Le riz : une plante dominante et tyrannique
Une rizière jashurienne dans la région d'Azur
Le riz est une plante dominante, tyrannique.
C’est dans ces mots que l’historien Pramanat Yongjaiyut synthétise la relation conflictuelle que cet aliment entretient avec les Jashuriens depuis l’aube de l’agriculture dans la Péninsule du Nazum. Graminé originaire des pays secs, le riz s’est par la suite transformé en cette plante des rizières que tous les Jashuriens connaissent sur le bout des doigts. Nécessitant beaucoup d’oxygène pour pouvoir grandir, le riz est une plante exigeante. L’eau stagnante ne lui convient pas, pas plus que les grandes chaleurs. Prince capricieux, il ne se satisfait que d’une eau en mouvement, dont les rizières sont les plus parfaits exemples, organisant ainsi un paysage particulier : au repos, puis en mouvement, selon des temps précis. Le riz est, au Jashuria, une puissance sacrée, dont les savoirs agricoles se transmettent de générations en générations.
Le riz domine et organise la vie jashurienne depuis des temps immémoriaux, tout en ordonnant une sculpture particulière du paysage, dont les Jashuriens se sont faits les plus fervents défenseurs et ingénieurs. Se conservant mieux que le blé et nourrissant mieux la population que les affreux rendements de son concurrent, le riz s’est imposé dans la Péninsule comme la nourriture la plus commune. Mais surtout, le riz, par sa nature-même et son organisation dans les parcelles, propose un rendement supérieur à celui du blé. Mais … contrairement au blé, le riz est un maître exigeant, détenant le record des manipulations humaines nécessaires à sa production et des aménagements nécessaires à sa culture. Cultivé et consommé sur place, il a permis l’installation pérenne des populations dans la Péninsule, au prix de défrichements systématiques et d’aménagements particuliers.
Lorsque le riz commence à s’installer dans la Péninsule il y a de cela plusieurs millénaires, les populations nazumies se nourrissaient essentiellement de millet et de sorgho, des plantes qui à l’époque, s’échangeaient à meilleur marché que le riz. La culture du millet du sorgho y dominait alors, principalement pour son intérêt nutritif et sa transformation en bouillie ou galette une fois le grain pilé dans un mortier. Malheureusement, pas de farine de millet, celui-ci devenant rapidement rance une fois moulu. Quant au sorgho, ce « blé cémétien », bien qu’ayant un cycle court de croissance, il fut principalement utilisé pour les fourrages, grâce à ses longues tiges, et transformé en farine servant à la réalisation du jowar, un pain encore produit aujourd’hui dans certaines régions du Nazum. Ce n’est que bien plus tard que le sorgho fut utilisé dans la production de teinture rouge et de sucre, grâce à l’ingéniosité des peuples d’Afarée, où cette plante pousse particulièrement bien.
Au Jashuria, le millet et le sorgho, avant la généralisation du riz, sont complétés par des ignames, des fruits exotiques – bananes, papayes, … -, des taros, … La patate douce d’Aleucie n’arrivera dans la Péninsule qu’à l’aube du XVIIIe siècle, par le biais des marchands, mais ne s’implantera durablement qu’au XIXe siècle, malgré la résistance de la civilisation du riz. Le manioc suivra un destin similaire et même si on le retrouve aujourd’hui dans les assiettes jashuriennes, le riz reste la céréale dominante de l’alimentation.
Le riz atteint la Péninsule au travers de l’ancienne Aryèdie et ne s’y installe que vers le second millénaire avant notre ère. Les premières expérimentations ont été réalisées en culture sèche, c’est-à-dire sans système de rizière, avec des rendements pauvres, peinant à concurrencer le millet et le sorgho. La culture sèche ne reprendra son essor que lorsque le système des rizières sera pleinement opérationnel, permettant de constituer une nouvelle récolte lorsque les rizières sont vides, et que le sol vidé de son eau est recouvert de micro-organismes et bien aéré. C’est lors de cette période de rotation des cultures que les plantes dites du « dixième mois » continuaient d’être cultivées à la place du riz des rizières. Les paysans exploitaient alors la fertilité du sol limoneux vidé de son eau avec l’ajout d’une fumure abondante constituée de déchets animaux et végétaux, après quelques jours de labours. Les légumineux étaient alors cultivés lors de cette saison, tandis que les aménagements des sols étaient refaits pour les prochaines semences de riz.
La culture sèche du riz est rapidement remplacée par une culture dite de rizière. En effet, le riz produisant une récolte tous les cinq mois, les paysans pouvaient alors réaliser deux récoltes par an, et garantir deux mois durant lesquels l’exploitation des rizières vides permettaient de cultiver sans trop de risques les tubercules, légumes, et autres plantes à cycle court, mais aux rendements plus faibles, venant agrémenter l’ordinaire nazumi. Ce type de culture permet de nourrir en théorie une cinquantaine de Nazumis sur un hectare, à supposer que le sol soit parfaitement exploitable, ce qui est rarement le cas. Les rizières ont marqué le paysage jashurien pendant des siècles, alimentant l’imaginaire des voyageurs eurysiens (on se souvient tous des belles estampes se vendant à prix d’or sur les marchés eurysiens). Les plus anciens traités d’ingénierie du Jashuria font état du paysage des rizières, de l’occupation systématique du sol et des ouvrages nécessaires à l’entretien et à la construction des rizières avec une précision redoutable, si bien que peu de doutes sont permis quant aux connaissances de l’époque en matière d’agriculture, surtout dans un territoire aussi vaste et compliqué à façonner que le Jashuria.
Les rizières ont l’avantage de s’organiser en cases alimentées par des rigoles d’irrigation et délimitées par des diguettes. L’eau stagnante, peu profonde (généralement 20 à 25 centimètres), se retrouve piégée dans des cases d’environ cinquante mètres par cinquante. Amenée par des systèmes de pompes depuis les cours d’eau, l’eau remplit les cases labourées en amont, puis est contenue par des systèmes de batardeaux amovibles, qui, une fois retirés, permettent d’évacuer l’eau boueuse, chargée de sédiments. La culture en rizière s’adapte particulièrement bien aux reliefs montagneux, où les paysans utilisent l’eau en amont pour remplir les cases sans avoir à manipuler longuement les pompes d’irrigation. Dans la plupart des cas, les rizières sont situées dans des zones de faible inondation, mais des pays comme le Jashuria, disposant de grandes zones agricoles inondables, ont dû s’adapter et bâtir des rizières d’eaux profondes, où la récolte du riz se fait non pas à pieds joints dans la rizière, mais par bateaux lors de la mousson. Mais le jeu en vaut la chandelle. Non content de pouvoir réutiliser sans fin la même parcelle, la rizière permet aussi des rendements impressionnants qui nourrissent l’ensemble du Nazum.
Il ne faut pas oublier que le riz, malgré ses hauts rendements et la possibilité de faire plusieurs récoltes par an, est un maître exigeant, qui nécessite un soin et des aménagements particuliers. Le prince de l’alimentation nazumi n’accepte guère d’être cultivé sur un sol peu préparé. Il réclame un écrin pour pouvoir se sublimer. Mais plus encore, il nécessite une série de manipulations et de préparations en amont de la récolte qui rendent le travail laborieux. La simple préparation de l’irrigation, l’actionnement des pompes et le remplissage des cases est un travail harassant, qui préfigure un travail encore plus laborieux : celui du piquage du riz. Si l’eau de pluie parvient parfois à alléger le travail en remplissant les cases, les agriculteurs jashuriens ont pendant longtemps compté sur la seule force de leurs bras, jusqu’à ce que les animaux viennent les aider, notamment sur les roues des machines d’irrigation. Le riz nécessite alors une grande concentration de main d’œuvre, mais aussi une planification attentive, qui pendant des siècles, reste l’apanage des pouvoirs centraux. L’agriculteur, bien que cultivant la terre, est supervisé par les autorités locales, qui surveillent depuis les tours de guet les plantations et organisent les rotations des cultures et notent les rendements. A mesure que la culture du riz progresse, la société s’organise, aussi bien socialement que spatialement, et se consolide autour de ce maître si particulier. Car il ne s’agit pas seulement de cultiver des rizières et de les façonner ! Il faut les surveiller, ce qui nécessite des soldats, mais aussi veiller à ce que la production soit soigneusement consignée, afin de prévenir d’éventuelles famines et remplir correctement les greniers, ce qui suppose des administrateurs dédiés. Et c’est sans compter la multitude de métiers qui vivent du riz : restaurateurs, meuniers, éleveurs, … et qui s’organisent au rythme de ses récoltes.
La gestion de l’eau a également façonné la mentalité des paysans, notamment ceux des montagnes. De l’amont à l’aval, l’eau passe selon l’ordre social établi, avec le jeu des alliances et des convenances entre les villages voisins. La répartition de l’eau, ressource précieuse, devient alors un enjeu collectif, de proches en proches, puis de villages en villages, de sorte que tout le monde est lié par la rizière et son irrigation. L’intérêt individuel s’efface alors devant la recherche de l’efficacité et de l’utilisation raisonnable des ressources naturelles. Ce jeu des alliances entre village a de nombreux avantages, car il permet aussi d’obtenir de l’aide pendant les inondations, car tout le monde se sent responsable de la survie de l’autre, tout comme il peut avoir ses mauvais côtés, notamment des rivalités d’une rivière à une autre, ou d’un amont face à un aval.
Le riz, nous l’avons vu, souhaite un écrin particulier. Mais il est aussi … précieux. Il n’est pas question, comme le blé eurysien, de le semer à la volée, le laissant à la merci des oiseaux. Non ! Il est prélevé avec précaution dans des serres et des pépinières dédiées où il pousse serré, afin d’être replanté dès la période des semences dans les rizières. Cette période de repiquage du riz est particulièrement importante et a créé toute une lignée de professionnels de la sélection rituelle des plants de riz. Se voir confier la tâche de préparer et de sélectionner les plants de riz dignes d’être repiqués était alors un grand honneur et suivait un rituel particulier dans les grandes rizières. La gestion du calendrier était alors particulièrement ritualisée et organisait non seulement la prochaine récolte, mais aussi le passage des saisons. A l’organisation spatiale et sociale des rizières s’ajoute alors l’organisation quasi-religieuse de l’agriculture, où chaque geste est à la fois un acte technique soigneusement pensé, mais aussi une manière d’honorer les esprits de la fertilité et des récoltes. La riziculture permet la sédentarisation, mais cette sédentarisation permet aussi de créer des mythes collectifs. De la préparation des rizières à la récolte des épis de riz, chaque étape de la vie de la rizière est rythmée par des offrandes, des fêtes et des rites en l’honneur des dieux des rizières. Les divertissements liés à ces célébrations sont encore aujourd’hui très populaires du Jashuria, notamment dans les campagnes. Qu’il s’agisse de rites théâtraux mimant la plantation du riz où les complexes techniques de sélection et de repiquage, c’est tout une tradition qui s’est organisée, souvent dans la pratique théâtrale, où les acteurs deviennent, le temps d’une représentation, les avatars des dieux de la fertilité. Ainsi, l’ensemble de la société paysanne traditionnelle se rassemble autour de mythes communs, qui organisent le temps et l’espace. Il est toujours d’usage, aujourd’hui, d’offrir aux divinités de l’alcool de riz et des boulettes de pâte de riz aromatisées.
Le riz, cuit à l’eau, se présente en de nombreuses variétés et constitue l’ordinaire du citoyen jashurien. Avant l’essor de l’époque moderne, la ration basique d’un Jashurien pouvait être constituée de plusieurs bols de riz cuit et de quelques grammes de graisse de porc et quelques fruits pour agrémenter le tout, sans compter les divers légumes, pois et haricots venant s’ajouter au repas de base. L’essentiel du régime alimentaire est alors végétarien, le poisson, les œufs et la viande étant rares sur la table. Les épices restent un moyen d’améliorer l’ordinaire et d’ajouter de la saveur à ce qui reste à l’époque plutôt fade. Le riz est aussi utilisé dans la fabrication des eaux-de-vie fortes dont les Nazumis ont le secret. Etant donné la tyrannie du riz dans l’alimentation du Nazum, l’art culinaire s’est pendant longtemps borné à savoir comment agrémenter le riz et décupler les saveurs des aliments pour faire en sorte que chaque bouchée en vaille la peine.
La modernisation de l’agriculture au sein du Jashuria a été entamée au cours du XIXe siècle. La minutie avec laquelle les Jashuriens ont entretenu les rizières et mis en place des traités d’agronomie en prise avec la géographie particulière de leur pays leur a permis d’obtenir d’excellents rendements. La moyenne actuelle des rendements de situe aujourd’hui à environ 50 quintaux de riz l’hectare. Cette moyenne compte les deux récoltes, mais omet les cultures d’hiver, comme le blé, l’orge, ou les légumes. Les raisons de cette réussite alimentaire tiennent dans l’utilisation intensive des produits agricoles modernes comme les fertilisants, mais aussi dans la perpétuation des rites de sélection des plants de riz à repiquer, qui au fil des siècles, est devenue le fer-de-lance de la recherche agronomique jashurienne. Le développement de la recherche sur les organismes génétiquement modifiés a conduit le pays à tester et introduire de nouvelles variétés de riz et de plantes, qui compensent le manque de vitamines A dans l’assiette jashurienne quotidienne. Nous pouvons notamment citer le « riz doré », qui contient beaucoup plus de béta-carotènes que le riz blanc ordinaire. Ce riz, riche en vitamines A, a largement permis de compenser les problèmes liés au manque de vitamines A dans le régime alimentaire jashurien et même s’il se heurte à la méfiance des associations anti-OGM, ses réussites ne sont pas à négliger. Il est aujourd’hui exporté dans les pays d’Afarée et de Paltoterra, qui subissent aussi ces carences.
La modernisation de la culture en rizière a considérablement réduit le temps de travail nécessaire pour une récolte. Les techniques d’irrigation s’étant mécanisées et automatisées dans les industries agro-alimentaires, l’agriculteur jashurien ne consacre désormais par an que 1800 heures de travail pour la culture d’un hectare de rizière (soit environ 225 jours par an). L’ajout de machines de plus en plus performantes a aussi joué dans cette réduction du temps de travail, la plantation des semis étant désormais automatisée à l’aide de grandes machines se déplaçant le long des rizières. Les hectares sont donc moins longs à valoriser, tandis que le poids du riz dans l’alimentation jashurienne moderne diminue dans les grandes villes. La consommation annuelle de riz par habitant dans les grandes métropoles est passée de 146kg par an au début du siècle dernier à 100kg par an au début du XXIe siècle.
Aujourd’hui encore, le monde de la petite exploitation agricole familiale jashurienne vit dans une symbiose avec celui de l’industrie agroalimentaire. Le partage du monde entre les besoins d’un rapport familier avec la nature et les besoins plus prosaïques de nourrir le plus de monde possible a nécessité au sein de la société jashurienne la création d’une harmonie fragile tentant de ménager la chèvre et le chou. Si dans les plaines, la production agricole est désormais l’apanage des grandes firmes dédiées à la production alimentaire basique, les agriculteurs des montagnes et des régions reculées restent encore les détenteurs de ce rapport ancestral des Jashuriens à leur environnement. Ces deux visions du monde s’imprègnent inévitablement l’une de l’autre tant la société jashurienne est habitée par le respect des esprits et des traditions, mais aussi éprise de modernité. Ainsi, l’agriculture familiale persiste au Jashuria, avec le développement de l’industrie agroalimentaire. La question est de savoir comment le Jashuria pourra arriver à trouver le point d’équilibre entre le respect de ses traditions et de ses mythes tout en parvenant à une industrialisation raisonnée de sa production agricole. Le riz est, à cet égard, le fer-de-lance de cette transformation agricole.
Le riz est aujourd’hui encore l’aliment de base des Jashuriens et d’une large partie de la Péninsule. Au fur et à mesure que le niveau de vie de la population s’améliore, le besoin en riz s’est considérablement transformé de la quantité vers la recherche de la qualité. Aujourd’hui, la production n’étant plus un problème, la recherche de la qualité du riz cultivé est devenue un sujet important dans la gastronomie jashurienne et l’industrie agroalimentaire. Qu’il s’agisse du riz préparé à la maison, pris sur le vif dans les gargotes ou directement cuisiné sur le lieu de travail, la cuisson et la nature du riz font débat.
A mesure que la population du Jashuria grandit, le besoin de passer d’une alimentation individuelle et familiale à une alimentation de masse se fait sentir, notamment pour les écoles, les grands groupes industriels et les hôpitaux. Les déjeuners dans les grandes entreprises et les grandes centrales, mais aussi pour les repas en vol, doivent désormais être assurés par des services de restauration qui doivent privilégier non seulement la quantité de riz, mais aussi sa qualité. Cette « industrie de la cuisson » fait partie de la chaîne de l'industrie du riz. Elle est influencée par la culture en amont, le stockage à sec, la mouture du riz et la distribution et la consommation en aval. La recherche d’un riz à la fois riche en apport calorique et goûteux a amené les industriels à se pencher non seulement sur les OGM, comme nous avons pu le voir plus haut, mais aussi à expérimenter des technologies de calibrage et de cuisson afin de certifier la qualité du riz et de toutes les étapes post-récolte. Les entreprises de traitement du riz cherchent alors à améliorer la qualité de leur produit par le biais de la sélection des plants, des systèmes de séchage du riz non décortiqué, des systèmes de polissage et d’autres procédés de certification en aval de la récolte.
Il va de soi qu'aujourd'hui encore, le riz continue de jouer son rôle tyrannique et dominateur dans la gastronomie jashurienne tant la population est aux petits soins avec lui. Le riz jashurien sert aussi à produire des nouilles, appelées aussi pâtes de riz. Préparées à l’aide de farine de riz, elles servent dans la préparation des soupes, de divers sautés et de salades. Nommées idiappam ou sevai, les nouilles de riz sont ont gagné leurs lettres de noblesse dans la culture gastronomie jashurienne. On les consomme aussi bien au quotidien que durant les festivals. Elles peuvent aussi être préparées en vermicelle de riz, un dérivé très fin.
Les rizières de la région des lacs, un patrimoine mondial en devenir ?