L’université d’anthropologie aventurière n’est devenue formellement une université que tardivement dans l’histoire du Royaume d’Albi, aux alentours du début du XIXème siècle. Néanmoins, les bâtiments et la vocation de l’humanistinen existent déjà depuis plusieurs siècles, sans qu’il soit possible d’établir une date exacte de sa fondation. Les travaux des archivistes font remonter le début de son histoire à la fondation d’un petit comptoir marchand fortunéen à Albigärk aux alentours du VIème siècle, à la suite de négociations entre les commerçants de la Sérénissime et les autorités locales. A cette époque, la péninsule d’Albi n’était pas encore complètement unifiée par une unique couronne et ses domaines fonciers souffraient largement de leur enclavement. Les richesses de la civilisation eurysienne se concentrent alors surtout autour de la Leucytalée et l’océan du nord n’a pas encore acquis son statut de voie de passage privilégiée pour le commerce.
Si déjà à cette époque les habitants de la péninsule sont connus pour leur goût de l’exploration du monde et que des expéditions outre-mer sont périodiquement organisés à la découverte de nouvelles terres où commercer et piller, les méthodes et l’institutionnalisation des compagnies de marchands est à la peine par rapport à celle des fortunéens. C’est cette prise de conscience, au contact de leurs commerçants et usuriers qui fait prendre conscience aux Pharois de la nécessité de réformer ce qui jusqu’alors se résumait à des voyages privés et de petite envergure.
Les réformes, qui ne peuvent être prises qu’à petite échelle, sont d’abord balbutiantes. Une première guilde d’exploration est créée, fonctionnant sur le modèle de la créance et du mercenariat : des propriétaires terriens financent sur leurs fonds propres des expéditions outre-mer dans un objectif de rentabilité. C’est cet objectif qui marque véritablement un tournant dans l’histoire pharoise puisqu’il oblige à rationaliser les pratiques du pillage et du commerce. Jusqu’alors les capitaines avaient seule voix au chapitre quant à leurs destinations et leurs stratégies, ce qui poussait autant à l’audace qu’à la stupidité. Il n’était alors pas si rare de voir des raids tourner au fiasco en raison d’un manque de préparation des assaillants.
La guilde change la donne : plus question d’y aller à l’aveugle. Les expéditions commencent à être planifiées à l’avance, bornées dans le temps, et s’appuient sur la connaissance du terrain et des faiblesses locales pour optimiser le pillage et le commerce. Bien sûr, les expéditions privées restent largement la norme, mais l’optimisation des voyages permet plusieurs innovations stratégiques et techniques, notamment dans le domaine de la construction navale qui doit désormais répondre à des problèmes concrets de terrain. Les financeurs souhaitent maximiser les profits et réduire les risques au minimum, ne pouvant plus contrôler les équipages une fois ceux-ci en mer, le contrôle s’exerce de plus en plus sur les préparatifs à l’occasion de quoi les capitaines doivent donner des gages de sérieux et de rentabilité. Ces critères demeurent toutefois profondément ancrés dans la mentalité de leur époque. Ainsi, si une organisation solide et des critères de professionnalisme sont exigés, ceux-ci est à remettre en contexte : l’esprit d’entreprise et le goût de l’audace sont largement valorisés et perçus comme des signes d’intelligence et de valeur au combat.
C’est aux alentours de la deuxième moitié du XIème siècle que la Couronne d’Albi semble s’intéresser aux agissements des guildes – qui se sont multipliée depuis. L’un des objectifs du pouvoir royal est alors de maîtriser l’influence des propriétaires locaux pour éviter les frondes, récurrentes tout au long de la première partie du siècle.
Les guildes sont devenues la norme, désormais. Elles font office de chasseuses de tête pour trouver les meilleurs marins, capitaines et guerriers du territoire, elles concentrent et accumulent les cartes de l’Eurysie et des océans, amassent les informations sur les fortifications et points faibles régionales. Certaines des plus influentes vont même jusqu’à entretenir des réseaux d’informateurs dans les cours du continent afin de se tenir informées des conflits politiques et militaires qui les traversent et en tirer parti.
Par ailleurs toutefois, les guildes sont souvent tombées sous la coupe des alliances locales au sein du territoire d’Albi. Si chaque région n’a pas la sienne attitrée, plusieurs sont en concurrence directe, souvent calquées sur les rivalités commerçantes des régions entre-elles. Par certains aspects, les grands corps expéditionnaires qui étaient à l’origine destinés à l’outre-mer font désormais office de véritables compagnies de mercenaires, attachées à des villes ou des domaines fonciers, et servent autant à ramener des richesses venues du reste du monde qu’à protéger les propriétaires de leurs propres compatriotes pirates.
Un éclatement de la force militaire que la Couronne d’Albi cherche à endiguer, d’autant que le recours à des forces mercenaires privées pour protéger les côtes souligne implicitement l’incapacité de la royauté à sécuriser le territoire. Est alors fondée la kuninkaallinen kilta, ou la guilde royale, afin de venir concurrencer directement les autres guildes et, grâce aux grands moyens financiers engagés, attirer à elle l’élite des capitaines et marins de la Péninsule.
Cette initiative se révèle un succès relatif qui sans mettre fin à l’influence des guildes de mercenaires privées limite parfois leur influence mais les oblige également à se montrer plus audacieuses dans leurs expéditions et pousser les voyages de plus en plus loin, jusqu’aux côtes afaréennes et nazuméennes.
Ce n’est qu’au siècle suivant, avec l’essor des universités au moyen âge et l’implantation en Albi de la religion catholique et de son modèle monacal que la kuninkaallinen kilta se voit affublée d’une nouvelle mission : former les capitaines et équipages qu’elle embauche aux différents arts de la navigation, de la stratégie et du commerce, plutôt que de simplement compter sur leurs compétences déjà acquises par ailleurs.
La raison de ce changement de paradigme est multifactorielle : tout d’abord, les capitaines travaillant pour les guildes prestigieuses acquièrent rapidement une grande notoriété et la concurrence entre ces-dernières leur permet d’exiger de nombreux privilèges, au risque de partir travailler pour une autre guilde. De plus, ces Albiens impétueux prennent de plus en plus la mesure de leur rôle militaire crucial dans la défense du pays, au point de pouvoir faire de l’ombre à certains pouvoirs terriens locaux ou de choisir de détourner le fruit de leurs expéditions en mentant sur les butins, voire en ne donnant plus signe de vie pour jouir de leur fortune. Une catastrophe économique pour les guildes qui financent bien souvent en amont une partie de l’expédition. Enfin, ce pouvoir que possède les capitaines les pousse parfois à la faute : les guildes ne peuvent plus leur imposer autant de conditions qu’elles le voudraient ce qui remet en question jusqu’au sens de leur existence puisqu’à nouveau des équipages partent mal préparés et sans suivre les plans, ce qui cause de lourdes pertes financières à leurs employeurs.
A cette crise de la profession, la guilde royale choisit de former ses propres capitaines en prenant sous son aile de jeunes garçons talentueux, souvent cadets de familles argentées et attirés par l’aventure. Elle pourvoie non seulement à leur éducation mais leur apprend également à se battre tout en les plaçant dans un état de dépendance vis-à-vis du pouvoir royal par la créance, les jeunes capitaines doivent rembourser leur formation sur leurs futures expéditions.
Ce modèle porte rapidement ses fruits et est imité avec un temps de retard par les autres guildes, provoquant en l’espace de deux générations une aristocratisation de la piraterie dont les effets s’en ressentent encore aujourd’hui. S’ancre définitivement dans l’imaginaire collectif et dans la structure de la société l’idée que s’ils n’occupent pas le pouvoir politique, les capitaines font partie d’une élite militaire et intellectuelle, les plaçant dans une position similaire à celle des chevaliers dans le reste de l’Eurysie.
L’un des facteurs majeurs de la réussite de cette réforme, et qui ne cessera de s’affiner au cours des siècles suivants, est la mise en avant de l’art militaire et stratégique, allant de paire avec l’espionnage et la connaissance des pays ciblés par les expéditions. Un bon capitaine n’est plus seulement un bon marin et un bon commandant, il doit aussi avoir une connaissance fine de la géographie, de la géopolitique et de la manière d’en tirer parti à son profit. L’Eurysie fait l’objet d’une cartographie toujours plus minutieuse et voit l’émergence d’une première véritable politique internationale de la part de la Couronne d’Albi qui joue alors un rôle stratégique important en monnayant aux puissances régionales d’être épargnées par ses expéditions de pillage, ou de les diriger contre leurs ennemis.
Si cette stratégie de contrôle de la piraterie à des fins d’influence géopolitiques perd progressivement en efficacité au cours des siècles suivant, en raison de la stabilisation des puissances eurysiennes et de leurs investissements dans les défenses côtières, le levier demeure néanmoins entre les mains de la Couronne qui s’en servira à plusieurs reprises, notamment dans le cadre de frappes punitives ou préventives contre des nations menaçantes. Elle s’en sert également pour saper l’influence économique des pays concurrents dans la région, posant les bases d’une ambition hégémoniques dans les deux mers du nord, la Manche Blanche et l’Océan gelé.
C’est avec l’ère coloniale que la guilde royale verra son rôle une nouvelle fois bouleversé en profondeur. Tandis que le Royaume-Uni du Norstalkian se lance dans une série de conquêtes outre-mer, la Couronne d’Albi, plutôt orientée vers les régions de l’Est, temporise et préfère préserver et affiner son modèle de pillage qui fait sa fortune. Le monde, néanmoins, s’agrandit et plusieurs expéditions d’un nouveau genre son commanditées afin de partir à la découverte des régions les plus éloignées de la Péninsule.
Si celles-ci n’en porte pas encore le nom, on peut avec le recul parler de voyages anthropologiques, dont la visée est d’abord et avant tout de mieux comprendre et cerner les rapports de forces politiques et économiques hors de l’Eurysie. Si la Couronne d’Albi ne cherche pas à s’imposer par droit de conquête, consciente de son retard technologique, militaire et démographique par rapport à nombre de grandes puissances concurrentes et belliqueuses à ses frontières, les expéditions cherchent à étendre leurs ambitions de pillage. Comprendre le monde pour mieux en tirer profit est au cœur de la doctrine militaire d’Albi. Mais si ces ambitions sont intéressées, nombre des explorateurs qui partent de la Péninsule n’ont pas de mauvaises intensions et sont souvent mus par une sincère curiosité et désir d’ouverture sur le monde, quitter les mornes marécages de Suo pour s’ouvrir à de nouveaux horizons plus verdoyants et ensoleillés.
Particularité des ambitions pharoises, celles-ci ont eu très vite une dimension multidisciplinaire, pourrait-on dire aujourd’hui. Aux travaux géographiques et cartographiques s’ajoutent un intérêt linguistique et bientôt civilisationnel, cherchant à comprendre les grandes fractures entre cultures, les recenser et les catégoriser, en comprendre l’évolution dans le temps dans un véritable soucis de classification. Avec un aspect notable : très rares ont été les savants albiens à s’aventurer dans les théories de hiérarchisations raciales et culturelles. La raison en est assez complexe mais peut s’expliquer par la place prise par le pillage dans la société albienne : action furtive et rusée, usant de surprise et fuyant devant l’ennemi, la population n’est guère bercée de récits de batailles héroiques, de bravoure et de valeurs chevaleresques. Sont mis en avant la roublardise et la finesse d’esprit plus que la noblesse des idées. En effet, si la Couronne pille les autres nations, c’est bien que celles-ci sont plus riches qu’elle. De fait, la Péninsule a longtemps et encore aujourd’hui entretenu un rapport complexe et paradoxal aux autres cultures, jugées souvent supérieures à la sienne car plus prospères et mieux organisées politiquement, là où l’Etat a toujours eu un rôle très secondaire pour la Couronne d’Albi.
Ne pouvant ni se prévaloir d’une supériorité militaire, économique ou culturelle, Albi conservera un rôle discret et un rayonnement régional en Eurysie, à la fois curieuse du reste du monde mais finalement peu ouvert sur celui-ci, copiant les inventions et découvertes des autres mais systématiquement dans un soucis de les adapter aux spécificités locales et aux besoins de la Couronne, sans prétention à imposer au reste du monde un modèle politique ou civilisationnel.
C’est sans doute cette modestie frisant l’introversion qui explique la place majeure qu’occupa rapidement l’anthropologie dans les enseignements universitaires à Albi, cette discipline étant perçue comme l’une des plus complètes et des plus nobles des humanités, faisant la synthèse de toutes les autres.
Au fil des années, la kuninkaallinen kilta perd progressivement son hégémonie militaire en raison de la démocratisation des techniques de navigation qui diminuent les prix des navires de guerre. En parallèle, la guilde royale voit se renforcer son rôle d’institution de formation aux arts de la navigation et du voyage. Toutefois, la maîtrise de l’océan devient elle aussi progressivement plus technique, à mesure que de multiples champs académiques s’en réclament telle que l’ingénierie, la météorologie, la thermodynamique des fluides, etc. A mesure que ces domaines d’étude demandent une expertise de plus en plus spécialisée, la guilde royale se rabat donc sur les humanités, la linguistique, la géographie, l’histoire et l’anthopologie.
Cette reconversion est actée définitivement au début du XIXème siècle avec la création de la Seikkailunhaluinen humanistinen yliopisto, l’Université d’anthropologie aventurière qui vient remplacer l’ancienne kuninkaallinen kilta, la guilde royale officiellement dissoute. La centralisation du mercenariat n’ayant plus guère de sens puisque la Couronne cherche à se constituer une armée de métier pour ne plus dépendre des capitaines.
Cette dissolution, bien qu’assez symbolique, fait d’ailleurs partie des coups de boutoirs que la Couronne inflige à la piraterie, expliquant certainement la révolte des capitaines qui survient une décennie plus tard et aboutira à la révolution de 1930.
Pendant les dix années précédent la révolution, l’Humanistinen bénéfice de larges financements royaux. Les entreprises coloniales battent leur plein en Eurysie et la Couronne d’Albi qui a achevé d’unifier la Péninsule, ambitionne de réclamer sa part du gâteaux en poursuivant l’expansion norstalkienne. Une dynamique tuée dans l’œuf par le soulèvement des capitaines et des forces socialistes dans l’Est du pays et la révolution pharoise qui aboutit à la fracturation du pays.
Dans un premier temps perçue avec méfiance en raison de ses ambitions coloniales affichées, l’Humanistinen d’Albigärk est finalement remise en service trois ans après l’indépendance d’Albigärk, ses enseignements étant jugés précieux au regard des nouvelles valeurs de la Commune. Elle connaitra une forte activité pendant la deuxième moitié du XIXème siècle et la première moitié du XXème siècle, jusqu’à ce que la conquête listonienne n’amène à sa fermeture. Jugée couteuse et peu utile, elle subit le même sort que la plupart des universités de sciences humaines qui sont transformées en bâtiments administratifs.
Elle est finalement rénovée et réouverte en fin d’année 2007, prête à accueillir à nouveau les étudiants de la Péninsule. Elle se caractérise et se repère par sa forme emblématique et son architecture brutaliste particulièrement populaire au Syndikaali tout au long du XXème siècle. Le bâtiment d'origine ne présentant que peu d'intérêts et s'étant révélé peu pratique pour accueillir un grand nombre d'étudiants, il est remplacé par une façade en forme de cercle plat, symbolisant la rotondité du monde. L'architecture interne évoque vaguement des formes organiques, comme si la planète était une chose vivante, parcourue de veines et irriguée par les couloirs qu'arpentent les visiteurs.