03/06/2013
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[DOC LITTÉRAIRE] Cartographie des Mémoires : Anthologie des Contes de Maronhi | Saori Ogawa

Cartographie des Mémoires
Anthologie des Contes de Maronhi
Saori Ogawa


L'éditeur a écrit :
Les premières collectes de contes populaires commencèrent en Maronhi dans les années 1930 et aboutirent à des publications très impressionnantes. Plus de 4000 contes furent ainsi collectés au fil du temps. Plusieurs anthologies réussirent un exploit en conservant un patrimoine culturel immatériel exceptionnel.

Saori Ogawa s'est appuyée sur les trois plus grands catalogues de contes populaires existants pour offrir ce présent ouvrage. Son choix qui relevait d'un défi n'est au départ lié ni aux ethnies, ni à la localisation. Elle a voulu à la fois nous proposer les contes les plus connus, les mieux construits, voire les plus insolites mais qui, en même temps, illuminent le regard et font tendre l'oreille.



REMERCIEMENTS


L'idée de classer les contes maronhiens remonte à plus de quinze ans, alors que j'étais encore étudiante. Avec la charge de mon travail d'enseignante-chercheuse à l'université Habata de Fujiao, et à cause de ma nature nonchalante, je différais ce projet depuis longtemps, sans toutefois l'oublier. Un beau jour, Yoshihiro Taka m'a contacté pour me demander si j'avais l'intention de publier une anthologie de contes maronhiens. Cette requête cordiale m'a enfin fait sortir de ma bulle et m'a encouragée à la réalisation de ce livre. Je veux tout d'abord remercier M. Taka et les éditions Du soleil et de l'acier pour leur proposition et leur confiance tout au long de ce projet.

Je voudrais remercier Tsuneo Miura, professeur émérite de littérature orale à l'université Habata de Fujiao, d'avoir accepté d'écrire un avant-propos pour ce livre. Je n'oublie pas ses séminaires rigoureux et stimulants, et son soutien constant et fidèle.

Une pensée spéciale pour Yori et Rina, mes plus jeunes auditeurs d'avant-première. Quand les scintillement apparaissent dans leurs yeux, je sais que la magie que je conte est toujours là.

À Saya, témoin de ces années de travail, qui a partagé mes douleurs et mes joies. À mes très chers parents, à mes frères et ma sœur, leur soutien et leur amour sans faille m'apportent réconfort et courage dans les moments difficiles.

Dans la crainte d'oublier des personnes qui m'ont aidée pour la réalisation de ce livre, qu'elles sachent que je les remercie du fond du cœur.


S.O.
AVANT-PROPOS


Shinichi Fujimoto qui consacra quarante années de sa vie à recueillir à pied, donc dans un territoire très restreint, les mille et un récits qui fondent le trésor des contes ne quitta pratiquement son Obata natal. Sa vocation naquit peut-être dès l'enfance de la fréquentation de ce lieu représentait au cœur de la ville de Kyugawa la librairie familiale, magasin rempli d'ouvrages rares dont le parfum faisait rêver d'un improbable bout du monde. On s'y réunissait le soir dans l'arrière-boutique. Il y avait là des collecteurs de contes, des érudits locaux, des quêteurs de mémoire. Il y avait des contes et des devinettes, des légendes, des récits de peur que l'on tissait dans la pénombre, dans le silence de la nuit où tout devient possible.

Pourquoi donc rappeler, au seuil du beau recueil que nous propose Saori Ogawa, la parole d'un voyageur immobile qui pour suggérer la merveille évoque un grand pays dont il ne connut que l'arrière-boutique ? Sa voix, venue de l'autre rive, fait resurgir un monde désormais révolu. On sait que le siècle dernier a été plus dense en découvertes et en inventions que le millénaire qui l'a précédé. Or, la moindre découverte technologique modifie la condition humaine et la représentation que l'Homme se fait de lui-même. Mesure-t-on à quel point le règne de la culture informatique, grâce ou à cause de la révolution numérique, a bouleversé en quelques décennies notre rapport au temps ? Jadis, on savait lire l'écoulement du temps dans le mouvement des marées, dans le jeu du soleil sur le cadran de pierre et dans un filet de sable coulant d'un sein de verre. Le temps informatique oblitère le principe-même de la succession. Inscrit dans une temporalité immédiate, il s'affranchit des références au passé et au futur. Notre rapport à la mémoire et à la transmission des récits, des savoirs et des expériences s'en trouve profondément transformé.

Dans un monde où les savoirs sont, à tout moment, disponibles, pourquoi donc encombrer la mémoire individuelle de ce que stocke si aisément la mémoire virtuelle de nos ordinateurs ? La consultation dans l'instant qui permet de zapper d'un site à l'autre prend le pas sur la lecture linéaire et sur la réflexion. Cette rapidité et cette proximité donnent le sentiment que le monde est à portée de main en deux trois clics de souris l'espace est aboli. Mais elles font naître dans un monde qui tend à se globaliser, une impression trompeuse d'uniformité.

Ce voyage au pays des textes-palimpestes, de ces récits oraux transmis durant des siècles de bouche à oreilles et que chaque conteur interprète lors de la narration en lui imprimant sa marque propre, n'est aucunement passéiste : il a pour but de sonder les strates de la mémoire pour mettre au jour et projeter dans le futur notre héritage. Héritage longtemps méconnu. On a présenté trop souvent les contes de transmission orale comme un simple passe-temps pour les personnes exclues de la vie active, c'est-à-dire les vieillards et les petits enfants. Diffusée par les hommes et les femmes, la littérature orale offrait à l'auditoire adulte une mémoire, une morale, une interprétation des voix de l'univers, un système d'explication des origines, une parole fécondante. Elle créait des liens entre les générations, entre les sexes, entre les vivants et les morts, entre notre univers et le monde invisible. Ce trésor de la mémoire était-il autrefois plus apprécié en Maronhi ? Le terme "petits récits", qui servira à qualifier la littérature romanesque désignait à l'origine des affabulations, des histoires à dormir debout. Ces récits populaires, sornettes oubliables des récits que le vent emporte et qui pourtant, portés par la parole vive, ont pu parvenir jusqu'à nous.

Au XXème siècle, la Maronhi a pris la mesure du patrimoine immatériel qui est le sien. En témoignent l'ampleur et la multiplicité des collectes effectuées, la brigadure des textes recueillis, l'étonnante maîtrise des conteurs professionnels dont la mission est de transmettre la mémoire des contes comme celle des grands romans classiques maronhiens. Le livre de Saori Ogawa offre de belles versions de contes connus ou non et bien trop souvent réduits dans les éditions pour la jeunesse aux dimensions de l'enfance ou de que nous croyons être l'enfance. Pari audacieux, si l'on songe à tous les filtres qui nous séparent du texte entendu par le collecteur. Le conte a été recueilli, transcrit, mémorisé, remanié quelquefois, revisité souvent avant de nous parvenir. Mais la lecture de ce recueil fait apparaître en filigrane des représentations culturelles inscrites dans la longue durée dont le quotidien de la vie en Maronhi est, aujourd'hui encore, invisiblement tissé.

Gageons que les lecteurs auront l'acuité nécessaire et le regard assez perçant pour découvrir ces contes, tout à la fois lointains et proches, dont la lecture nous invite à habiter le monde avec plus de confiance et de fierté que n'en donnent une domination économique ou militaire.
« Un Homme sans mémoire, dit le proverbe maronhien, c'est comme un ruisseau sans sa source, c'est comme un arbre sans racines. »


Tsuneo Miura,
Professeur de littérature orale à l'université Habata de Fujiao.
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I.
L'exil de la méduse

クラゲの追放


L'exil de la méduse - Estampe

Jadis, la méduse était la confidente de l'Empereur-Dragon. Tout le monde l'appelait "premier ministre".
Un jour, l'Empereur-Dragon tomba malade. Selon le diagnostic de son médecin, il s'agissait d'une maladie de cœur, et il n'y avait aucun remède efficace au palais sous-marin : seuls le cœur et le foie d'un agouti pouvaient guérir l'empereur. Encore fallait-il aller les chercher sur la terre ferme. Après avoir pris connaissance du diagnostic, l'empereur réunit les ministres et les hauts fonctionnaires dans la salle du trône, et fit cette déclaration :

- Celui qui me rapportera le cœur et le foie d'un agouti obtiendra une forte récompense.
Tout le monde se regardait, personne n'osait accepter la mission. Une énorme colère s'empara de l'empereur, qui s'écria :
- Vous êtes tous des ingrats ! J'ai été bienveillant à votre égard ! Aujourd'hui, j'ai des soucis, et personne ne veut me secourir. J'ai vraiment eu tort !
À ce moment-là, la méduse, premier ministre, sortit du rang et dit :
- Je suis entièrement dévouée à Votre Majesté.
Très heureux, l'Empereur-Dragon lui demanda de partir sans attendre. La méduse prit congé de l'empereur et de ses confrères, écarta les eaux de la mer et se mit en route.

À peine sortie de l'eau, elle vit un petit agouti en quête de nourriture sur la rive. Quelle chance merveilleuse ! La méduse, feignant d'être cordiale, engagea la conversation :
- Petit agouti, qu'il est ennuyeux de musarder seul au bord de l'eau ! Sais-tu que le palais de l'Empereur-Dragon est très beau ? Viens avec moi, je te le ferai découvrir !
- En bas, il n'y a rien que de l'eau, répondit l'agouti. Ici, nous avons la montagne et la forêt, c'est plus joli.
- Tu as tort. En bas, nous avons aussi la forêt aquatique , des récifs de corail et des trésors comme les perles et les émeraudes. Des fleurs rares et des herbes magnifiques poussent partout. Les paysages, qui changent les saisons, sont très pittoresques. De plus, l'Empereur-Dragon est bienveillant et le clan aquatique accueillant ! La montagne et la forêt terrestres ne peuvent êtres comparées à notre monde sous-marin.
Étonné de cette description, le petit agouti s'exclama :
- Même si tout cela est vrai, c'est au fond de la mer. Je n'y peux rien. Je suis incapable de nager.
Voyant que l'agouti était tenté, la méduse saisit l'occasion et lui proposa :
- Ce n'est pas un problème. Si tu as vraiment envie d'y aller, je peux te guider. J'écarterai les eaux pour que tu puisses te promener au fond de la mer sans être mouillé.

L'agouti hésitait encore. Cependant, la méduse avait déjà bel et bien écarté les eaux et un chemin sec était apparu. C'est ainsi que le petit agouti la crut et la suivit. Ils arrivèrent dans les alentours du palais. Les paysages étaient incontestablement magnifiques. Tout content, le petit agouti décida de rester plus longtemps pour découvrir le monde sous-marin. La méduse lut dans sa pensée et lui dit :
- Attends-moi donc ici, je vais annoncer ta visite à l'Empereur-Dragon. La méduse alla joyeusement informer l'empereur de l'arrivée de l'agouti. L'empereur, ravi, demanda de le faire entrer immédiatement. Devant l'empereur, le petit agouti salua et demanda humblement :
- Que voulez-vous de moi, Votre Majesté ?
L'Empereur-Dragon qui était franc et n'avait pas pour habitude de cacher ses intentions, lui déclara à brûle-pourpoint :
- Je suis malade, et j'ai besoin de votre cœur et de votre foie pour être soigné. Il faudrait que vous me les prêtiez.
Sous le choc, le lapin pensa : « Je n'ai qu'un seul cœur et qu'un seul foie. Comment pourrais-je les lui prêter ? » Dans l'urgence de la situation, une idée lui traversa l'esprit. Il dit à l'empereur :
- Votre Majesté, c'est de la faute du ministre Méduse : avant de quitter la terre, elle ne m'a pas averti que vous auriez besoin de mon cœur et de mon foie, et je les ai laissées à la maison. Si vous les voulez, je pourrais retourner chez moi les chercher. Qu'en pensez-vous ?
Furieux, l'Empereur-Dragon regarda la méduse et lui fit des reproches :
- Espèce d'incompétent ! Tu n'as même pas su transmettre correctement mes ordres à l'agouti ! Accompagne-le, maintenant, pour chercher son cœur et son foie !

La méduse ne pouvait que retourner sur la terre avec l'agouti. Dès qu'ils sortirent de l'eau, l'agouti fit un grand bond pour s'éloigner de la méduse. Arrivé sur la plage, il s'écria d'un ton moqueur :
- L'empereur est un abruti et le ministre un idiot ! Qui pourrait dans ce monde se balader sans cœur ni foie ?
Sur ces mots, il se sauva dans la forêt.
Pleine de honte et de remords, la méduse n'avait pas d'autre choix que de retourner raconter à l'empereur ce qui s'était passé.
L'Empereur-Dragon fut tellement affligé et contrarié qu'il la démit de ses fonctions, lui confisqua son foie, son cœur et ses autres organes comme le cerveau puis ordonna aux soldats crustacés de la chasser du palais pour toujours.



Depuis, condamnée à l'errance et privée d'esprit, la pauvre méduse flotte entre les vagues. Quand la mer monte, elle est portée sur le rivage ; quand la mer se retire, elle est emportée au large, loin des côtes.
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II.
Le brave Kouhou

勇者のこうほう


Le brave Kouhou - Estampe

Jadis, il n'y avait pas d'îlots dans les marais de Kouhou. Au bord de celui-ci vivait un vieux couple sans enfant. Il cultivait un abattis devant le carbet et pêchait dans le marais. Le monde était si récent que beaucoup de choses n'avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt ; c'était le cas du marais.

Un jour, le mari s'en fut chercher le filet qu'il avait posé la veille. À peine arriva-t-il au bord de l'eau qu'il tomba dans une fosse. Il se dit :
- C'est étrange ! Je passe ici tous les jours, mais je n'ai jamais vu une telle fosse.
Il se dépêcha de sortir en grimpant, puis examina soigneusement ce trou singulier. Il aperçut un objet de couleur blanche aux taches noirâtres, caché sous le sable. Curieux, il creusa le sable avec ses mains pour faire sortir l'objet. C'était un gros œuf. Il pensa en levant vers les oiseaux qui tournoyaient dans le ciel :
- C'est probablement celui d'une de ces choses.

Il ramena l'œuf à la maison, le fit cuire et manger à son épouse pour la fortifier, car elle avait une petite santé. Après l'avoir avalé, la femme eut si soif qu'elle courut jusqu'à la grande jarre d'eau et l'engloutit entièrement en un rien de temps. Ce geste terrifia son mari, il fixa son regard sur le ventre de sa femme qui gonflait comme un ballon. Il dit :
- Zut ! C'est sans doute à cause de cette chose malpropre ! Ne bouge pas, je vais aller chercher le guérisseur.
Quand il revint avec ce dernier, quelle ne fut pas sa surprise de trouver sa femme allongée sur la couche auprès d'un nourrisson en pleurs. Le vieux couple qui n'avait jamais eu d'enfant était ravi d'avoir un fils, même aussi tardivement.
Cet enfant n'était pas un être ordinaire. Dès le jour de sa naissance, il se dressa debout et marcha ; le deuxième jour il prononça "papa et maman" ; le troisième jour il quitta la maison et escalada les rochers. À trois mois, il était un jeune homme robuste, de haute taille, aux épaules larges. Les plus extraordinaire était qu'il ne mangeait jamais. Il ne buvait que de l'eau, beaucoup d'eau. Il s'amusait au bord du marais avec des blocs de pierre. Rien qu'avec son petit doigt, il faisait rouler les rochers comme des ballons. Ses parents le nommèrent Kouhou.

Le jour où Kouhou eut ses trois mois, il pose soudain une question à son père :
- Père, pourquoi n'achetez-vous pas de quoi pêcher sur le marais ? Je vois souvent de gros poissons qui sautent hors de l'eau. À ces mots, son père soupira :
- C'est difficile à dire en quelques mots. Ça ne servirait à rien de te le raconter.
- Mais père, quel est le problème ? Dites-le-moi, je pourrais peut-être trouver une solution.
Sur l'insistance de son fils, le vieil homme raconta toute son histoire sans rien cacher :
- Il y a longtemps, notre bourg était un village de pêcheurs d'une dizaine de foyers. Nous étions environ une centaine d'habitants tous nommés Kojin ("Personne"). Tous les jours, les habitants pêchaient des poissons et les crevettes dans le marais sur leurs pirogues. Ils vendaient leur pêche au marché et menaient une vie convenable. Qui l'eût cru, un jour deux créatures monstrueuses sont apparues. Semblables à deux tortues, elles ont dérangé les pêcheurs en renversant les pirogues et en déchirant les filets. Elles sont mêmes venues dans le village pour y voler les volailles. Les habitants on été contraint de quitter les lieux pour vivre ailleurs. Il ne reste que nous, ta mère et moi. Nous ne pouvons que poser les filets pour prendre quelques petits poissons afin de subvenir à nos besoins, hélas.
Après avoir entendu l'histoire, Kouhou se releva et dit :
- Père, ne vous en faites pas. Je vais aller leur donner une bonne leçon !

Il courut jusqu'au marais et s'y plongea prestement. Après une heure, il ne remontait toujours pas. Une demi-journée avait passé lorsque le vieil homme vit enfin revenir son fils, portant dans chaque main une tortue grande comme un tapir. Il dit à ces deux bêtes :
- Je vais bien vous dompter, moi !
Les tortues, larmes aux yeux, le supplièrent :
- Jeune homme, ayez pitié de nous. Nous sommes les filles de l'Empereur-Dragon. Ce joli marais nous plaît si bien que nous avions décidé de nous y attarder pour nous amuser. Nous n'avons aucune intention de faire du mal aux gens.
- Si ce que vous dites est sincère, alors retournez immédiatement à la mer du couchant et ne revenez plus jamais ici.
Les deux tortues se prosternèrent devant Kouhou à plusieurs reprises lorsque celui-ci les libéra. Depuis lors, l'eau retrouva sa tranquillité, et le vieux couple put recommencer à pêcher en pirogue. Avec le temps, les habitants exilés revinrent s'y installer. Le village retrouva sa prospérité.

Mais comme le proverbe le dit : « Les joies de ce monde sont de courte durée. » Un jour, les nuages noirs envahirent le ciel, le niveau de l'eau du marais s'éleva fortement. Kouhou demanda aux villageois de quitter immédiatement le village pour se réfugier en lieu sûr. Lui-même resta pour surveiller les rives du marais. Soudain, l'orage de déchaîna, illuminé d'éclairs foudroyants. Des monstres surgirent de l'eau. La grande tortue réapparut et s'adressa à Kouhou :
- Kouhou, voici le jour de la vengeance ! Mon père, l'Empereur-Dragon, dit que ce lac nous appartient. De quel droit nous expulsez-vous ?
À ces mots, tous les monstres montrèrent leurs crocs et se jetèrent sur le jeune homme. Kouhou, qui n'avait pas froid aux yeux, lutta contre les bêtes à mains nues avec bravoure. Elles attaquaient en bande ; dès que l'une tombait, une autre se ruait sur lui. Le combat dura cinq jours et cinq nuits. Alors que la situation se dégradait, Kouhou eut une idée. Il dit à haute voix :
- Fille de l'Empereur-Dragon, tu n'oserais pas te battre avec moi en combat singulier !
La grande tortue, qui dirigeait ses troupes depuis cinq jours, écuma de rage en entendant la provocation. Elle fonça sur Kouhou qui l'affronta avez sang-froid. Profitant d'un bref instant de déconcentration de son adversaire, Kouhou déracina une montagne au levant, et la jeta sur la tortue qui fut immédiatement écrasée. L'autre tortue, voyant sa sœur neutralisée, eut peur et prit la fuite. Kouhou lui cria :
- Ne songe même pas à t'échapper !
Il brisa le sommet de la montagne et le lança sur la fugitive qui fut aplatie sur-le-champ. Privées de leurs chefs, les bêtes se dispersèrent rapidement dans le plus grand désordre.

L'orage se calma, le marais aussi. Les villageois revinrent l'un après l'autre. Deux îles étaient apparues dans le marais. L'une, en raison de sa forme, fut appelée l'île du Nourrisson ; l'autre, où d'une source jaillissait de l'eau douce, fut nommée l'île de la Vie.
Les villageois cherchèrent partout Kouhou. Sur une plage, on le retrouva immobile, comme endormi. Le vieux couple et les villageois l'enterrèrent en pleurant. Pour qu'on ne l'oublie pas, on donna son nom au marais et on lui fabriqua une pierre tombale originale. Quand on navigue aujourd'hui dans les marais de Kouhou, on voit au centre, caché dans les profondeurs, un grand rocher en forme d'œuf où git, selon la légende, le brave Kouhou.
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III.
L'âme du fromager

チーズメーカーの魂


L'âme du fromager - Estampe

Les croyances des Maronhiens placent une âme dans les arbres, notamment dans les fromagers, aussi connus sous le nom de kapokiers.
Cette âme a, selon certains, de mystérieux pouvoirs, pour le mal comme pour le bien.

Dans son abattis, non loin de Fujiao, le guerrier-paysan (jizamuraï) Yudori possédait un magnifique petit fromager qui n'avait pas encore atteint la taille idéale, mais aux branches et aux racines déjà bien épaisses. Longtemps il avait été fier de cet arbre, et heureux de le posséder.
Mais voici que sa femme était, sans raison apparente, tombée malade. Voici que son jeune fils, en courant dans son abattis, s’était cassé la jambe. Yudori se demandait si ces accidents n’auraient pas pour cause l’hostilité du fromager. Il décida de faire abattre l’arbre qu’il avait longtemps aimé.
Il confia son intention à son voisin et ami, le guerrier-paysan Eunji.


- Oh ! n’en faites rien ! dit Eunji. Ne risquez pas de détruire une âme... Cet arbre est magnifique. Ne voulez-vous pas me le vendre ? Il serait la parure de mon modeste terrain.

Yudori accepta. Eunji fit, avec toutes sortes de soins, transplanter le fromager dans son petit abattis. L'arbre s’adapta vite, prospéra, grandit, étendit encore et multiplia ses branches vers le ciel.
Eunji était veuf et sans enfant. Un matin, il eut la surprise de voir, appuyée au tronc du fromager, une femme d’une merveilleuse beauté. Sous ses cheveux d’un noir laqué, son visage ovale souriait doucement.
L'homme ne se demanda pas comment cette femme avait pu atterrir dans son abattis. Il salua la mystérieuse étrangère, qui répondit à son salut.
Elle accepta de le suivre en sa modeste demeure. Elle prit avec lui une tasse de thé. Conquis tout de suite, il la supplia de devenir sa femme. Elle y consentit.
L’année suivante, naîssait un délicieux petit garçon, que l’on nomme Chīzumēkā. Pendant cinq ans, la petite famille était parfaitement heureuse.
Mais voici qu’au sanctuaire d'Akaza, celui qui contient l'image du dieu Jagābao (dieu jaguar), un pilier s’était effondré. Le seigneur de Fujiao consulta les prêtres. Ceux-ci lui répondirent qu’il fallait entamer la réparation avec le bois d’un haut et large fromager.
Le seigneur fit alors chercher l’arbre désiré par les prêtres. On lui signala l’arbre d’Eunji.


Allant le voir dans son abattis, il décida qu’on abatte l’arbre, et qu’on le transporte au temple.
Eunji était bien triste de perdre ainsi le plus bel ornement de son petit domaine. Il s’inclina cependant devant la décision de son maître.
Mais, quand celui-ci fut parti, sa femme s’approcha de lui. Son regard humide était plein de mélancolie et de tendresse. Sa voix prit une extraordinaire douceur pour dire :


- J’ai un aveu à vous faire, ô mon cher époux... Vous avez eu la délicatesse de ne jamais me demander comment je suis venue à vous...
J’aurais voulu, moi aussi, garder le secret toujours. Je ne puis... Je suis... je suis l’âme du fromager ! Quand vous avez empêché Yudori de l’abattre, j’ai senti pour vous une vive gratitude. Quand vous m’avez accueillie dans votre terrain, fait vivre dans votre voisinage, ma reconnaissance s’est encore accrue... J’ai voulu participer plus complètement à votre existence. Nous nous sommes mariés ; nous avons eu un enfant, le plus délicieux des enfants... Maintenant, je sais qu’il me faut mourir. Vous ne pouvez pas, vous ne devez pas désobéir à votre seigneur. Je souffre de me séparer de vous. Mais je vous laisse le meilleur de moi-même, le petit Chīzumēkā. Continuez à le chérir. La pensée que vous l’aimerez, que vous m’aimerez en lui, adoucit seule la douleur que j’éprouve en me séparant de vous...
- Non, non, s’écria Eunji, vous ne pouvez pas me quitter ainsi...
Il saisit sa femme dans ses bras ; mais déjà elle n'était plus une femme ; c’était un fantôme qui lui murmurait tendrement :
- Adieu !

Le fantôme se dirigea alors vers le fromager, et disparu dans l’arbre.
Eunji alla supplier son seigneur de respecter l’arbre si mystérieusement associé à sa vie. Mais le noble craignait de déplaire aux prêtres : il refusa de revenir sur sa décision.
Les bûcherons vinrent, donnèrent dans le tronc puissant les premiers coups de cognée. Le pauvre Eunji se sentit frappé au cœur :


- Arrêtez bûcherons, s’écria-t-il.

Il chercha ainsi à empêcher le meurtre de l’arbre mais fut rapidement réduit au silence. Sa résistance était vaine. Les bûcherons reprennaient leur œuvre. L’arbre gisait désormais sur le sol. Il ne restait plus qu’à le transporter sur la pirogue qui devait le conduire au temple.
Mais, voici que l’arbre, étendu sur le sol, résistait à tous les efforts. Il apparaissait plus lourd qu’aucun pouvait supposé.
Les bûcherons allèrent chercher du renfort. Vingt hommes se joignirent à eux. Mais impossible de faire mouvoir l’arbre.
Les prêtres furent informés. Ils vinrent eux-mêmes dans le jardin d’Eunji. Ils amenèrent avec eux un grand nombre de fidèles. On attacha une corde au tronc ; trois cents hommes tirèrent sur la corde. L’arbre restait fixé au sol sur lequel il reposait : il ne bougea pas d’un pas...
Eunji et son garçonnet de quatre ans contemplaient l’étrange spectacle. Le petit Chīzumēkā s’approcha à son tour du fromager, en caressa les feuilles émeraudes, puis, saisissant une branche, murmura :


- Viens.

L’arbre céda à la douce prière, s’agita et glissa sur le sol.
Tiré par la main minuscule du jeune garçon, le fromager, docile, suivit l’enfant à travers la forêt jusque dans la cour du temple.
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