Quelques instants plus tard, le silence s’était fait. Le professeur le laissa durer, savourant à la fois le calme et la réaction qu’il aurait quand il annoncerait la prochaine matière. Il adorait enseigner et les réactions des enfants caressait tout de même son léger côté taquin – les élèves diraient « sadiques ».
- Maintenant, leçon de calcul.
Il y eut maintes protestations qui n’amenèrent qu’un léger sourire sur le visage de l’enseignant.
- Notez l’énoncé. Le Majanda a une population de 11 millions d’habitants. Il y a un homme pour quatre femmes. Combien le pays compte-t-il d’hommes ? Et combien de femmes ?
- À peine ce qu’il faut pour les servir, ricana Chaprot.
- Chaprot, tu auras le droit d’aller noter ta réponse au tableau dès que tu as fini. Et tu me diras quel est le pourcentage d’homme dans la population totale. Je vous laisse deux minutes.
Le laps de temps écoulé, Chapot se dirigea vers l’estrade, un peu penaud. Le cliquetis de la craie était inaudible parmi les chuchotements des bavardages des voisins. Peu à peu, les réponses – toutes bonnes – s’affichaient.
Chaprot, au tableau a écrit :
Majanda :
20 % d’hommes soit
2,2 millions d’hommes
8,8 millions de femmes
À peine les réponses affichées, il posa la craie et s’empressa de faire demi-tour. Le maître l’arrêta et lui enjoignit de détailler le calcul. Pendant qu’il s’exécutait, une main se leva en même temps que la question fut posée :
- M’sieur ! Mon père dit que c’est pas normal qu’il y ait autant de femmes !
Il y eut des grands rires dans toute la classe. Évidemment que c’était normal qu’il y ait autant de femmes ! Il fallait bien ça pour servir les hommes ! Pour éduquer les petits princes qu’étaient les garçons. Pour enseigner aux petites filles, aux sœurs, comment, après avoir travaillé à leurs champs toute la journée, tenir une maison propre, obtenir des enfants calmes quand le père était à la maison, lui offrir un repas chaud et délicieux et soulager leur homme la nuit.
Les petits répétaient les paroles entendues de leurs pères, grands frères, oncles et grands-pères sans vraiment comprendre ce que tout voulait bien dire.
Monsieur Bantou claqua dans ses mains et le calme revint :
« Il est coutume de dire qu’il faut au moins quatre femmes pour valoir un homme mais si l’adage et les statistiques s’accordent ce n’est qu’un pur hasard. Ton père a raison Ossa. Normalement à la naissance, le ratio homme-femme est quasiment équilibré. On retrouve ce ratio dans beaucoup de pays du monde. Mais ici, chez nous, au Majanda, ce n’est pas le cas. Le ratio homme-femme est toujours normal jusqu’aux huit à dix ans des enfants puis, inexorablement, plus les garçons vieillissent, plus ils meurent. La raison est simple : la guerre civile qui secoue le Majanda quasiment sans interruption depuis notre indépendance et les massacres qui s’y sont insérés. Il n’est pas concevable qu’on puisse tuer une femme, donc.
- Pourquoi M’sieur ? interrompit un élève.
- Tout comme il est plus intéressant de voler le bétail ennemi ou de prendre ses affaires que de le tuer ou de les casser, il n’y a aucun intérêt à tuer les femmes. Pourquoi supprimer quelque chose qui ne peut pas vous nuire ? Bien sûr, il y aura toujours des combattants pour qui c’est amusant de tuer mais ce n’est pas la menace principale qui pèse sur les femmes.
- C’est quoi M’sieur, alors ?
- Bon, il en est où ton calcul, Chapot ? demanda l’enseignant pour changer de sujet. Ah, c’est fini, voyons ça. Oui, c’est bien ça. Retourne à ta place. Maintenant, amusons-nous à calculer les ratios de dépendance démographique. Ne me posez pas la question, je sais que vous voulez savoir ce que c’est. Ce sont les ratios entre certaines catégories d’âge. Grosso modo, entre les enfants, ce qu’on appelle les actifs, ceux qui ramènent de l’argent à la maison et les personnes âgées qui ne travaillent plus. Dans les pays riches, les enfants ont moins de quinze ans et les retraités plus de soixante-cinq ans. Chez nous, c’est moins de huit ans pour les enfants et plus de soixante-quinze ans pour les personnes âgées. Mais on n’a les estimations – personne ne sait vraiment combien on est et quel âge on a - que pour les enfants de 0 à 14 ans et les plus de 65 ans.
- Pourquoi on n’a que ces estimations sur 14 ans et pas 10 ans, m’sieur ?
- Parce que c’est une ONG qui a réalisé ce travail et elle a voulu suivre la norme internationale. Pas d’autres questions ? Donc, c’est à mon tour d’en poser. Première question : on se demande combien il y a de personnes âgées par rapport à la population qui travaille. Je vous laisse réfléchir et un volontaire vient au tableau pour détailler son calcul.
Pour corser un peu la chose, voici les données suivantes, en pourcentage :
Personnes de plus de 65 ans : 2,6 %
Enfants jusqu’à 14 ans inclus : 50,6 %
Et puisqu’on va dans les détails, on va préciser les proportions. S’il y a bien 1 homme pour 4 femmes, c’est vrai uniquement à partir de 14 ans. En dessous, il y 45 % de garçons. Et ensuite, vous me calculez le détail par sexe.
Fassou se leva après quelques minutes et commença à décrire son calcul :
Fassou, au tableau a écrit :
Vieux : 286 000
Enfants : 5 566 000
Milieu : 5 148 000
Hommes vieux : 57 200
Femmes vieilles : 228 800
Milieu hommes : 1 029 600
Milieu femmes : 4 118 400
Enfants hommes : 2 530 000
Enfants filles : 3 036 000
Il vérifia les calculs et les approuva malgré avoir tiqué devant la description des catégories.
- Bon, d’ici à la fin de l’heure, je vous laisse chacun dessiner des graphiques pour illustrer ces chiffres. Trouvez les plus pertinents. On affichera les deux plus beaux. Je vous distribue des feuilles blanches.
Les élèves se penchèrent tous sur les feuilles. Certains retournèrent discrètement à la page de la leçon des représentations graphiques des chiffres, comme s’ils avaient l’impression de tricher et peur de se faire prendre. Quelques-uns sortirent leurs crayons de couleurs ; d’autres absorbés dans leur tâche, sortaient la langue. Au fur et à mesure, ils redonnèrent leur papier à l’instituteur.
Le lendemain, sur un mur, on pouvait voir les deux graphiques suivants :
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