30/05/2013
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[DOC HISTORIQUE] Dossiers de Kayawa : Massacre du 18 août 1959

Les Dossiers de Kayawa
Massacre du 18 août 1959
Ryuichi Godo, Pakunoda Mishyu


L'éditeur a écrit :
Ce volume, ouvrage officiel et approuvé par le Gouvernement, possède une haute valeur documentaire et mérite à ce titre une très large diffusion.

L'Association Nationale des Familles des Martyres de Kayawa tient à remercier d'une façon toute spéciale les auteurs qui se dévouent inlassablement pour Kayawa et ses survivants, et qui, par leur geste généreux, ont prouvé que loin de rechercher un profit personnel, ils n'avaient qu'un seul but : servir la Maronhi et les Martyrs de Kayawa.


AVIS AUX LECTEURS


Le Gouvernement, ayant décidé de porter à la connaissance du grand public de Maronhi et de l'étranger la stricte vérité sur les atrocités dont Kayawa a été le théâtre, le 18 août 1959, a retenu cet ouvrage pour la composition des Archives Nationales.
Nous avons pensé qu'il y avait intérêt à éditer notre œuvre intégralement afin de faire connaître toute notre documentation et toute notre pensée.
Nous avons, en effet, approché de trop près les rescapés de l'affreuse tuerie et les malheureux parents des martyrs de Kayawa ; nous nous sommes penchés sur trop de misères nées au cours de cette tragique journée ; nous avons reçu trop de dramatiques déclarations et assuré la conservation de trop d'objets émouvants s'y rapportant, pour manquer au devoir de produire tout ce que nous avons appris.
Nous n'avons tenu compte, au cours de cette composition, que de la seule vérité historique. Nous avons présenté les faits aussi objectivement que possible et dans leur ordre chronologique.
Tous les témoignages évoqués dans ce livre ont été recueillis par nous et sont signés de leurs auteurs. Ils sont disposés au Département de la justice, où ils peuvent être consultés le cas échéant.

R.G.
P.M.


SOMMAIRE

AVANT-PROPOS

LE DRAME :

- La ville de Kayawa
- Les soldats cantonnés autour de Kayawa ; la veille du massacre
- Ce jour-là
- Arrivée des renforts
- Les enfants des écoles
- Rassemblement de la population sur la place de Kadwak : la chasse à l'Homme
- La tuerie des hommes dans les granges : déclaration d'un premier témoin
- La tuerie des hommes dans les granges : déclaration d'un second témoin
- Constatations faites dans les ruines des granges
- Le massacre des femmes et des enfants dans le sanctuaire
- Constatations faites dans le sanctuaire
- Atrocités commises
- Premières constatations
- Les rescapés du 18 août 1959
1764
AVANT-PROPOS


En dehors de mangroves hostiles où la vie humaine paraît s'accrocher à grande peine, la région des Savanes n'offre que paysages harmonieux. Partout s'étale et triomphe, de la saison des pluies à la saison des sécheresses, un vert indéfinissable dont le secret tient peut-être à la prodigalité des sources qui jaillissent de toutes parts.

Le promeneur d'août 1959 aurait bien vite été séduit par l'équilibre et le charme de cette nature environnante. Tout naturellement, il aurait abandonné la route coloniale pour prendre un chemin plus intime et découvrir alors, avec ravissement, sur la colline d'Émeraude, entouré de pâturages, le sanctuaire du bourg de Kayawa.

Quelques jours plus tard, il ne subsistait de ce bourg que des ruines et des cendres, des pans de murs noircis tendus vers le ciel comme les moignons et les restes calcinés de tous ses habitants. Le 18 août, les forces républicaines étaient passés par là, assassinant, pillant, détruisant, incendiant, anéantissant les êtres et les choses avec méthode et raffinement.

Les différents épisodes de cette tragédie ont été reconstitués par M. Ryuichi Godo, historien spécialisé sur la Guerre civile, et M. Pakunoda Mishyu, conservateur des ruines de Kayawa, en un ouvrage précis et minutieux où le récit des faits évoque dans sa simplicité, mieux que tout commentaire, un crime odieux de l'oppresseur, puisé parmi tant d'autres.

Crimes inutiles, efforts vains, les combattants de l'intérieur ne devaient pas céder à l'abominable chantage. La cruauté perfide de l'adversaire allait au contraire exalter la foi en leur cause, raffermir leur volonté, gonfler leur désir de revanche et les conduire à la victoire.

La Première République en serait pour ses frais ; les coupables resteraient avec des cadavres d'innocents, des meurtres improductifs, une honte indélébile, un déshonneur définitivement établi. Et rien n'effacera jamais, dans la mémoire des Hommes, le souvenir de Kayawa, symbole de la barbarie d'un régime où ses sont recrutés les assassins.


Azuo Mira,
Chef du Département du patrimoine.
1689
LE DRAME

Statue mémorielle de Kayawa
"Aux esprits des martyrs du 18 août 1959", Statue commémorative érigée en 1969 ; Colline d'Émeraude, Kayawa.



La ville de Kayawa


Kayawa, qui a été atrocement crucifiée par la barbarie de la précédente république, était une accueillante ville faisant partie de la région des Savanes. D'après le recensement de 1947, sa population s'élevait à près de 23 000 habitants, dont 8 000 agglomérés. Elle s'était plaisamment accrochée aux pâturages à zébus. Ses environs, inondés par des esprits facétieux, ont inspirés maints conteurs qui, de tout temps, en ont célébré le charme intime et pénétrant.
Le bourg, propre et bien entretenu, avait des magasins étonnamment riches et modernes pour la région. Il vivait doucement à l'ombre de son vieux sanctuaire. Si cet édifice a énormément souffert au cours de l'incendie, si sa charpente et sa menuiserie ont complètement disparu, fort heureusement, fort heureusement ses fondations en pierre ont échappé, en grande partie, au désastre. Très ancien, ce sanctuaire offrait un intérêt certain tant au point de vue architectural qu'archéologique.
La campagne autour de Kayawa est riche et féconde. C'est une contrée agricole et avant tout une région d'élevage ; aussi, ses habitants, particulièrement privilégiés, ont bénéficié durant des années des rendements d'une terre riche. Ceux des communes voisines venaient souvent s'y approvisionner.
Plusieurs hôtels réputés se partageaient dans le petit bourg une nombreuse et sympathique clientèle. Beaucoup de citadins s'y donnaient rendez-vous pour traiter des affaires, et souvent, plus simplement, pour essayer d'oublier le labeur. C'est dans cette riante et calme petite ville que les hordes républicaines devaient perpétrer le forfait le plus monstrueux et le plus abominable peut-être de notre histoire.


Sanctuaire de Kawaya détruit
Sanctuaire de Kayawa détruit par les flammes, Colline d'Émeraude. Photographie, 19 août 1959.
3157
Les soldats cantonnés autour de Kayawa ; la veille du massacre


Il est établi que les auteurs du drame appartiennent au 6ème régiment d'infanterie de L'Armée républicaine. Le 12 décembre, une émission de Radio-Populaire nous apprenait que l'unité qui avait commis les atrocités de Kayawa avait été identifiée. Nous indiquerons le résultat de nos recherches à ce sujet dans un chapitre ultérieur. On a fait état de ce qu'un habitant des environs de Kayawa, chez lequel ces soldats avaient, pendant leur tragique expédition, déposé certaines parties de leurs uniformes, aurait relevé à l'envers de l'un de ceux-ci l'inscription 6°43. C'est à partir de cet élément, qui laisse penser à un matricule, que l'Armée populaire à relier ces tragiques évènements au 6ème régiment.

Un détachement de cette division était cantonné, dès le 15 juillet, dans un campement de la région des Savanes. Le 16 août, le régiment lève le camp et prend la direction de Kayawa. Un conseiller de la commune, ayant survécu à la tragédie, aura déclaré le 23 mai 1963 devant le justice :

« Le 17 août, à 9 h, j'apprends par le sous-préfet de la circonscription que le chef d'un détachement armé à Siwa, vient de téléphoner pour demander si l'unité qui doit cantonner à Kayawa est arrivée. Les réfractaires à la conscription ainsi que les soldats de l'Armée populaire se trouvant dans la commune sont aussitôt alertés par mes soins, afin qu'ils puissent à temps quitter la ville.
À 11h 30, deux soldats, baïonnette au canon, viennent me chercher à l'hôtel de ville et m'ordonnent brutalement de les suivre. J'ai l'impression d'être arrêté. Je suis conduit au commandant de l'unité et je lui suis présenté. C'est un jeune officier de 27 ans, grand, mince, que je reconnaîtrais si j'étais mis en sa présence. Il exige un plan de cantonnement immédiat. Il m'a longuement questionné, par la suite, sur l'existence de "terroristes" dans la région. J'ai nié fermement leur présence.
Le régiment a alors fait main-basse sur les plus belles automobiles de la ville, enfonçant les portes des garages et frappant avec la dernière brutalité les propriétaires qui n'obéissaient pas assez vite à leurs injonctions.
Le matin du 18 août, vers 7 heures, un ouvrier, occupé à faucher près de son domicile, est gravement blessé d'un coup de fusil. Son père, ainsi que son frère, sont arrêtés. Ils sont tous les deux bâtonnés dans le but de leur faire avouer l'existence de "terroristes" à Kayawa. Il se sont tus, tous les deux, héroïquement.
Au cours de l'après-midi, des sentinelles ont été postées sur la terrasse de l'hôtel de ville, laquelle domine la campagne d'une hauteur impressionnante. De là ils ont ouvert le feu sur les gens qui passaient paisiblement sur les routes ou qui travaillaient dans les champs. Je me rendis alors à la chambre du jeune officier et protestai énergiquement contre cette fusillade. Il me répondit sèchement "On ne tire pas." Mais, au même moment, d'autres coups de feu éclataient. Ont été blessés successivement, un jeune à bicyclette, et une vieille femme qui rentrait des champs. »


Photographie du 6ème régiment d'infanterie
6ème régiment d'infanterie sur la route coloniale des Savanes, environs de Kayawa. Photographie, 17 août 1959.


Nous devons noter que, au cours de l'après-midi du 18 août, une partie du régiment cantonné à Kayawa s'est rendu dans la petite cité industrielle de Iwako, y brutalisa la population et y assassina un ouvrier accusé d'être un "terroriste". Détail particulièrement suggestif : le sous-officier qui commandait l'expédition s'acharna sur les ouvriers d'une usine en les traitant de "communistes" avant de les faire battre par ses hommes.
2809
Ce jour-là


Il y avait eu bien rarement autant de monde dans le bourg de Kayawa que ce mardi 18 août 1959. En dehors des habitants trop occupés par les travaux des champs pour pouvoir s'absenter, et des réfugiés habituels parmi lesquels les enfants évacués du Sud, on constatait un important concours d'affluence.
Une visité médicale avait groupé sur la place centrale le maximum d'enfants ; de plus, il devait y avoir au bourg une distribution de tabac, et les amateurs, pour la plupart des riches citadins de la côte, ne manquaient pas. Si l'on ajoute que certains promeneurs étaient venus y passer la semaine dans le but de s'y reposer ou de s'y ravitailler, on se rendra compte que ce jour-là il régnait une certaine animation.

13 heures
Le repas est juste terminé. Il y a la foule dans les hôtels. À l'hôtel Ramu, les pensionnaires sont au grand complet. Parmi eux nous citerons une dame, ses trois enfants et sa petite fille qui ont voulu échapper au danger des bombardements de Lawao, un commandant vétérinaire de Siwa, sa femme et un neveu, une dame de Kyugawa avec sa mère, un ménage de Irako, un père de famille et ses deux enfants.
Les clients de passage sont plus nombreux que les autres jours. Les tables sont pleines.
À l'hôtel Cao, on vient de servir le déjeuner. Il a bruiné dans la matinée, mais le temps semble s'éclaircir ; les nouvelles des expéditions de l'Armée populaire établie à Kouhou sont excellentes. On compte une quinzaine de personnes à la table d'hôte. Le menu est prometteur. Il y a là, parmi les habitués, des Siwanais avec leur famille, des habitants de Lawao, un jeune ouvrier de Iwako, une jeune dame qui venait précisément de faire transporter de son domicile ses objets précieux et son argenterie. Certains pensionnaires étaient seulement arrivés la veille à l'hôtel, tandis qu'un jeune couple l'avait quitté le matin même. À chacun sa destinée... On cause, on plaisante ; on parle incidemment de deux clients de passage qui, le jour précédent, avaient intrigué la table d'hôte en posant des questions indiscrètes et en s'efforçant de faire parler leurs voisins.
Alors que tout le monde commence à déjeuner, deux institutrices de Kayawa âgées de vingt-quatre ans quittent la salle à manger ; elles ont pris leur repas avant les autres clients afin d'être prêtes pour l'heure de leur classe. Elles s'avancent sur la route les conduisant à l'école du bourg tout en saluant des commerçants qui devisent sur le pas de leur porte, puis se séparent pour rejoindre leurs élèves respectifs. Elles ne devaient plus se revoir.

Plusieurs écoles existaient à Kayawa. Elles étaient fréquentées par de nombreux enfants, tant garçons que filles. M. Nasa, inspecteur primaire, nous a donné les instructions suivantes :

« Il y avait deux groupes scolaires à Kayawa :
L'école des garçons, située à la sortie du bourg, au pied de la colline d'Émeraude. L'école des filles, située au centre du bourg. Depuis la guerre on avait créé des classes spéciales destinées aux enfant des réfugiés. Il y avait donc, le jour du drame, à Kayawa, sept instituteurs et onze institutrices ; aucun d'eux n'a échappé au massacre.
Le centre scolaire était assez important ainsi qu'il en ressort d'après le nombre des inscrits :
- École de garçons ; inscrits : 287 élèves.
- École de filles ; inscrits : 314 élèves.
- Classes de réfugiés ; inscrits : 93 élèves. »
2820
Arrivée des renforts


14 h 30
Nous avons demandé à quelques rescapés de cette tragédie de nous faire le récit de l'entrée des renforts républicains à Kayawa. Il s'agit de jeunes gens audacieux qui ont réussi, dans des conditions parfois dramatiques, que nous rapporterons par la suite, à se dérober à l'effroyable destin de leurs compatriotes.

C'est d'abord M. Wassaï, fils du président de la délégation spéciale, qui, dissimulé à son domicile, a pu observer les premiers déferlements de soldats dans le bourg.

« Soudain, nous dit-il, un gros émoi s'empara de la population. Un lourd convoi de camions arrivait par la vieille route coloniale et stationnait dans la partie basse du bourg.
Il transportait un détachement important de soldats qui peut être évalué à environ deux cents unités. Ceux-ci étaient casqués et étaient revêtus d'amples vestes de toile imperméable grossière, mouchetée, où dominaient les teintes verte et jaune
Il y avait là une dizaine d'automobiles. Cinq d'entre elles parcoururent alors la rue principale, rue des Cannes, et se dirigèrent vers le haut de la ville où elles se stoppèrent.
Presque aussitôt, les deux chenillettes revinrent du côté du sanctuaire. Des soldats descendirent de leurs voitures. Quelles étaient leurs intentions ? Nous n'allions pas tarder à le savoir. »

Un autre rescapé, M. Maripa, 28 ans, déclare en effet :

« Le 18 août 1959, après l'arrivée des renforts dans le bourg de Kayawa, le tambour de vile passa dans les rues en lisant un ordre qui enjoignait à tous les habitants, sans exception, hommes, femmes et enfants, d'avoir à se rassembler immédiatement sur la place de l'hôtel de ville, munis de leurs papiers, pour vérification d'identité. »

M. Dyahma, autre survivant du drame, ajoute :

« Les soldats qui avaient mis pied à terre pénétrèrent dans les maisons de Kayawa, se firent ouvrir toutes les portes et brutalement, sous la menace de leurs armes, obligèrent tout le monde, même les malades, à se rendre sur le lieu de rassemblement. »

M. Yasu précise :

« Mme Hara, institutrice, était malade au lit ; elle fut contrainte, malgré son état, à se mettre en route. Je l'ai vue sur la place de la Colline d'Émeraude, en pyjama. Toutes les habitations ont été visitées soigneusement l'une après l'autre. »

Mme Langhya et son mari, cachés derrière une fenêtre, ont également assisté au début du drame.

« Les soldats, nous dit Mme Langhya, entrent brusquement dans les maisons ouvertes, gardent les issues, font sortir les gens, les dirigent vers le centre du bourg sous prétexte de vérifier leurs papiers.
Deux soldats poussent notre portail, frappent à la porte à coups effrénés en criant : "Monsieur ! Monsieur ! Sortez !" Les coups redoublent. Le chaman, M. Shima, habitait une aile de la maison. Je l'entends répondre : "Minute, minute, nous arrivons." Il ouvre sa porte. Immédiatement, sans lui laisser le temps de prendre son chapeau, ils s'emparent de lui, de sa sœur, d'une amie venue d'un village voisin avec quatre enfants et les dirigent vers le centre du bourg.»

Toutes les dépositions confirment que ces troupes procédèrent sans hésitation, avec ordre et méthode, comme à la manœuvre, sous le commandement du jeune officier de la veille. Plusieurs témoins indiquent même qu'un poste de commandement fut établi dans un immeuble situé dans le bourg, non loin de l'hôtel de ville.
1325
Les enfants des écoles


Les écoles ne sont pas oubliées ; elles sont envahies presque simultanément par les soldats qui réunissent les enfants, garçons et filles, et leur demandent de se préparer à sortir. En ce qui concerne l'école des garçons, plusieurs rumeurs incontrôlables ont couru. On a dit qu'à l'arrivée des troupes, le directeur, M. Ino, aurait tenté de faire fuir ses élèves. Le chef du détachement serait intervenu, déclarant qu'on craignait une escarmouche dans le bourg et qu'il allait lui-même conduire les enfants au sanctuaire pour "assurer leur sécurité".

D'aucuns prétendent que pour pouvoir entraîner plus facilement les écoliers, il leur aurait promis des friandises ; d'autres, une séance de photographie, et qu'aussi bien les quelques sept cents marmots des groupes scolaires, précédés de leurs instituteurs et sous la conduite de leurs bourreaux, seraient partis relativement calmes et même insouciants.

Qu'importe d'ailleurs la raison qui ait pu leur être donnée ; ce qu'il y a de sûr, c'est que tous ont quitté l'école et qu'aucun d'eux n'est revenu de cette tragique promenade. Il y eut, cependant, une exception : un jeune élève réfugié de Lawao, Kiyo Hana, qui, avisant un de ses petits camarades, mit ce dernier en garde avant de tenter de s'éclipser. Il s'échappa effectivement par le jardin situé derrière l'école des garçons, traversa les champs et les savanes sans se faire repérer par les sentinelles, et disparut dans les bois. On le retrouva le lendemain dans un hameau isolé à quelques kilomètres du bourg de Kayawa.
5905
Rassemblement de la population sur la place de Kadwak : la chasse à l'Homme


Pendant que s'opérait le "ramassage" des pauvres petits écoliers, s'effectuait celui des autres habitants de Kayawa.

Les témoignages qui vont suivre établissent que un à un, ou par groupes, conduits et surveillés par les soldats républicains, ils vinrent peu à peu se masser sur la place de Kadwak, devant le sanctuaire de Kayawa. Mais le soldats ne se contentèrent pas d'y réunir les gens domiciliés dans le bourg lui-même : ils allèrent chercher, jusque chez eux, les habitants des hameaux voisins.

M. Okui (47 ans), qui se trouvait près de celui de Lakha, a fait à cet égard, la déclaration suivante :

« Aussitôt après l'arrivée des soldats il s'est produit dans la région un important mouvement de camions. Quelques véhicules sont allés, dès leur arrivée, prendre position dans la campagne environnante. On en a signalé un peu partout, en particulier autour du hameau de Lakha. D'autres militaires, munis d'armes automatiques et de fusils, en descendirent et encerclèrent la localité, rabattant vers Kayawa les gens qu'ils rencontraient sur les routes et dans les terres. Le soldats circulaient dans les champs et se cachaient derrière les broussailles pour surprendre ceux qui tentaient de s'échapper. Les hommes et les femmes durent abandonner leurs travaux. Des coups de feu crépitaient. Plusieurs personnes furent abattues. »

Un autre témoin, M. Dakima, précise :

« J'étais présent au rassemblement. Des camionnettes apportaient sans cesse des gens des villages environnants qui avaient été appréhendés à domicile. C'est ainsi qu'il y avait là des agriculteurs, cultivateurs et éleveurs de toute la région. Les camions s'éloignaient, puis revenaient, ramenant chaque fois de nouveaux contingents de malheureux vers leur fatal destin. »

15 h 00
« Tous les habitants de Kayawa, continue M. Dakima, finissent par se rassembler sur la grande place du village. Ce sont des femmes en pleurs, d'autres plus courageuses ou confiantes. Certaines portent des bébés dans leurs bras ou les mènent dans de petites poussettes. J'en vois qui soutiennent un vieillard qui, apparemment, sort du lit. Les hommes sont là aussi, quelques-uns surpris en plein travail ; le mécanicien, torse nu, tout noir de suie.
Il y a là encore là les notables, les notaires, les pharmaciens, les professeurs, les commerçants, les artisans, les agriculteurs, les réfugiés, habitants des hameaux voisins, tous accompagnés de leur famille au grand complet. »

Mme Langhya, cachée derrière sa fenêtre, ainsi que nous l'avons dit, a vu passer le lamentable cortège des ces malheureux se rendant sur la place de Kadwak.

« Quel spectacle angoissant, dit-elle, des fillettes pleurent, des femmes sanglotent. Puis voici les enfants des écoles, garçons et filles. Ils se dirigent vers le lieu de leur supplice. J'entend encore le bruit des geta de bois de ces pauvres gosses frappant la chaussée et scandés par le heurt pesant des bottes de leurs bourreaux.
Soudain, le fils du chaman, rentrant déjeuner, arrive en automobile. Il gare sa voiture non loin du lieu de rassemblement. Un soldat qui l'accompagne lui ordonne de se joindre à sa famille.
Son père, le chaman, est soudain interpellé par un officier : "Vous allez, lui dit brutalement ce dernier, me désigner trente otages. Celui-ci, très dignement, répliqua qu'il lui était impossible d'accéder à cette demande. Il fut conduit à l'intérieur du sanctuaire où il restait quelques instants, puis revint vers le lieu du rassemblement où on l'a entendu dire à l'officier qu'il se désignait lui-même et que s'il fallait d'autres otages, on n'avait qu'à arrêter ses disciples. »

M. Dakima ajoute :

« À ce moment-là, nous sommes entourés de soldats, une douzaine de mitrailleuses légères sont braquées sur nous, le mitrailleur en position, et son servant près de lui. Je sens qu'à la moindre tentative d'évasion, nous serions abattu. Nous restons ainsi une bonne demi-heure. »

15 h 30
« Quand toute la population eut été réunie, poursuit M. Dakima, les soldats se divisèrent en deux groupes, l'un composé des femmes et des enfants, l'autre des hommes. Le premier, encadré par deux douzaines de militaires et comprenant les gosses des écoles, fut, vers 15 h 30, conduit au sanctuaire. Les soldats nous dénombrèrent, nous disposèrent sur trois rangs et nous firent attendre, assis sur le bord du trottoir, la face tournée vers le mur.
Je risque alors un coup d'œil derrière moi, malgré l'ordre reçu, et je vois le groupe de nos mères et de nos compagnes qui s'éloigne lamentablement. Ce sont des femmes qui pleurent, d'autres qui s'évanouissent. Elle se soutiennent entre elles. J'aperçois, pour la première fois, ma femme qui, en larmes, disparaît avec les autres au tournant de la rue.
Il fallait trouver un prétexte à l'horrible massacre qui se préparait. Un officier s'avança et déclara : " Il y a ici des dépôts clandestins d'armes et de munitions faits par des terroristes. Nous allons opérer des perquisitions. Pendant ce temps, et pour faciliter les opérations, nous vous rassemblerons dans les granges. Si vous connaissez quelques-uns de ces dépôts, ajouta-t-il, nous vous enjoignons de nous les faire connaître."
Aucun dépôt ne fut signalé, et pour cause, il n'y en avait pas dans le village qui était parfaitement tranquille et où chacun s'occupait uniquement de son petit commerce ou de la culture de ses terres. Je dois observer qu'on n'y avait jamais commis aucun attentat contre les troupes républicaines et qu'il n'existait aucune raison qui pût autoriser de leur part la moindre représailles. »

16 h 00
« Quelques instants après, déclare encore M. Dakima, les soldats nous divisèrent en un certain nombre de groupes qu'ils dirigèrent, mitraillette à la main et avec force menaces et brutalités, vers différents points du village. »

M. Joza confirme ce récit. Il est âgé de 27 ans. Immobilisé par une fracture de jambe qu'il s'est faite en trébuchant dans un lacis de lianes. Il a pu d'une fenêtre du premier étage de sa maison, située sur la place de Kadwak, assister au rassemblement. Il a vu les allées et venues des camions autos-mitrailleuses.

« Ma mère, dit-il, est montée dans la chambre où je me trouvais et m'a annoncé que la population était invitée à se rassembler sur la place du village pour la vérification des cartes d'identité ; mes parents ont tenté de fuit, mais ils ont été ramenés sur la place de Kadwak avec ma grand-mère, ma tante et mon oncle. Aucun d'eux n'est revenu.
À ce moment, j'ai vu des hommes assis sur trois rangs le long de la place et gardés par des soldats armés de mitrailleuses et de fusils. Soudain un officier, paraissant grand et élancé, venant du côté du sanctuaire, alla parler au chaman. Après une brève discussion, les hommes se mirent debout et se formèrent en quatre groupes et deux vers les bas du village. Un des premiers groupes entra dans une grange appartenant à mes parents, à une trentaine de mètres de mon poste d'observation. »

Les hommes furent répartis dans sept granges.
4067
La tuerie des hommes dans les granges : déclaration d'un premier témoin


L'un des survivants du massacre, M. Akata, nous rapporte fidèlement son récit :

« Le groupe enfermé dans la grange où je me trouvais comprenait une quarantaine d'hommes. À peine arrivés, les soldats nous ont obligés à enlever deux charrettes encombrantes : puis, nous ayant fait pénétrer à l'intérieur du bâtiment, six soldats demeurés à la porte braquèrent sur nous des mitrailleuses, à feu croisé, dans le but de nous empêcher de fuir. Ils parlaient entre eux et riaient en examinant leurs armes. Soudain, cinq minutes après notre entrée dans les granges, paraissant obéir à un signal donné par une forte détonation que j'ai déterminée comme provenant de la place de Kadwak, ils poussèrent un cri et ouvrirent lâchement le feu sur nous. Les premiers qui furent abattus protégèrent de leurs corps, des rafales qui suivirent, leurs comparses placés à l'arrière. Je me mis à plat ventre, la tête entre mes bras. Cependant les balles ricochent contre le mur duquel je me trouve. La poussière et le gravier gênent ma respiration. Les blessés crient, d'autres appellent leur femme et leurs enfants.
Soudain, la mitraille cesse ; les bourreaux, montant sur nos corps, achèvent, à bout portant, à l'aide de révolvers, les blessés qu'ils voient encore remuer. J'attends avec effroi la balle qui m'est destinée. Je suis blessé au coude gauche. Autour de moi, les cris s'éteignent, les coups de feu se font plus rares. Enfin, un grand silence règne, un silence lourd, angoissant, troublés cependant, par quelques plaintes étouffées.
Les bourreaux ont alors déposé sur nous tout ce qu'il pouvait y avoir de combustible à leur portée : paille, fagots, ridelles de charrettes, échelles, etc.
Or, tout le monde n'était pas mort autour de moi. Quelques mots à voix basse sont échangés entre ceux qui étaient indemnes et ceux qui n'étaient que blessés. Je tourne légèrement la tête un de mes pauvres camarades couché sur le côté, couvert de sang, râlant encore. Des pas se font entendre, les soldats sont revenus. Ils mettent le feu au tas de paille qui nous recouvre. Les flammes se répandent rapidement, envahissent tout la remise. Je tente de fuir, mais le poids des corps de mes camardes gênes mes mouvements. De plus, ma blessure m'empêche de me servir de mon bras gauche. Après les efforts désespérés, j'arrive à me dégager. Je me dresse, pensant recevoir une balle, mais les bourreaux avaient déserté la grange.

L'air devenait irrespirable. Je remarque alors un trou située dans un mur à une distance d'ailleurs assez grande du sol.
Ayant réussi à m'y engager, je me réfugie dans le grenier voisin. J'y vais été précédé par trois de mes camarades, dont monsieur Dakima. Je me glisse alors sous un tas de paille qui se trouve près de moi. Deux autres hommes se dissimulent derrière des fagots. Dakima, atteint de quatre balles dans les jambes et saignant de toutes parts, me demande de lui laisser une place près de moi. Nous nous serrons l'un contre l'autre, comme deux frères, et nous attendons avec anxiété, attentifs à tous les bruits du dehors. Hélas, notre supplice n'était pas terminé. Soudain, un soldat entre, s'arrête devant le tas de paille qui nous abrite et y met le feu. Je retiens mon souffle. Nous évitons de faire le moindre mouvement. Mais les flammes me brûlent les pieds. Je me couche sur Dakima qui reste immobile. Je risque un coup d'œil, le soldat est parti. À ce moment, les deux hommes, cachés derrière les fagots, traversent le grenier vers une nouvelle issue. Je les suis à quelques et pas et poursuivi par les flammes et Dakima ; je me trouve dehors à proximité d'un clapier ou ces derniers sont entrés. J'y pénètre à mon tour. Là, sans perdre un instant, à l'aide de ma main droite et de mon pied, je creuse dans la terre un trou où je me blottis. Puis, je me recouvre de débris à ma portée. Nous restons environ trois heures dans cet abri. Mais, soudain, l'incendie le gagne à son tour, la fumée nous prend à la gorge. Je passe la main droite sur ma tête pour enlever les braises qui tombent de la toiture et me brûlent le cuir chevelu. Nous devons fuir les flammes une troisième fois. J'aperçois un étroit passage entre deux murs, j'en dégage l'entrée et nous voici accroupis et respirant un peu d'air frais. Mais nous ne pouvions rester longtemps en cet endroit.

Nous nous levons et avec précaution, nous nous dirigeons vers la place de Kadwak. Nous devons alors nous rendre compte si quelque soldat n'y monte la garde. L'un des deux hommes part en éclaireur. Personne ne se montre. Un dernier regard de droite et de gauche, et nous partons aussi vite que nous le pouvons dans la direction du cimetière. Une épaisse broussaille nous barre la route ; mais rien ne nous arrête, nous traversons le buisson. Enfin, nous voici en sécurité au milieu d'un taillis. Intense était notre joie d'être encore en vie. »
3271
La tuerie des hommes dans les granges : déclaration d'un second témoin


M. Dakima, en particulier, confirme l'emprisonnement dans la grange, la fusillade, le massacre. Il précise que les portes du bâtiment étaient gardées par une demi-douzaine de soldats armés de fusils-mitrailleurs.

« Touché, dit-il, par la première rafale de deux balles dans les mollets, je m'écroule. J'en reçois alors deux autres dans les cuisses. Mes camarades commencent à tomber sur moi. En quelques secondes, tout le monde est par terre et je suis recouvert de corps. La mitrailleuse continue à tirer. Au milieu d'un vacarme infernal, j'entends les plaintes et les gémissements des blessés. Je demeure écrasé, aplati. Le sang de mes camardes coule sur moi. J'entends de temps en temps le bruit d'une culasse qu'on arme, puis un coup de feu, puis... plus rien. La tête enfouie dans la poussière, j'attends, moi aussi, le coup de grâce.
La fusillade cesse. On entend le bruit des pas pesants des soldats dans la rue. Ils reviennent dans la grange, montent sur les cadavres, parlent, rient. Je me garde de donner signe de vie. Les assassins nous recouvrent de foin et de fagots puis partent de nouveau. Soudain, ma main frôle une autre main. Je la serre, elle répond à ma pression.
C'est celle d'un voisin. "J'ai les deux jambes brisées", murmure-t-il. Soudain, comme pris de panique, il appelle sa femme et ses enfants et nous fait ses adieux.
Brusquement, les soldats entrent dans la grange ; ils mettent le feu à la paille. Les flammes s'élèvent, s'approchent de moi, mes cheveux brûlent. J'y porte les mains. Mes mains sont atteintes à leur tour. Je me tourne, je m'enfonce sous des cadavres pour essayer d'échapper au feu. Je sens à ce moment-là une horrible brûlure à l'épaule. La douleur est si forte que je n'y tiens plus. Il vaut mieux mourir d'une balle dans la peau que d'être brûlé vif. Je me dresse avec peine au-dessus des flammes. J'attends le coup de feu qui doit m'achever, mais les soldats sont partis, la porte est fermée. Je me réfugie au fond de la grange. Bientôt, nous nous y retrouvons au nombre de quatre. Nous sommes épouvantés de voir que nombre de nos camarades sont brûlés vivants. Nous cherchons à fuir. Le mur de la grange est en mauvais état. Il y a là un trou qu'un de nos camarades agrandit. Nous passons et nous tombons dans un grenier. Nous nous dissimulons dans un tas de paille. Un soldat entre, y met le feu à l'aide d'allumettes. Nous devons quitter notre refuge. On m'aide à marcher et nous nous blottissons dans une étable.

Ainsi que je l'ai dit, quatre hommes composaient alors notre groupe, mais je dois ajouter qu'un de nos camarades enfermé comme nous la grange, sortit isolément ; il fut aperçu par les soldats et abattu au moment où il cherchait à fuir. Son corps a été, par la suite, découvert engagé dans une barrière. Nous sommes restés dans notre cachette jusqu'au coucher du soleil. Ensuite, toujours protégés par un écran de fumée, nous avons réussi à gagner la place de Kadwak, puis, l'ayant traversé, je me suis réfugié dans une haie située à une trentaine de mètres du cimetière. J'y suis resté encore quelques heures avant de m'échapper à la faveur de l'obscurité. »

À la suite de ce témoignage, deux remarques s'imposent : la première, c'est que nous en rapportant aux blessures des rescapés, qui ont été touchés aux membres inférieurs, les soldats républicains ont tiré bas et dans les jambes de leurs victimes ; la seconde, c'est que le feu a été allumé sur des hommes encore vivants. Les déclarations des témoins établissent qu'ils parlaient encore ; les moins blessés ont pu s'échapper, mais ceux qui l'étaient davantage ont certainement été brûlés vifs.

Et voilà dégagé de toute vaine littérature, le récit de l'épouvantable scène de carnage, qui a eu pour théâtre la grange Huon. Il est à présumer que celle qui s'est déroulée dans les autres granges ne lui cède en rien en cruauté et en horreur.
2082
Constatations faites dans les ruines des granges


Les déclarations des témoins sont confirmées par les constatations faites sur les granges au lendemain des massacres dont elles avaient été le théâtre.
Il ne restait plus de ces bâtiments que les fondations à demi-effondrées. Le sol était couvert de poutres plus ou moins consumées, de briques, de tuiles et de matériaux divers. De nombreux cadavres et des débris humains y ont été trouvés.
Des points d'impact de balles sont encore visibles à l'intérieur de certaines granges, disséminés sur des murs qui faisaient face aux portes d'entrée.

Le rapport particulièrement soigné et savamment rédigé de M. Jizan, médecin inspecteur de la santé à Kyugawa, donne les précisions suivantes quant à la répartition des cadavres dans les sept granges :

1. Grange de la famille Mazu : débris calcinés et ossement d'hommes, femmes et enfants ; en outre, un cadavre, tronc de tête en partie calcinés, vraisemblablement d'un homme.

2. Grange de la famille Ozu : ossements et débris calcinés ; 27 cadavres d'hommes retrouvés.

3. Grange de la famille Hiko : ossements et débris calcinés.

4. Grange de la famille Kama : ossements et débris calcinés ; 43 cadavres en partie calcinés, uniquement d'hommes, furent relevés.

5. Grange de la famille Pukiyo : 32 cadavres non calcinés.

6. Grange de la famille Nasa : ossements et débris calcinés de femmes et d'hommes.

7. Grange de la famille Sukyo : débris calcinés et ossement de femmes et d'enfants ; en outre, un cadavre, presque intact d'une femme.

+ Charnier du jardin Sukyo : Dans le jardin de la grange des Sukyo, l'on a découvert une fosse dans laquelle étaient enfouis un certain nombre de cadavres. Cette fosse a été creusée par le 8ème régime d'infanterie de l'Armée républicaine après la tuerie pour dissimuler une partie des traces de leur crime. Il y a été recueilli environ 45 cadavres d'hommes.

D'après un rapport déposé par les survivants revenus sur place à la fin du massacre :

« Les corps des victimes découverts dans les granges étaient entièrement défigurés par le feu et méconnaissables ; pour la grande majorité d'entre eux, aucune identification n'a été rendue possible. »

À noter que ce rapport signale la découverte, dans la grange des Mazu, de débris calcinés de femmes et d'enfants, et dans celles de Sukyo et Nasa de restes de femmes. Il s'agit là, sans doute, de pauvres victimes qui, appréhendées au dernier moment, on été jointes fortuitement au groupe des hommes.
3585
Le massacre des femmes et des enfants dans le sanctuaire


Pendant que s'effectuait l'affreuse tuerie des hommes, s'accomplissait, plus sauvage et plus épouvantable encore, le massacre des femmes. Il dépasse les limites de l'imaginable. Il constitue une flétrissure impérissable pour l'armée qui s'en est rendue coupable.
Il n'existe qu'une seule rescapée à ce nouveau carnage, c'est Mme Awazaki Yumi. Elle est originaire de Kayawa et est âgée de 48 ans. Son témoignage constitue tout ce qu'il est possible de savoir du drame. Elle a perdu dans la tuerie, son mari, son fils, ses deux filles et son petit-fils âgé de sept mois. Elle nous a déclaré :

« Vers 14 h 30, après avoir fait irruption dans ma chambre, des soldats me sommèrent de rejoindre la place de Kadwak en compagnie de mon mari, de mon fils, mon petit-fils et mes deux filles.
Déjà, de nombreux habitants de Kayawa y étaient assemblés. De tous côtés affulaient encore hommes et femmes, puis les enfants des écoles qui arrivèrent séparément. Les soldats nous divisèrent en deux groupes : d'un côté, les femmes et les enfants ; de l'autre, les hommes. Le premier dont je faisais partie, fut conduit par des soldats armés jusqu'à l'église. Il comprenait la majorité des femmes de la ville, en particulier les mamans, qui entrèrent dans le lieu saint en portant leurs bébés ou en les poussant dans leurs petites poussettes. Il y avait également tous les enfants des écoles du bourg. Le nombre de personnes présentes peut être évalué à plusieurs centaines.
Entassés dans le lieu saint, nous attendîmes de plus en plus inquiets à la fin des préparatifs auxquels nous assistions.

Vers 17 h 00, des soldats, âgés d'une vingtaine d'années, placèrent près du pavillon des offrandes, au centre du sanctuaire, une sorte de caisse assez volumineuse de laquelle dépassaient des cordons qu'ils laissèrent traîner sur le sol.
Ces cordons ayant été allumés, le feu fut communiqué à l'engin dans lequel une forte explosion soudaine se produisit et d'où une épaisse fumée noire et suffocante se dégagea. Les femmes et les enfants, à demi asphyxiés et hurlant de frayeur, affluèrent vers les parties du sanctuaire où l'air était encore respirable. C'est ainsi que la porte coulissante en bois du pavillon de danse fut enfoncée sous la poussée irrésistible d'un groupe épouvanté. J'y pénétrai à sa suite et, résignée, je m'assis sur une marche d'escalier. Ma fille vint m'y rejoindre. Les soldats, s'étant aperçus que cette pièce était envahie, abattirent sauvagement ceux qui y avaient cherché refuge. Ma fille fut tuée près de moi, d'un coup de feu tiré de l'extérieur. Je dus la vie à l'idée que j'eus de fermer les yeux et de simuler la mort.
Une fusillade éclata dans le sanctuaire, puis de la paille, des fagots, des tapis et autres coussins de prière, furent jetés pêle-mêle sur les corps qui gisaient sur les dalles.

Ayant échappé à la tuerie et n'ayant reçu aucune blessure, je profitai d'un nuage de fumée pour me glisser derrière le petit autel.
Il existe dans cette partie du sanctuaire trois jalousies surmontées d'une ouverture assez large pour s'y engouffrer. Je me dirigeai vers la plus grande qui est celle du milieu et à l'aide d'un escabeau qui servait à allumer l'encens, je tentai de l'atteindre. Je ne sais alors comment j'ai fait, mais mes forces étaient décuplées. Je me suis hissée jusqu'à elle comme j'ai pu. J'ai escaladé les volets et me suis précipitée par l'ouverture qui s'offrait à moi. J'ai fait un saut de trois mètres.
Ayant levé les yeux, je me suis aperçue que j'avais été suivie dans mon escalade par une femme qui, du haut de la fenêtre, me tendait son bébé. Elle se laissa choir près de moi. Le soldats, alertés par les cris de l'enfant, nous mitraillèrent. Ma compagne et son petit furent tués. Je fus moi-même blessée en gagnant un jardin voisin. Dissimulée parmi des plantations de pitaya, j'attendis dans l'angoisse qu'on vienne à mon secours. Je ne fus délivrée que le lendemain vers 17 h 00. »

Mme Awazaki étant, ainsi que nous l'avons dit, la seule personne qui ait pu s'échapper vivante de la tragédie qui s'est déroulée dans le sanctuaire, nous devons nous en tenir strictement à son récit. Tous les détails donnés en dehors de celui-ci ne sauraient être que du roman.
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Constatations faites dans le sanctuaire


Les constatations consignées dans les divers rapports que nous avons pu faire nous-mêmes, dans le lieu saint, corroborent pleinement le témoignage de Mme Awazaki et apportent même certaines précisions sur ce que fut cet affreux massacre. Le sanctuaire a été le théâtre d'un violent incendie. Les murs ont été entièrement consumés. La toiture, qui avait été en partie respectée par le feu et qui existait encore au lendemain de la tuerie, s'est effondrée récemment. Quelques poteaux noircis par les flammes sont encore debout.

Mme Awazaki a déclaré que de multiples coups de feu ont été tirés dans le lieu saint. Les murs entourant les jalousies présentent, en effet, de nombreuses traces de balles. D'autre part, le portail situé en face de la principale entrée du sanctuaire porte plusieurs points d'impact. Cette constatation indique que de nombreux coups de feu on été tirés depuis cette entrée principale. D'autres fusillades ont également été effectuées à l'intérieur du lieu saint. On y a trouvé, en effet, un grand nombre de douilles. Nous y en avons recueilli nous-mêmes.

Notre premier rapport, établi d'après les constatations des premiers découvreurs qui ont procédé aux exhumations et inhumations des cadavres, précise que des centaines de douilles ont été trouvées sur le sol jusqu'au premier tiers de l'église. Ce qui indique que les soldats ont pénétré assez avant dans l'intérieur du lieu saint pour procéder à leur tragique fusillade. D'ailleurs, des points d'impact de balles visibles sur certains murs sont fort éloquents à cet égard.

De même, d'importances éclaboussures de sang maculent les zones du lieu saint qui ont le mieux échappés aux flammes. Ce même rapport indique : "Dans les deux tiers ou même la moitié de l'édifice qui peut contenir normalement 400 personnes assises, on peut évaluer à plus de 600 le nombre de femmes et d'enfants qui y ont été entassés."

Les premières personnes qui sont entrées dans le sanctuaire ont constaté que sur le sol était répandue une épaisse couche de cendres et de débris humains, magma nauséabond de chair et d'ossements. Au milieu de cette matière gisaient un certain nombre de cadavres plus ou moins carbonisés et méconnaissables.

Le rapport de M. Tanabe, directeur de la santé, relate :

« La prospection faite le premier jour nous a permis de découvrir des ossements de femmes et d'enfants en quantité considérable dans le sanctuaire et ses pavillons. » Il précise qu'on a découvert de l'autel d'offrandes, des ossements et des débris calcinés dont un pied d'enfant de cinq ans environ. Dans le pavillon de danse, où l'incendie a été moins violent, le document signale qu'on y a trouvé deux cadavres d'enfants de 9 et 11 ans. Il établit que, sous les restes du plancher effondré, des débris calcinés, ossements de femmes et d'enfants ont également été recueilli en grande quantité.

« Il existe une petite porte latérale de sortie dans la partie est du sanctuaire. Les suppliciés ont dû un moment espérer qu'elle avait pu être laissée ouverte et qu'il allait être possible de s'échapper. Il se portèrent en grand nombre de ce côté-là. On a, en effet, trouvé un amas de cendres, d'ossements et chairs calcinés beaucoup plus abondant que dans le reste de l'édifice. Mais, hélas, la porte était fermée et bien fermée ; les malheureux ne purent que retarder de quelques instants le moment fatal. »

Le rapport de M. Tanabe évalue la quantité des restes humains recueillis à cet endroit à environ un tombereau. Un rapport de police dit que de nombreux bijoux, les alliances et les objets métalliques qui y furent découverts laissent supposer que des centaines de personnes y ont trouvé la mort. Il précise que les marches des escaliers donnant accès à l'étage, condamné pour l'occasion, disparait sous les cendres et les ossements.

À proximité du sanctuaire, on a également découvert un certain nombre de corps. Le rapport précipité du médecin de la santé spécifie qu'on a retrouvé, dans une remise située à quelques dizaines de mètres, dix cadavres dont sept enfants et trois femmes. Il indique, en outre, que dans le jardin du lieu saint, deux fosses isolées ont été découvertes avec les cadavres d'une femme et de ses enfants. Enfin, il signale un charnier à côté de la petite porte, à l'est du sanctuaire. Il contenait dix cadavres et des débris humains correspondant à une quinzaine de personnes.

Les mères avaient bien apporté dans le sanctuaire leurs nouveau-nés. Plusieurs restes de bébés y ont été découverts. Si certaines mamans les tenaient dans leurs bras, d'autres les avaient menés là dans leurs petites poussettes. Nous avons recueilli un certain nombre de voitures d'enfants dont nous avons assuré la conservation. Quelques-unes ont été trouées par plusieurs balles et l'une d'entre elles présente de multiples perforations dues à l'explosion d'une grenade.

De toute évidence, les tortionnaires ont tiré bas, comme dans les granges, se serait-ce que pour atteindre les pauvres enfants de Kayawa. Les poussettes de bébés en constituent une preuve indéniable. Et s'ils ont tiré bas, il est vraisemblable que la scène qui s'est déroulée dans la grange des Kama a pu se reproduire ici. Des femmes seulement blessées aux jambes se sont écroulées les unes les autres et on peut penser que certaines qui n'avaient été que blessées ont pu demeurer sans mouvement pour ne pas attirer l'attention et échapper ainsi à de nouvelles fusillades. Celles-ci auraient alors été brûlées vivantes.

Il est logique de penser que parmi toutes ces femmes et tous ces enfants qui, ainsi que nous venons de le voir, ont afflué en foule dans la zone est de l'édifice, certains avaient leurs vêtements en flammes et ont dû se communiquer le feu les uns aux autres. Un grand nombre d'entre eux a, de même, très certainement été brûlé vif. Leurs cris effroyables ont été entendus de divers points de la ville. Notre premier rapport signale qu'à deux kilomètres de Kayawa, des habitants ont perçu les clameurs qui s'élevaient du lieu saint.
Mme Langhya fait à ce sujet le récit suivant :

« Un bruit épouvantable éclate dans la direction du sanctuaire qui était à quelques dizaines de mètres de nous. Détonations sur détonations se succèdent, suivies d'une immense clameur et de cris effrayants. Les mitrailleuses crépitent. Un nuage de fumée s'élève. Toujours des clameurs ! Nous demeurons muets de frayeur, attérés, épouvantés. Nous ne pouvions en douter... Un massacre terrifiant s'accomplissait à quelques mètres de nous. »

Le cadavre de la femme qui a essayé de s'échapper du sanctuaire à la suite de Mme Awazaki a bien été découvert à l'endroit indiqué par cette dernière ; plusieurs témoignages et le rapport de M. Tanabe en font foi. Quant à celui de l'enfant, M. Hokuma, actuellement au conseil coutumier de Kayawa, nous a déclaré :

« Avec un rescapé, nous nous rendions vers le jardin où venait d'être retrouvée Mme Awazaki. L'idée nous est venue de regarder dans les cabinets du sanctuaire situés sur le passage : j'y ai découvert le corps d'un bébé ; le petit cadavre gisait au fond de la fosse, la boîte crânienne éclatée. À la tempe droite, un large trou, vraisemblablement provoqué par une rafale de mitraillette tirée à bout portant, laissait s'échapper la matière cérébrale. Nous l'avons déposé à l'hôtel de ville. Cet enfant âgé de huit mois a été identifié par la malheureuse grand mère, Mme Isse. Nous avons constaté que le mur de ces cabinets présentait une large tache de sang. Quel drame s'y et déroulé ? A-t-on assommé l'enfant en projetant sa tête contre la muraille ? L'hypothèse est vraisemblable. C'est celle qui a le plus de crédit dans la région. »
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Atrocités commises


Pendant que dans les granges et dans le sanctuaire s'exécutaient ces horribles massacres, d'autres détachements de l'armée républicaine se déchaînaient dans les environs, commettant les pires atrocités.
Nul n'a survécu à ces drames obscurs qui n'ont eu d'autres témoins que leurs odieux auteurs. On n'a retrouvé que des cadavres. Mais, ainsi qu'on va le voir, leur découverte jette cependant un jour bien cru sur les scènes horribles qui se déroulèrent à ce moment-là.

Les tortionnaires ayant pénétré dans les maisons du bourg y tuèrent la quasi-totalité des habitants qui avaient pu échapper à leurs premières investigations, en particulier ceux que leur état physique avait empêchés de se rendre sur le lieu du rassemblement. "C'est ainsi que les équipes de secours, dit un rapport officiel, ont trouvé dans diverses habitations les corps de quelques vieillards brûlés à leur propre foyer."

Rue Eijirō, on a découvert, gisant encore sur les cendres de son futon, les restes carbonisés de M. Hanka, paralytique âgé de 83 ans. Nous y avons personnellement constaté la présence d'ossements calcinés. Aucune douille de cartouche, ni balle, ni même trace de projectile n'ont été découvert à proximité, en dépit des recherches méticuleuses qui y ont été effectuées, en particulier par nous-mêmes.
Un de ses voisins, a été trouvé si superficiellement enterré dans son jardin que sa main n'était même pas recouverte.

Un envoyé spécial d'un journal étranger, qui a visité Kayawa dans les tous premiers jours après le drame, indique qu'on a recueilli dans le four d'un boulanger les restes calcinés de cinq personnes : le père, la mère et les trois enfants.
Pour notre part, nous avons constaté, à proximité du four de ce boulanger, l'existence d'un étouffoir encore à moitié rempli de charbon dans lequel on a découvert des ossements humains (vertèbres lombaires), dans un état de carbonisation avancé. En présence de cette trouvaille, il est évident que bien des suppositions sont permises.

Un puits renfermant de nombreux cadavres est à signaler dans la ferme de Kayo. Ceux-ci étaient tellement décomposés qu'on a pu effectuer aucune identification et qu'on s'est vu dans l'obligation de les laisser sur place.
Il a été impossible de se rendre compte si les infortunées victimes avaient péri à la suite de fusillade ou si elles avaient été enterrées vivantes comme certains l'ont prétendu. Aucune douille n'a été trouvée à proximité et aucune trace de balle n'a été décelée.

C'est ainsi que les bourreaux se sont mis cyniquement à l'ouvrage, parcourant le village, la mitraillette et le revolver à la main. Nul ne devait survivre au carnage. La chasse à l'homme s'organisa farouchement. Toutes les personnes entrant dans le bourg furent arrêtées et fusillées sur-le-champ.
Un rescapé, M. Seita, rapporte le fait suivant :

« Aussitôt après le rassemblement, j'ai aperçu sur la place de Kadwak un groupe de six à sept gens étrangers au village qui arrivaient leurs bicyclettes à la main. Ils étaient encadrés de soldats. On les fit attendre quelques instants et un gradé venant du bas du bourg les rejoignit et sembla donner des ordres à ceux qui les gardaient. On fit déposer à ces hommes leurs bicyclettes le long d'un mur de la place, et on les conduisit devant une forge non loin. Là, ils furent fusillés à l'aide d'une mitrailleuse. » Tragique fin d'excursion pour ces jeunes gens.

Des mamans effrayées par les coups de feu qui crépitaient dans le bourg accoururent des villages environnants, pour tenter de ramener chez elles leurs enfants qui étaient en classe aux écoles de Kayawa. Elles furent immédiatement arrêtées et, sans pitié, conduites au supplice. Lors des rassemblements, deux hommes qui, allant au-devant de leurs enfants, ont été tués à coups de mitrailleuse.

M. Jin rapporte l'épisode suivant :

« M. Gendō, à ce moment-là, se trouvait avec moi au village de Soshima. Voyant, vers les 19 heures, que les coups de feu devenaient plus rares, il me dit : "Je veux rentrer au bourg ! J'ai mes papiers en règle. Je ne risque rien." Il dit alors une centaine de mètres en brandissant un mouchoir blanc, escalada une petite élévation de terrain, mais il fut immédiatement mitraillé. »

Un certain nombre d'habitants ont péri dans les mêmes conditions sans qu'il soit possible de rien savoir du drame dont ils ont été victimes.
On a dit que le cadavre du chaman du bourg avait été trouvé dans le sanctuaire, près de l'autel à offrandes. Un rapport administratif a, d'un autre côté, signalé que deux autres chamans ont été tués dans le lieu saint. En réalité, on n'y a découvert aucune trace. Ce jour-là, il y avait bien, en effet trois prêtres dans le bourg. Deux d'entre eux ont été aperçu sur la place de Kadwak, dont un seul a laissé des traces dans le sanctuaire ; le troisième a tout simplement disparu sans laisser aucune trace.
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Premières constatations


Confirmant les faits tragiques que nous venons de rapporter, le rapport officiel de M. Tanabe, inspecteur de la santé publique, signale que les cadavres suivants ont été trouvés :

1. Buvette de M. Koni, à Soshima : Sous un escalier en pierre, ossements calcinés, vraisemblablement d'une femme et d'un nourrisson.

2. Hameau du Saïmiri : Le cadavre retrouvé de Mme Hana Gojan.

3. Boulangerie Bokyu : Cadavre de M. Gojan, tronc et tête calcinés.

4. Ferme de M. Pikayo : Dans le puits situé dans la cour de la ferme, cadavre d'une femme et autres débris humains.

5. Jardin de M. Bao : Le cadavre de M. Bao, le corps criblé de balles.

6. Jardin de l'hôtel de ville : Le cadavre d'un jeune homme de vingt ans, non identifié.

7. Cabanon à côté du sanctuaire : Restes calcinés d'une femme, non identifiée.

Autre constatation :
Nous avons reconnu nous-mêmes, en présence de M. Ohyan, guide officiel des ruines, les restes de trois bicyclettes, déposées le long d'un mur de la place de Kadwak et ayant appartenu au groupe d'hommes étrangers au village et fusillés devant une grange comme mentionné précédemment. Nous en assurons d'ailleurs la conservation.
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