La dernière fois que la citoyenne Actée Iccauhtli avait rencontrée les officiels Aumérinois, elle était membre du Comité de Volonté Publique Estimable, membre centrale d’un gouvernement puissant, sur la pente ascendante et jouissant de la confiance et du respect des communes. C’était à Lac-Rouge, sous les latitudes chaudes du Grand Kah. La dernière fois qu’elle était montée aussi loin au nord de l’Aleucie, c’était bien plus tôt dans sa vie, d’abord en tant qu’étudiante, puis en tant qu’autrice reconnue, le temps de visites de courtoisie durant lesquelles elle avait donnée quelques conférences (dans ces contrées on parlait plus volontiers de « Masterclass »), signées quelques livres, rencontrés quelques homologues étrangers.
C’était cependant la première fois qu’elle s’arrêtait vraiment en Aumérine, et elle ne le faisait ni en tant qu’écrivaine, ni en tant que membre d’un quelconque comité. Elle n’était plus que la citoyenne Actée, personnalité déclassée de la vie publique kah-tanaise, disparue dans les méandres de l’administration, loin des yeux scrutateurs du peuple et des remarques acerbes des communes, d’où elle continuait de régenter son petit royaume de diplomatie et de vision, de conseiller les différents délégués et de traiter personnellement quelques dossiers qu’elle avait jugée trop important pour être laissé à son remplaçant, le citoyen Sakeh Ngobila, dont elle reconnaissait les qualités mais qui parlait plus facilement aux peuples colonisés, aux puissances secondaires, aux oubliés de l’Histoire, qu’aux premiers de cordées. Actée, elle, était en quelques sortes une vipère. En tout cas sa ferveur révolutionnaire ne l’avait jamais éloignée d’une certaine forme de bourgeoisie culturelle, qui lui avait permis de tisser la toile relationnelle du Grand Kah moderne. Résolument adaptable, s’adressant à tous, faisant des concessions sur les principes révolutionnaires en vertu des nécessités du moment.
Personne d’autre qu’elle ne pouvait parler, et bien parler, à l’Aumérine. D’autant plus qu’elle avait pris un soin tout particulier à créer des relations humaines de respect et d’appréciation mutuelle avec son homologue d’alors, le ministre des Affaires étrangères Anderson Boyd.
En fait elle rechignait simplement à laisser la main sur ce qu’elle considérait, dans ses moments solitaires, comme
son œuvre. Elle n’oubliait pas que la révolution, l’acte de gouverner, toute création se faisait à plusieurs mains. Elle n’ignorait pas non-plus que son égo causerait probablement sa fin. Mais pour l’heure il l’avait bien servi, et lui avait entre-autre permis d’imposer à la citoyenne Meredith de lui faire quelques concessions lors de la prise de poste de son comité.
Alors elle était toujours là. Pour le meilleur comme pour le pire, et particulièrement satisfaite d’enfin se rendre dans ce pays auquel elle avait promis une certaine visite. Pour la grandeur du Kah, de la Révolution, de tout ce qui s’en suit.
«
Quand j’y penses, ce qui me surprends le plus dans ces régions ce sont les arbres. Ils sont tellement… Sages ? Les forêts du Grand Kah sont chaotiques ; Elles donnent moins cette impression d’ordre. »
Elle avait effectivement passée une grande partie du trajet à fixer le paysage d’un air grave, son assistant personnel numérique posé sur ses genoux. Elle voyageait léger. Plus précisément, laissait à ses assistants — bien réels, eux — la charge de transporter tout éventuelle mallette, porte-documents, paperasserie. Il s’agissait pour elle de participer à l’initiative du « Cool kah-tanais », qui accompagnait les investissements dans les nouvelles technologies voulues par le Commissariat à la Planification. Voyager léger, avoir l’air fluide, réactive, jeune. S’éloigner des standards poussiéreux bien que confortables de la diplomatie classique. Au moins en apparence. Aux yeux du monde elle avait été cette femme bien habillée (un peu à son corps défendant et grâce aux conseils avisés d’une autre membre du Comité, Rai Sukaretto, qui non-contente d’être une fille de dictateur reconvertie avait surtout un pied dans le monde de la mode), qui ne transportait jamais rien de plus qu’un téléphone de dernière génération et une petite tablette qu’elle tapotait parfois avec un stylet.
Ce qu’elle fit, cessant soudain de regarder le paysage, interrompue par une notification, pour plutôt se saisir du PDA. Un bref regard sur son écran, elle acquiesça, le fit disparaitre dans une poche de sa veste. Ses contours aux bords arrondis se dessinaient clairement sous le tissu. Un jour peut-être la miniaturisation permettrait de venir à bout de ce que les plus tatillons des communicants considéraient encore comme un problème.
«
Bref. L’endroit est effectivement charmant. Tu sais dans le fond je comprends les sociaux-démocrates. La révolution a un côté un peu fouillis. Le Grand Kah, par exemple, fait très désordre. Mais tu sais peut-être ce qu’on dit de notre côté de la frontière : le Kah c’est l’ordre dans le chaos. »
Elle s’arrêta pour regarder les drapeaux de l’Union, qui lui arrachèrent un acquiescement satisfait.
«
Bon. Et donc pour en revenir à ce dont nous discutions : la technologie Aumérinoise satisfait pleinement nos marins. J’avais laissé entendre qu’il pourrait y avoir de nouvelles commandes. On en reparlera, mais cette supposition est devenue une certitude. Tu pourras dire à votre complexe militaro-industriel de remercier le Vinheimur et le mystérieux coma de sa majesté Abigail. » Elle se repris, d’un ton moins détaché. «
Oh, j’espère qu’elle s’en remettra, nous ne sommes pas dénués d’empathie. D’ailleurs j’espère que sa majesté la reine se porte bien. Là où je voulais en venir c’est qu’il y a des tensions et qu’elles risquent de ne pas se calmer. Soit il y a une guerre et qu’elle qu’en soit le résultat il y aura des conséquences désastreuses que les communes imputeront nécessairement à l’Alguarena et à l’ONC, soit il n’y a pas de guerre, et les tensions continueront d’augmenter. A la maison c’est compliqué. Meredith est une fille calme mais les gens l’ont élu parce qu’ils croient qu’elle représente la sécurité. Elle représente surtout l’ordre. A côté de ça il y a Caucase, qui espère pouvoir calmer le jeu. Le problème c’est évidemment que l’actualité fait échos aux prévisions catastrophiques de certains clubs — pardon, mouvements politiques — que l’on pourrait ranger du côté de l’extrême-droite kah-tanaise. Nous n’avions plus de nationalistes depuis vingt ans et voilà qu’ils sortent du bois.
Donc il faut nous défendre et prouver qu’un gouvernement modéré est capable d’assurer la sécurité des communes. Y compris grâce à l’assistance de nations "capitalistes". » Elle fit des guillemets avec ses doigts, comme si l’appel constant au capitalisme l’agaçait de plus en plus. Un allié est un allié, quelle que soit sa couleur politique.