13/03/2013
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CHRONIQUES DE MARONHI

Pour tout texte narratif se déroulant en Maronhi.


Sans le sublime et le noble, le simple et le commun sont totalement médiocres.
Sans le simple et l'ordinaire, le noble et l'héroïque n'ont aucun sens.

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LA CANTINE DU PIAN : LE CON

Plus les nuits sont longues, plus les repas sont savoureux... J'ai toujours beaucoup aimé cette phrase ; malheureusement elle ne vient pas de moi, elle est de mon père. Je l'ai même inscrite sur la devanture de son restaurant, enfin, de mon restaurant. Ah oui, au fait, si vous passez dans la capitale et êtes pris d'une petite faim au milieu de la nuit, passez donc à mon restaurant. Je suis sûr qu'il remplira votre estomac et votre cœur.
Pour information, il est ouvert de minuit à sept heures du matin... environ, oui, les clients sont parfois un peu chargés. Les gens l'appellent "La Cantine du Pian". Pour l'horaire et l'odeur à ce qu'il paraît... Et c'est l'animal, pas la maladie. -_-
Quoi ? Si j'ai beaucoup de clients ? Ben figurez-vous qu'il y a pas mal de monde, ouais...

Ma carte se résume à ça :
- Menu bami au pécari : 500 ikkōs
- Cachiri (36 cl) : 450 ikkōs
- Rhum (au verre) : 350 ikkōs

Mais vous pouvez commander n'importe quel autre plat. Si j'ai de quoi vous le préparer, je vous le ferai.

Presque tous les matins, il y avait un type con... Enfin, quand je dis matin, il faisait encore nuit. Enfin bref ! Il était tellement con qu'il n'y avait rien à faire. Il n'était jamais arrivé à rien dans sa vie, rien de rien... Mais c'était un type tellement bien qu'y avait de quoi en pleurer et d'une certaine façon, je l'admirais. Un matin de pluie, il a pris sa vieille bécane pour aller voir la mer, et il n'est jamais revenu. Je pouvais pas l'accepter, non je pouvais pas... Le con, il était mort, seul.

Je n'ai pas réussi à dormir de la journée. C'est comme si j'avais perdu un membre de ma propre famille, à ce point là... Je me morfondais dans mon hamac, me retournant encore et encore. Je n'arrivais pas à savoir ce qui l'avait tué, l'alcool que je lui versais chaque nuit ou bien son incommensurable connerie.

Ce soir là, je suis tout de même allé travailler. Je ne sais trop pourquoi, j'étais intiment convaincu de pouvoir protéger les autres de la mort. Comme d'habitude ils étaient tous là, mais aucun d'eux ne semblait savoir pour le con. Quelle bande de cons...
On me demandait de l'acoupa, de la salade de papaye, du jus de maracouja, du cachiri, mais aucune nouvelle du con. Je crois avoir déjà entendu son véritable nom, mais j'ai dû oublier, comme des milliers de trucs. Enfin, on me demandait de mettre "Constellation FM", sans doute la meilleure radio de nuit ; mais ce n'était pas le moment. J'ai quand même allumé la radio. Je me souviendrais toujours de cet air d'accordéon...


La musique avait plongé les autres dans le silence. Je les observais, tout aussi silencieux. C'est à ce moment là que je comprenais, dans leurs regards, que tous savaient pour le con. Personne n'avait osé, mais tout le monde était venu. La musique... C'était comme son hymne au con...
Je me souvenais : Ceux qui viennent au restaurant, c'est ceux qui pleurent d'un chagrin d'amour, ceux qui dépriment de ne pas voir leurs rêves se réaliser, ceux qui ont oublié la joie du quotidien, ceux qui sont euphoriques tellement ils se sentent heureux, ceux qui boivent à la santé de leurs frères... Encore de mon père, malheureusement.

Il était huit heures moins le quart et ils commençaient seulement à partir. Leurs cravates enroulées autour de la tête, renversant le restant d'alcool sur le sol, ils chantaient tous cet air d'accordéon en sa mémoire. Le chagrin s'était envolé. L'aurore n'avait jamais été aussi beau.

Ici, tout le monde vient se remplir la panse, se remplir le cœur, et repart avec le sourire... de ce petit restaurant situé dans un recoin obscur de la ville... C'est de moi cette fois-ci. J'espère qu'il est fier. ^^
Comment ? Vous voulez l'adresse ? Il suffit de demander "La Cantine du Pian" à n'importe quel passant, rien de plus. ^^

À un autre soleil ! Ah, non. Du coup, non...
Hmm... Passez une bonne nuit où que vous soyez.

La Cantine du Pian : Le Con
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JOURNAL DE L'ARPENTEUR : ENTRÉE 1 (Mars 1967)


Siwa est cette ville, équivoque et bâtarde, édifiée toute entière pour le simple plaisir de voir.
Toute une architecture de jalousies, persiennes, balcons et vérandas.

Tout au long de la nuit, ponctuée, hachée, triturée de cris de chiens, de chats et de coqs, jamais la ville ne s'endort.
Querelles de bêtes qui jamais ne s’apaisent, au contraire, s’amplifient, s'exaspèrent...
Et soudain, quelque part, sur les toits de tôles ondulées, une chatte égratigne sa griffe et hurle sa solitude.

Voilà que pour ma dernière nuit dans la capitale de cet étrange pays, à l'équinoxe vernal, j'hume depuis les hauteurs de mon hôtel, l'odeur des marchés nocturnes.
Salade de papaye, poulet boucané, ramboutan, acra et boudin noir...

Les feux d'artifices éclairent la région sur près de deux lieues tandis que les défilés parcourent jusqu'aux plus infimes ruelles.
Soudain, elle apparait, comme jaillissent les flammes, sortie du vacarme dont résonne la ville...
Cette démone au masque blanc, mêlée à la foule, des autres diables aux visages rouges et jaunes.

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Siwa, photographie, 1967.
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VIELLE BRANCHE


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Comme s'il repoussait les nuages, le fromager dominait majestueusement le village, tel un géant attendant tranquillement sa dernière heure...

Je me tenais entre ses racines, presque invisible, comme bercé par une mère.
Ne pas supporter les feuilles qui tombent et les racines qui poussent, c'est oublier que nous vivons avec la nature. Voilà ce que je me répétais une fois de plus alors que je me perdais dans des défilés embrumés, des espaces de temps réservés à l'oubli, des labyrinthes de désillusion.
Jamais je n'avais été aussi seul...

Les anciens étaient tombés comme des feuilles, même le vieux sorcier. Il ne restait plus que moi et la vieille mégère.
"Ma maison ! Le village ! Il va tout détruire !" beuglait-elle sans cesse devant le conseil coutumier... Coutumier mon cul ! Aucun conseil digne de ce nom n'aurait accepté d'abattre une pareille merveille. Une bande de blancs-becs tout juste bons à pisser du lait, voilà ce qu'ils étaient.

Le fromager habitait ici avant moi. Puis je me suis installé, et ce n'est que bien plus tard que des maisons ont commencé à se construire aux alentours. Aujourd'hui on va l'abattre parce qu'il vit... mais le vrai problème, c'est l’égoïsme de ceux qui sont arrivés après lui.

Je grommelais dans ma barbe rien qu'en accordant une pensée de trop à l'un de ces urubus. Invoquant des paroles anciennes, dictons obscurs pour des rites populaires, j'ordonnais aux ombres d'énigmatiques massacres pour sauver ma race de sa propre folie.

Sur cette pensée, je me dressais droit comme un "i", bien décidé à faire entendre ma voix.
D'un geste brusque, je renversais, par inadvertance... Un bol. Une offrande vraisemblablement.
Moi, le vieillard au remugle, j'avais la haine des Hommes... De tous les Hommes.

J'aurais aimé... à chaque colère, pouvoir briser un bol. Et au neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuvième, mourir.
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JOURNAL DE L'ARPENTEUR : ENTRÉE 2 (Mars 1967)


Ici, se sont les savanes qui ont englouti la fameuse route coloniale côtière, sous une bonne épaisseur de vase nauséabonde.
Partis au soleil levant, après avoir joui de la relative fraîcheur de ces heures bénies, nous goûtons maintenant l'implacable ardeur d'un soleil aux rayons meurtriers.
La sueur ruisselle et brûle les yeux. La nuque est écrasée par une barre incandescente.
Nous avançons de plus en plus difficilement sur un sol spongieux, recouvert d'un lacis de lianes rampant à hauteur des chevilles, et dans lequel, plus d'une fois, nous nous empêtrons... jurant vigoureusement, étalés dans les broussailles épineuses, notre bardas sur le dos.

Qu'on n'attende pas de moi un cri de désespoir.
Je saurai maîtriser cette grimace douloureuse, arrêter cette faiblesse qui hurle dans mes veines...

Lorsque je songe à mon exil, je ne sais plus très bien s'il est accidentel.
Ici, ou bien ailleurs, je m'éprouve...

Après les savanes, c'est le grand bois, d'un seul coup.


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Région des Savanes de Siwa, 2005.
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LETTRE PERDUE : UNE HISTOIRE DE SIÈGE


Recto de la carte postale.
Recto de la carte postale.

Pour grand frère,

Coucou !
Comme tu peux le voir sur le dessin au recto, je suis enfin arrivé à Siwa ! Le voyage était long et je n'ai pas réussi à dormir dans la pirogue. Par contre, la garçon que je déteste dont je t'ai déjà parlé a failli tomber à l'eau dans les rapides ; t'aurais vu sa tête ! Autrement, on vient de nous accorder notre première sortie libre en ville. Tous les trois, Sohan, Kotoro et moi, nous sommes allés tout de suite à un grand cinéma tout près. C'est vraiment très beau, il y avait des combats au sabre de partout. Ça faisait ZING et ZING, puis les méchants ont perdu, encore. Par contre les sièges sont très étroits et très durs. En nous asseyant, on se serait cru assis sur un bâton de poulailler. On avait mal aux fesses, on ne pouvait rester tranquilles. Au bout de quelques minutes un homme a crié par-derrière : "Assis ! Assis !"
Comme on était assis on trouvait ça bizarre, mais l'homme derrière nous nous a gentiment montré que ce sont des sièges qui se replient. Si on les rabat, ils deviennent des sièges ordinaires. C'est fou ! Après avoir senti que nous avions fait tous les trois une erreur ; on s'est gratté la tête, puis on les a rabattus et c'était mou comme un siège pour un roi. J'ai pensé que je voudrais faire asseoir un jour Mère sur un siège pareil.
Et demain j'irai voir la mer de plus près !
Bon, c'est pas tout, mais il faut que je dorme.

À tout bientôt ! À un autre soleil !
Courrier retrouvé dans la boîte aux lettres d'un habitant de Siwa.
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JOURNAL DE L'ARPENTEUR : ENTRÉE 3 (Mars 1967)


De tous côtés, aussi loin que notre vue pouvait s'étendre, une armée de troncs gigantesques, lisses et droits comme les mâts d'un navire s'élançant à une centaine de pieds dans les airs. Nous marchons, des journées entières et nous rencontrons toujours d'autres troncs, si semblables aux précédents que nous ne serions dire si nous avons avancé d'un pas ou si nous avons tourné dans un cercle pour revenir au point de départ. Au dessus de notre tête, à une hauteur énorme, un dôme de verdure qui ne se dépouille jamais et que ne perce aucun rayon de soleil. Voilà la forêt vierge, celle qu'en Maronhi l'on appelle le grand bois.

Après cinq jours de marche, nous sommes arrivés sur le site des Roches des Sentinelles. J'ai aussi tôt décalqué les mythiques gravures rupestres avec un peu de charbon et du papier.
Le lendemain, nous voilà repartis. Rien ne s'est opposé à notre marche. Nous avancions comme à travers une colonnade sans fin. Nous marchions, nous marchions sans cesse, comme enivré par la continuité des mêmes sensations...

Lorsque l'on s'arrête, seul, perdu dans ces immenses solitudes, au milieu de ce grand silence, on éprouve ce sentiment de tristesse dans lequel nous jette la pensée de l'infini.


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Forêt maronhienne, photographie, 2004.
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LE GLAS


L’obscurité vint dès le milieu de l’après-midi ; Hollo disparaissait doucement derrière la canopée. Je reprenais alors ma lecture et mon attente sous la lumière labile de la lampe à huile, entouré du ruissellement de l’eau à travers l’épais feuillage. Je reprenais à la première page, mécontent de ne pas arriver à en comprendre l’intrigue. Je faisais défiler les phrases que je connaissais par cœur, sortant toutes seules de ma bouche, dénuées de sens. Mes pensées voguaient dans toutes les directions à la recherche d’une plage où jeter l’ancre. Mais en y songeant à nouveau, tout pensait à croire que la peur me repoussait indéfiniment au large. Je pensais au proverbe maronhos qui conseillait de se cacher de la peur, et éteignis ma lampe. Je m’allongeais sur le tapis de feuilles, dans le noir, mon fusil armé sur la poitrine, et laissa toutes mes pensées s’apaiser comme les pierres à ricochets quand elles touchent le fond des fleuves. Ce n’était pourtant pas la première fois que j’affrontais un fauve pris de folie. Qu’est-ce qui pouvait donc me rendre si impatient ? L’attente ? Aucune idée. J’aurais préféré que la femelle apparaisse tout de suite, qu’elle me charge et que le dénouement soit rapide. Mais je savais que c’était impossible. Aucun félin ne serait assez stupide pour attaquer de front…

La première de mes chasses avait été un acte de justice, ou de vengeance. Un monstrueux reptile avait surpris le fils d’un autochtone pendant qu’il se baignait. Il n’avait même pas dix ans et l’anaconda l’avait laissé flasque et sans vie. À cette époque, j’avais suivi la piste en pirogue, et retrouvé la plage où il prenait le soleil. Alors j’ai disposé des appâts avant d’attendre, longtemps. J’étais agile, et je savais que cette agilité constituait ma seule chance de ne pas être transformé en nouveau festin du dieu des eaux. Un grand saut. La machette à la main. Un coup net. La tête du reptile tombait sur le sable et, avant qu’il ait le temps de me toucher, je bondissais à l’abri, évitant les soubresauts du corps puissant. La dizaine de mètres d’écailles olives tentait encore de se débattre, mais le monstre était déjà mort. La seconde avait été pour témoigner de la gratitude au chaman qui m’avait sauvé la vie. Une nouvelle fois, j’avais fait le coup de laisser de la viande sur la plage et j’attendais, perché sur un arbre, de voir une autre créature sortir du fleuve. Cette fois, ce n’était pas pour faire justice. Je l’ai observé avaler les rongeurs, préparé la sarbacane et les fléchettes empoisonnées qui m’avaient été offertes, puis visé la bête en cherchant la base du crâne. Le reptile a reçu la fléchette, il s’est dressé vers l’arbre où je me tenais. Je croisais le regard de ses yeux jaunes, de ses pupilles verticales, qui me cherchait. Soudain, l’animal s’écroula. Le poison avait fait effet. Puis il y a eu la cérémonie de l’écorchement où l’on vidait le reptile de sa chair rose et froide en me remerciant. Je n’étais pas des leurs, mais j’étais d’ici ; c’était le plus important à mes yeux. Et les félins non plus ne me furent pas plus étrangers que les reptiles. Je savais ce qu’il y avait à savoir : que ce sont des animaux étranges, au comportement imprévisible et à l’intelligence raffinée. Dans le grand bois, l’on aime à dire que si la chasse se montre trop facile, c’est que l’on est la proie. Pourquoi tous ces souvenirs occupaient mes pensées ? J’attendais seulement que la nuit s’achève, sans bouger un muscle, en me pinçant de temps en temps l’avant-bras pour faire fuir le sommeil.

Au levé du jour, je commençais les préparatifs. Je pris mon livre, la lampe à huile et fis fondre des chandelles avant de plonger mes cartouches restantes dans la suif, de cette manière, même en tombant à l’eau, elles demeureraient au sec. Enfin, après avoir vérifié le tranchant de ma machette, je m'aventurai dans la forêt pour chercher une piste. Je découvris des plantes écrasées, et des tiges enterrées dans la boue. C’était là que l’animal s’était tapi avant de s’enfoncer sur une pente de montagne. En escaladant, je découvris, sous les feuilles d’un palmier, les empreintes bien marquées des pattes de l’animal. Elles étaient si grandes que l’on pouvait aisément y placer un poing d’homme. L’animal avait fait un carnage de zébus quelques jours plus tôt. La traque avait été difficile ; d’abord l’animal s’est laissé suivre jusqu’aux Lances du Ciel. La zone était idéale pour une embuscade. Quand je compris le piège, j’essayais de retourner dans la forêt profonde, mais le félin me coupait le chemin en se montrant, sans jamais me laisser le temps de le viser. J’avais tiré quatre ou cinq fois sans jamais l’atteindre. Je finis par réaliser que la bête voulait me tuer de fatigue ou m’épuiser avant l’assaut final. Je compris que ces animaux savaient prendre leur mal en patience. En suivant les traces, je me retrouvais dans une petite clairière, tout près d’une rivière. Soudain, l’animal sortit des fourrées et traversait la clairière en un instant. Quatre jours d’attente, voilà le temps qu’il fallait pour que le félin se sente suffisamment sûr de lui pour se lancer à l’attaque. Je tirais un coup dans sa direction, la balle se logea dans la cime d’un fromager.

Je rechargeais mon arme et courais sans précautions jusqu’au rivage. Je n’avais pas fait cent mètres que j'aperçus la femelle qui dévalait la pente. Le soleil était déjà bas dans le ciel lorsque j’arrivais sur la rive, le félin avait disparu mais guettait probablement dans les parages. Je jetais un rapide coup d’œil aux alentours et découvris, non loin, sur la crique, une pirogue délabrée. Je trouvai également un sac contenant des tranches de bananes séchées, m’en remplissant bientôt les poches avant de me glisser sous le ventre de la pirogue. Je soupirais d’aise en m’allongeant sur le dos, enfin en sécurité. La nuit tombée, je jetai un regard à l’extérieur. La forme aux yeux jaunes se déplacait dans toutes les directions. Elle s’éloignait, absorbée par la ligne verte, diffuse et toujours proche de l’horizon, et les oiseaux se remettaient à tournoyer en chantant leurs messages de bien-être et de plénitude. Et puis elle réapparaissait dans un nuage noir qui descendait avec violence, et une pluie d’yeux jaunes tombait sur la forêt , s’accrochant aux branches et aux lianes, illuminant le grand bois d’un jaune incandescent qui m’entraînait de nouveau dans la frénésie de la peur. Je voulais retourner au carbet, reprendre ma place dans le tableau, et abandonner ces terres de cruauté. Mais les yeux jaunes étaient partout et me coupaient la route. Soudain, l’épiderme de bois de la pirogue se tordit au contact d’un poids, celui d’un corps. Je retins ma respiration pour comprendre ce qui se passait.

Non, je n’étais plus dans le monde des rêves. La femelle se trouvait effectivement au-dessus de moi, elle allait et venait ; et comme le bois était très lisse, poli par le frottement de l’eau, l’animal y accrochait ses griffes pour passer de la poupe à la proue. Et on entendait, tout proche, son halètement inquiétant. Le bruit de la rivière, de la pluie et des mouvements de l’animal était tout ce qui me reliait à l’extérieur de la pirogue. La nouvelle attitude de la bête m’obligeait à prendre une décision au plus vite. Elle s’était montrée trop intelligente pour croire maintenant qu’il allait accepter le défi et sortir l’affronter en pleine obscurité.Quelques gouttes odorantes, puis un ruissellement pestilentiel se mêlèrent à l'eau qui entrait par les déchirures de la coque. Je compris rapidement que l'animal était devenu fou. Il m'urinait dessus, me marquant comme sa proie.

De longues et lourdes heures passèrent ainsi, jusqu'à ce qu'une timide clarté se risque à l'intérieur du refuge. Moi, dessous, allongé, vérifiant que le fusil était bien chargé, et elle, dessus, avec son va-et-vient infatigable, le pas de plus en plus court et de plus en plus nerveux. À en juger par la lumière, il devait être près de midi quand je sentis que l'animal descendait. Je guettais les nouveaux mouvements jusqu'au moment où, sur un flanc, un bruit m'avertit qu'elle creusait sous les pierres servant de support à l'embarcation. En rampant sur le dos, je reculais jusqu'à l'autre extrémité de la pirogue, juste à temps pour éviter les griffes qui venaient d'apparaître et lançaient des coups à l'aveuglette. Je relevai la tête, appuyant la crosse de mon fusil contre ma poitrine, avant de tirer. Je pus voir le sang jaillir de la patte de l'animal tandis qu'une intense douleur au pied droit m'apprenais le mauvais calcul qu'avait été l'écartement de mes jambes. Plusieurs chevrotines m'avaient atteint au pied. Nous étions quittes, tous les deux blessés. Je l'entendais s'éloigner et, m'aidant du coupe-coupe, soulevais quelque peu la pirogue, juste assez pour la voir, à une centaine de mètres, qui léchait sa patte blessée. D'un coup, je renversais la pirogue. Lorsque je me redressais, ma blessure me causait une douleur atroce, et l'animal, surpris, s'allongeait sur les rochers en calculant son assaut. Je m'agenouillais et l'animal, arrivé à une quelques mètres, fit un bond stupéfiant, griffes et crocs sortis. Une force inconnue m'obligea à attendre que la femelle ait atteint l'apogée de son vol. C'est alors que j'appuyais sur la détente. La détonation résonnait à travers toute la crique. L'animal s'arrêta en l'air, son corps se tordit, et tomba lourdement sur le tapis de feuilles, le poitrail ouvert par la décharge.

Je me relevais lentement avant d'approcher l'animal mort, et fut aussi tôt frappé de voir que le coup l'avait déchiqueté. Sa poitrine n'était qu'une immense plaie, et des débris de tripes et de poumons lui sortaient du dos. Elle était plus grande encore que je ne l'avais pensé. Malgré sa maigreur, c'était une bête superbe, une beauté, un chef-d'œuvre de grâce impossible à reproduire, même en imagination. Je la caressais doucement, oubliant la pénible douleur de mon pied blessé, et pleurais bientôt de honte, me sentant indigne, sale, et en aucun cas vainqueur de ce duel. Les yeux brouillés de larmes et de pluie, je poussais le corps de l'animal jusqu'au bord de la rivière et les eaux l'emportèrent dans les profondeurs du grand bois, vers les terres vierges, vers les rapides où des poignards de pierre se chargeraient de le lacérer. Puis je jetais rageusement mon fusil, l'observant disparaitre à son tour dans les eaux. Je n'ouvrais plus le livre. Bête de métal honnie de toutes les créatures. Ce combat que j'ai perdu, j'en étais aussi la cause. Enfin, je le comprends.

Coup de feu au fond du grand bois. Ah, qu'il doit être doux le son de sa propre mort.


Illustration jaguar peinture
1853
JOURNAL DE L'ARPENTEUR : ENTRÉE 4 (Avril 1967)


Assis au bord du fleuve, à la pointe d'une aube encore timide, je charge nos dernières affaires dans les touques. Soudain, une pirogue émerge de la brume luminescente. L'opacité et la brillance de la nappe m'empêche de distinguer la surface de l'eau, si bien que l'embarcation semble planer comme dans un conte, environnée seulement du bourdonnement du moteur, étouffé par une onde vaporeuse. Sur la berge, un bouquet de palmiers pinots s'est accouplé aux grands manguiers qui cachent en partie la rivière.

Nous partons, non sans que le Man de Pakuya est longuement donné ses instructions nautiques à nos piroguiers. Tout de suite, nous pénétrons dans un paysage étonnant, les Eaux de Kirāzu. Là le fleuve s'élargit considérablement ; il coule, abrupt et tumultueux, entre un véritable dédale d'îlots dont la végétation surplombe largement les eaux. Sur des lieues et des lieues, avec une variété étourdissante, les perspectives se renouvellent à chaque instant en une symphonie de verdure qu'éclaire des grappes de lianes aux fleurs multicolores.

Seuls au milieu des flots menaçants, nous avançons sur des eaux impétueuses, dans le ventre d'une bête au corps d'acier, forgée par les forts et armée de son guide inflexible, contraignant par tous les moyens, son embarcation rebelle, à éviter les traitres rochers, immergés, cachés par l'écume blanche tourbillonnante. Respectueux de la tradition, ce dernier invoque la protection de l'esprit du fleuve durant ce combat singulier. Gagnés par une saine fatigue, fascinés par le spectacle environnant, nous nous laissons envouter, griser par l'inaltérable beauté naturelle de ce paysage grandiose, paradisiaque.

Le soleil, se détachant de l'ombre des grands arbres environnants, fait ressembler la surface de l'eau à un immense miroir sur lequel des milliers de visages pourraient se pencher. La brume se dissipant, les rayons du soleil tout d'abord blanc sur l'eau, bientôt filtrés par le feuillage, se transforment en une lumière blonde qui vient lécher les carbets d'un village à l'horizon... Enfin, voilà le pays bâtit par le soleil et l'acier.

Eaux Kirāzu
Les Eaux de Kirāzu, photographie, 2006.
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LETTRE PERDUE : UN ULTIMATUM


Mes salutations vieux frère. J'espère que tu te portes bien.

Concernant Aïko, toute la famille prend les choses très au sérieux. L'on m'a même nommé ambassadeur plénipotentiaire. Mon propos est simple : je veux juste te demander quel est ton sentiment.
Tout le monde te fait confiance. À commencer par Aïko, bien sûr. Apparemment, ma mère commence à songer au mariage, elle se demande même quand la cérémonie pourrait avoir lieu. Mais cette cérémonie mise à part, je crois qu'il serait temps de fixer la date des fiançailles.
Bien sûr, ce ne sont que de pures suppositions de notre part. Voilà pourquoi je voudrais savoir comment tu ressens les choses. Ma famille souhaite prendre contact avec la tienne pour régler tous les détails dès que tu auras répondu. Quoi qu'il en soit, il est pour moi hors de question de brider ta volonté. Simplement, si tu me disais la vérité, ça me rassurerait. Si ta réponse est NON, je ne vais certainement pas t'en vouloir ou me mettre en colère, et ce refus n'aura aucune conséquence sur la suite de notre relation d'amitié. Si c'est un OUI, j'en serai évidemment ravi, mais un NON ne me blessera pas du tout. J'aimerais vraiment que tu me répondes en toute franchise, en toute liberté. Je t'en prie, donne-moi une réponse qui ne soit dictée ni par le devoir, ni par les circonstances.

Ton grand ami qui attend ta lettre.
Courrier retrouvé sur le corps inanimé d'un jeune homme pendu aux abords de Fujiao.
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SOURIRE ÉCHAPPÉ


Les trains ne cessaient de s'arrêter près de nous, puis de repartir avec des grincements sourds. À Kyugawa, la foule des voyageurs se faisait de plus en plus dense. Chaque fois qu'un train arrivait, il interceptait le soleil qui versait sur nous sa tiédeur. Chaque fois qu'il redémarrait, la douceur des rayons du jour, qui renaissait sur mes joues, me faisait frissonner. Au-dessus de moi, il y avait ce soleil et ses bienfaits généreux, au-dedans de moi, ces instants où l'on ne désire plus rien, mais j'avais l'impression que tout cela ne pouvait être qu'un mauvais présage. Il me semblait que nous ne méritions pas même un peu de bonheur. Ou, pour inverser cette proposition : que la mauvaise habitude de considérer le bonheur comme une grâce avait déteint sur nous. Voilà exactement ce que je ressentais, à rester là, presque sans parler, en présence d'Aïko. Et elle aussi, j'en étais sûr, devait se trouver sous l'emprise d'une même impression.

Comme la mère et la grand-mère d'Aïko n'arrivaient toujours pas, nous fîmes par monter dans un train. Le train était vide.
Le groupe de monsieur Koba se composait de deux personnes. Le nôtre, enfin au complet, en comptait six. Nous étions donc huit en tout, pour trois îlots, l'un complètement vide et les deux autres à moitié occupés.
Comme par hasard, Aïko et moi nous retrouvâmes assis l'un en face de l'autre, près de l'une des vitres. J'avais fait ce rapide calcul de tête, sans même m'en apercevoir. Aïko l'avait-elle fait aussi ? Au moment de nous affaler face à face sur nos banquettes, nous échangeâmes un sourire malicieux.
Ce calcul nous valut donc l'autorisation tacite de nous isoler sur cet îlot perdu. Les convenances obligeaient la mère et la grand-mère d'Aïko à s'asseoir en face de monsieur Koba et de sa fille. Quant aux sœurs d'Aïko, la cadette choisit immédiatement un emplacement côté fenêtre, d'où elle pouvait à la fois apercevoir sa mère et regarder le paysage. La benjamine la suivit. De ce fait, leur banquette devint une sorte de terrain de jeux pour le plus grand malheur des autres passagers. Le dossier vétuste d'une banquette nous isolait, Aïko et moi, des autres membres du groupe.

Avant même que le train ne démarre, la wagon fut submergé par le bavardage de Monsieur Koba. Ces discours de commère, qu'il énonçait d'une voix grave, ne laissaient à son auditoire d'autre privilège que celui d'acquiescer à tout bout de champ. Je percevais, de l'autre côté du dossier de notre banquette, la stupeur de la grand-mère, si jeune d'esprit, qui représentait pourtant l'élément le plu loquace de la famille : elle semblait médusée. Elle et la mère d'Aïko ponctuaient parfois de "oui, oui" le monologue de Monsieur Koba, et s'efforçaient de rire aux passages les plus marquants. La fille de cet homme, quant à elle, ne disait pas un mot. Et le train se mit enfin en branle.
À mesure qu'il s'éloignait de la gare, les rayons du soleil filtrant à travers les vitres sales vinrent tomber sur le rebord cabossé de la fenêtre, sur mes genoux et ceux d'Aïko. Nous tendions tous deux l'oreille au bavardage d'à côté, tout en gardant le silence. De temps à autre, un sourire affleurait sur ses lèvres. Aussitôt, son amusement me gagnait. Chaque fois, nos yeux se rencontraient. Son regard brillant, espiègle, plutôt franc, qui la disait attentive à la voix de notre voisin, s'empressait alors de se détourner du mien.

« Moi, à l'heure de ma mort, je tiens à être vêtu comme aujourd'hui. Pour un homme, mourir en uniforme militaire, ça ne permet pas de mourir tout à fait dignement, vous ne croyez pas ? Quant à ma fille, je ne lui permets pas de porter des pantalons. Veiller à ce qu'elle meure habillée de façon féminine, n'est-ce pas la grâce qu'une jeune fille est en droit d'attendre de ses parents ?
- Oui, oui.
- Cela n'a rien à voir, mais votre fils a de la chance, car le commandant de son unité est un homme bien, apparemment. Ce n'est pas le cas dans l'unité de mon garçon ; il paraît que son commandant prélève à son profit une partie des denrées que les familles apportent à leurs soldats les jours de visite... »

Je faisais fi de la suite de la discussion, ne connaissant ce fils ni de Kuyuliki, ni de Mopoto. Un sourire difficile à réprimer apparaissant de nouveau sur les lèvres d'Aïko, la jeune fille semblait anxieuse. Elle sortit de son sac un livre de poche. Je me sentis dépité. En même temps, j'étais curieux de connaître le titre de cet ouvrage. De quoi s'agissait-il ? Elle avait ouvert le livre et, toujours souriante, y cacha à demi son visage, comme derrière un éventail, pour que j'en voie le dos. Je pus y lire Les Oraisons de la Montagne et, en plus petit, Koji Ôba. Je souriais alors malgré moi.
À un arrêt, nos voisins d'îlot se levèrent pour quitter le train. Je sentis soudain une présence derrière nous, quelqu'un qui se levait de la banquette. C'était la mère d'Aïko. Apparemment, elle cherchait à échapper au bavardage de Monsieur Koba. Mais ce n'était pas la seule raison. Traînant vers notre banquette, ses deux filles, la benjamine agitée et la cadette importune, elle nous dit :

« Allons, permettez à ces enfants turbulents de se joindre à vous. »

La mère était une belle femme très élégante. Le sourire qui agrémentait son intonation pleine de douceur se teintait par instants d'une nuance qui me fit presque mal. J'y lus même une forme d'inquiétude mâtinée de tristesse. Dès qu'elle s'éloigna, Aïko et moi nous jetâmes un regard furtif. Sortant un carnet de ma poche de poitrine, j'en déchirai une page sur laquelle j'écrivis au crayon : "Je sens que votre mère n'est pas tranquille."

Aïko tourna légèrement le visage vers moi. L'odeur de ses cheveux rappelait celle des enfants. Après avoir lu le message, elle rougit jusqu'aux oreilles et baissa la tête.

« J'ai raison n'est-ce pas ?
- Oh, mais je... »

Nos yeux se rencontrèrent de nouveau ; nous nous étions compris. Et je sentis moi aussi le feu me monter aux joues.

« Grande sœur, c'est quoi ça ? »

La benjamine tendit la main. Aïko s'empressa de dissimuler le bout de papier. La cadette, quant à elle, semblait avoir compris ce qui venait de se tramer. Rouge comme un coq, elle avait pris des airs distants. Mais la façon dont elle se mit à tempêter contre sa petite sœur en disait long. Cet incident ne fit que faciliter la communication entre Aïko et moi. Elle me parla de son école, des quelques romans qu'elle avait déjà lus, de son frère aîné. Et moi, j'orientai aussitôt la conversation vers des généralités. Ce qui est le béaba de l'art de la séduction. Nous causions avec beaucoup de familiarité, sans tenir aucun compte des fillettes, si bien que celles-ci finirent par regagner les places qu'elles occupaient initialement. Alors la mère, avec le même sourire un peu embarrassé, fit revenir auprès de nous des deux petites espionnes qui tenaient bien mal leur rôle.

« La seule à n'avoir rien entendu, c'est bien toi. Ah vraiment, c'est trop drôle, s'exclama la benjamine, renchérissant sur les réflexions de la cadette auxquelles je n'avais pas prêté attention.
- Moi, j'étais tout à fait réveillée, alors je t'ai entendue ronfler très fort.
- C'est pas vrai ça, c'était Aïko ! Ses ronflements sont si violents qu'ils couvraient presque les aboiements.
- Si tu continues à mentir aussi effrontément, tu vas le regretter », scanda Aïko, toute rouge.

Du fait de ma présence, elle se défendait avec ardeur. Je n'avais qu'une seule sœur. Et dès mon enfance, j'avais rêvé d'une famille pleine d'animation avec des sœurs de tous les âges. Cette bruyante dispute où se mêlait une bonne dose de taquinerie était à mes yeux le reflet le plus juste, le plus vivant de ce qu'est le bonheur en ce monde.
Me voyant amusé par la scène, Aïko changea de comportement en un instant. Elle me saisissait alors le poignet et me tira vers un autre wagon en scandant d'une voix claire :

« Venez. »

Sans que personne ne puisse y dire quoi que ce soit sur le moment, nous nous éloignèrent dans un wagon à compartiments. Elle s'arrêta un instant devant une fenêtre, observant je ne sais quoi, avant de m'inviter, d'un geste de la main, à m'enfoncer plus encore à l'arrière du train en sa compagnie.

Sourire Échappé, Illustration.

Après quelques instants, nous passâmes une porte qui donnait directement sur une passerelle extérieure. Elle s'avança quelque peu mais fit rapidement déstabilisée par les secousses. Assez maladroitement, je plaçai un bras autour de sa taille pour prévenir une potentielle chute. Tout était plongé dans un tel silence que même le glissement muet de train sur les rails semblait se répercuter très loin. Elle garda le regard baissé un moment, ses longs cils me voilant ses deux grands yeux noirs. Alors qu'elle relevait la tête, je me rendis compte de mon erreur et tirais volontairement sur mon visage pour afficher un air assuré. Tout cela était pesant. Afin de décontracter l'atmosphère, je recherchais rapidement une phrase de Koji Ôba qui aurait pu se prêter à une telle situation.

« Le sourire de l'enfant mélancolique était... »

Je butais sur la phrase, n'ayant retenu qu'à moitié la citation exacte. Soudain, Aïko reprenait d'une voix douce, laissant par là échapper un sourire.

« ... Était plein d'envie pour le vol et le chant de l'oiseau. »
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COURROUX PASSE, TOUT MALHEUR FINIT QUAND ON ŒUVRE


Plongeuses Double Illustration

Sur l'île d'Urawa ainsi que sur toute la Péninsule du Couchant, lorsque la saison des plongées arrivait, les jeunes filles regardaient la mer avec la même angoisse que les filles des villes ressentent à l'approche des examens de fin de cours. À Ukabumachi, leur jeu consistant à faire un concours de ramassage de galets au fond de l'eau, près du rivage, au cours de leur premières années d'école les initiait à l'art de plonger et leur esprit de compétition s'accroissait. Mais lorsque l'amusement faisait place au travail sérieux et sévère, toutes les jeunes filles sans exception avaient peur et l'arrivée des courtes pluies signifiait que la saison sèche était proche. Il y avait le léger froid, la suffocation, l'indicible angoisse ressentie lorsque l'eau pénétrait sous le masque, la panique et la crainte de s'évanouir au moment où les doigts n'étaient plus qu'à quelques centimètres d'un amas de fruits de mer, et puis toutes sortes d'accidents et les blessures au bout des orteils lorsque pour remonter à la surface elles donnaient ce coup de pied au fond de la mer tapissé de débris de coquillages aux angles aigus, et la fatigue qui s'emparait de tout le corps après des plongées déraisonnablement forcées. Toutes ces choses se gravaient de plus en plus profondément dans leur mémoire ; leur crainte s'accroissait avec leur répétition. Souvent des cauchemars éveillaient subitement les filles profondément endormies et ne laissaient plus place aux rêves. Il leur arrivait souvent de tenter de regarder en pleine nuit dans leur lit paisible baigné d'obscurité, à travers la paume de leurs mains crispées sur une sueur abondante.

Il n'en était pas de même pour les plongeuses plus âgées, pour celles qui avaient un époux. Sorties de l'eau après leur plongée, elles chantaient, riaient, bavardaient d'une voix haute. Il semblait que le travail et le jeu ne faisaient qu'un chez elles. Les jeunes filles les regardaient avec envie et se disaient qu'elles n'arriveraient jamais à leur ressembler ; pourtant avec les années, elles étaient surprises de découvrir que sans s'en douter elles en étaient au point où elles pouvaient être comptées parmi les plongeuses confirmées et joyeuses.

À Ukabumachi c'est en juin et juillet que les plongeuses travaillaient à plein. Elles opéraient principalement sur la Plage Argentée, du côté oriental de l'île d'Urawa.
Un jour, avant le commencement de la saison, la plage était baignée par les rayons ardents du soleil de midi que l'on ne pouvait plus appeler un soleil de début de saison. Un feu était allumé pour sécher les plongeuses et un vent de l'ouest entraînait sa fumée dans la direction des falaises. La Plage Argentée enserrait une petite crique au-delà de laquelle s'étendait l'Océan Carmin. Des nuages d'été s'élevaient au-dessus du large.
C'était la période du repos de midi et les alentours du feu étaient bruyamment animés par les rires et les railleries. Le sable n'était pas encore assez chaud pour brûler la plante des pieds.

Avec de grands cris, elles gonflaient leurs poitrines, exhibant leurs seins avec orgueil. L'une d'elles commença à soulever les siens avec ses deux mains.
« Non ! Ne mettez pas les mains, personne ne saura à quel point vous trichez.
- Avec des seins comme les vôtres vous ne pourriez pas tricher, même en vous servant de vos mains. »


Toutes riaient. Elles firent un concours des plus beaux seins. Tous étaient brûlés par le soleil. S'il leur manquait une blancheur mystérieuse, ils n'en avaient pas moins une peau transparente qui révélait le tracé des veines. Cette peau ne semblait pas avoir une sensibilité particulière. Mais sous leur extérieur tanné, le soleil avait créé un lustre transparent analogue au miel. Le teint sombre des aréoles autour des bouts de seins se fondait graduellement dans cette couleur ambrée et ils ne présentaient pas sous la forme de deux taches mystérieusement noires et humides.
Parmi ces seins rassemblés dans le tapage autour du feu, certains étaient déjà flétris, d'autres n'avaient plus que leurs bouts desséchés et durcis comme des raisins secs. Mais en général, c'étaient des muscles pectoraux bien développés qui supportaient les seins sur des poitrines larges et fermes sans les laisser prendre de leur poids. Leur aspect disait que ces seins s'étaient développés chaque jour sans honte sous le soleil, mûrissant comme les fruits du pays.

L'une des filles déplorait que l'un des siens fût plus petit que l'autre ; une vieille lui dit crûment :
« Ne te fais pas de soucis. Tu auras bientôt un mari qui les caressera et leur donnera une belle forme. »
Tout le monde rit, mais la fille paraissait ennuyée et insista :
« Êtes- vous sûre grand-mère ?
- C'est certain. J'ai connu une jeune fille comme toi ; une fois mariée, ses seins sont devenus égaux. »


La mère Kabachi était fière d'avoir des seins encore dans leur fraîcheur. Parmi toutes les femmes mariées de son âge, c'étaient les siens qui avaient le mieux conservé leur jeunesse. Comme si elle n'avait jamais connu les épreuves de la vie, ses seins se dressaient tout au long de l'été vers le grand soleil, tirant de là leur force inépuisable.
Les seins des jeunes filles n'excitaient pas particulièrement sa jalousie. Il y en avait cependant une paire qui était l'objet de l'admiration de toutes, y compris de la mère Kabachi. C'était ceux de sa belle fille, la belle Satomi.
C'était le premier jour où la mère Kabachi était venue plonger. C'était aussi la première occasion qu'elle avait d'étudier la fiancée de son fils à loisir. Même après qu'elle eut jeté ses paroles insultantes à la face de Satomi, elles avaient échangé des signes de tête quand il leur arrivait de se rencontrer, mais Satomi n'était pas d'une nature bavarde.
Aujourd'hui encore, elles avaient été occupées et n'avaient guère eu l'occasion de se parler. Même pendant ce concours de seins, c'étaient surtout les veilles qui bavardaient de sorte que la mère Kabachi déjà sur sa réserve fit exprès d'éviter d'entrer en conversation avec Satomi.
Lorsqu'elle regarda les seins de sa belle fille, son cœur faiblit ; elle comprit pourquoi. Non seulement c'étaient les seins d'une fille qui n'avait jamais connu d'homme, mais ils étaient comme des fleurs qui vont s'ouvrir et permettaient de deviner combien ils seraient beaux une fois épanouis. Entre deux monticules qui dressaient leurs boutons roses, était une vallée qui, toute brunie qu'elle fût par le soleil, n'avait rien perdu de sa délicatesse, de son velouté et dont la peau veinée était fraîche, une vallée sur laquelle flottait le premier printemps. Se développant au même rythme que les membres, les seins n'étaient pas en retard sur le reste du corps. Cependant, leur gonflement qui gardait encore la fermeté de l'enfance, paraissait prêt à sortir du sommeil, à s'éveiller au moindre contact d'une plume, à la caresse de la brise la plus douce.
La vieille mère ne put résister à l'envie de toucher les bouts de ces seins. Le contact de sa paume rude fit bondir Satomi qui se leva.
Tout le monde rit.
« Eh bien Kabachi, vous comprenez maintenant ce que les hommes en pensent ? » demanda la voisine de la vieille mère.

Satomi rit et secoua sa chevelure. Un bout d'algue verte transparente tomba de ses cheveux sur le sable argenté.
Elles prenaient toutes leur repas de midi quand un homme qu'elles connaissaient bien apparut de derrière les roches où il attendait le bon moment. Les plongeuses poussèrent des cris d'effroi pour la forme, posèrent leur repas froid sur les feuilles de palmier qui les enveloppaient et serrèrent leurs bras sur leurs seins. En vérité, elles n'étaient nullement effrayées. L'intrus était un vieux colporteur qui venait dans l'île à chaque saison, et si elles faisaient semblant d'avoir honte c'était par moquerie pour son grand âge.

Le vieillard portait un pantalon râpé et un chemise à col ouvert. Il posa sur un rocher son lourd paquet enveloppé d'une toile qu'il portait sur son dos et essuya la sueur de son visage.
« Je vous ai fait grand-peur, hein ? Si j'ai mal fait de venir, je vais m'en aller. »
Le colporteur disait cela, sachant bien qu'elles ne le laisseraient jamais partir. Il savait que le meilleur moyen d'exciter le désir des plongeuses de lui acheter quelque chose était de faire une exposition de ses marchandises sur le rivage.

Sur la plage, les plongeuses étaient hardies. Alors il les laissait choisir ce qu'elles voulaient acheter et le même soir il livrait ses marchandises et encaissait l'argent. Les femmes aimaient aussi cette manière de faire parce qu'elles jugeaient mieux en plein jour les tissus qu'elles achetaient. Le vieux colporteur étalait ses marchandises à l'ombre des rochers.
La bouche pleine de leur déjeuner, les femmes firent le cercle autour des marchandises. Il y avait des yukata en coton, des vêtements souples, des vêtements d'enfant, des ceintures non doublées, des caleçons ainsi que des gilets de corps.
Le colporteur enleva le couvercle d'une boîte en bois solidement attachée et des cris d'admiration s'échappèrent du cercle des femmes. La boîte débordait de magnifiques porte-monnaie, de sacs à main en cuir, de rubans, de broches et plus encore.
En un clin d'œil, de nombreux doigts noircis par le soleil se tendirent ; les marchandises furent examinées avec soin et critiquées ; elles discutèrent entre elles pour avoir si telle chose n'allait pas avec telle autre, et tout en plaisantant le marchandage marcha bon train.
Il en résulta que le colporteur vendit à près de 60 000 ikkōs deux pièces pour kimono d'été, une ceinture non doublée en tissu mélangé et une foule de marchandises diverses. La mère Kabachi acheta un sac à provisions en vannerie pour 900 ikkōs et Satomi acheta une pièce d'une étoffe à yukata pour jeune, avec des liserons dorés sur fond rouge.

Le vieux colporteur était tout réjoui d'avoir fait d'aussi bonnes affaires inespérées. Il était extrêmement maigre et l'on apercevait par le col ouvert de sa chemise ses côtes brûlées par le soleil. Ses cheveux gris étaient coupés court et les années avaient déposé de nombreuses taches brunes sur ses joues et ses tempes. Il ne lui restait plus çà et là que quelques dents teintées par le tabac, ce qui le rendait difficile à comprendre, plus difficile encore quand il élevait sa voix. Toutefois à la manière dont ses joues se remuaient convulsivement et à ses gestes exagérés qui lui donnait un air de mère de famille sur un marché, les plongeuses comprirent que le colporteur allait leur rendre un service hors pair sans en tirer le moindre bénéfice.
Dans sa boîte aux objets divers, il farfouilla fébrilement d'une main et tira trois superbes sacs à main en cuir.
« Regardez ! Le jaune pour la jeunesse, ce rouge-là est pour un âge plus avance et le noir pour celles qui vont vers... Hmm.
- Je veux celui de la jeunesse »
cria la plus vieille.
Tout le monde rit, obligeant le vieux colporteur à élever plus fort sa voix cassée.
« Des sacs en cuir dernier modèle. Prix fixe, 3000 ikkōs.
- Oh ! Comme ils sont chers !
- Bien sûr, il surfait sa marchandise.
- Non, non, je ne surfais pas. 3000 ikkōs et je vais offrir l'un de ces splendides sacs à l'une de vous. Mesdames, mesdemoiselles, en récompense pour votre aimable patronage..., assurément, absolument, intégralement, généreusement gra-tis ! »

De nombreuses mains innocentes se tendirent vers lui mais le vieux colporteur les écarta d'un tout de bras.
« Un, et un seul ! C'est le prix d'un vieil homme généreux ; une sorte de sacrifice consenti pour mes affaires en l'honneur de la prospérité d'Urawa. Nous allons faire un concours et l'un de ces sacs sera pour qui gagnera. »
Les plongeuses retenaient leur souffle. Chacune pensait qu'avec un peu de chance elle pourrait recevoir gratuitement un sac à main d'une valeur de 3000 ikkōs.
« Que penseriez-vous, mesdemoiselles et mesdames, d'un concours de ramassage de moules ? J'offrirai le prix à celle qui rapportera la plus grosse récolte dans l'heure qui vient. »

La mère Kabachi, qui avait envie du sac rouge, fut la première à donner son nom pour le concours. La deuxième personne à se faire inscrire fut Satomi. Emmenant les neuf plongeuses concurrentes, le bateau s'éloigna de la Plage Argentée. Sur les neuf, Satomi était la plus jeune. Toutes les autres filles s'étaient abstenues, sachant que de toute manière elles ne gagneraient pas, et elles acclamèrent Satomi. Une forte femme d'âge moyen qui ne concourait pas se tenait à la poupe et maniait la godille. Sur le rivage, les autres femmes observaient les concurrentes s'éloigner et se mirent bientôt à chanter à cappella un chant traditionnel réputé des travailleurs les plus intrépides :


Le bateau, longeant d'abord le rivage en direction du sud tourna sur la côte est de l'île. L'eau n'était pas particulièrement claire, mais les vagues étaient calmes, on apercevait cependant assez clairement les roches rondes du fond, couvertes d'algues rouges et ayant l'air de flotter près de la surface. L'écume soulevée projetait dans l'eau des ombres ondulées. Dès qu'une vague s'élevait, elle venait se briser sur la grève. Alors, le bruit s'en répercutait sur tout le rivage avoisinant, pareil à un soupir profond qui couvrait le chant des femmes.

Près d'une heure plus tard, le bateau revint sur l'île. Plus épuisées qu'à l'ordinaire à cause de la compétition, les neuf plongeuses étaient appuyées les unes contre les autres, le buste nu, silencieuses, les yeux regardant au hasard dans la houle. Leurs chevelures mouillées et emmêlées s'enchevêtraient au point que l'on n'aurait distingué les cheveux de l'une d'elles de ceux de ses voisines. Leurs seins avaient la chair de poule et dans le soleil trop brillant, même leurs corps nus brûlés du soleil semblaient pâles, verdâtres.
La réception bruyante qui les attendait sur la plage ne correspondait pas au silence régnant sous les flots. Descendues à terre, les neuf plongeuses s'écroulèrent sur le sable autour du feu sans dire un mot.
Le colporteur compta les récoltes de chaque plongeuse. Quand il eut fini, il annonça les résultats d'une voix forte.
« Satomi est la première avec trente-sept moules. La seconde est la mère Kabachi avec trente-cinq. »
La première et la seconde échangèrent un regard avec des yeux fatigués, injectés de sang. Satomi se leva en silence et s'approcha du rocher pour recevoir le prix. Et le prix qu'elle rapporta était le sac rouge qu'elle remit entre les mains de sa belle-mère. Les joues de la mère rougirent d'incompréhension.
« Mais pourquoi ?
- Parce que j'ai toujours eu le désir de m'excuser de m'être emportée cette fois-là.
- Voilà une excellente fille, »
s'écria le colporteur, et tous s'unirent dans un éloge unanime.

Satomi, ayant pressé la mère d'accepter son présent, cette dernière prit le sac rouge avec soin dans un papier et le serra sous son bras.
« Merci beaucoup. »
Le cœur simple et droit de la mère avait immédiatement compris la modestie et l'humilité de la fille. Satomi sourit et la mère Kabachi se dit que son fils avait été avisé en la choisissant pour fiancée.


C'était de cette manière qu'avait toujours été dirigée la politique sur l'île d'Urawa.
2445
LETTRE PERDUE : LES ENFANTS QUI NE DISENT PLUS "MAMAN"


Ma très chère mère,

Je t'écris de très loin, de chez Aki pour tout te dire, et on me parle souvent de toi ici. "Une gentille petite mère" que la famille dit parfois quand on parle de toi. Ceux qui continuent de dire ça, c'est ceux qui ne te connaissent pas. Ils t'ont vu qu'en photo ou il y a trop longtemps pour savoir. Et moi j'ose pas leur dire à quel point t'es différente, à quel point t'as changé. Je les écoute piailler ou me raconter les vieux souvenirs qu'ils ont gardé de toi. Et je ne les contredis jamais ; parfois même, pendant qu'ils narrent leurs histoires, j'ai l'impression que la femme dont ils parlent existe encore. Et je crois que ça me fait du bien. Puis y'a les autres, ceux qui savent, ceux qu'ont vu ce que t'es devenue, dans quel état tu es. Et quand je parle de toi, ils baissent un peu les yeux et me parlent d'autres choses. Puis y'a ceux qu'ont pas de tact, ceux qui me disent à quel point la vue de cette vieille dame malade les dégoute. Et j'aimerai bien leur en vouloir, mais je les comprends. Quand ils voient que ça me fait mal qu'on parle de toi comme ça, ils se rattrapent toujours en déblatérant des banalités.
Quand on dit de toi que tu es une "gentille petite mère" on a du mal à imaginer que tu as été la plus douce et la plus fière des femmes que ce pays ait connu. Car tu n'es plus aux yeux du monde qu'une ivrogne qui s'humilie chaque jour que les dieux font. Et ils te détestent tellement qu'ils essayent aujourd'hui de cacher jusqu'à ton existence à tes petits-enfants. Et le plus drôle dans tout ça c'est que ce sont souvent ceux qui t'aiment le plus tendrement qui s'éloignent le plus, tant il est douloureux pour eux de te regarder disparaître. Et certains de tes propres enfants te vomissent tellement qu'ils ne t'appellent même plus "maman", c'est bien à eux que j'en veux le plus. Puis y'a les autres aussi, ceux qui se satisfont de te voir sombrer pour imaginer le moment où ils se débarrasseront de leur boulet. Et à eux, je ne leur en veux pas ; s'ils ont besoin de ça pour se sentir mieux, s'ils ont besoin de ce petit orgueil lâche, alors qu'on le leur laisse. Et au milieu y'a les autres, pas assez forts pour te revoir, mais pas non plus assez lâches pour t'oublier, qui attendent sans trop d'espoir de voir comment se profilera la suite. Tous ensemble nous sommes tes derniers enfants, pas les plus brillants, pas les plus bienveillants, mais bien les derniers. On est pas très soudés, c'est bien vrai, mais faut dire qu'on est même plus une famille.
Mais je te promets, moi je t'appellerai "maman" même quand tu seras plus là. Et j'espère d'ailleurs que quand tu partiras, quand ils t'auront tout pris, que ton nom disparaisse, car ils ne le méritent pas.

Adieu maman,

Ton dernier enfant.

Les enfants qui ne disent plus "maman", illustration.
Courrier retrouvé sous une bouteille de rhum par la "Compagnie de débarras de Siwa".
1766
L'AMANTE D'UN REGARD


Aujourd'hui encore, nos regards suspendus... Je me suis rappelé que nos vies ne nous appartiennent pas.

-------
℘∠n

Elle n'est pour moi qu'une silhouette, qu'un visage, qu'un regard.
Rien de spécial si ce n'est cet air de tristesse.
Et pourtant.
Je ne connais rien d'elle, pas même le nom.
Et pourtant...
Il paraitrait que sur cette terre, nos vies ne nous appartiennent pas.

Écrasé dans un coin d'un tram bondé, chaque soir je m'attendris sur moi-même.
Depuis quelques semaines, les vendredis ont cependant pris un goût plus aigre ; d'une aigreur qui vous reste sur la langue et qui ne se tarit jamais.

Un regard.
D'un regard...
Il ne suffisait que d'un regard.

Sublime femme de la ville à qui l'on ose jamais adresser la parole.

L'amour... ça devrait se comprendre de la même manière que nous comprenons la théorie de la relativité ou le principe d'incertitude. Il y a encore quelques semaines ma vie suivait un cap déterminé. Aujourd'hui ce cap a changé... Il y a quelques semaines je me serais cru incapable de penser comme je pense aujourd'hui. Ces forces qui bien souvent redessinent l'espace et le temps, qui façonnent et altèrent tout ce que nous croyons être commencent bien avant notre naissance et perdurent bien après notre mort.


(21 + 23 + 25 = ?)
a(n) = (2/3)(4n – 1)
A105281
c(n) = (2n)!/(n! (n+1)!)

Une porte qui s'ouvre...
Et derrière elle.
Je le verrais là, entrain de m'attendre.

Σ 

Oui, je l'entrevois cette vie, je l'aperçois à son terme.

Malgré l'opaque et ses rudesses !
Malgré l'ennui et ses désordres !
Malgré les souffrances dernières !

Puisse-t-elle à la fin donner à un chacun le souci de tous.
Le privilège du silence.
Et l'humble serrement de deux mains nouées.

...

Mais les portes s'ouvrent plus régulièrement qu'elles ne se laissent franchir.
Maudit soit le destin qui fait de chaque rencontre une séparation.

...
...
...

-------

Comme il est pitoyable l'homme dont les circonstances brident les seuls instants de bravoure...
Comme si je pouvais lire tout entier mon avenir, je ne peux dissiper cette impression de tristesse.

1 + 1 = 1
1 + 0 = 0

L'amante d'un regard, Illustration.
2351
LE PORC-ÉPIC

Par une venteuse soirée de saison des pluies, un troupeau de porcs-épics du grand bois s'était mis en groupe serré sur un figuier étrangleur pour se garantir mutuellement contre la brise par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu'ils étaient ballottés de çà et là entre les deux maux, jusqu'à ce qu'ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable.

Le porc-épic, Illustration

« À chaque fois je me brûle les ailes, mais je ne peux pas m'en empêcher. Elle a beau en aimer un autre, c'est plus fort que moi. C'est comme si j'avais besoin de chuter du plus haut possible. Chacun de ses sourires me réchauffe le cœur et puis, lorsque je me rappelle que c'est pour lui qu'elle sourit, je me sens transpercé. Ça fait un mal de chien et pourtant, je reste là, à sourire comme un benêt. Que je suis un si curieux et détestable parasite. C'est à se demander pour quoi elle tient tend à moi. La haine serait sans doute plus arrangeante... Ou bien, le sait-elle déjà ? L'on dit qu'une femme n'est jamais autant grisée de bonheur que lorsqu'elle découvre le désir dans le regard d'un homme... Ce sont vraiment de curieuses créatures. C'est comme si l'impossibilité de se faire comprendre était leur véritable raison d'être. Mais je sens que je ne pourrais plus tenir comme ça longtemps. J’ai décidé que je pouvais aimer sans éprouver le moindre désir, mais c'était un mensonge. Une entreprise aussi téméraire est tout bonnement impossible. Ce que je voulais au fond, c'était l'aimer plus encore qu'on ne peut l'imaginer. La prochaine chute sera sans doute la dernière, elle devrait peut-être avoir le droit de savoir avant que je ne m'éloigne. Je me rends compte, une fois de plus, que pour moi la vie la moins pénible est celle où l'on n'adresse la parole à personne... »

Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les Maronhiens les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d'être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu'ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c'est la politesse et les belles manières. En Maronhi, on trouve toujours indirectement un moyen de se plaindre de celui qui ne se tient pas à cette distance. Par ce moyen le besoin de se réchauffer n'est satisfait qu'à moitié ; en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer.
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