Actée s'était déjà rendue en Eurysie à de très nombreuses reprises. Elle aimait bien, le vieux monde. Des berges chaleureuses de Fortuna aux jours sans fin, glaçants et splendides, du Makt. Pendant très longtemps son rapport avec ces régions avait été celui, un peu bourgeois, elle devait bien se l'admettre, de l'autrice célèbre. Elle faisait le tour des conventions. Des universités. Se traduisait dans toutes les langues et précédait toujours son succès, pour y confronter sa pensée à l'interprétation de ses lecteurs. Romancière adepte du réalisme magique, elle avait surtout brillé dans ses analyses socio-politiques, ses thèses sur la société et les individus. Sa façon toute particulière de concevoir l'individualité dans la communauté. De réintroduire une notion de « Moi », de « Soi », dans le grand rêve communaliste. Communiste. Une réponse constante aux critiques que les libéraux faisaient à sa famille politique.
Son arrivée à Kotios se fit d'ailleurs sous cet angle. Une citoyenne du Grand Kah, fût-elle membre de la Convention et, plus important encore, du Comité, n'en restait pas moins qu'une citoyenne. Elle vint seule, par ses propres moyens, salua quelques officiers de la Garde en faction dans la région, dîna avec les juges – elle entretenait une correspondance de nature personnelle avec plusieurs d'entre eux – s'arrêta dans les universités pour rencontrer les élèves, les professeurs, visita les ruines des quartiers touchés par la guerre… Prenait des notes. On aurait pu penser qu'elle venait humer l'air de la révolution, peut-être en préparation d'un nouvel écrit ? Peut-être par pure curiosité ? Kotios était une commune. La première qui survivait sans intégrer le Kah. Une anomalie, dans la conception historique et idéologique de l'Union. Peut-être que sa déléguée venait simplement l'analyser, la comprendre, de façon à adapter la politique que suivrait désormais son commissariat.
Le masque tomba finalement lorsqu'elle rencontra quelques-uns de ses vieux amis, envoyés sur sa demande en Francisquies, et restés de leur plein gré à Kotios pour y former le Club du Salut Public (Section Kotioïte du Grand Kah).
– "Ce ne sont pas des vacances, pas vrai ?"
La question venait de la citoyenne Zaïd. Elles s'étaient bien connues sur les bancs d'une même commune supérieure. Actée secoua doucement la tête.
– "Qu'est-ce qui m'a trahi, cette fois ?"
– "Mais vous, citoyenne. Vous ne prenez jamais de vacance. Tout pour l'Union. Ce sont vos mots, pas les miens."
Elle croisa les bras. Actée ne put s'empêcher de sourire.
– "Bon, d'accord. Mais que cela reste entre nous. Je vais rencontrer un Francisquien." Elle leva une main pour faire taire toute remarque. "Affaire communale, tout ça est très officieux, compris ?"
Le citoyen Arthem, particulièrement prompt à l'inquiétude, se redressa dans son fauteuil.
– "Où ça ?"
– "Ici, à Kotios."
– "La Garde sait ?"
– "C'est officieux." Elle secoua la tête.
– "Vous n'allez pas vous y rendre seule." Et, prenant les autres à témoin. "C'est inconscient."
Elle était bien d'accord, mais haussa tout de même les épaules. Finalement, la citoyenne Mérédith, qui était installée à l'écart, se racla la gorge.
– "La Section Défense se chargera de votre sécurité. On ne pourra pas mettre ça sur le compte de l'Union."
– "Ça me va."
Elle se présenta devant l'hôtel particulier. Rien n'indiquait que les hommes qui lui faisaient face étaient autre-chose que de simples civiles. Tout le monde avait des armes à Kotios, ceux-là ne faisaient pas taches. Ses propres compagnons, cependant, indiquaient clairement leur allégeance. Deux hommes et trois femmes, portant de longs manteaux blancs, les
brassards de la Section Défense, des bérets noirs et des pistolets mitrailleurs à la ceinture. Celle qui semblait faire office de cheftaine, le nez et les lèvres constellées de piercing, portait un pin aux couleurs de l'Arc-en-ciel indiquant que cette cellule en particulier était une section militarisée LGBT+. C'était inhabituel, mais le message politique se voulait bienveillant : ces cellules en particulier de la Section Défense donnaient plus dans le social, la police de proximité et l'éducation populaire que la guérilla et la chasse au réactionnaire. Les gardes entrèrent à la suite d'Actée et de ses hôtes, ne leur accordant qu'un bref regard, le temps de considérer leur équipement et le niveau de menace qu'ils représentaient.
Actée, pour sa part, était détendue. Elle s'imaginait le pire mais n'en laissait rien paraître. Si c'était un piège... Non. Ce n'en était sans doute pas un. C'aurait été grotesque. Stupide. Même de leur part. Arrivée dans le salon où allait se dérouler la suite de l'entretien, elle approcha directement du ministre et lui tendit la main.
– "
Quel plaisir d'enfin vous rencontrer en personne."
Elle souriait de son air toujours un peu froid, mais semblait sincère.