Suite de ce poste.Je suis l’air du temps.
- Andrean Gabriel d’Alcyon.
D’Alcyon admirait l’avenir, sur le pont d’une vedette torpilleuse il rêvassait imprudemment l’avenir, laissant l’appareil aller à des vitesses folles comme un cavalier sur une bête rebelle, cherchant à la fatiguer pas d’intenables pointes de vitesse. Mais la vedette tenait la ligne. Mue par la force mécanique qui avait tant inspirée les futuristes d’antan, elle se prêtait à la folie du poète superbe, et sublimait le concert des vagues et de la brise par ses hurlements de tueuse. Elle avait tué. Elle tuerait à nouveau. C’était un appareil de guerre, rapide et cuirassé, armé pour tirer des tueurs de navire. Un modèle fluvial, ou maritime, qui appartenait à un temps révolu. Un modèle de gloire facile qu’on avait employé pour tuer la flotte monarchiste ; Tuer la flotte du Grand Kah réactionnaire. La flotte blanche. Cohorte, légion de tueurs pathétiques, de marins en ayant oublié jusqu’à leur serment révolutionnaire. Armada de pirates, soudards, pillards, qui violaient chaque jour un peu plus la doctrine et le serment de leur corps, alors qu’ils marchaient au pas en bonnes marionnettes de la dictature. Un, deux. Un, deux. Puis une torpille paraît et perçait la coque, et l’eau s’y enfonçait en hurlant, et un second missile faisait sauter les moteurs, et l’ensemble disparaissait enfin d’une magnifique conflagration. Quelque-chose de beau, à s’en cramer les rétines. Un nouveau Soleil.
Soleil, c’était le nom que D’Alcyon voulait donner à Lac Rouge, au moins à Axis Mundis, lors de la dernière révolution. Soleil. Soleil ! La Révolution grandiose devait faire de cette ville le nouveau Soleil du monde ! D’aucun dirait l’Anus Solaire, en ça que s’y trouvait le parlement tout juste bon à l’indigestion d’idées et la diarrhée de verbe. Tout de même, c’eut été quelque-chose si l’on avait pas repris le vieux nom, Axis Mundis, dont l’aspect superbe, proprement moqueur, ironique, rebelle, proto-punk avec deux siècles d’avance, n’avait pas été effacé par le temps, et la force d’habitude. Axis Mudis, axe du monde, centre du monde ; C’était rai et indéniable, mais ça n’avait plus rien de révolutionnaire, maintenant que tout le monde s’était fait à la plaisanterie.
Une nouvelle pointe de vitesse. La vedette naviguait sans but, errait sur les eaux calmes pour les troubler à dessein. Son maître, dressé sur le pont, restait stoïque, mais souriait. Il repensait aux torpilles, aux conflagrations, et se demandait encore, toutes ces années plus tard, si ce qu’il avait entendu après les tirs était le métal qui se déchirait, ou les cris unis de tout ces marins. Cette masse morte, morte depuis qu’elle avait rejoint la contre-révolution, putride et lourde. Crétins, la chair flotte, c’est bien connu, mais en rejoignant l’armée blanche ils l’avaient alourdi de leurs pêchés. Alors oui, évidemment, ils avaient coulés sans peine.
Il avait alors parlé d’un simple Camouflet de Chan Chimu, car l’assaut donné avait été moins efficace que prévu, et d’un intérêt tactique très maigre. Son pilote ne s’était pas assez approché, la torpille était partie trop tard. Un navire coulé, pas un grand. L’Ironie, toujours elle, avait sauvée le coup. Mais oui, le but n’avait jamais été de détruire toute la flotte. On en aurait besoin, après la révolution, n’est-ce pas ? En coulant une frégate plutôt qu’un croiseur, on montrait simplement que c’était possible. Une menace goût chair grillée, os liquéfiés. Une menace saveur métal arraché. Maintenant l’armée blanche savait que sa suprématie navale ne lui servirait pas. Et de ce trait de génie il avait changé l’échec en fierté révolutionnaire qui résonnait encore à ce jour. Finalement la flotte blanche c’était entièrement sabordé vers la fin de la guerre. Il n’en restait pas un bateau. Le crime avait tellement énervé qu’on en avait perdu toute contenance. Dialectique matérialiste ? Mon cul. Quand la colère est compliquée ça devient autre-chose. La contraction quasi frénétique d’un peuple humilié, cherchant à se rattraper à un quelconque malheur pour retrouver un peu de contenance. Les marins blancs avaient été alignés, méthodiquement, et purgés. Non. Pas une purge, mais bien une ablation. Habituellement la vengeance a quelque-chose frisant l’érotique. C’est une vérité générale de la violence, d’autant plus quand elle est romantisée par une idéologie ou un contexte claire. Mais on avait pas voulu offrir ce plaisir à qui que ce soit, surtout pas aux ennemis du peuple. C’est-à-dire que les marins blancs, avec leur sabordage, avaient fait débander jusqu’aux radicaux les plus héroïques. Alors on passa la main aux technocrates de la révolte. Ces avant-gardes de penseurs, capables de garder la tête froide en ça, précisément, que leur sang lui-même est froid. C’est une race de lézards, les technocrates. Comme les députés ils passent des journées entières à l’ombre, pour éviter que leur sang ne bouillît et ne coule par leurs yeux, leurs narines, leur bouche, en une écume brûlante. Quand le temps le permettait, ils rampaient douloureusement au soleil et laissait les rayons cancérigènes changer leurs écailles en peau, le temps d’une apparition publique. Le fait est que ces choses-là ne sont pas tout à fait humaines, et ne connaissent pas conséquent ni colère, ni pulsion ni – logiquement – sexualité. Chez eux, thanatos ne rencontre jamais éros. Ils sont d’un insipide… Mais parfois, utiles. Parfois, oui, puisqu’on les laissa s’occuper des marins blancs. Ils s’en occupèrent bien. On devait les découper, les exclure à la fois du corps national et du monde. Il s’agissait d’une opération chirurgicale demandant l’intervention de tels lézards. On ne voulait pas un massacre donc vraiment, de toute l’assemblée il n’y avait bien qu’eux pour gérer l’ensemble sans que cela ne vire au spectacle. Ils firent ça bien. Contre un mur. Pan. Suivants. Contre un mur. Oh vrai, il y avait bien eut la capture, mais sur ses derniers jours, la révolution avait le chic pour obtenir de ses ennemis qu’ils résistent à la tentation de mourir. On avait de nombreux moyens de les appréhender, et la même lâcheté qui avait alors poussé les marins à rejoindre l’armée blanche, à saborder leurs navires ensuite, les poussait maintenant à accepter la capitulation sans condition, une bataille après l’autre. Les groupes de guérilla, organisés, coordonnés, livrèrent les prisonniers – des centaines d’hommes, d’officiers, des masses et des masses de viande rebelle, impropre à la consommation. On fit un État des lieux et les lézards temporisèrent pour laisser aux prêtes-juges le temps nécessaire à leur tâche. Oui il y eut des pelotons, mais peu. C’était réservé à ceux qu’on avait trouvé assez abominables pour mériter l’élimination d’une part, mais pas assez notables pour avoir droit au moindre cérémoniel d’humiliation. Les bourreaux stupides, commissaires politiques royalistes insipides, sous-officiers en charge des geôles. Ainsi de suite. Une grande partie des marins étaient aptes à la reconversion politique et durent traités en égarés du Kah, des gens privés de nombreux droits et devoir, mais qui pourraient vivre, au moins. Le temps et les amnisties successives leur permirent un retour à la normalité, et les plus inadaptés finirent par quitter le pays, ou disparaître dans la jungle. Restait le cas des impardonnables. Décideurs, officiers généraux et intermédiaires, du ministre de la marine aux commandants de navire s’étant rendu coupables d’obéir aux ordres de la junte, tous furent finalement jugés. Trente ans de prisons. Quinze. Dix pour toi, qui n’est qu’un minable. Puis les pyramides furent rouvertes, et on graissa la Roue du sang de quelques-uns de ses ennemis.
D’Alcyon soupira. Baissa le régime du moteur de la vedette et la plaça dos au soleil, face aux côtes où il apercevait les quais accueillant de la petite marina d’où il était parti.
Quelle époque glorieuse, où l’on croyait la Révolution à la hauteur des attentes qu’elle suscitait. Fermement décadentiste, il avait bien trouvé le temps de se complaire, largement, dans les échecs et les déceptions du Nouveau Cycle. Le comité de salut public estimable et ses erreurs, l’incapacité du Grand Kah à recomposer un corps marin, les truculences du Liberalintern, plus récemment l’humiliation presque masochiste de l’armée de l’air.
Mais ce n’était plus drôle, maintenant. On ne pouvait occuper qu’un nombre donné d’années à organiser des sports mécaniques. On ne pouvait écrire des poèmes forts qu’un certain temps. On ne pouvait s’épancher en longs romans qu’un certain temps. Les femmes elles même, pourtant inchangées et toujours parfaites dans leur multitude, ne plaisaient qu’un temps. La vérité, s’il ne se l’exprimait pas en ses termes, c’est qu’il prenait de l’âge. Enfin ce n’était pas ce qu’il en pensait, naturellement. Il y avait toujours chez lui cette distance séparant l’homme de sa raison, aussi large que l’abîme séparant le Dieu de l’homme. Dans sa conception des choses, sa cosmogonie propre, il existait une corrélation réelle, presque magique, entre les écrits d’un homme et sa capacité d’action. Il considérait sincèrement que quiconque écrivait sincèrement s’épuisait, et qu’on ne pouvait s’épuiser à écrire sincèrement sur des choses n’ayant pas lieu. Il y avait toujours une part de vérité. Sa frustration à lui venait donc du fait que ce qui avait été vrai, la Révolution, tendait à ne plus l’être. Rétrospectivement, par un effort surréaliste du monde, un camouflet de la réalité à l’auteur, la Révolution que tout le monde avait senti si tangible, si forte, n’avait pas eu lieu en des termes satisfaisants, et par effet mystique, effaçait son existence passé. Ce qu’on avait ressenti au présent n’avait pas eu lieu et disparaissait pour de bon. Ses textes, écrits sincèrement, ces élégiaques à la Révolution et à l’Histoire, allaient devenir faux. Il allait devenir un faussaire.
Il n’y survivrait pas. Pas que sa gloire en souffrirait.
Pas qu’on s’en rendrait compte. Mais D’Alcyon, l’être, disparaîtrait aussi sûr que ses textes deviendraient faux.
Agacé, il remit les gaz et fonça à bonne vitesse vers les quais, sillonnant entre les vagues et se passant les nerfs par l’intermédiaire de sa machine. Un instant plus tard, il était à quai, où l’attendaient trois hommes dont on aurait pu jurer qu’ils étaient en uniforme, si tant es que leurs tuniques correspondaient à la tenue d’une quelconque force armée, policière ou politique. Pour un observateur quelconque, il était difficile de déterminer à quoi ils appartenaient. À l’armée D’Alcyon, en fait. Mais le monde ne savait pas encore que celle-là existait.
– C’était comment ?
L’homme au centre des trois indiquait la vedette du menton. À en juger par la question il devait être là depuis un moment, à observer le ballet lointain du poète sur son esquif. Ce dernier ne répondit pas immédiatement. C’était devenu naturel, chez lui. Tout devait prendre des aspects théâtraux, immenses, et sublimes.
Andrean Gabriel d’Alcyon était homme de spectacle.
Face à lui se trouvait plutôt un homme d’action. Alguanaro Vespasi. Petite frappe plusieurs fois repris de justice, casse-coup notoire, pilote d’avion – un des chevaliers. Il était une créature difficile à cernier au premier instant. Un air granitique. Front dégarni donc crâne rasé, lèvres pulpeuses et yeux enfoncés dans un visage bronze, une musculature de guerrier. C’était ce qu’il inspirait. La statue précoloniale d’un quelconque guerre mythique. C’était peut-être pour cet aspect que d’Alcyon en avait fait le chef de son groupe de partisan. Mais même avant de rejoindre les rangs de la légion que l’homme mettait en place, même avant de se soumettre à la volonté de cet esprit fou qui ne rêvait que révolution et morbidité, il était déjà ce qu’on pouvait appeler une figure reconnue. Pas partout, évidemment. Il jouissait de cette toute petite notoriété que certains hommes avaient dans leur milieu. Pas un artiste mais d’une culture étonnante, il avait traîné dans les rangs des futuristes, introduit là-bas par sa femme, une jeune accélérationniste, à l’origine de quelques sculptures sur le thème du mouvement et de la machine qui lui avaient valu l’intérêt des futuristes. Cet intérêt s’était mué en passion quand ceux-là avaient appris que son conjoint était pilote ; Il avait fait quelques courses pour eux, et de l’acrobatie aérienne ; L’air puissant et taiseux de Vespasi en faisait l’œuvre d’art idéale, incarnation dénuée de personnalité apparente de l’homme nouveau, qui se livrait tout entier à la machine et la laissait s’exprimer à sa place. Ainsi, il arpentait les meetings, les rassemblements, les évènements sociaux et politique de ce groupe artistique, et sa femme avait reçu l’honneur d’être considérée comme prenant part au mouvement, en ses qualités d’amatrice. Quand les artistes s’étaient rangés au service d’Andrean Gabriel d’Alcyon – pour ceux qui n’avaient pas préféré rejoindre la citoyenne Maiko – il avait suivi. Il faisait, tout simplement, partie du mobilier. Et le mobilier était toujours ce que d’Alcyon remarquait en premier en entant quelque-part. Habituellement il avait des choses à redire. C’était un homme aux goûts prononcés, et de nature extrêmement critique. Mais il n’avait rien vu à redire sur Vespasi. Il l’avait découvert comme l’homme de goût découvre, par hasard, un incroyable meuble de maître au milieu d’une brocante villageoise. Depuis il le gardait jalousement, en faisant le chef de section d’une escouade de deux cents volontaires, première de son genre.
Enfin, le poète répondit à son homme de main.
– Belle mer. Il fait un peu froid. Rentrons, la machine est fatiguée.
Et ils se mirent en route. Les quais étaient séparés de la ville par une série de marches de pierre à l’aspect chaud, pastel, courant le long d’une végétation d’aspect méditerranéen. Du temps de l’empire l’endroit appartenait à un important complexe balnéaire. L’Union n’avait rien contre le tourisme. Avant la révolution, beaucoup de ses régions jouissaient d’un important tourisme étranger, et en dehors de cet aspect économique, le tourisme intérieur était une réalité indéniable et importante, d’un point de vue culturel et unitaire. Cette structure, cependant, n’avait pas échappé au recyclage dans les règles du fait que la station en elle-même était non-seulement la propriété privée d’un noble particulièrement détesté par la population locale, un quelconque duc appointé là en qualité de gouverneur et qui n’avait en fin de compte, et sans que cela ne surprenne qui que ce soit, fait qu’institué un système de pillage des richesses locales, mais avait en plus servie de quartier général aux forces contre-révolutionnaires (dans la région) lors de la chute des blancs. Les lieux n’avaient plus grand-chose de touristique, maintenant. Une partie des bâtiments avaient été réaménagés en musée de la répression politique, une autre avait été rasée pour laisser place à des habitations, et les quais, avantageusement cachés à derrières des petites collines, avaient été conservés sans qu’on sache trop quoi en faire. Il n’y avait bien que les puissants excentriques à la d’Alcyon pour posséder leurs propres navires. Quand-bien même le dit navire était avant tout un appareil de guerre qu’il n’avait jamais rendue. En ses qualités de milicien engagé de la protection civile, rien ne l’empêchait de garder cette arme de guerre. De toute façon il ne serait jamais venu à l’idée de quiconque de retirer à l’homme du Camouflet le joyau de son fait d’arme. Pas plus qu’on ne retirerait à un escrimeur triomphant son fleuret.
Arrivés en haut des marches, on voyait un peu mieux la ville. Une route bien entretenue traversait les collines en sillonnant sur ses pentes les moins raides, et s’enfonçait ensuite entre les tours hyper-modernes de la cité. Le ciel, qui s’était couvert, avait des aspects orageux. Heon-Kuang connaîtrait bientôt un orage, qui la purgerait peut-être des puanteurs de la journée. La ville, trop peuplée pour répondre aux standards écologiques de l’Union, finirait un jour ou l’autre rasée par une foule autodestructrice, si convertie aux doctrines révolutionnaires qu’elle comprendrait la nécessité de son suicide ; En attendant les hautes tours d’acier, couvertes de jardins, les temples et les quartiers traditionnels, séparés par des bras de fleuve, et les grands ports militaires, vides, inutiles, agglutinés autour d’une île qu’on avait changé en forteresse imprenable et ridicule à l’époque des missiles, formaient le panorama superbe d’une ville unique en son genre, qui avait inspiré tant et tant d’auteurs et se présentait fièrement au monde comme l’avant-garde rutilante d’un certain utopisme urbain, où gratte-ciel et mégastructure n’était pas synonyme de capitalisme, où la misère n’existait virtuellement pas, où l’urbanisme n’était pas l’affaire de sociétés privées, rognant systématiquement sur les coûts et cherchant l’économie avant la qualité du service, mais bien de conseils d’habitants directement concernés par les effets de leurs décisions.
L’ensemble, de loin, fleurait bon la révolution accomplie.
Et tout cela, bien entendu, n’était qu’une illusion à laquelle on se laissait prendre par faiblesse. C’était en tout cas ce que d’Alcyon expliquait à Vespasi et aux autres. Les quatre hommes se trouvaient dans l’habitacle d’une voiture électrique, descendant les flancs de colline sans l’ombre d’un ronronnement de moteur. À cette heure tardive, les ombres projetées par le soleil donnaient au paysage des airs de fin de règne, où le moindre arbuste était suivi d’une longue traînée noire. Tandis que la voiture, pilotée par je plus jeune, un certain Huetec Ot-Sactxt, rejoignait la circulation de la ville, se glissant entre le couloir réservé aux trams et celui destiné aux vélos, le poète explicitait sa pensée. Le Grand Kah avait trop réussi trop vite. Ou peut-être que son crime était d’avoir raté aux endroits clefs. Sa révolution, si unique en ça qu’elle était la première des Révolutions au sens noble, méritant une majuscule et toutes les fanfares d’usage, n’était pas complète et ne le serait pas tant qu’elle insisterait pour oublier que l’Homme, pour être une créature intelligente, sociale, capable de rationalité et existant dans un monde physique, n’en restait pas moins le serviteur de forces mystiques lui échappant. Comme celle, pas encore cernée, de sa propre psychologie. Les pères de la psychologie étaient plus proches de toucher du doigt la réalité révolutionnaire que ne l’étaient les matérialistes d’il y a deux siècles. Et ce n’est pas faute d’essayer, concernant le Grand Kah. On comptait de nombreux mouvement mélangeant habilement politique et psychologie, mysticisme indigène et politique présente. L’Être Suprême lui-même, ce concept si obscur et incompréhensible aux étrangers, mais si clair et omniprésent pour les kah-tanais, représentait une tentative tout à fait honorable de subordonner les révolutionnaires à leur psyché. Mais ça restait, à chaque fois, un échec. Car on se refusait à la réalité, qui était qu’il y avait un besoin puissant, profond, inexorable de romantisme.
La voiture s’engagea sur l’Avenue des Quinze Préceptes, qui remontait le long du Tha Chamui jusqu’au parc historique d’Ishimura où se trouvaient les ruines du vieux palais impérial. Il datait d’avant le Grand Kah, d’une antiquité lointaine dont on acceptait de respecter les souverains en ça qu’ils existaient dans un univers révolu, entièrement déconnecté des nobles modernes, qui tuaient et oppressaient en dehors des livres d’Histoire. L’avenue continuait en ligne droite sur de longs kilomètres, Tra Song, Vinh Lat, Maraya, puis se divisait en une multitude de rues se déversant dans les différents quartiers de la « corne », comme on appelait la zone portuaire de la métropole, administrativement désignée en tant que Commune Est.
D’Alcyon, imperturbable, continuait son exposé.
– C’est une chose que les souverains d’alors avaient mieux compris que nous. Que nous tous, les rois modernes sont encore pire que la Révolution car sans exterminer un ordre ancien, ils ont tout de même oublié ce qui leur donnait leur glamour.
Il employait le terme au sens premier, mythique, du terme. Une charge magique, transfigurant une chose en une autre. Pour lui, et il l’expliqua en des détails très complet à ses associés, il y avait un temps lointain où l’homme était peu nombreux sur la face du monde. Sa compréhension des choses était faible et le monde était encore perçu comme cette immense terre, finie et cruelle, sans que l’on sache précisément s’il existait seulement une vie en dehors de la cité. C’était une époque mythique. Pas uniquement parce que la plupart des grands récits à l’origine de toute culture, recycl&s tant et tant de fois, briques élémentaires de toutes les cultures humaines, y avaient été conçus. L’Ancien Testament des catholiques, par exemple, composé de tant et tant de textes, morales, contes, chants issus de cette époque qu’on pouvait presque qualifier d’antédiluvienne, dans l’hypothèse où le déluge serait cette fameuse perte ; Eh bien à cette époque, les rois vivaient dans cette même peur terrible du monde. Ils n’étaient d’ailleurs pas beaucoup plus riches que le peuple. Leurs droits infinis ne s’accompagnaient pas de barrières physiques, ou d’une vie beaucoup plus confortable. Le monde rampait dans la pauvreté et la sous-population changeait les capitales importantes en petits villages de province. On accédait au palais comme on accéderait à une mairie.
Bref. Ces gens vivaient – pour des raisons strictement dépendantes du contexte socio-historique – dans un univers franchement romantique. C’était ce romantisme qui avait permis à cette époque, plus que son antériorité, de générer les bases élémentaires de toute culture ; Parce que la culture est, par essence, une chose vivante et chaude qui rejette la raison pour l’impression, et qui ne croit en rien d’autre que ce qu’elle perçoit. Un animal stupide et indomptable qui a besoin de se nourrir de sentiments réels et éprouvés. Le romantisme, c’est l’art d’alimenter la machine humaine d’une passion agissant sur lui comme l’adrénaline sur un guerrier ou un sportif. Lui faisant ignorer la douleur, parfois sa propre mort, le faisant progresser. Le rendant addict. Le romantisme est à la fois le poison d’une société qui se veut propre et bien ordonnée, et l’antidote au poison de la normalisation des choses. C’était comme Shinra le disait. L’auteur, romancier, poète, essayiste, philosophe, était des rares que l’égo d’Alcyon lui permettait de citer directement et sans ironie. Mort depuis des décennies, il avait été le maître à pensée de tant et tant de gens, écrivant longuement de magnifiques théories sur la culture dominante, et la propension de cette dernière assimiler tout ce qui lui était extérieure. Ce que d’Alcyon appelait romantisme, lui l’avait appelé l’Obscène. Il croyait à l’Obscène. Le trop gros pour être accepté. Il ne faut pas faire peur au petit bourgeois, choquer le capitaliste et le noble. Non. Il faut les dégoûter. Leur faire mal, psychologiquement. Les faire vomir d’horreur, de stupeur, d’horreur. La première impulsion est de générer une culture qui leur est étrangère et qu’ils rejetteront. Mais la société dominante, suivant des mécanismes bien compris, assimilera toujours ce qui est autre. A l’époque il parlait d’avant-garde surréaliste, maintenant on pourrait par exemple appliquer ça aux mouvements punks. D’abord contestataires, maintenant marketés par le monde capitaliste et vendus dans des hypermarchés. Le Punk n’a pas su se rendre assez inatteignable, il a été cautérisé, rendu inoffensif. Maintenant il est assimilé à l’ensemble de la culture dominante. Il la sert à son tour.
Là où, cependant, Shinra était incomplet, c’est que s’il avait raison d’appeler à la mort et au sexuel absolu, s’il avait raison de croire à l’importance du tabou et que, comme il le disait, la première impulsion (faire ce que rejettent les dominants), n’était pas suffisant, croyant plutôt en la nécessité d’aller jusqu’à faire ce qu’on rejette soi, il n’avait pas prévu que des mouvements ne se faisant pas assimiler par la culture dominante finiraient pas disparaître faute de soutien. Être inaccessible était insuffisant.
Ce pourquoi d’Alcyon prônait une approche quasi-opposée. Plutôt que de créer une culture romantique (ou obscène), il voulait que soit d’abord conçue une culture de masse. Une culture répandue en des légions de révolutionnaires. Et insuffler à ceux-là le romantisme. Quoi qu’il en soit, l’important, plus que la méthode, c’était le résultat : obtenir un Grand Kah inclassable, qui abandonnerait son matérialisme au profit de l’émotion, du puissant ressenti, de la rêverie exquise exigeant non pas par posture morale, éthique ou idéologique, mais par passion quasi-amoureuse ou destructrice, que Révolution soit faite. Voilà le but. Une légion de soixante-dix millions de poètes, qui scanderaient les cris arythmiques de leur liberté personnelle, incarnée en autant de passions individuelles, canalisées dans la matrice d’une révolution. La roue du Kah, enfin, retrouverait sa magie.
Et quant à la méthode, ce n’était qu’une affaire de temps, et elle se révélerait au monde comme le clou d’un spectacle de Magie. Bien entendu le monde avait les yeux rivés ailleurs. Tout le monde se moquait des élucubrations de l’artiste génial, dont on se doutait qu’il allait s’adonner à une nouvelle folie, sans bien savoir laquelle et sans avoir le temps ou l’énergie de fixer les évènements de trop près. Et c’était parfait ainsi : ce que demandait d’Alcyon c’était justement de l’intimité. Lui voulait montrer au monde le champ des possibles. La méthode important pour les acteurs, et ceux-là avaient les yeux bien ouverts, il le savait.
La voiture s’arrêta sur la pointe est de la commune. Des hôtels, des jolies places, de vieilles maisons en vieille pierre. C’était un quartier occidental, à une époque. L’indépendance ne s’étant pas faite sur des critères régionalistes mais communalistes, les bâtiments de la concession étrangère avaient pour la plupart survécus aux évènements. Raser représentait moins d’intérêt que mutualiser. Face à la plus grande place de la ville se trouvait le promontoire, l’un des parcs naturels de la commune. Une immense île boisée où l’on se rendait, quand le temps était clément, en balade. Il s’y trouvait un petit temple shinto et de jolis paysages naturels.
D’Alcyon et sa suite, cependant, ne partaient pas en balade. Déjà parce que la nuit était tombée, ensuite parce qu’ils s’arrêtaient plutôt dans l’hôtel d’une ancienne compagnie magermelkoise, où les futuristes avaient organisé un quartier opérationnel du plus bel effet. Des hommes et femmes en uniforme bleu montaient la garde à tous les étages, et accueillirent leur maître avec déférence et cris joyeux. Ils incarnaient un mélange bizarre de discipline et de désordre. Jamais coordonnés, prompt aux effusions diverses, mas obéissant et respectueux jusqu’à la moelle. C’était certes une constante dans les mouvements armés kah-tanais, qui suivaient après tout une logique anti-hiérarchie assez précise, mais ici la notion se voulait moins anarchiste que romantique. Encore ce mot. Ces hommes et femmes n’étaient pas des soldats, ou des miliciens, ou des brutes. Ces hommes et femmes étaient des légionnaires. Des guerriers. Des sauvages habiles, rassemblés en une tribu combattante. Leur maître les salua en ces termes, et grimpa au second étage où se trouvait la salle de commandement. Depuis ce promontoire, les intentions du poète étaient claires. Un enfant aurait pu saisir l’idée : elle était épinglée au mur sous la forme d’affiches, étendue sur la grande table en la matière d’une carte de la région. Des pions et des post-it indiquait des ébauches de plan, de réflexion. Trois cibles, listoniennes, et des centaines d’hommes prêts à en découdre. On devinait les contours d’un plan ambitieux, certainement pas à la portée d’un homme seul, même accompagné d’une milice ou d’un parti politique organisé. C’était sans doute pour ça qu’il défendait bec et ongle cette « brave fille » et sa clique d’enragés de la vie. Maiko. La faille dans laquelle les frustrés de l’Union avaient déversés leur ultra-nationalisme mal dissimulé. La fillette de l’espoir, la fille du siècle. L’enfant qui donnerait au Grand Kah cette bouffée de romantisme dont il avait besoin. Mais ce ne serait qu’un premier souffle, insuffisant à activer les poumons de la vielle machine, deux gros muscles qui avaient oublié comment remplir leur usage. Ce premier souffle serait à peine suffisant. Tout juste bon à donner un avant-goût, à faire comprendre à la masse comme il était bon, cet avenir que promettaient les ambitieux. Et à obtenir, par la même, le soutien à ce projet fou. Tout était clair, écrit dans les grandes lignes d’une conception sans faille, comme en ont toujours l’air les grands plans bien rédigés.
Il avait profité pour se faire de l’expertise des militaires ralliés au poète, et de la plume de ce dernier. Un texte unique en son genre, mélangeant allégrement considérations techniques et vindicte politique. Le tout avait quelque-chose d’enivrant dans ce qu’il promettait, mais ce n’était qu’un effet de manche : la base était très simple.
Infiltrer des hommes dans les provinces mourantes du vieil Empire Listonien, à l’aide des missions humanitaires qui avaient déjà, virtuellement, placé ces territoires sous tutelle.
S’octroyer l’appuie du peuple en se basant sur les passions politiques locales et les besoins élémentaires auxquels répondent dors-et-déjà les missions humanitaires.
Saisir le pouvoir par de complexes manœuvres d’intimidation.
De là, proclamer l’instauration d’une régence internationale des quatre cités holocaustes, et attendre une annexion formelle et populaire des territoires sauvés à l’Union.
Un projet irrédentiste, romantique, nationaliste. Un projet puissant, qui mettrait les députés, ces branleurs du Parlement Général, devant leurs responsabilités. Un projet d’irréaliste, de fou, d’aventurier d’il y a deux siècles. Un projet immensément dangereux.
L’homme, cessant de fixer ses plans, lança un regard à ses apôtres. Les hommes de mains l’observèrent en retour.
– Je crois, entama enfin le poète, qu’il va être temps de nous y mettre.