol-air se mettaient en position. Vingt, trente... Dans le pire des cas, des canons anti-aériens modernes étaient aussi présents sur la Plate-forme, camouflés derrière des blindages et des pans de mur qui pouvaient se retirer en un instant si la situation l'exigeait. Quarante, cinquante…

Cinquante. Il leur fallut cinquante seconde puis prendre une décision. LA décision. Celle qui s'imposait : les deux appareils se rejoignirent à l'opposée de là où ils étaient arrivés par rapport à la station, la survolèrent une ultime fois et s'en allèrent à pleine vitesse dans la direction par laquelle ils étaient venus. Kasarov se passa une main sur le visage, soulagé. A côté de lui l'avocate s'était sensiblement décrispée. Il rangea sa radio à sa ceinture. Shezi repositionna sa frange d'un geste mécanique.

Et maintenant, à moi de prendre contact avec la Magistrature kah-tanaise.

Elle fit claquer ses mains l'une contre l'autre et pivota sur ses talons, attendant d'être sûre que le colonel l'imite pour avancer. Kasarov lui emboîta effectivement le pas, après avoir félicité ses hommes.

À votre avis, pourquoi ils s'intéressent à nous ?

Elle haussa les épaules, ce qui lui arracha un petit rire âcre. Il cracha au sol et la dépassa pour grimper les escaliers métalliques montant de la plate-forme jusqu'au centre de commandement de la République, où lui devait rédiger un rapport pour les patrons et elle une plainte destinée à la justice de l'Union. Le mercenaire repris.

Vous avez raison. On s'en fout. Ils nous paieraient pas s'ils n'avaient pas besoin de nos services.
C'est bien possible, oui.

Et elle lui fit un de ces sourires qui signifiait clairement qu'elle aurait préférée être payée par n'importe quel autre client et ne pas avoir à se taper la houle, les embruns et les mercenaires racistes. Kasarov en conclut qu'elle devait vraiment toucher une belle somme, et entra dans le poste de commandement.
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Elle a quitté sa couchette, la tête lourde d’une nausée comme elle en a rarement connue. Ses jambes ankylosées par une nuit de plus passée à vomir, son regard humide, mais toujours fier. Elle se presse dans la petite salle de bain. Fixe son reflet dans la glace, qu’elle essuie d’un chiffon pour l’en débarrasser de la buée salée. Elle s’essaie à sourire. Se fait l’effet d’une imbécile heureuse. S’arrête un instant. Recommence en y mettant les formes. Mieux. Elle fait sérieuse.

Elle retourne dans la cabine, rassemble ses affaires dans son gros sac, jette un regard au hublot. La ville est couverte d’une espèce de couverture de froid, inexplicable, presque surnaturelle. L’air semble humide. Des résidus de neige s’amassent au sol, donnent un éclat blanc aux vieux immeubles. Les quais sont praticables, l’eau de mer a chassé la glace. Elle se saisit d’un bonnet, enfile son manteau bleu. Bleu Majorelle.

Enfin, l’inquisitrice quitte sa cabine, puis le cargo. Le capitaine, un vieux marin sans cesse réélu, lui fait signe. Elle lui propose de signer une reconnaissance de service : il secoue la tête; S’il ne dit rien il semble avoir compris à qui il a affaire. Curieux, en théorie ça devrait au contraire le pousser à obtenir une reconnaissance : celles des instances officielles ont une valeur immense. Peut-être qu’il s’en moque. Peut-être qu’il considère simplement qu’aider son prochain est un acte aussi naturel que respirer. Et après tout, elle avait fait sa part durant le trajet, malgré l’antipathie courroucée de ses tripes pour la mer. Ils se saluent une dernière fois. Elle le remercie. « Tout de même, appelez ce numéro si vous avez besoin d’aide.
D’aide pour quoi ?
Si on vous pose problème, disons.
D’accord. »

Il n’a pas l’air de noter le numéro mais lui sourit. Elle descend.

C’est marais basse. L’air est froid. De la neige et de la glaise affleurent le long des quais. Une odeur de putréfaction a envahi l'atmosphère. La ville, sous l’éclairage du début de soirée, ressemble à Kotios. Mais une Kotios heureuse, révolutionnaire toujours, mais mature. Peut-être que ce n’est qu’une vision de l’avenir. Pour ce qu’en sait Majorelle la politique ici est aussi active que là-bas. Si les factions ne s’articulent pas autour de faits de guerre, elles bataillent tout de même pour préserver leur influence respective. Le souci des démocraties directes, estima l’inquisitrice en se dirigeant vers la sortie du port, c’est que les problèmes interpersonnels mutent bien rapidement en problèmes politiques mobilisant des parts entières de la société; D’un autre côté, si la culture politique est apaisée, les institutions solides, et les gens sensés, cela peut aussi donner lieu à des situations beaucoup plus saines, où les dits problèmes sont traités dans les formes, et la paix sauvegardée au pris de concession pas bien vilaines. Elle se souvint d’un mot qu’avait lâché Rubicond à son arrivée à Kotios. « Une ville de plus qui échappe à aux trente ou quarante gâteux qui gouvernent le monde ». Ici aussi, le pouvoir n’est pas incarné. On ne trouve pas de vieillard bien propre sur lui, de cheveux gris plaqués en arrière, de costards impeccables dirigeant l’ensemble au nom d’un maître en tout point similaire, une version plus riche, plus corrompue, plus déconnectée. Pas de ploutocrates, pas de voleurs. Le pouvoir, en démocratie, est une affaire publique.

L’Agent Majorelle de l’Inquisition continue un peu d’y penser alors qu’elle s’engage dans ces rues qu’elle ne connaît pas, suivant l’itinéraire qu’elle avait étudié durant la traversée. C’est la première fois qu’elle passe à Reaving, de l’exclave Kah-tanaise en Aleucie. Pourtant tout y est étrangement, singulièrement familier. La Révolution a un goût, une atmosphère qui lui est propre. Ses fils et filles, y sont partout chez eux. Ses villes et communes, y sont autant de refuges. Et pour ce qu’elles ont de différences, de diversité, on y trouve ce même quelque-chose que l’on sent clairement sans savoir trop comment le définir. Une atmosphère. Un fait de la vie. Un cadre d’existence qui lui est propre.

Peut-être, à bien y penser, que ce n’est pas propre au communalisme. Peut-être que les cités capitalistes avaient elles aussi leur propre personnalité commune. Qu’est-ce qui reliait le Lofoten et le Jashuria comme on pouvait relier Kotios et l’Union ? Sans doute cette monétisation perverse de tout les domaines de la vie. Cette servilité omniprésente, cette hiérarchisation des relations selon des codes nouveau-riches et bourgeois. Peut-être ces publicités omniprésentes, cette colonisation de l’espace visuel, spirituel, psychologique par les agents du privé; Peut-être l’absence d’espoir. Ou, au contraire, le mince espoir de jouir du système. Des sociétés entières où l’on existait sous divers mesures et méthodes de contrôle. Des lieux où l’on avait pour seule liberté de suivre la partition tracée par notre naissance, notre héritage, notre utilité pour le système. Peut-être que c’était ça, l’élément clef. L’ADN de ce monde pré-révolutionnaire. Peut-être que c’était précisément ça...

Reaving, en tout cas, rappelait Kotios. Même du point de vue de l’architecture et de la géographie, cela-dit. Les rues étaient plutôt étroites, ou encombrées de monde, d’étales, de caisses. On semblait constamment y préparer quelque-chose sans qu’il ne soit possible, pour un non-initié, de déterminer quoi. Les façades de briques de certains vieux immeubles étaient couvertes de grands tags ou d’imposantes fresques reprenant les traits de héros locaux, Kah-tanais, étrangers, ou présentant quelques slogans. Les lieux n’étaient pas très modernes, et en lieu et place des imposants écrans d’information que l’on trouvait dans les plus grandes villes de l’Union se trouvaient d’immenses espaces d’affichages couverts de petites fiches clouées ou de grands posters imprimés par telle ou telle commune. Apparemment on proposait un congrès intercommunal pour régler définitivement une affaire de grève (enfin, de menace de grève), du syndicat des dockers. Impossible de savoir ce qu’ils revendiquaient, c’était sans doute quelque-chose de communément sue en ville. En temps normal une agente de l’Inquisition aurait dû être au courant. Simplement on avait pas jugé bon de fournir des fiches sur le sujet à Majorelle. C’est qu’elle n’était pas là pour traiter d’affaires situées en ville, sans quoi elle ne serait pas venue du tout : en plus d’un siècle la section locale de l’Égide n’avait jamais eu besoin d’aide. En fait l’arrivée d’inquisiteurs extra-communaux répondait à un problème assez simple : la Protection civile d’Aleucie était faiblement militarisée. Si elle avait besoin d’équipement lourd ou d’effectifs supplémentaires elle devait faire appel à la Protection civile d’autres communes. L’Égide commandant la Protection, c’était donc tout naturellement qu’elle avait envoyée ses inquisiteurs étudier la situation. Il faudrait ensuite tenir conseil, émettre un avis, attendre validation par les communes auprès desquelles on avait émis la demande de transfert d’hommes ou de matériels. Cela pouvait prendre quelques jours ou quelques mois selon la situation. Bien-sûr tout n’était pas aussi rigide que la procédure pouvait le laisser penser. S’il était évident qu’une commune avait besoin d’aide, ses sœurs l’aideraient sans attendre la fin de l’enquête inquisitoriale. De même l’Égide pouvait préconiser l’envoie de renforts avant de rendre un verdict final sur son enquête, et toutes les communes jouaient généralement le jeu. On avait pas encore vu de communauté refuser d’aider l’instance responsable de la sérénité générale du Grand Kah. Quand-bien même, il y aurait toujours une autre commune pour se porter volontaire et fournir ce qu’une autre n’aurait pas voulu prêter pour une raison ou une autre.

Elle était arrivée au point convenu. Un poste de la Protection civile - ici elle s’appelait « Milice citoyenne » située au sommet d’une des hautes collines où s’étendait le centre-ville. D’ici on avait une vue imprenable sur les rues et les toits de Reaving. Deux agents de la Protection, reconnaissables dans leurs longs manteaux sombres, montaient la garde. Le premier éteignit une cigarette en voyant arriver l’Inquisitrice. L’autre joignit ses talons dans une imitation faiblarde de garde-à-vous. Pas que la sécurité intérieure s’embarrasse de ce genre de symbolique. En principe ils étaient tous égaux. Elle leva une main en approchant, et leur présenta un badge plastifié marqué d’une série de sceaux et cryptogrammes.

« Salut et prospérité citoyens. Elle rangea le badge. Ils sont tous arrivés ?
Ouais. Vous voulez un coup de main pour votre sac ?
Je vous remercie. » Elle secoua la tête et passa la porte. À l’intérieur il faisait assez chaud et beaucoup plus sec, ce qui était appréciable. Là aussi les lieux ont comme un aspect kotioïtes. Vieillots sans être ringards. Tout en mobilier dont l’âge avancé aurait transcendé le démodé au profit du vénérable. L’espace y était étroit mais pas étouffants. Des plantes étaient suspendues accrochés absolument partout, achevant d’animer l’endroit.

On lui indiqua où les inquisiteurs s'étaient installés, et ce fut donc fatiguée par une longue marche mais satisfaite d’être arrivée que l’agent Majorelle de l’Égide pénétra dans l’État-major improvisé par ses pairs.
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« On t’a expliqué pourquoi t'as été appelée ici ?
– Pas exactement, non.
 J’imagine que la réunion de ce soir n’a pas dû répondre à tes questions. »

Majorelle secoua la tête tant pour répondre à son collègue que pour refuser la bouteille qu’il lui tendait. Il en but une grande gorgée et la posa sur le rebord du balcon, fixant son regard sur le port, où se chamaillaient deux manutentionnaires. L’agent Carmin incarnait une certaine idée de l’homme pressé. Très différent de l’image type de l’inquisiteur à l’ancienne, il appartenait à cette nouvelle génération qui n’arrivait pas tout à fait à concilier la réputation solitaire des grands enquêteurs de l’Égide et les inévitables mutations de la profession, qui s’accéléraient alors que les nouvelles technologies se répandaient sur le monde, tirant dans leur sillage de nouvelles cultures, méthodes de contrôle et de liberté, un formidable flot dont l’aspect central n’avait pas échappé à la Convention, qui avait rapidement validé une augmentation des moyens de la sécurité intérieure, destiné à lutter contre la cybercriminalité et à étudier l’impact du virtuel sur la société. Une formidable opportunité, probablement. Tout de même, le boulot se faisait encore sur le terrain, dans cet univers de chair, de sensation et de constante déception. Carmin indiqua les dockers. Un grand homme roux, le bras orné d’un brassard rouge, venait de se joindre à la dispute, essayant de tempérer, de calmer le jeu. Les autres l'écoutaient sans avoir l'air d'y croire.

« Qu’est-ce que tu sais de Raevin ?
 Commune cosmopolite. La culture était initialement plutôt anglo’, mais comme dans tous les ports un peu importants ça n’a pas duré. Pendant un certain temps la ville a conservée une classe supérieure très attachée à ses racines mais avec la révolution... »

Elle se racla la gorge. Avec la révolution, eh bien... Disons qu'elle a fait son office. Carmin secoua la tête. Il n'était pas satisfait.

 Et qu'est-ce que tu sais de la révolution ? »

Majorelle haussa un sourcil puis les épaules. La révolution. Qu’est-ce qu’il y avait à dire dessus, vraiment ? Pour une kah-tanaise dans son genre, la révolution était moins un fait qu’un concept assez flou, applicable à toutes les sauces. La réalisation effective de la révolution ne lui faisait pas peur, loin de là, mais elle ne trouvait pas le sujet éminemment passionnant, en dehors des aspects plus techniques. Majorelle se concentra, essayant de deviner derrière les yeux de Carmin ce que pouvait signifier sa question. Peine perdue, il avait toujours l’air grave, pressé. Il donnait la nette sensation d’avoir autre-chose à faire. C’était son grand drame. Même involontairement, il renvoyait ses interlocuteurs à une position d’importuns. Elle soupira.

« C’étaient des communistes. »

Il continuait de la fixer. La Révolution, la Révolution. C’était une histoire toujours similaire, jamais comparable. Certains pays avaient des partis de la Révolution qui concevait cette dernière comme un impératif de l’Histoire, ou plus précisément un aspect inévitable, qui se faisait, étape après étape, sans que l’action humaine ne soit nécessaire. Ceux-là considéraient qu’une révolution était une suite de grèves, d’attentats divers, de casse. Que le terme même n’était pas nécessaire, qu’il n’y avait pas besoin de prononcer ou d’activement lutter à l’avènement du Grand Soir, qui se ferait tout seul. D’autres avaient des partis issus de la tradition kah-tanaise de la Révolution. Une espèce d’évangile millénariste qui insufflait quelque-chose de mystique à une action strictement humaine. Comme si tous ces animaux suant, suintants la crasse, meurtris et torturés par leurs patrons, écrasés par les rouages de l'industrie ou de leurs propres tracteurs, étaient autant d’anges et de martyrs, panthéon déuingandé d’une sainte croisade. L’école kah-tanaise avait inspiré les socialistes, puis les bruns, aussi. Tous ceux qui croyaient à la révolution organisée, volontaire, consciente et active. Il y avait aussi les pays dont la révolution n’émanait d’aucune structure ; La pure révolution animale. Sans nom, sans maître, sans rien de plus qu’un soudain accès de violence. C’était celle qui émanait de l’humiliation de trop. Du coup de trop. Du mort de trop. Un ouvrier se blesse gravement sur son plan de travail. Son petit patron le vire et refuse de l’indemniser. Criblé de dette, l’ouvrier se pend. Les rues se remplissent alors d’hommes se découvrant grévistes, la ville gonfle de colère, on abat sans distinction grande bourgeois et contre-maître, on brûle les banques. Si une structure émerge, c’est par accident et après les faits.

Au final le résultat est toujours assez similaire.

La révolution de Raevin s’était faite comme ça, Le communisme avait accidentellement rencontré ce petit morceau de ville, ce port-franc, comme on l’appelait alors, où les émeutes se faisaient de plus en plus fréquentes. Les casseurs de grève, eux, étaient exceptionnellement organisés. Les vieux s’en souviennent encore. Parfois ils en parlent. Des partis fascistes et royalistes à la pelle, comme autant de sections d’une armée du patronat, ratonnant, massacrant à coup de poings, de triques, de revolvers. Assassinant. Lançant grenades et dynamites dans les cortèges ouvriers.

Salauds.

Ils avaient perdu. On avait enterré les corps dans une même fosse et jeté du sel sur les ruines de leurs maisons. Quelques évangélistes et communistes pentecôtistes insistèrent pour leur donner des tombes individuelles, mais le temps ne le permettait pas. Bons joueurs, les leaders syndicalistes d'alors acceptèrent qu'ils bénissent les fosses, on construisit une église à son sommet. Le tout brûla deux décennies plus tard et on insista pas.

« Le syndicat des dockers date de cette période. », continua Majorelle. « C’est le premier club en nombre de représentants au sein de l’Intercommunal. Il entretient une importante rivalité avec les clubs traditionnels, le syndicat des industries sidérurgiques et l’Université. La ville est très hostile aux capitalistes et a acceptée de se rouvrir au commerce par nécessité. Il y a eu plusieurs tentatives de coups contre les fonctionnaires élus. Ils qualifient les représentants des commissariats de Troïka.
– Quoi d’autre ?
– La population est extrêmement favorable à l’Union. Des franges radicales voudraient une expansion de la révolution vers l’Est. La majorité a oublié les évènements du vingtième et espère simplement continuer à avoir une vie confortable. C’est une ville intéressant. Qu’est-ce que nous faisons ici ?
– Disons que quelqu’un a un sens de l’humour nul. On rentre ? »

Elle l’accompagna à l’intérieur. Les inquisiteurs logeaient dans un hôtel situé à proximité du siège de la Milice citoyenne. C’était un endroit à l’ancienne, qui sentait le vieux bois et les souvenirs douloureux. Lorsqu’ils avaient vérifié qu’il n’y avait pas de micros dans leur chambre, les deux enquêteurs avaient trouvés plusieurs traces de balle, cachée derrière les cadres pendus directement en face de la grande baie vitrée. Le type à qui on avait délégué le rôle d’hôtelier fut ravis d’être interrogé à ce sujet. Il avait un peu gonflé sa poitrine avant de répondre. Pour tout avouer, la chambre de Majorelle avait servie de poste de tir durant la révolution. Quelqu’un y était mort ? Il ne savait plus. De nombreux héros étaient morts. On but un verre aux héros, et l’homme appris les paroles d’une chanson locale aux deux étrangers. Il ne demanda jamais pourquoi les inquisiteurs avaient soulevé les cadres. De toute façon il n’y avait pas de micros, lui n'avait rien à se repprocher.

Carmin posa sa bouteille sur une table basse et s’installa en tailleurs sur l’épais tapi, motif new âge un peu désuet, nid à poussière, plus vieux que l'homme qui s'était installé dessus. Pour sa part Majorelle en fit le tour pour rejoindre la porte et s’assurer que personne ne les écoute. En théorie ces précautions étaient inutiles, mais son passage à Kotios avait été particulièrement formateur. Si le Kah était un territoire ami, il était logique de considérer qu’en tant inquisiteurs ils soient déployés dans des zones à risque et, par conséquents susceptibles d’héberger des espions. En l’état elle ne vit personne. Satisfaite elle s’installa face à son collègue, qui semblait prendre très au sérieux sa prudence acquise.

« Tu sais, il y avait pas mal de pétrole dans la région, avant.
– J’ai vu ça en arrivant. De ce que j’ai compris ça a pas mal joué sur la seconde vie de la région, lorsque le commerce nazuméen s’est redirigé vers les ports d’Albel.
– Hmhm. C’est un peu ça. Et lorsque la ville a pris son indépendance, pas mal des stations ont été occupées par les révolutionnaires.
– Les stations ?
– Les derricks, tu sais. »

Elle acquiesça.

« On parle de plate-forme, en fait. »

Il haussa les épaules, considérant qu’il s’était fait comprendre et que c’était suffisant.

« Quoi qu’il en soit certaines des plateformes appartenaient à des capitaux étrangers. Je veux dire des capitaux qui n’avaient pas été fusillés au moment de la variante locale du Grand Soir. Et une importante coalition de capitaliste a mis la pression sur Raevin pour éviter que les communistes ne se saisissent de tout les sites de production. » Il secoua la tête. C’était inévitable, dès qu’on touchait au pétrole les pays libéraux se cabraient. « Raevin a rejoint l’Union pour sa protection et un accord a été trouvé avec la coalition. L’Union rachetait les droits d’exploitation des plateformes les plus proches des côtes – entrant dans ses eaux territoriales – et abandonnait toute revendication sur celles situées hors de cette limite. D’ailleurs les eaux internationales de la commune ont été encore rabotées lors de la période Sukaretto, probablement pour s’attirer les faveurs d’un des pays ayant financé la junte.
– Les habitants ont pas dû apprécier.
 En fait sur le moment ils s’en moquaient bien. Maintenant l’accord est très critiqué, mais c’est que les gens ont oubliés que le Grand Kah n’était pas en mesure de risquer une guerre et sa légitimité sur la scène internationale pour quelques gisements de pétrole. De toute façon les stocks étaient massivement rachetés par l’Union. C’était la politique avec les ressources stratégiques, à l’époque, assécher le marché.
– Et où est-ce que tu veux en venir, avec ce petit cours d’histoire ?
 Nul-part, je trouvais simplement ça intéressant. »

Elle lui lança un regard maussade, et Carmin acquiesça.

« D’accord. L’une des plateformes est occupée par un... Groupe. On ne sait pas exactement de quoi il s’agit en fait. Probablement un consortium de capitaux privés étrangers ; De toute façon, à ce stade, ça n’a pas d’importance. Ils ont rénové la structure pour la rendre habitable et relativement autonome, et ont proclamé la création d’une République d’Éon. »

Cette fois l’Inquisitrice haussa les sourcils. Qu’est-ce que c’étaient que ces conneries, encore ? Les micro-état elle connaissait, ils ne représentaient généralement pas de danger pour qui que ce soit d’autre que leurs fondateurs. Ceux qui se prenaient au sérieux allaient systématiquement au-devant de problèmes d’étendu plus massive que celle des frontières revendiquées. Tout de même, ça ne justifiait pas une intervention de l’Égide. Pas à priori. C'était de l'ordre de la petite affaire. S'ils occupaient un territoire de l'Union il suffirait d'envoyer la Protection civile. Sinon, eh bien...

Elle soupira lorsque les éléments s'imbriquèrent dans sa tête. C'était donc ça.

« Cette structure est hors des eaux territoriales de l’Union, c’est ça ?
– Oui.
– Donc on ne peut rien faire. »

Quelque-chose fit un bruit sourd, dehors. Elle pivota vers la baie vitrée, s'attendant presque à voir une explosion. Les bruits industriels, elle ne s'y était pas encore faite.

« Je ne suis pas sûre de comprendre ce qui justifie notre déplacement.
– En théorie on ne peut rien faire. » Maintenant Carmin souriait largement. Mauvais signe. « Le problème c’est qu’Éon est un paradis fiscal. Donc la commune et l’Union veulent qu’on trouve quelque-chose pouvant justifier une intervention.
– Rien que ça.
– En fouillant un peu on trouve toujours. »

Elle ne tenait pas à débattre de ce point et préféra couper court.

« D’accord, d’accord. Tu as déjà un plan ?
– Pas du tout. »

Il se leva et se dirigea vers la porte, laissant sa bouteille sur la table. Majorelle chercha une poubelle des yeux.

« On pourra essayer de faire un tour de repérage demain, voir avec les responsables locaux s’ils ont déjà tenté d’approcher les autorités d’Éon.
– Mouais. Bon. » Elle attrapa la bouteille et l'expédia dans une corbeille située près de la porte de la salle de bain. « On verra, bonne nuit. »
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Majorelle était seule. C’était son quotidien d’inquisitrice, son lot d’enquêtrice de l’égide. Elle était seule, chaque jour de sa vie, et nageait à contre-courant la plupart du temps. Ça allait avec le respect, et la crainte. Les enquêteurs sont compris pour ce qu’ils sont : la main armée et toute puissante d’une justice qui elle, se répandait comme un liquide. Il n’existait pas d’homme sans failles, et l’Égide investissait chaque fêlure. Même le Comité de Justice, qui faisait la loi, n’était pas au-dessus d’elle. Il était déjà arrivé que des inquisiteurs déboulent dans ses bureaux, mandat en main, fouillent tiroir après tiroirs, questionnent, embarquent. Et dans cet immense Panopticon Kah-tanais, qui surveillait les surveillants ? L’institution ne prétendait pas s’auto-réguler. Comme dans toute démocratie, il fallait une certaine dose de confiance qu’on accordait à l’égide pour la simple et bonne raison sur le système décentralisé de l’Union ne permettait pas réellement de frapper son système nerveux, ou même de s’en saisir. L’Inquisition, pour ses pouvoirs immenses, n’était tout simplement pas en mesure d’en abuser. L’immensité du Grand Kah l’aurait dévoré. Ses communes, véritables cannibales, avaient cette capacité d’intense violence, comme un système immunitaire repérant soudain un corps étranger, et dépêchant des cellules meurtrières en détruire la structure.

Tout de même, on craignait les agents, car tant qu’ils respectaient leurs prérogatives, ils restaient tout puissants, et cette toute puissance faisait peur. Ces hommes et femmes ne se déplaçaient pas sans raison. S’ils enquêtaient, s’ils enquêtaient réellement, c’est qu’il se passait quelque-chose de grave.

Illusion et bêtise. Image populaire, de roman ou de série, de film, au mieux. Rien à voir avec le quotidien d’une institution certes puissante, certes vénérables, certes utile et efficace, mais dont le quotidien se perdait dans la contemplation des nombreux culs de sacs balisant les enquêtes. Concernant Reaving, on avait trouvé des traces d’interaction concrète entre la prétendue république d’Éon et l’Union. Les communes de la région, fermement communiste, ne commerçaient que par nécessité, si bien que toute activité étrangère se repérait sans mal. Et donc, rien. Éon achetait des vivres à qui acceptait de les lui vendre. Ces ventes se faisaient de façon régulière, et la république, qui se trouvait hors du sol de l’Union (en vertu des vieux traités imposant à Reaving d’abandonner ses plateformes pétrolières), et évitait avec beaucoup d’intelligence de heurter le voisin Kah-tanais en enfreignant ses lois. Incapables de trouver des raisons légales de justifier une intervention, l’Égide avait quitté les lieux, dépêchant ses agents vers d’autres communes où l’on avait besoin d’eux. Sauf Majorelle. Elle était comme toute inquisitrice à la totale disposition de l’organisation, et celle-là avait décidé de la garder ici, en Aleucie. Au cas où. Pour surveiller. Sur demande de la protection civile locale. Beaucoup de réponses. Aucune de réellement satisfaisante. Elle était seule, à nouveau, et s’y faisait. Elle vivait avec ce poids qui n’était pas tant une amertume qu’un sentiment assez doux se rapprochant d’une certaine forme de nostalgie. Celle que pouvait ressentir un homme attendant seul, de nuit, dans une ville dont il ne parle pas la langue. Quelque-chose qui touche à l’aliénation, mais celle qu’on s’impose seul et sans dégoût.

Les inquisiteurs, fondamentalement, étaient aliénés. Ou plutôt, étaient extérieurs à eux-mêmes. Ce n’était pas une carrière mais une vocation profonde. Ils devaient être les serviteurs d’une révolution et d’une loi qui n’acceptait que le fanatisme le plus parfait, et pour se faire, l’abandon de l’identité au profit de la mission. En principe, cela signifiait surtout l’anonymat, la débaptisation au profit d’un nom de code généralement coloré. D’autres choses, aussi. L’institution avait été réformée à plusieurs reprises, généralement pour moderniser ses traditions et abandonner ses aspects les plus sectaires. Au moins ne fallait-il plus répéter le serment d’allégeance, ni mémoriser de formules alchimiques. Car à une époque, cet ordre était moins policier que mystique. Comme une réponse, ou un précurseur, à la Transblémie. Un écho historique, que le contexte et l’instant avaient renversé pour en faire une force bénéfique plutôt qu’obscène et destructrice.

Désormais les éléments les plus étranges accompagnant la vocation – les surnoms, l’abandon de la vie civile, le reste – étaient amoindris de telle façon que Marjorelle aurait pu à tout instant rentrer chez elle, quitter sa mission, refaire sa vie. Ou demander à quitter son poste privilégié d’enquêtrice supérieure pour redevenir une simple détective, protectrice civile, ou fonctionnaire. Les échelons inférieurs de l’organisation n’avaient ni les mêmes privilèges, ni les mêmes devoirs.

Mais non. Elle chérissait son joli bleu, chérissait sa solitude, et aimait nager à contre-courant. Quand-bien même ce n’était pas utile. Quand-bien même on l’avait comme abandonné dans une ville, seule, officiellement à la tête d’une enquête qui ne pouvait pas avancer, officieusement pour soigner les relations avec les forces locales de la police, vraisemblablement Reavienens jusqu’au bout des ongles à en croire leur tendance à adorer l’Union tout en la traitant en dérision. Une ville entière convaincue d’être plus kah-tanaise que toutes les autres, en ça qu’elle confond Kah et révolution, et que la sienne, ne s’étant jamais terminée, demeure une plaie ouverte. Un traumatisme qui se transmet entre les générations, des parents aux enfants, aussi sûrement que le code génétique. La combinaison de l’Histoire et du présent donnent ce que l’on nomme la réalité, c’est-à-dire la compréhension qu’on a du monde tangible. Celle de Reaving est fondamentalement pessimiste, colérique, triste. Car la réalité c’est que la Révolution, ici, a été vaincue, et qu’on porte les traces de cette défaite avec une fierté étrange. Combien d’impacts de balles, de ruines et d’épaves vieilles de bientôt un siècle constellent les digues et les rues de la grande ville industrielle ? Combien de livres, de poèmes, de films, de preuves que la culture toute entière de cette ville cherche à mettre les mots sur ce qui est, en somme, la mort prématurée du rêve communiste ? Sauf que ce rêve, dans son échec, s’est aussi réalisé. La ville est communiste. Elle est indépendante. Ses citoyens sont égaux, ont une vie matériellement confortable et spirituelle libre. La défaite, l’écrasement de la révolution, n’a fait que contenir ses bénéfices. C’est la plaie, refusant toujours de cicatriser, qui a tout empoisonné derrière. Si on avait pu continuer la guerre, si on l’avait porté à l’est, si, si, si. Et il y a les autres, qui oublient ce qu’est la plaie, ce désir de porter la révolution à l’Aleucie voisine, et se concentrent sur les blessures. Les ancêtres morts, les ruines, les pertes, et la peur que tout recommence, nonobstant le fait que le contexte a changé. La plaie mute avec les générations. Bientôt on oubliera pour de bon le chauvinisme au profit de la paranoïa craintive. Syndrome d’une société qui se porte bien, au final : maintenant on ne souhaite plus détruire les supposés ennemis, mais éviter qu’ils ne viennent nous prendre notre vie. C’est qu’on doit bien aimer celle-là. Un auteur avait par le passé qualifié Reaving de grande ville suicidaire. Si elle en conserve l’ambiance, on peut assurer, pensa Marjorelle, qu’elle ne l’est plus.

D’ailleurs, Marjorelle soupçonnait de plus en plus l’auteur en question de s’être contenté de parler de l’image que donnait la ville, sans réellement la décrire pour ce qu’elle était. Les temps avaient changé, certes, mais en aucune façon elle n’arrivait à conceptualiser une ville, une ville aussi riche, aussi peuplée, réellement morte. Elle était à Kotios, et même au cœur du désespoir, de la guerre civile, Kotios restait chaude, positivement grouillante. Il ne fallait pas confondre l’espoir triste d’un révolutionnaire et la passion morte d’un fasciste. Une ville morte, au final, c’était une ville d’ordre et de terreur. La dictature, en somme. Et une ville suicidaire, par conséquent, chercherait sans doute à obtenir cet ordre idéalisé.
Ordre carnassier, anthropophage. Ordre militaire, aussi, que l’Union et ses communes avaient quelques-fois été tentées de chercher comme pour les radicaux extrêmes des Brigades, ces jeunes loups affamés de nationalisme et de victoires. Mais enfin donc l’auteur ne devait pas bien connaître la Reaving de son époque, à moins qu’elle ne fût alors entièrement différente de celle présente, ce qui était difficilement envisageable de la part d’une commune toute entièrement dédié à la mémoire de ses martyrs, au respect de ses traditions révolutionnaires et au souvenir de sa guerre. Alors quoi ? Eh bien à force de reste en ville, de traîner dans ses rues, de rencontrer ses habitants, Marjorelle en était arrivée à la conclusion que la ville était l’antithèse d’une ville suicidaire. Tout était vivant. Bouillonnant d’une énergie peut-être même excessive, les frustrations des anciens s’empilant sur celles de leur descendance, et s’exprimant par mille manifestations de zèle, de passion. On y aimait trop fort, on y parlait très bruyamment, les débats étaient ouverts à tous et chacun gueulait. Les syndicats combattaient comme s’il existait encore un système d’oppression classiste, et la protection civile, ici nommée Citizens Militia, s’acharnait à préparer la guerre promise. Peut-être pas sans raison, à en croire l’actualité. Actualité qui n’avait fait que renforcer la passion sur-débordante de cette ville incroyable et violente. Les réfugiés, les réserves, les renforts militaires, le va-et-vient de toute cette nouvelle masse ajoutait encore d’autres ingrédients à ce chaos organisé. Marjorelle, qui avait eu la brève sensation d’appréhender la ville, pu constater que cette compréhension n’était pas encore assez rapide, assez efficace, pour suivre le rythme qu’imposait l’ébullition du moment. Au diable la guerre, elle n’était pas là pour ça de toute façon. L’Égide ne faisait pas la guerre. Et elle, en tant qu’enquêtrice, faisait de son mieux pour ne pas laisser de facteurs étrangers interrompre sa mission, dont l’extrême importance était la seule chose réellement importante à ses yeux. Faire la justice. Faire la justice et ne pas devenir folle se faisant. Elle tenait autant qu’un autre à sa santé mentale.

En somme les deux missions allaient de pair. Se concentrer sur son rôle d’inquisitrice lui évitait de se prendre la tête à assimiler une culture si étrangère à ses propres conceptions. Un jour, on lui avait dit qu’elle était peut-être un genre d’hyper-sensible. Elle ne s’était jamais fait dépister par des professionnels, mais admettait la vraisemblance de l’hypothèse : ainsi, accepter une ville telle que Reaving, et la culture abrasive et fanatique de ses habitants lui demandait un effort conscient qui lui imposait de conserver, presque constamment, ce masque social. Pour reprendre les mots d’un grand auteur, elle était tant sidérée que son visage tomba, ne laissant que le masque.

Bien entendu il y avait des lieux et des endroits où elle pouvait se comporter de façon plus naturelle. L’intérieur confiné de son appartement, pour commencer. Les quelques bars et locaux syndicaux où elle commençait à avoir ses entrées, ensuite. Enfin le quartier général de la Citizen Militia, qui était trop grand pour les effectifs qui y travaillaient réellement, offrant un sentiment de quiétude désolée, que contrebalançaient les miliciens par leur fort esprit de corps et leur bonhommie surprenante. Ils avaient rapidement adopté Marjorelle comme étant «leur» inquisitrice, et faisaient en sorte que celle-là se sente admise. Le traitement de faveur n’était pas fondamentalement désagréable, et au fils du temps, l’agent avait appris à se montrer plus ouverte avec eux, acceptant de participer aux rassemblements amicaux organisés par les miliciens hors des heures de travail, tenant quelques longues discussions avec certains d’entre eux, s’assurant le minimum vital de contact amical dont un être humain a besoin pour ne pas voir son moi et son surmoi dégénérer, chacun à sa manière. Elle tenait beaucoup à l’intégrité de son conscient-inconscient, bien qu’elle ne se l’exprimât pas en ces termes.
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Reaving est moins ville que cauchemar, car tous les rêves qu'on y fait finissent par mourir.

Pour les habitants c'était un état de fait, culturellement admit et inculqué dès la plus tendre enfance. La vie est dure. Sordide, parfois. Et on craignait à chaque instant que les choses n'empirent. Non. Craindre n'était pas le bon terme. A force de vivre dans la perception d'un monde affreux, ceux qui grouillaient entre les trous de béton post-révolutionnaires et les immenses monuments de l'ère ducale avaient appris à ne plus s'en faire et à apprécier la mort. L'idée de la mort. Son risque. Quand bien même la véritable période sombre, celle où l'on ne craignait pas une force hypothétique, une potentialité de malheur, mais les obus tirés depuis les côtés par la coalition internationale et les parachutistes assassins qui tombaient, jours après jours, dans un effort constant de capturer les places fortes de l'armée rouge, n'avait durée que quelques années. Tout de même, surtout dans ce monde moderne qui n'admettait plus l'inconfort, quelques années de siège, c'est long. Et ça n'avait pas été qu'un siège. Le but était l'annihilation totale : ça avait été des années à être le paria de tout un continent, tout un ordre mondial, voué à l'extermination totale et absolue, traité comme un cancer dont la simple existence pouvait, en fait, métastaser à travers le monde. Reaving, désormais considérée comme la cité holocauste, la martyre ultime, icône quasiment religieuse d'une idéologie sans mystique, fut durant ses années formatrices, l'ennemie à abattre.

Et cela se sentait, bien naturellement. Et il aurait été impossible pour quiconque était familier de l'histoire de la région de ne pas comprendre, au moins à un degré instinctif, les positions affreusement cyniques que pouvaient cracher, comme par réflexe, ses ressortissants.

Maude Necker, elle, était une pure communarde. Originaire du reste de l'union, elle née dans cette espèce d'utopie assiégée, où l'on croyait à la démocratie directe dans tous les domaines de la société. Proto-socialiste lors de son apparition, l'Union avait évoluée en deux siècles jusqu'à devenir la Mecque des anarchistes, libertaires, réprouvés et malheureux. Une société de liberté parfaite. D'égalité idéale. De Fraternité absolue. Ou la mort. C'était le choix qu'ils s'étaient donnés. Et mainte fois, déjà, ils avaient combattus pour leur droit à exister. C'était à l'une de ces occasions que Reaving avait rejoint la confédération. C'était nécessaire pour la survie de la ville, d'une part, et pour le bien-être de l'humanité, de l'autre. A l'époque les comités qui régissaient les affaires extérieures avaient considérés qu'il était du devoir "moral et historique de l'Union d'aider une cité sœur", et avait négocié pour elle une cessation des hostilités, dont les conditions permettaient aussi de réprimer les aspects les plus déplaisants de la révolution de Reaving : mettre un terme aux exécutions, restaurer - paradoxalement - l'ordre, calmer les ardeurs impérialistes de l'armée rouge locale, qui aurait aimé portée sa révolte au-delà des frontières, démocratiser une cité tant habituée au régime de guerre qu'elle en avait oubliée qu'elle s'était soulevée contre le précédent. Un sauvetage démocratique et humanitaire indéniable, que quelques critiques pointaient du doigt comme une façon pour l'Union d'étendre ses frontières plus au nord, dans les confins jusque-là inaccessibles du Nouveau-monde, où elle manquait de capacité de projection. Et on ne pouvait pas le nier, le port militaire de la ville avait été reconstruit, et y siégeait désormais des frégates de combat et un porte-hélicoptère, selon la configuration classique des flottes d'intervention de la marine militaire communale.

Maude elle-même était une incarnation de cette espèce d'impérialisme démocratique discret. En femme éduquée, elle avait lu les débats philosophiques sur la question. L'Union pouvait-elle porter la révolution, défendre ses idées libertaires, baïonnette au fils et opportunisme en tête ? Devait-elle être irréprochable pour créer un monde idéal ? Quel équilibre devait-on trouver pour que d'impérialisme, l'extension du régime confédéral devienne légitime ? Le cas de Reaving était l'exemple le plus récent, et le plus intense, aussi occupait-il tout le débat quand-bien même de très nombreuses autres communes avaient rejoints l'Union. Et celles-là sans le faire par nécessité. Mais bien volontairement. Parfois, une révolution fleurissait, parfois, la fleur ne fanait pas. Souvent, elle se liait alors à la fresque magnifique que dessinaient ses sœurs sur le sol du monde. "Et bientôt, le monde sera un jardin". Chaque commune une plante, belle et unique, mêlant son parfum aux autres. Image remarquable par l'importance qu'elle tenait dans l'idéal poétique communal, mais imparfaite aux yeux des plus prosaïques : la terre n'était pas un grand terrain vague attendant d'être colonisé. C'était une jungle hostile, pleine de plantes invasives et de parasites. Monarchies, oligarchies capitalistes, dictatures de tout ordre. Les pires de toutes, celles qui se prétendaient du socialisme, fils parfois plaisant, souvent indigne des idées libertaires, qui tendait soit à pactiser avec les grands capitaux dans ces "démocraties" représentatives, soit à suivre les logiques "d'avant-garde", justifiant la privation démocratique comme impératif révolutionnaire. Canailles, ennemis, ils seraient traités sans pitié. Enfin, c'est ce que disaient les auteurs. et Maude les lisait sans passion. Elle se disait parfois qu'elle ne devait pas être beaucoup plus communaliste qu'une Aumérinoise ou une Lofoten serait capitaliste : c'était le système dans lequel elle était née, celui où elle avait été éduquée. Celui où elle trouvait son confort de vie. Et si elle était révulsée par la pauvreté des pays oligarchiques, si elle ne comprenait pas ce qui justifiait, moralement, l'existence de riches, et si elle trouvait absurde de séparer affaires politiques et économiques, elle n'en faisait pas pour autant un dogme personnel. Son communalisme était contextuel, culturel, pas militant. Dans d'autres conditions, peut-être aurait-elle pensé que la propriété commune, la planification démocratique de l'économie et l'économie d'abondance composaient de dangereux systèmes, inefficaces et maternant les citoyens au point de leur arracher tout libre-arbitre. Tout de même, elle soupçonnait qu'étant capable d'avoir un tel recul, ces assertions étaient fausses, à divers degrés. Elle n'était pas encore usée au point d'en arriver au paroxysme d'une telle pensée : le fait qu'elle ait du recul était pensé par le système pour éviter qu'il ne soit remit en question. Une telle paranoïa lui était étrangère. Elle était méfiante, oui, mais dans le cadre de sa profession.

Policière. Elle hésitait toujours sur ce terme. Il ne lui plaisait pas. Là aussi un héritage culturel lié à ses origines. On parlait plutôt de Protection Civile. Et la Protection Civile répondait à l’Égide, dont elle était une inquisitrice - une poseuse de question. En d'autres termes, une agente de la sécurité intérieure.

Ceux-là étaient regardés avec méfiance, ce qui la peinait sans la surprendre. Et elle réalisait bien que son arrivée à Reaving allait s'accompagner de son lot de regards en coin et de grimaces mécontentes. La cité holocauste était de ces grandes traumatisées qui préférait encore se renfermer et cacher ses plaies. Peut-être appréciait-elle qu'on lui tende une main amicale, mais si on ne lui imposait pas de l'attraper, elle se laisserait plutôt mourir. Elle venait, en quelque sorte, éviter ça. Aussi, il y avait le fait que les quelques membres de l’Égide originaires de la cité étaient absents, déployés pour aider à la destruction définitive des fanatiques de l'Ordre Rosique, à littéralement des dizaines de milliers de kilomètres de là. On pensait qu'ils y seraient utiles du fait de leur entraînement plus martial que ceux des autres communes : la protection civile de Reaving n'était jamais que la forme prise par l'Armée Rouge après les accords de paix. Et, donc, lorsque l'intervention d'un agent de rang supérieur avait été jugée nécessaire par les cellules locales de la Magistrature, on était allé chercher une femme du continent. Maude, plus précisément, en vertu du fait qu'elle était déjà passée en ville, sans prendre en compte le fait que ce passe avait été bref, et assez peu productif. Elle n'avait rien dit, consciente que son avis, quel qu'il soit, ne changerait rien aux faits que la ville avait besoin d'elle, et qu'elle était qualifiée pour l'aider. Alors, maintenant, elle partait pour la rejoindre, et serrait les dents en attendant la suite. Pour se donner un peu de temps et parce qu'elle en avait eu la possibilité, elle ne prit pas un bateau rapide de la protection civile mais opta pour le transport aérien dans l'un des aérostats de la coopérative Eheca. Un de ces beaux appareils fonctionnant à la lumière solaire qui flottait, à la vitesse d'un navire de ligne, au dessus du grand détroit séparant les côtes nord de l'Union continentale de la petite péninsule au bout de laquelle se trouvait Reaving. Un bel appareil, ce zeppelin. Pas tout à fait du niveau de modernité de ceux qui survolaient parfois la commune capitoline d'Axis Mundis, mais tout de même, un engin qui dégageait comme une forme de prestige. De grâce. C'était des liners moyens, grands comme paquebots, et dont le plan intérieur se rapprochait beaucoup. Les quelques jours du trajet avaient été d'un confort absolu : le capitaine avait même insisté pour fournir un bureau à Maude lorsqu'il apprit qu'elle était membre de l’Égide. Lui, au moins, avait énormément de respect pour la sécurité intérieure. Selon son accent il venait de Commune Ville-Libre, aussi appelée Lac-Rouge, l'immense cité lacustre qui servait de capitale à l'occupant du temps de la colonisation, puis à la révolution lors de l'avènement communaliste. Axis Mundis se trouvait à son centre, et au centre d'Axis Mundis le quartier général de la magistrature. On éprouvait, dans la capitale, un sentiment très intensément favorable aux institutions confédérales, fussent-elles policières et chargées des basses œuvres qu'exige parfois le simple fait d'organiser une communauté humaine. Le maintient de l'ordre. Car c'est bien ça, l'anarchie : l'ordre sans la hiérarchie. Il fallait donc, fatalement, qu'un de ces hommes égaux à tous les autres et disposant des mêmes droits, soit doté de la mission de maintenir la situation dans l'équilibre que l'on juge souhaitable.

Le bureau que l'on avait donné à Maud ne se trouvait pas dans la structure rigide du dirigeable, mais dans les espaces de stockages qui se trouvaient en fait dans le ballon, accessibles via des passerelles de maintenant qui couraient tout le long des compartiments de gaz maintenant ce dernier en l'air, et qu'on accédait par des petits escaliers pliables dissimulés dans le plafond des zones destinées aux passagers. Les murs du bureau, donc, étaient de grands pans de tissus, de même pour la porte, et il y régnait d'une part une chaleur un peu plus élevée que celle du reste de l'appareil - loin d'être désagréable - et de l'autre une ambiance excessivement éthérée. Coupée du temps. Occasionnellement on pouvait entendre les bips et alarmes de la station de communication radio située, selon un modèle similaire, à quelques passerelles de là. Et Maude, qui n'avait d'abord pas trouvée d’intérêt à ce bureau qu'on lui avait un peu offert de force, se surprit à y passer de plus en plus de temps. Elle ne pouvait certes pas observer le paysage extérieur, ou profiter du trajet pour échanger avec les autres voyageurs, mais se sentait bien dans cette espèce de cube de tissus, équipé d'un mobilier de beau chaleureux, d'un nécessaire d'écriture, d'un poste radio et - plus important - d'une table basse entourée de coussins. Reaving, rationalisait-elle, ne lui offrirait aucun confort. La ville n'était pas faite pour ça. Si ils le pouvaient, les habitants s'écorcheraient pour éviter que l'agréable confort d'une vie moderne ne vienne empiéter sur les souvenirs douloureux qu'ils chérissaient tant. Or, se disait toujours Maude, elle était une fille de l'Union. Habituée au confort et à la chaleur. Elle avait bien le droit d'en stocker autant que possible avant de poser pied dans le nord lointain de l'Union. Oui. Elle y avait bien droit.

On toqua à la porte lors d'une de ces séances de repos préventive. Toujours allongée sur les coussins, elle leva une main et un indexe puis, réalisant immédiatement que l'individu se trouvant derrière le drap ne pouvait pas voir son invitation à entrer, se redressa complètement en se raclant la gorge.

"Oui ?
- Inquisitrice ?" La voix d'un des officiers de communication.
"Eh bien, oui ? Entrez, que se passe-t-il ?"
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