12/03/2013
10:19:09
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Tranches de vie

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Zoom 1 : dans la chaîne des Mortels.

Un claquement sec résonna soudain dans l’air clair de la montagne. Surpris, Fethaba s’arrêta et scruta les alentours. D’où venait ce bruit ? Il tendit le bras et s’écria :

« Papa, regarde, des touflons ! »

Loin dans la direction indiquée, on distinguait un troupeau de ces quadrupèdes trapus. Deux mâles aux quatre cornes torsadées, reprirent leur élan et se foncèrent dessus. À nouveau un claquement résonna mais il fut couvert par le bêlement d’une des chèvres qu’il accompagnait.

« Si tu veux, fils, nous pouvons faire une pause quelques instants. Nous avons bien marché. »

Anele repéra une grande pierre plutôt plate et s’installa dessus avec plaisir. Avec les années, il trouvait la remontée de la vallée de plus en plus harassante. Pourtant, il n’était pas si vieux, se dit-il en se désaltérant à sa gourde en peau de chèvre, son propre père n’avait cessé de faire ce trajet qu’à 70 saisons passées. Les touflons sur la pente de la vallée d’en face continuait à se défier. Ses yeux n’étaient plus si bons, il n’arrivait plus à les distinguer.

« Ce sont des jeunes qui s’amusent ou un adulte qui veut prendre la tête de la harde ?
- Ce sont des petits de l’année.
- Ils sont costauds pour faire autant de bruit !
- L’herbe était bonne cette année, les petits ont bien poussé, comme pour notre troupeau. »

Anele eut une once de fierté. Son fils était encore jeune mais il comprenait bien la nature et son influence sur la qualité des chèvres. Il était le meilleur de la vallée pour dégotter l’herbe la plus tendre. Grâce à son talent, les chèvres du troupeau avaient donné le jour à des chevreaux pleins de santé. L’été les avait vu évoluer vers des bêtes magnifiques au poil soyeux, aux dents saines et aux cornes droites.

Cela faisait trois jours qu’ils avaient commencé le voyage vers la plus grande foire aux bestiaux de la région. Ils étaient arrivés tôt le matin, avaient lavé les bêtes qu’ils désiraient vendre avec de l’eau claire et du savon brun. Ils les avaient brossés et avaient enduit leurs cornes et leurs sabots d’huile de lifé pour les rendre brillants. Puis ils s’étaient dirigés vers un des emplacements libres de la grande plaine. Le spectacle l’avait déçu cette année, comme presque chaque année depuis dix ans. Les bêtes semblaient pour beaucoup malades et maigres. Peu d’éleveurs prenaient le risque de ramener la totalité de leurs bêtes à vendre à cette foire. Cette plaine qui était autrefois couverte de cornes, battue par des dizaines de milliers de sabots, avec des centaines de queues qui claquaient pour écarter les mouches, n’était plus qu’un souvenir. Il y avait désormais plus de poussière que de bétail.

Les affaires avaient pourtant marché pour lui ce matin-là. Grâce à sa petite remise en beauté de leurs bêtes, il avait pu les vendre un bon prix et avait pu acheter trois nouvelles chèvres – pour diversifier le sang de son troupeau — ainsi qu’un mouton et divers objets qui amélioreraient le quotidien. Du tissu, du savon, des piles, du sel et, luxe suprême, trois tablettes de chocolat. À cette idée, il se leva, rajusta la bretelle de sa Kalachnikov sur l’épaule et ils reprirent leur marche pour remonter la vallée. La route était encore longue.

Il n’avait pas fait un pas qu’il trouva que quelque chose était étrange. Son cœur s’accéléra, ses yeux se plissèrent à la recherche de la source de cette angoisse montante. Sa vue qui n’était plus aussi bonne !

« Fethaba, tu vois quelque chose ? »

Mais son fils n’eut pas besoin de lui répondre. Le son qui arriva à leurs oreilles le renseigna tout aussi bien. Un technical ! Une de ces vieilles jeeps sans aucune pièce d’origine sur lequel on avait monté une mitrailleuse venait vers eux. Pour quel camp ses occupants agissaient-ils ?

« Sortons de la route. Passons par ce chemin. »

Quel que fut son camp, ce n’était pas une bonne nouvelle. S’ils les croisaient, il faudrait leur donner un pot-de-vin : leur sac ou même ses chèvres. Il n’en avait aucune envie.

« Allez, Fethaba, presse le pas. »

Ils en étaient à courir presque. Ce qui gênait Anele était ce nouveau sac à dos rouge vif avec une voiture de course avec des yeux qui souriait bêtement sur le dos de son fils. Il avait cédé sous l’insistance de l’enfant et le regrettait maintenant. Ils seraient vite repérés avec une telle tâche de couleur ! À moins qu’ils n’atteignent suffisamment vite cette petite crête !

« Accélérons ! Allez, encore ! Allez, les chèves, vite ! »

Ils les cinglaient d’un léger coup de bâton. Piquées au vif, les trois chèvres accéléraient. Fethaba était rouge à tenter de courir parmi les cailloux pointus au rythme de son aîné. La fatigue et la pente aidant, un caillou roula sous son pied, il perdit l’équilibre. Heureusement, Anele le rattrapa par le poignet et le remit sur ses pieds.

« Désolé, Papa. »

Il sentit la voix pleine de larmes de l’enfant mi-peiné par son erreur, mi-effrayé par l’inquiétude de son père.

« Ce n’est pas grave. Tiens, mets ton pied sur ce caillou à droite. Vas-y, passe par là. On va y arriver. »

Anele poussa son fils pour lui faire passer la corniche. Il se hissa d’un coup de rein puis força l’enfant à s’accroupir. Plus bas, le technical s’était arrêté dans la vallée. Des hommes en sortirent et scrutèrent le sol. Le père reconnu la pierre où il s’était reposé. Les hommes s’y attardèrent. Ils semblaient discuter, regarder autour d’eux. Les recherchaient-ils ? Puis finalement, ils rentrèrent dans le véhicule et repartirent. Anele allait soupirer quand un cri survint.

« Non ! »

Fethaba tendait le doigt. Un rapide se tenait là quelques mètres plus bas. Dans la panique, il ne l’avait même pas remarquée ni entendue. Une des chèvres s’était approchée et le courant vif l’avait emportée.

« Reste là ! » cria-t-il à son fils.

Anele lâcha son sac, son fusil, ne garda que son bâton en main et couru le long de la rivière. Il était proche de l’avoir ! Il tendit la main pour l’attraper quand il vit que la berge disparaitrait ! Dans quelques dizaines de mètres, la rivière creuserait son lit dans la roche. Une chèvre, une partie de sa fortune, de la survie de sa famille allait disparaître ! Son corps emplit de désespoir agît pour lui : il se jeta à l’eau.

Mauvaise idée. L’eau glacée lui coupa le souffle ! Le courant joua avec lui, le poussant contre la falaise, le faisant percuter les écueils. Une douleur vive le secoua, montant de sa jambe. Le cri qu’il poussa laissa le temps à l’eau de rentrer dans ses poumons. Les éclaboussures l’aveuglaient, sa vue se troublait, il tournait dans l’eau comme un jouet d’enfant. Il fallait qu’il s’accroche à quelque chose ! Sa main empoigna finalement une sorte de bâton. Il allait lâcher lorsqu’il sentit le bâton se débattre.

La chèvre ! Il avait rattrapé la chèvre !

Cette pensée lui redonna des forces. Il serra la corne entre ses doigts comme jamais. La bête nageait et le supportait.

Au bout d’un temps infini, la falaise qui ceignait la rivière se fit moins haute, puis le courant moins fort. Lorsqu’il se fit suffisamment calme, ils purent rejoindre la berge et se hisser lui et la chèvre. Encore déboussolé, Anele s’était assis, sa bête, sa sauveuse, sous le bras et il la caressait machinalement en lui murmurant des mots de remerciement à elle, ainsi qu’au protecteur de cette rivière, aux esprits des rochers, au dieu de l’air qui ne l’avait pas laissé se noyer. Ses mots passaient en boucle, il ne savait plus ce qu’il disait, c’était comme une musique hypnotisante, rassurante, qui le ramènerait petit à petit à ses sens. La chèvre s’était ébrouée et mâchait une touffe d’herbe à sa portée, tout en restant sous la caresse de cet humain qui avait partagé sa mésaventure.

« Qu’est-ce que vous faites là ? »

La question, bourrue, s’était accompagnée du bruit très caractéristique d’une sécurité de fusil qu’on désactive.
Anele se redressa et se retourné pour voir qui l’avait apostrophé ainsi.

« Ma chèvre s’est fait emportée par la rivière, je suis tombé à l’eau en essayant de la rattraper.
- C’est impossible ! Il y a des rapides en haut ! Je retrouve toujours des bestiasses crevées, noyées. Tu mens ! T’es qui ?
- Je suis un Imbowi.
- J’aime pas les imbowi. J’aime pas ceux qui trainent chez moi. »

Anele avala sa salive.

« C’était vraiment un accident. Regardez comment je suis trempé. Je veux juste rentrer chez moi.
- Laisse ta chèvre et file. »

Anele s’éloigna en vitesse sans se le faire redire. Sa vie valait bien sa bête.

Fethaba en eut assez d’attendre. Il prit les affaires de son père et redescendit tant bien que mal la corniche avec ses deux chèvres restantes. Il arriva à la ferme deux jours plus tard. Ils attendirent le retour d’Anele. Jamais il ne revint.
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Un souffle de vent passa sur le visage de Fassou, ne le rafraîchissant que pour une durée trop courte.

« Ça donne pas envie de continuer à patrouiller, hein ? »

Son acolyte répondit par un grognement. Le moteur tournait au ralenti depuis quelques instants. Fassou regrettait le vent provoqué par la course du véhicule. S’il l’avait pu, il aurait quitté le technical et serait allé faire une sieste à l’ombre d’un arbre. Enfin, s’il pouvait, il n’y avait que des candélabres dans le coin. Il ne tenait pas à se faire brûler par leur sève. Et puis, en fait, il ne pouvait pas : ses deux acolytes étaient bien plus engagés que lui dans leur lutte contre Gabangaye Dinfa, le président général en titre, qui avait pris le pouvoir illégalement. Ils ne le laisseraient pas tirer au flanc. Lui n’était là que pour la paie. Ce n’était pas mirobolant mais comme ça, il n’avait pas à trimer comme un âne dans les champs secs de sa famille. Il soupira en tirant son chapeau sur ses yeux.

« Mais tais-toi ! Je suis sûr que j’ai entendu un bruit par là ! dit-il en pointant les épais buissons épineux devant lui.
- Mais ça doit être une antilope, détends-toi, il n’y a personne, continuons vite fait et rentrons ! protesta Fassou.
- Je te dis que j’ai entendu un bruit bizarre.
- Bon, d’accord ! T’as entendu un bruit et tu veux rester là combien de temps ? Une poule aurait déjà pondu une couvée depuis qu’on est là à regarder le vide !
- On reste tant que je suis sûr qu’il n’y a pas de danger ! On ne sait jamais ce que Dinfa et sa clique de Pantowi peuvent inventer !
- Bon ! Je vais régler le problème », dit Fassou en sortant du technical d’un pas décidé.

Il claqua la porte du vieux 4x4 derrière lui et grimpa sur la plate-forme arrière du pick-up. Il poussa son deuxième camarade sans aménagement. Ce dernier protesta.

« Ta gueule, intima Fassou. On dirait une gonzesse à protester comme ça ! »

Fassou arma la mitrailleuse et lâcha une salve dans les buissons.

« Et voilà ! Problème réglé ! »

Les buissons ripostèrent alors crachant le feu sur le véhicule. Fassou se désarticula instantanément et son cadavre s’affaissa, heurta la rambarde de fer rouillée qui bordait la plateforme et tomba à terre. Son acolyte s’écroula au pied de la mitrailleuse.

Le conducteur écrasa la pédale de l’accélérateur et fonça vers les buissons. Il sentit la voiture cahoter sur une masse molle et un hurlement de douleur s’éleva. Il l’entendait à peine. Le sang gonflé par l’adrénaline tambourinait à ses oreilles. Il cria, cria pour se donner du courage, pour se donner de la hargne. Sans équipier, il n’avait plus de pouvoir offensif. Il n’avait que son moteur et son capot pour se défendre, pour attaquer. L’idée de fuir ne lui parvint pas à l’esprit. Autour de lui se trouvaient ses ennemis, cette ethnie maudite des Pantowi qui spoliait le pouvoir, les richesses, qui était la cause de sa pauvreté, de ses malheurs, de sa misère. C’était à cause d’eux ! Il fit demi-tour et fonça vers les têtes qui émergeait des herbes folles. Deux bras s’élevèrent vers le ciel au moment où il les percuta. Il accéléra. Le 4x4 tomba dans une faille cachée par la végétation. Les roues tournèrent dans le vide.

Le conducteur s’empara de la mitraillette de Fassou qu’il avait laissé sur le siège passager et sortit. Il fut transpercé par une pluie de balle, comme un essaim d’abeilles enragées.

Une vieille chaussure de cuir, maintes fois rafistolée, retourna le cadavre du conducteur du bout de la semelle. L’homme ne regarda même pas le visage de celui qu’il avait tué. Il se contenta de déchiffrer l’insigne qu’il portait sur le brassard autour de son bras.

« Un partisan de Phiwayinkosi.
- C’est lui qui nous a repéré ?
- Oui. Heureusement que les deux autres étaient cons comme des pillons.
- Dommage que ça n’a sauvé ni Powilé ni les autres.
- Nous nous vengerons. Nous tuerons tous les hommes de Phiwayinkosi et toutes les ethnies qui le suivent, nous remettrons Musa aux rênes du pays !
- Les teuls, les fantous, les piwosiko et j’en passe… Ça fait un paquet de cibles. Tu penses qu’on aura assez de munitions ?
- Parait qu’on va bientôt en recevoir des nouvelles. On va déjà récupérer leur technical et leur armement.
- Ils ont tué Powilé ! On ne va pas les laisser comme ça !
- Qu’est-ce que tu veux faire ?
- Tu vas voir ! »

Il sortit sa machette et commença à s’acharner sur le mort. D’autres l’imitèrent. Le chef se recula et se dirigea vers le matériel. Il réprouvait cette vengeance stupide mais son autorité se verrait contestée s’il les arrêtait. Déjà que son escouade était composée pour moitié de Bassa et de Nitolen qui avaient du mal à s’entendre avec sa propre ethnie, les Madari, il n’allait pas protester pour une mutilation de cadavre. Pendant que ses subordonnés crachaient et pissaient sur le corps, il allait inspecter le véhicule. Avait-il beaucoup souffert de leur déluge de balles ? Quelques-unes avaient traversé l’habitacle et les rebords de la plateforme mais il était globalement intact.

Une rafale de fusil automatique se fit alors entendre autour d’eux. Puis le froissement des herbes sur lesquelles tombe un objet. Après deux secondes, une explosion les coucha à terre. La grenade était tombée pile au milieu de leur groupe. À moitié assommés, les survivants luttaient pour ne pas sombrer dans l'inconscience, pour lever leurs armes et riposter. Mais les balles étaient plus rapides que leurs muscles. En un instant, ils furent tous fauchés, tombant sur le cadavre du conducteur qu’ils avaient abattu.

Les vainqueurs de la zone s’approchèrent à leur tour. Leurs uniformes identiques indiquaient qu’ils appartenaient à l’armée du président en poste, le seul à posséder suffisamment d’argent pour pouvoir fournir des tenues à ses soldats. Si les partisans de Phiwayinkosi qui tenaient l’est du pays et ceux de Musa qui contrôlaient le nord récoltaient bien les impôts dans ces régions, les recettes étaient trop faibles pour acheter autre chose que des équipements légers et leurs munitions à l’étranger. Les guerriers s’habillaient comme ils le pouvaient, seuls les brassards portant l’insigne de leur camp et le grade de la personne les distinguaient vraiment des non-combattants.

« On a eu du bol, hein, caporal ?
- Ouais, ces cons étaient trop occupés à fêter leur victoire. C’est bien les teuls et les piwosos, ça. »

Ils avaient été alertés par les échanges de coups de feu et étaient venus aussi vite et discrètement que possible, laissant leur propre véhicule dans un creux à plusieurs centaines de mètres. Le caporal songea qu’il pourrait rentrer avec une bonne nouvelle. Avec ça, leur supérieur pourrait peut-être considérer que la zone était sécurisée. Un pas de plus pour la gloire totale du président général.

« Les hyènes auront de quoi manger ce soir. Bon, Assisso, tu vas conduire le pick-up. Tiha et Ousbaba, vous récupérez les fusils et les munitions. Je retourne à notre bagnole et je reviens. »

Il s’éloigna en marchant rapidement dans les herbes hautes de la savane. Au loin, les antilopes courraient encore pour fuir ce lieu qui sentait la mort et la bêtise.
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L’endroit était l’image type des habitations traditionnelles du Majanda : plusieurs bâtiments d’argile au toit de paille. Au centre se trouvait la case de l’homme – signe que ce dernier était le centre de la famille. Autour, autant de cases qu’il n’y avait d’épouses. Ici, l’homme était assez riche : il y avait quatre cases. Il devait aussi avoir un grand nombre d’enfants car deux d’entre elles avaient été agrandies par des extensions. Ces deux femmes étaient mères de nombreux enfants. Un peu plus loin se trouvaient la case dédiée à la cuisine. Le tout était cerné par un enclos. Un second enclos intérieur était aménagé. Un troupeau de chèvres s’y trouvaient enfermées.

Une atmosphère étrange régnait : les bêtes étaient bizarrement calmes et silencieuses tandis qu’une certaine activité provenait de l’une des cases. C’était un mélange de joie et d’angoisse. Les cris, les souffles et les encouragements qui en sortaient n’avaient qu’une seule signification : l’une des femmes était en train d’accoucher.

Le moment était mal choisi, le visiteur en était bien conscient, mais il décida quand même d’entrer. D’une part, il avait fait un long chemin pour venir dans cet endroit désolé et d’autre part, un accouchement, c’était une affaire de femmes. Les femmes devaient gérer leurs affaires seules. Lui devait s’entretenir avec le chef de l’enclos sur un sujet important : les impôts. Il était percepteur de son état et cette famille, comme toute les autres, devait payer.

- Bonjour ! Un visiteur est ici !

Après quelques instants, une gamine apparut.

- Appelle le chef de l’enclos. J’ai besoin de traiter avec lui.

La petite fit demi-tour en courant. Il l’entendait appeler « Père ». Quelques instants plus tard, un homme se montra. Sa main droite était cachée le long du mur. Il avait tellement vu ce geste qu’il savait ce qu’il se passait.

- Si vous prenez cette arme et que vous me menacez avec ou que vous me tuez, mon absence sera signalée et les troupes seront envoyées. Croyez-moi, vous préférez avoir affaire à moi qu’à elles.
- Vous êtes qui ?
- Amin Sida, le percepteur des impôts attitré à votre région. Je peux entrer ?

L’homme s’écarta de mauvais cœur et le mena jusque dans la case centrale. Il lança un ordre et la gamine alla préparer une boisson. Amin Sida s’assit à la place qu’on lui indiqua. Il sortit des documents d’une sacoche usée.

- Vous êtes bien Omasa Bintou ? Éleveur de chèvres de votre état ?

Il leva vaguement les yeux pour voir la confirmation. Il avait vu le troupeau, il n’y avait pas vraiment moyen de protester. L’homme grogna quelque chose, l’esprit absent. Dans l’air chaud ambiant, les cris d’efforts de sa femme se faisait plus forts et rauques.

- J’ai pu estimer que vous déteniez une cinquantaine de bêtes, c’est bien ça ?
- J’en ai trente-quatre.
- Cela entre dans la catégorie de 20 à 50 têtes de caprins. Le taux de base de l’impôt est donc de 9000 maj.

Le contribuable eut le souffle coupé. La somme était énorme ! Pire que les années précédentes. Il ne voyait déjà pas comment payer.

- Combien comptez-vous de membres dans votre famille ?
- J’ai quatre femmes et six filles.
- Donc dix femelles à 0,5 parts chacune. Vous m’aidez bien pour les calculs, monsieur Bintou, ça va aller vite. Cinq parts de moins, ça vous retombe à 4 000 maj.

La somme était importante mais plus raisonnable. Cela poserait des problèmes économiques mais rien d’insurmontable.

- Pas de mâle ?
- Non.

Une femme entra dans la case, souriant de toutes ses dents !

- Félicitations Omasa ! C’est un garçon !

Un sourire fier passa sur le visage du chef de famille. De son côté le contrôleur répondit :

- Toutes mes félicitations monsieur Bintou. C’est un grand jour pour vous. Mais je note que vous comptez désormais deux hommes dans la famille. Deux parts supplémentaires, vous devez 6 000 maj à l’état.

Le sourire avait rapidement disparu. Il se frottait les joues, soucieux. La fillette passa la porte à ce moment, avec un plateau. L’homme se leva et le lui prit des mains. Ce geste devait être rare : sa fille en était bouche bée. Son père avait un geste prévenant envers elle ? Il effectuait une part des charges ménagères ? Elle était tellement surprise qu’elle resta là, les bras ballants, immobile, sidérée. Son père la ramena à la réalité en lançant un léger sifflement puis en faisant un geste de la main, comme s’il chassait une mouche. La fillette fit demi-tour rapidement, sûrement pour aller voir le nouveau-né.

Omasa avait posé le plateau sur un meuble haut. On entendait l’eau chaude du thé bouillonner en tombant dans la tasse. Le percepteur ne pouvait voir ses gestes, il contemplait son dos dont la sueur faisait coller son vêtement à sa peau. Les cris de joie qui provenaient de l’extérieur faisaient un contraste saisissant avec le silence lourd qui régnait entre les deux hommes. Le contribuable fit demi-tour puis déposa la tasse devant le percepteur ainsi qu’une serviette en papier pliée en deux.

D’un geste habitué, Amin Sida écarta légèrement les feuilles du papier et compta d’un coup d’œil les billets qui y étaient disposés.

- Allez, c’est un jour heureux pour vous. Nous dirons que je suis arrivé ce matin. Vous n’avez besoin que de me verser 4000 maj.

Omasa Bintou sortit les billets d’une cache du meuble. Un reçu lui fut donné. Le percepteur se releva et quitta les lieux. Le père de famille resta quelques instants immobile, à regarder la porte. Les prochains temps seraient financièrement difficiles. Il vit la tasse fumante sur la table basse. Il la prit et jeta son contenu dehors avant d’aller voir son fils.
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