Ses panais épluchés, la sorcière avait mis abruptement fin à la conversation, pris ses affaire puis le chemin des hauteurs. Cristian remarqua qu’elle allait pieds nus mais tout de même plus vite que lui. Alors que le jeune homme s’accrochait les ronces dans le bas du pantalon et manquait de se tordre la cheville sur le sol incliné, elle, semblait toujours trouver le petit plat de terre dégagé où prendre appui pour progresser d’un pas sûr dans son ascension.
- «
Attends ! » avait-il dit une fois, mais elle n’avait pas semblé l’avoir entendu et il n’osa pas répéter.
Pourquoi s’était-il mis à la suivre ? Parce qu’elle était la chose la plus extraordinaire qu’il avait vécu en dix-sept ans d’existence ? Parce que c’était une fille ? Ou parce que c’était une sorcière ? Tandis que sa tête perdait du temps à se poser ces questions, ses jambes et ses mains – le dénivelé s’accentuait régulièrement – continuait de le porter sur les pas de la fugitive. Elle transportait les tubercules dans un pli de sa robe de laine remonté d’une main, de l’autre elle écartait fougères et branches pour se frayer un passage dans le sous-bois, branches qu’une fois sur deux Cristian recevait dans le visage avec l’élan et la force souple du bois vert.
Dans leurs dos, le soleil avait commencé à décliner avec cette promptitude qu’a l’astre à disparaitre dans les régions montagneuses, où les crètes s’élèvent si hautes qu’elles plongent des vallées entières dans l’ombre dès la fin de l’après-midi. Cristian commençait à fatiguer. Sa journée de grimpette se rappelait à lui à présent et sorcellerie ou non, la fille semblait aller bien plus fraichement que lui. Une fois, il avait jeté un œil par-dessus son épaule, se demandant à quelle hauteur ils se trouvaient à présent et combien de temps il lui faudrait pour redescendre de Pădure, mais dans son dos il n’y avait que des arbres coagulés et la visibilité se perdait dans leurs branches.
La sorcière, elle ne s’était jamais retournée. A croire qu’elle se fichait de le savoir derrière elle, comme si ça n’avait pas d’importance ou qu’il allait bien finir par rebrousser chemin à un moment ou un autre, et cela le vexait autant que le motivait à lui prouver qu’il était capable de tenir le rythme. Mais plus ils progressaient, plus il semblait à Cristian que le sous-bois s’épaississait, alors que selon toute logique la montée aurait dû l’éclaircir. Ce n’était sans doute qu’une impression issue de la fatigue et des escarpement rocheux qui repoussaient des plantes hargneuses vers les chemins praticables, mais il se blessa à la main sur des épines et failli encore se tordre la cheville sur une mauvaise prise. La sorcière était épargnée par ce genre d’ennuis et un moment il sembla à Cristian qu’il suivait une sorte de spectre et cela lui fit peur. Si elle s’était retournée là, d’un visage grimaçant, probablement aurait-il débandé.
Elle ne le fit pas, il tint bon. Jusqu’au sommet.
Enfoncés dans la végétation on n’y voyait ni comprenait rien au haut du bas mais un instant ils progressaient encore dans les fourrés et celui d’après ils crevaient les arbres. Devant eux descendait en contrebas l’autre versant de Pădure. Avec le soir était venu le brouillard, la forêt en était nimbée, noyant sous un épais tapis blanc toute trace de vie qu’aurait pu abriter la vallée.
La sorcière s’était arrêtée et le fixait lui, semblant attendre une réaction. Il était essoufflé, autant par la montée que par la vision d’un flanc de colline inconnu ce matin encore et que la hauteur étendait loin à l’horizon, ouvrant sur d’autres collines boisées et d’autres flancs encore et ici et là pointant vers le ciel des montagnes plus hautes encore. Des îlots de roche et de sapins encerclaient des cuvettes de brume où sans doute devaient se nicher d’autres villages comme celui de Câini.
- «
C’est la première fois que je vois ça… » confessa-t-il.
La surprise, la magnificence des montagnes de Transblêmie lui avait ôté l’idée de paraitre crâne. La sorcière sembla le comprendre, elle hocha la tête.
- «
Pădure n’est qu’une petite colline, il y en a beaucoup d’autres, mais être monté sur une, c’est déjà pas mal. »
A son tour il fit ‘oui’ et il y eut un silence. Le vent était tombé, seul le bruit qu’il faisait en passant entre les feuilles, dans le sous-bois, avait pu donner l’impression qu’il soufflait fort. En haut de Pădure régnait une sorte de calme contemplatif, bercé par les lents mouvements de brouillards qui faisaient comme de la soupe s’insinuant épaisses dans les creux des montagnes.
Cristian eut envie de s’asseoir et de rester là. D’ici le soleil était à nouveau visible à l’horizon mais ne tarderait pas à disparaitre bientôt et l’ombre que projetaient les collines face à lui paraissait grimper à vue d’œil sur les hauteurs. Bientôt il ferait nuit en Transblêmie.
La sorcière enfouit ses mains sous sa robe de laine et soupira.
- «
J’imagine que tu ne rentres pas chez toi ? »
Que pouvait-il dire ? Il secoua la tête. Quoi qu’ait pu le mener à suivre la sorcière ce soir, cette force demeurait quelque part. Soit qu’il ait été envouté et dans ce cas tant pis, soit qu’au fond de son cœur ait résidé une sorte d’attraction secrète pour ce qui viendrait briser son ordinaire. Alors là non plus, il n’y avait rien à faire. L’idée de retrouver les moutons ce soir lui pinça la gorge, il pensa aussi à ses sœurs. Ba, la famille survivrait à une nuit d’absence et tant pis si l’on criait abusivement au loup. Ou à la sorcière…
Celle-ci s’était détourné de lui et descendait à présent par une trouée dans les fourrés qui ouvrait sur un espace dépourvu d’arbres. C’était un large reste de champ en friche depuis des années rempli d’herbes hautes et de fleurs sauvages qui montaient à la taille mais où les bois n’avaient pas regagné tout le terrain, donnant vue d’en haut l’impression que la colline avait comme un trou dans sa barbe de pins. Alors que la sorcière s’engageait dans le champ, elle se tourna vers Cristian et lui fit signe de la suivre. Il se surprit à obtempérer sans questions, foutu pour foutu sans doute, espérant juste que la marche ne durerait pas encore une heure. Puis il fustigea sa paresse et s’engagea dans le champ d’un bon pas.
Il fallut compter tout de même une bonne trentaine de minutes à patauger dans l’herbe folle pour atteindre en contrebas l’autre côté de la forêt qui s’enfonçait dans le brouillard. Cristian se glissa à la suite de la sorcière, penchant la tête pour esquiver une branche basse et pénétra sans s’en rendre compte dans une clairière discrète où coulait un ruisseau. Au milieu se trouvait ce qui avait dû être une vieille scierie, laissée à l’abandon et où la sorcière avait visiblement trouvé refuge. Renversée sur le flanc, une roue à aube prenait la mousse.
Privée de celle-ci, la scierie avait l’allure d’une petite maison, presque entièrement recouverte d’un lierre fleuri et odorant qui donnait l’impression qu’elle se faisait doucement avaler. Au milieu des feuilles émergeaient des centaines de bougies de cire blanche qui reposaient dans des bols de céramique et faisaient comme une couronne au-dessus de la porte d’entrée.
La sorcière grimpa les trois marches qui l’en séparait et la poussa en faisant grincer les gonds. Il n’y avait pas de verrou et Cristian soupçonna que quelque maléfice tienne la clairière à l’écart des visiteurs importuns. Le soleil était définitivement couché à présent, laissant dans le ciel des hématomes violacés et la clairière qui sans doute aurait pu paraitre enchanteuse en pleine lumière n’inspirait à présent plus qu’un vague sentiment de malaise et de honte.
Pourquoi était-il là ? Pourquoi l’avait-il suivi ? Était-il à ce point bête que la première fille rencontrée dans les bois l’emmène avec elle sans résistance ? Ou bien avait-il vraiment été victime d’un enchantement ?
Cristian était déjà en haut des marches quand il se figea sur le pas de la porte. A l’intérieur de la vieille scierie la sorcière avait allumé une bougie qui peinait à éclairer de sa flamme pâlotte des étagères de bocaux et des morceaux de ferraille aux allures de squelette.
- «
Tu m’as jeté un sort ! » souffla Cristian avec une forme d’horreur teintée de reproche.
- «
Du tout. » lui répondit la fille. «
Mais si ça te plait de le croire, alors va-t’en, le sort est rompu. »
Il jeta un œil à la clairière derrière lui. Elle était sombre, à l’ombre de Pădure et Câini se trouvait de l’autre côté sur l’autre versant. Il faudrait plusieurs heures pour rejoindre le village et si Cristian avait bravé la colline aujourd’hui, dans un élan du cœur et de folie sans doute, les inquiétantes rumeurs autour de celle-ci n’en avaient pas pour autant disparu. C’était une chose d’explorer la forêt de jour, mais tout le monde savait bien que les monstres sortaient de nuit. Il se surprit à vouloir demander à la sorcière s’il y avait bel et bien des choses qui rodaient dehors, ou si, comme pour elle, les rumeurs ne disaient pas tout. Mais il retint sa question, de peur de passer pour effrayé.
Plusieurs bougies éclairaient à présent l’intérieur de la pièce. Elle était longue et large aux murs fins, avait sans doute dû servir à stocker les troncs à une époque et peut-être à l’occasion servir de dortoir pour les employés. Dans le fond, un épais tas d’herbes sèches et de fleurs servait vraisemblablement de couchette et le jeune homme se surprit à penser que cela devait sans doute expliquer cet étrange parfum délavé que la sorcière trainait avec elle, mélange de moisi et d’herbes coupées.
Elle se laissa tomber sur le matelas d’herbe, croisa les jambes et se saisit d’un bocal dont le contenu d’un bleu sombre paraissait profondément noir à la lumière tamisée des bougies.
- «
Assieds, toi, ne reste pas debout comme un idiot. » Il se sentit idiot.
Il n’y avait pas d’endroit où s’asseoir alors il choisit le sol en parquet vermoulu, attaqué par des années d’humidité. Il n’y avait plus de bruit dehors, même pas un souffle de vent, juste le raclement de la cuillère en bois dont se servait la sorcière pour touiller l’intérieur de son bocal.
- «
C’est quoi ? » demanda Cristian.
- «
C’est pour toi. » répondit-elle d’un ton neutre.
Il ne su pas s’il devait se sentir flatté ou inquiet. Il était un peu des deux.
- «
Mais c’est quoi ? »
Le regard de la fille se déposa sur lui, comme on observe un enfant un peu nigaud à qui il convient de tout expliquer longuement. Cette fois, il se sentit honteux et agacé. Était-il censé connaitre quoi que ce soit à la sorcellerie ? Qu’attendait-elle de lui au juste ?
Elle garda le silence un instant tout en soutenant son regard, puis esquissa un sourire victorieux.
- «
De l’encre. Juste, de l’encre. Ce n’est pas une potion magique. »
Il se sentit légèrement déçu. A nouveau le silence s’abattit sur eux.
- «
J’ai une question. »
- «
Je t’écoute. »
- «
Si tu vis juste de l’autre côté de Pădure, pourquoi les chasseurs ne t’ont pas déjà trouvée ? »
La question l’intriguait. La sorcière échappait à la traque des soldats du Grand Duc depuis des semaines, vraisemblablement plus, et lui n’avait eu besoin que d’une excursion pour tomber sur elle. Tout ça flairait l’embrouille. Une fois de plus, sa question sembla l’amuser. Faisait-elle exprès pour l’agacer ? Cela fonctionnait.
- «
J’oublie souvent que les habitants des montagnes sont ignorants de beaucoup de choses de leur propre pays… »
- «
Eh ! »
- «
Ce n’est pas contre toi que je dis ça, vous êtes volontairement laissés dans cette situation. La Transblêmie a plus de secrets que de collines et les inquisiteurs de Blême gardent précieusement ces savoirs. Ceux qui les découvrent sont excommuniés et traqués par jalousie. »
Il ne comprenait pas. Elle du le sentir car elle soupira.
- «
T’en dire plus ne serait pas bon pour toi, tu m’as suivi, je ne pouvais pas t’en empêcher, mais je ne te dois rien et sûrement pas d’explications. »
La réponse, prononcée d’un ton froid, le heurta comme un poing au creux du ventre. Il en resta vaguement interloqué. Tout ce chemin dans la forêt, ses explications énigmatiques et ses demi-mots pour se faire finalement refuser toute explication sous prétexte que… sous prétexte que quoi, d’abord ?
- «
Pourquoi ? »
- «
Tu n’as pas le caractère pour. Et tu n'es pas fiable. »
Cela l’énerva.
- «
Je t’ai suivi juste que dans ta maison, qu’est-ce que tu veux de plus ?? Un engagement écrit ? »
Elle eut un petit rire franc, comme celui près de l’eau quelques heures plus tôt.
- «
Tu sais écrire ? »
- «
Un peu… » répondit-il non sans une pointe de fierté.
L’analphabétisme restait la norme dans la vallée de Câini et ses environs mais puisque son père et sa mère avaient un cheptel, il fallait au moins compter, alors pourquoi pas écrire ? De toute façon pour un berger il n’y avait pas grand-chose à faire de sa journée à part apprendre et déchiffrer laborieusement les lettres d’un vieux livre de conte faisait un bon exercice d’entrainement et une occupation passable.
- «
Quel âge as-tu ? »
- «
Dix-sept environ. »
- «
A peine. »
- «
Non, bien entamés. »
- «
Soit. Disons que je ne refuse pas complètement ta candidature alors. »
Cristian paru interloqué.
- «
Ma… ? »
- «
Tu es en période d’essai. »
Ces mots n’avaient pas de sens pour lui mais il hocha la tête, prenant son parti de ce qu’elle ne lui avait pas tout simplement ri au nez.
- «
D’accord, et je dois faire quoi ? »
A nouveau, la sorcière eut un de ses sourire qui l’irritait parce qu’ils disait sans mots ‘pauvre petite chose ignorante, tu as encore beaucoup à apprendre’ et ce genre d’attitude, Cristian avait cru en être débarrassé quelques années plus tôt quand sous l’œil ému de sa mère, son père l’avait hissé sur une mule : « Nous partons à la ville. » avait-il déclaré et cela voulait dire qu’en son absence on préparerait une cérémonie pour lui, à Câini, qui marquerait son passage dans l’âge adulte.
Elle n’avait pas le droit de l’infantiliser ainsi à nouveau…
- «
Donne ton bas. »