12/03/2013
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[RP] Et Sankt Josef tomba

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La mort, mais pas pour vous.

1.


La nuit était tombée sur L’Eurysie centrale. En Mährenie plus que partout ailleurs, on ressentait cette chose sinistre et sauvage qui faisait de ces étendues de collines boisées le berceau de tant de mythes. C’était à se demander si les vampires, les changelins, les loup-garous tant redoutés par les victimes du syndrome de la peur transblême n’étaient pas là, bien réels, camouflés derrière les grands arbres à attendre leur heure – ou peut-être la prochaine pleine lune. Même Sankt Josef, ce bastion de civilisation coincé entre les monts, se parait d’un aspect affreusement sinistre. Fulgencio Alenda pensa rêveusement que les villages archaïques de la région, avec leurs vieilles rues tordues, quatre maisonnettes et une grange entourant un pauvre clocher, devaient sembler bien loin de tout pour qui les habitaient. Depuis la fenêtre où il s’était posé il en devinait quelques-uns, des petites tâches lumineuses, comme des chandelles à flanc de montagnes.
Peut-être appliquait-il simplement son propre ressenti sur la région. Ses habitants s’y sentaient en toute logique chez eux, et à l’aise. Mais encore, les mythes affreux qui en avaient émergés au fil des siècles n’étaient sans doute pas le résultat de nuits tranquilles et d’innocentes balades dans les bois. Non. Il y avait quelque-chose de sinistre, ici.

Puis il fut pris d’une soudaine amertume alors qu’un hélicoptère de transport entra dans son champ de vision pour se poser à proximité de l’aéroport, et se dit que les monstres existaient réellement. Les vampires, entre-autre. Déguisés en homme d’églises, c’était là le moindre de leurs paradoxes : ils avaient sucé le sang et la richesse des travailleurs, aujourd’hui même, avaient été tués pour de bon. Au corps défendant de leurs assaillants qui auraient préféré capturer les bêtes vivantes. Même les monstres littéraires ont droit à un procès.

Un sourire amusé. Fulgencio garderait cette métaphore pour lui. Il était ici pour faire du journalisme historique, ce qui nécessitait un style traditionnellement pauvre et factuel : il venait créer de la matière première pour informer les générations futures. Les figures de styles n’avaient pas leur place dans son travail, qui se refusait sobrement à tout aspect littéraire. On était plus proche de la liste. Du moins en première instance. C’était là le moindre des sacrifices à faire pour intégrer l’honorable ordre des tlacuiloque. Dieu sait qu’il en avait fait d’autres. Mais pour rien au monde Fulgencio n’échangerait sa place pour une autre.

Tout de même, l’amour qu’il portait à son rôle, son dévouement et son zèle, mus par la sincère impression d’être utile à la société et – peut-être, on pouvait bien se permettre l’espoir – au monde, ne compensaient pas entièrement l’aspect traumatique de la journée qu’il venait de vivre. D’un naturel pensif, il était désormais muet, installé dans la clinique de fortune que les soldats avaient organisés après avoir pris pour de bon le contrôle du vieux château.

De nombreux facteurs jouaient sur son moral et – il l’aurait juré – sur celui des troupes. Déjà, l’aspect bizarre de la région. Pour qui a connu le Grand Kah, cette forêt noire est d’un oppressant d’autant plus aliénant qu’elle rappelle un certain cinéma gothique un peu kitsch que tous les gens de sa génération connaissent bien. C’était presque surréaliste de se retrouver dans les décors de ces vieilles productions sans-cesse rediffusées. On s’attendait à voir Alfred Hodenburgg surgir de derrière une porte, vêtu de sa grande cape de conte vampire, ses fausses canines couvertes de sang. On s’attend aussi à ce que les Mâhreniens se montrent froids voir franchement hostiles. En bref, à être seuls au milieu d’un continent lointain, éloigné de tout, dans ces paysages baroques et isolés. Une poignée d’anarchistes perdus au bout du monde.

Enfin – il frissonna en y repensant, mais s’obligea à mettre les mots dessus. Enfin, il y a l’extrême violence des évènements du jour. Ce n’était pas les vingt morts et les quarante blessés – il se reprit. Vingt mortes, quarante blessées. La tradition veut qu’on utilise le féminin lorsqu’on parle des sœurs de lame, bien que la brigade recrute désormais des hommes. Ce n’étaient pas elles. La mort était une chose clairement identifiée et circonscrite dans la culture kah-tanaise. Le rapport des habitants de l’Union à la fin de leur vie était comparable à celui de nombreuses civilisations non-catholique ou pré-catholique. Un rapport apaisé et sans détour, qui célébrait la vie et acceptait le décès sans en faire grand cas. On vivait les deuils, on ne les craignait pas. Il y avait là quelque-chose de très beau, comparable à la Saudade listonienne, mais qui passait pour totalement incompréhensible, voire macabre, aux yeux des civilisations de culture judéochrétiennes. De plus la mort de vingt soldates, les blessures graves qui en incapacitaient tant d’autres, c’était un drame acceptable, prévu dans les données de la mission.

Le vrai problème, c’était que ces quelques hommes et femmes avaient emportés plus de neuf cents ennemis dans leur chute. Et si la victoire était souhaitable, elle était d’autant moins douce que les ennemis se sacrifièrent en vain. Un acte inutile, grotesque, barbare. Révélateur d’un état d’esprit morbide au dernier degré – fasciste dans sa définition la plus philosophique. Un état d’esprit qui dégoûta tout les kah-tanais. Quand l’adrénaline retomba, se souvint Fulgencio, il y avait eu du calme, puis du froid, et une nausée qui se répandit dans le corps expéditionnaire comme une hystérie collective. Le monastère avait pris des airs d’enfer. Dire qu’au pays on célébrerait cette victoire écrasante.

C’était un peu son état d’esprit à son arrivée. Difficile de voir les choses autrement quand on fonce à travers la nuit, dans le ventre blindé d’un hélicoptère de déploiement tactique, entouré des meilleurs de l’Union. Sur le moment le combat était encore une vérité abstraite, lointaine, quoi qu’approchant à bonne vitesse. Une vérité qui semblait proprement glorieuse.

« Hey, scribe, t’es déjà allé sur le front ?

La question avait été posée assez fort pour couvrir le bruit assourdissant des pâles. Fulgencio avait déjà voyagé en hélicoptère mais le bruit ne l’avait jamais dérangé. Les appareils militaires, cependant, ne s’encombraient pas des dispositifs relativement lourds qu’utilisaient les modèles civiles pour réduire les nuisances sonores.

Il répondit à son tour, haussant le ton.

« Non. J’ai déjà couvert des opérations de l’Égide mais rien de la sorte. » Et il lui tendit la main. « Fulgencio Alenda.
Sofiane Mayder. » La soldate qui l’avait interrogé était l’une des sœurs de lames qui devait mener l’opération au sol. Un spécimen assez classique de militaire, très conforme à l’image un peu clichée qu’offraient les films : pas très grande, mâchoire carrée, au final c’était surtout son armure corporelle, couverte du camouflage « Eurysie urbain », qui la rendait typique. Les joies de l’uniforme. Sofiane secoua la tête.

« Mais aucune opé’ de l’Égide n’a mobilisée autant de monde.
C’est vrai. C’étaient des interventions plus réduites. Mais qu’ils soient dix ou cent, leurs balles font le même bruit. »

Fulgencio lui sourit, elle sembla apprécier la remarque, qui fit sourire sa voisine. Celle-là envoya un petit coup de coude dans les côtes de Sofiane.

« Il marque un point. Et c’est pas comme si on avait beaucoup plus d’expériences que lui.
Touché. »

Un troisième soldat, lui voisin du scribe, se récria.

« Parlez pour vous, camarades ! » Puis, prenant Fulgencio à parti. « Balazar. J’étais en Damanie et j’ai fait quelques mois de déploiement à Kotios.
En Damanie ? Là-bas aussi il y avait un usage massif d’hélicoptères, non ?
Exact. » Balazar gonfla un peu sa poitrine, ce qui ne manqua pas de faire lever les yeux aux ciels aux deux autres. « J’étais dans les premiers raids de l’aviation légère.
Lui et les dieux savent combien d’autres commandos.
C’est vrai, Nuhutle, et bientôt vous rejoindrez notre club très privé. Pas mal non ?
J’ai hâte... »

Et sans plus d’efforts que ça, les soldats intégrèrent le scribe à leur petit groupe soudé par la pratique et l’entraînement. Ils n’étaient pas aussi insouciants qu’ils n’y paraissaient, et pour tout dire la conversation se tarit progressivement à mesure que les appareils de la Garde approchèrent de la capitale Rosique. Ils n’étaient pas naïfs. Même ceux dont c’était le premier déploiement, qui ne connaissaient pas encore la guerre et se contentaient de l’imaginer grâce aux bribes que laissaient entrevoir l’entraînement et les témoignages de leurs aînés, se faisaient assez peu d’illusions. De la violence, du sang, bientôt des morts. Une suite sordide de tragédies personnelles qui permettrait d’atteindre le résultat que les stratèges avaient exigé. Ou, en termes plus simples mais pas moins vrai : la mort. Mais pas nécessairement pour eux.

« Ils t’ont dit quoi faire ?
Ne pas vous déranger, suivre les instructions des chefs de section. » La réponse arracha un sourire désolé à Nuhutle. C’était une métisse paltoterro-nazuméenne, assez grande, avec un air dur qui contrastait avec son caractère furieusement avenant. « Oui, les chefs ne semblaient pas ravis de t’avoir ici.
J’ai un entraînement militaire, mais ça ne fait pas de moi un commando. Ils doivent se demander pourquoi on me laisse prendre part à tout ça au lieu d’arriver après, bien sagement, pour compter les corps avec les autres journalistes.
Thiers respecte trop l’Inquisition pour cracher sur les accords entre elle et votre ordre. » intervint Sofiane. « Par contre je pense que Condé est un peu emmerdé.
Un peu emmerdé. » Il souffla sous l’effet de l’amusement. Le lieutenant-colonel n’avait effectivement pas eu l’air de trop savoir quoi faire de lui lors de leur bref entretient. Finalement il l’avait remis à un officier subalterne qui l’avait à son tour placé sous la bonne garde d’un sous-officier. Il avait eu droit au briefing réservé aux commandos, puis avait embarqué avec. « Oui. Je pense qu’on peut dire ça. »

Sofiane acquiesça.

« Et après la bataille ?
Je reste. Mon rôle est de couvrir la mission de l’Égide. De ce que j’ai compris ça peut durer des mois.
Tu seras un peu notre service de presse, donc.
Hm. Ce n’est pas le rôle des scribes. »

Elle le fixa et sourit. Balazar renversa sa tête en arrière et la secoua.

« Et cette conversation sera consignée dans vos archives ?
Pas en détail.
Mais elle le sera.
Si je suis encore là pour la raconter !
T’entends ça Balazar ? On va entrer dans l’Histoire avec un grand H !
À condition de protéger le camarade Alenda.
Ah, autant oublier alors.
Camarades, ne m’obligez pas à écrire que vous m’avez laissé mourir ! »

La discussion continua ainsi, suite bien rodée d’histoires personnelles et de réparties gaillardes, qui prirent fin lorsque l’officier en charge demanda le silence pour répéter les ordres aux soldats. Et l’ambiance changea. On passa instantanément du badinage sans intérêt au sérieux froid et méthodique des hommes entraînés à tuer. De bons professionnels, qui malgré leur domaine de compétence passaient moins pour des barbares que pour des techniciens formés. Précis et efficaces.

Puis une sirène d’alarme se mit à hurler sous l’hélicoptère, et Fulgencio compris qu’ils étaient à Sankt Josef.

Le but, lui expliqua-t-on, avait toujours été d’occuper la région. On venait déraciner l’ordre Rosique et mettre un terme au développement de l’idéologie dévotiste. Mais cet ordre, cette idéologie, dirigeaient la Mährenie. Et puisqu’il était impensable de livrer la région au chaos, à l’Empire qui avait laissé la situation se dégrader à ce point ou au Valheim, qui devait encore faire ses preuves en termes de démocratie, les options étaient très limitées pour l’Égide. Cette dernière n’était d’ailleurs même pas vraiment autorisée à administrer un territoire étranger. Tout cela était justifié par un pur et simple contournement de la loi employant une justification aussi simple qu’élégante : ce serait bien la Garde qui mènerait la danse. L’Inquisition n’arriverait techniquement qu’en second lieu pour assurer les fonctions de gouvernance par nécessité de régence dans le cadre de son enquête. Une justification un peu faible selon le cadre légal de l’Union, mais qui faisait l’affaire en ça qu’elle permettait aux hauts-enquêteurs d’accepter la situation sans hurler à la mort, c’était déjà pas mal.

La nécessité d’occuper le territoire, de s’en tenir à une ligne humaniste voulant qu’on ne pouvait pas entrer dans une région, tout détruire et repartir avec le gouvernement sans laisser aux habitants un semblant d’espoir de jours meilleurs, signifiait qu’on ne pouvait pas simplement asperger Sankt Josef de missiles. Il allait falloir s’adonner à cet art particulièrement meurtrier qu’est celui de la guerre urbaine. Face à un adversaire six fois supérieur en nombre. Mais on ne craignait pas la défaite, ou la mort. On ne craignait pas la bataille qui s’annonçait. On avait une foi solide dans la victoire et la supériorité tant matérielle que stratégique des forces de l’Union. Les voyous de l’Ordre Rosique, armés comme ils le pouvaient, handicapés par un fanatisme leur empêchant toute analyse correcte de la situation, dispersés en grappes de soldats autour des points importants, ne faisaient pas le poids. Ils étaient une milice glorifiée, capable de rendre quelques coups mais pas de tenir pour des mois. Le plus gros risque était que la population décide de continuer le combat, de mener une guérilla, mais ce problème viendrait après la victoire militaire, et pourrait être réglé par la force beaucoup plus importante qui se rassemblait quelques kilomètres au sud, dans un camp éphémère monté en attendant de pouvoir déployer les mille fantassins de la force d’occupation.

Les hélicoptères arrivèrent en ville. Il n’y avait pas de séparation graduelle entre la forêt noire de hauts pins et les rues étroites et historiques de Sankt Josef : les hélicoptères surgirent des bois et frôlèrent les toits des premières maisons dans un grondement terrible. La population avait entendu l’approche des appareils et avait à peine eu le temps de se cacher. On était tôt le matin et certain se réveillèrent en sursaut, terrifiés, incapables de comprendre ce qui se passait. La force Kah-tanaise se dispersa aussitôt en deux. La moitié de l’escorte traversa Sankt Josef jusqu’au nord-Ouest, où se trouvaient les pistes d’un aéroport, aboutissant d’une part sur des entrepôts de zinc, de l’autre sur la structure rectangulaire, terriblement années 70, du terminal d’aéroport. Les rosiques avaient placés des sacs de sable aux fenêtres depuis le début de la "guerre", et on voyait des petits groupes compacts d’hommes dehors, cachés derrière les barricades. C’était risible. Ils se tenaient là avec leurs fusils, comme des insurgés attendant l’arrivée d’un groupe de police. Les premières rafales crachées par les appareils de combat éventrèrent les sacs et les hommes, projetant des particules de sables et de sang dans l’atmosphère. Bientôt, on constata qu’il n’y avait apparemment pas de dispositif anti-aérien digne de ce nom déployé, et les approches rapides laissèrent place à un comportement beaucoup plus prédateur : les hélicoptères profitaient de leur mobilité et de la place laissée par le parking et les pistes de l’aéroport pour s’approcher encore du sol, voleter face à la façade du bâtiment, viser les troupes qui courraient à l’intérieur, se retranchaient à la hâte. Du verre brisé, des hurlements. On se garda bien d’utiliser des missiles, le bâtiment pourrait être utile. Les rosiques ripostaient d’abord avec leurs fusils, des carabines, des fusils à levier, des armes tout droit sorties de rebuts, de vieux films de guerre, de guerres à peine moins anciennes que les idées nauséabondes de l’ordre. Les balles et la grenaillent ne perçaient pas le blindage des hélicoptères, alors après un temps, il ne resta plus personne d’assez courageux pour tirer, tous les braves avaient été tués.

Au château, la situation fut un peu différente. Le dispositif défensif était vieux, mais conservait encore un semblant d’efficacité, y compris face à un ennemi se déployant depuis le ciel, dans des monstres d’acier et de feu. Les rosiques étaient déployés sur les remparts, aux fenêtres, mais n’opposèrent d’abord qu’une résistance minime. Mieux commandés que leurs frères de l’aéroport, ils se repositionnèrent après les premiers échanges de tirs, se regroupant à l’intérieur même de la forteresse et se relayant, passant de fenêtre en fenêtre pour se couvrir mutuellement et garder en vue les hélicoptères, plus précisément ceux de déploiement tactique, chargés de déverser des troupes au sol. Ils voulaient porter le combat à l’intérieur même du château, et ils avaient – sur le plan tactique – bien raison, ce qui ne manqua pas de chagriner les officiers kah-tanais.

À ce stade, la surprise initiale était passée et Sankt Josef avait pris conscience qu’elle était attaquée. Les menaces rapportées par le Maître de l’Ordre s’étaient réalisées : l’ennemie impie était là, frappant au cœur de la civilisation occidentale. Certaines familles avaient quitté la ville pour leurs villages d’origine dès qu’on avait déclaré la guerre. Certains hommes avaient rejoint l’ordre pour suivre un entraînement militaire. D’autre se demandaient si ce n’était pas là l’occasion d’enfin connaître la liberté, d’autre encore, ne connaissaient pas le mot, et avaient une peur panique de ces étrangers si différents. La plupart se terraient chez eux, tremblant comme des feuilles, fermant les yeux à chaque détonation, chaque tir de roquette arrachant dix vies rosiques et des pans de façade. Les sirènes d’alarme avaient cessé de hurler, il n’était plus nécessaire d’annoncer la situation : tout le monde était à peu près au courant.

Les quelques dizaines de commandos qui furent déployés au niveau de l’aéroport pénétrèrent le bâtiment en petits groupes bien organisés. Les sœurs de lame avaient pour certaine été formées par les hommes qui avaient pris le parlement de Kotios : la situation était sensiblement similaire sur le plan tactique, et cette expérience se ressentait dans leur excellente coordination avec l’aviation légère. L’intérieur du terminal sentait la poussière, le béton pulvérisé et le sang. Les tirs des hélicoptères avaient arraché de gros pans de sol et de mobilier et les hommes touchés s’étaient systématiquement répandus au sol en de grosses traînées rouge d’organes liquéfiés maculés de verre. Les autres défenseurs n’avaient pas eu le temps de s’occuper de leurs blessés. La plupart n’y survivraient pas, il n’y avait pas assez d’hôpitaux en ville pour traiter une telle quantité de blessures graves. Ces hémorragies, ces crânes brisés, ces colonnes en miette, achèveraient les rosiques. On aurait aimé faire venir un prêtre, qu’il puisse bénir les morts avant la fin, mais la bataille continuait et les corps gémirent jusqu’à leur dernier souffle. Les commandos les contournèrent pour se rendre au centre du terminal, éloigné des fenêtres et du grand hall, où se trouvaient les dernières poches de rosiques. Elles fondirent sans opposer de résistance efficace, dans une tentative misérable de charge qui fut accueillie par une volée de grenades et de tirs croisés. Huit heures du matin, l’aéroport était pour le moment sous contrôle kah-tanais. Les commandos s’organisèrent pour qu’il le reste, se replaçant aux fenêtres, sur le toit, derrière les sacs qui avaient survécu à l’assaut. Au loin, ils voyaient leurs pairs envoyés au Château, les hélicoptères qui longeaient sa façade blanche, s’arrêtant parfois pour cracher la mort à travers une fenêtre.

La prise du Château de Sankt Josef fut l’élément le plus meurtrier de la bataille, pour les troupes de l’Union, en simple vertu du fait que la configuration du bâtiment et l’ordre de mission des kah-tanais – capturer les leaders de l’Ordre des Rosiques en vue de leur procès – imposaient aux sœurs de lames de procéder à un véritable corps à corps comme on en avait rarement vu à cette échelle. Peut-être y aurait-il des films pour illustrer la bataille : les femmes et hommes des groupes d’assaut se battaient à une contre huit et, malgré tout, progressaient solidement. Ce ne fut pas chose aisée : il y eut des morts.

Arrivées dans la cours, les commandos constatèrent que le fanatisme de leurs ennemis les poussait à les prendre pour cible à la moindre opportunité et ce malgré l’appui feu important offert par les hélicoptères et les mitrailleuses lourdes les couvrant. Ces hommes se moquaient de mourir s’ils pouvaient vider leurs chargeurs sur leurs ennemis. C’était problématique, car les kah-tanais, eux, tenaient à ne pas mourir inutilement. Ils se précipitèrent à travers la cour en six groupes, nettoyant tout sur leur passage à coup de grenades, et entrèrent dans le château pour de bon, enclanchant le concert des éclats des tirs, des claquements irréguliers des fusils rosiques, des rafales de pistolets mitrailleurs et des détonations sourde de fusils à pompe, presque à chaque fois suivis de cris. Et les rapports qui traversaient des dizaines de kilomètres jusqu’au camp avancé sud. Tant de salle prise, résistance forte dans tel secteur, les Hostiles semblent se rassembler ici, etc. Les commandos étaient coordonnés, dirigés, commandés par des officiers compétents, et servis par un armement technologiquement supérieur à celui de leurs ennemis. Les blessés étaient tirés à l’arrière, ramenés jusqu’à un hélicoptère de déploiement rapide servant en fait d’infirmerie : à cette fin, la priorité des hommes avait été de libérer la cour et il fallut faire plusieurs tours des coursives l’entourant pour éliminer définitivement toute envie de la reprendre chez l’adversaire.

À ce stade, les troupes rosique en ville s’étaient rassemblées. Elles devaient croire en la capacité de leurs pairs à tenir le château, car elles ne tentèrent curieusement pas de le rejoindre pour participer à sa défense. Peut-être aussi parce qu’il n’était accessible que par une unique route, longeant la colline, et que les deux tentatives d’approche effectuées par des éclaireurs s’étaient soldées par un échec : un hélicoptère montait la garde.

Ces hommes étaient dirigés par un capitaine qui en d’autres circonstances aurait peut-être fait un héros correct pour la propagande. Paul Reichenau avait en tout cas la tête de l’emploi. Grand, blond, propre et droit, un crucifix en guise de collier. Il présentait bien et n’était pas non-plus le dernier des imbéciles. Alors les fanatiques s’en remirent à lui, et il les dirigea vers l’aéroport. Pas vraiment en mesure de recevoir des ordres ou même des informations cohérentes de la part de leurs chefs, qui avaient depuis longtemps fui le poste de commandement de la forteresse pour se cacher dans sa chapelle la plus profonde, le capitaine Reichenau décida de lui-même de reprendre l’aéroport pour éviter que les kah-tanais ne puissent débarquer des renforts. Il y avait là l’espoir franchement illusoire que la ville puisse être reprise si elle tombait. Que les hommes de l’Ordre déployés dans les campagnes pourraient marcher jusqu’à Sankt Josef et renverser la situation. Reichenau ne doutait pas que Dieu était avec les Rosiques et, plus important encore même s’il ne se le serait jamais admis, ne supportait pas l’idée de laisser ce pourquoi il avait consacré tant d’années de sa vie être balayé de la sorte. La guerre civile, maintenant les kah-tanais : l’Empire s’effondrait sous ses yeux, lui qui avait grandi pour le servir. Entre la défaite de l’OTK et la présente situation, il avait en fait atteint un point de rupture. Gonflé de rage et de frustration, il n’analysait plus la situation en termes de victoire ou de défaite, de chance concrète de succès, mais en termes de morts qu’il pouvait infliger à l’ennemi. Dieu était avec lui et ça, il n’en doutait pas. Il enverrait ses ennemis aux enfers, infligerait à leurs proches le même deuil que celui vécu par tout l’Empire.

Nonobstant le fait que les hélicoptères n’avaient pas besoin des longues piste de l’aéroport, qui avait surtout été pris pour éviter que d’éventuels alliés rosique ne déploient leurs propres renforts par ce biais, le capitaine dit à ses officiers qu’il fallait reprendre les pistes, sans quoi d’autres barbares viendraient, et ils furent d’accord. Ils se firent le serment d’obtenir la victoire coûte que coûte, de survivre pour leurs femmes et leurs fils, puis retournèrent auprès de leurs hommes.

Les colonnes d’infanterie se dispersèrent à Sankt Josef et progressèrent en ordre plutôt dispersé. Il n’y avait pas vraiment de couverts entre les rues et le terminal de l’aéroport. C’était l’une de ces structures modernes, construite un peu à l’écart de la ville, et qui était cernée d’une part par ses pistes, de l’autre par un parking vide. Faute de mieux, et poussés par le fanatisme, les hommes chargèrent au cri de « Dieu le Veut ! », poussé par l’un des officiers, qui fut le premier à mourir, une balle perçant sa gorge avant que n’en sorte la suite de son sermon. Il tomba comme une poupée de chiffon, et fut piétiné par la horde et sa charge. On se serait cru de retour au siècle précédent, ou à une époque plus lointaine encore, lorsqu’on ignorait encore tout des armes à répétition, dont les premiers déploiements changèrent tout le paradigme tactique. La charge visait à prendre en tenaille les commandos retranchés dans le terminal, et ne fut réellement possible que par la simple vertu de la supériorité numérique des rosiques. Après quelques brèves minutes, leur bravoure hystérique laissa place à la plus pure des terreurs, lorsque les premiers de cordées furent abattus, et qu’il ne resta plus de la courageuse colonne d’infanterie que des cadavres et des fantassins mal armés, coincés dans leurs beaux uniformes bruns, totalement inadaptés à la guerre moderne. Les hommes se cachaient derrière tout ce qui passait pour un couvert. Voiture garée, arbre, borne de béton, cadavre. Ils pleuraient, tremblaient, essayaient, pathétiques, de continuer la charge ou de retourner sur leurs pas. Certains priaient se faisant.

Un hélicoptère arriva au-dessus du parking, s’orientant pour faire face à ce qu’il restait de la formation ennemie. Des hommes baignant dans le sang de leurs camarades. Quelques tirs précis eurent raison des derniers récalcitrant, et de la volonté de tout les autres. Ils jetèrent leurs armes et se rendirent.

Ou en tout cas c’est ce qu’il semblait. Paul Reichenau était un homme compétent, et il avait ressassé son plan depuis qu’il savait que les kah-tanais allaient venir. Il n’était pas exactement en charge de la défense de la ville, et c’était par un concours de circonstances qu’il avait pu commander les derniers défenseurs. Et à quelle fin ? Il n’ignorait pas qu’une charge d’infanterie avait peu de chance de donner un résultat concret, mais c’était la stratégie favorisée par les tacticiens de l’ordre, et il avait été formé pour suivre leurs recommandations. Ce qui ne voulait pas dire qu’il ne savait pas en tirer profit. Dieu était avec ces hommes et ils serviraient ses desseins. Ce qui, dans l’hypocrisie typique de ces hommes de foi, voulait dire que ces hommes, ouvertement sacrifiés, serviraient les desseins du capitaine.

Une plaque d’égout fut soulevée aux pieds du terminal de l’aéroport, du côté de la piste. Paul Reichenau et quelques hommes en émergèrent silencieusement, couteau entre les dents, fusil chargé entre les mains. Ils pénétrèrent dans le bâtiment par l’une des vitres éclatée lors de l’assaut.
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