12/05/2013
11:03:39
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Sommet Shuharri-Liberalintern

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Le port de Raxington se rapprochait, et tous les Shuhs qui allaient y débarquer étaient sur le pont. A regarder cette ville à la fois si familière et si étrange. Si étrange car aucun des Shuhs continentaux n'avaient eu l'occasion de venir aux EAU, cet état de travailleurs au visage pâle qui vivaient et se déplaçait dans la maison d'un dieu à la présence tentaculaire qui avait pour but affiché d'éliminer toute concurrence, mais n'avait jamais élu domicile aux Terres australe, à croire que les volcans et les tempêtes, c'était trop pour lui. Elle avait eu l'occasion de le rencontrer à Hohhothai, par le biais d'Euryhohhothaïens qui avait traversé les dernières décennies grâce à lui, qu'ils priaient tous les jours, et qu'ils venaient voir tous les dimanches dans sa maison. Un dieu qui définissait la morale, qui contrôlait le monde entier, et qui, un jour, et si on en croyait les croyants, nous accorderait sa salvation, pour peu que nous soyons prêts à le croire, et, tout aussi important, pour peu que nous soyons prêts à tourner le dos aux dieux et aux esprits bien trop imparfaits qui nous accompagnaient jusque-là aux Terres australes. Pour peu que l'on finisse également par abandonner nos clans et nos hordes pour former des famille monogames, pour peu que l'on soit prêt à fixer des genres une fois pour toute aux Terres australes et qu'il n'y en ait que deux, pour peu que tout habitant de l'Enclave soit prêt à entendre parler du seigneur chaque dimanche du calendrier chrétien, le jour qui lui est dédié. Pour peu que l'on soit prêt à accepter que toute créature de ce seigneur soit un sanctuaire, que jouer avec des ADN ou altérer la reproduction humaine devienne un acte de défiance à éviter... L'évangélisation des peuples des Terres australes changerait irrémédiablement leur avenir, l'Ahak disait même qu'elle pourrait bien altérer la capacité de l'Union à se maintenir dans l'Enclave. Leur dieu, s'il souhaitait le bien de tous les humains, s'était-il peut-être tenu à l'écart des Terres australes pour une raison, peut-être qu'il connaissait le danger qu'il représentait. Les EAU, eux, avaient construite une civilisation chrétienne parmi les glaces, ils avaient conçu leur ville en tenant compte dès le départ des besoins d'une population chrétienne, de sermons hebdomadaires, de couples unis pour la vie, d'hommes disposant de centaines de tentations à éviter. Les Glisois avaient porté la voix de leur dieu sur les étendues glacées, ce qui était un exploit technologique et social. Il était difficile d'imaginer les siècles d'apprentissages parfois douloureux et d'adaptation que cela avait demandé. Si un peuple de par le monde était sincèrement dévoué à leur dieu, c'était les Glisois, et ils avaient tout son respect pour cela.

Pour les dockers de Raxington, l'arrivée d'un bateau-village était un moment assez curieux. Ils ne les voyaient accoster au port que depuis quelques mois, un de temps en temps, avec de la nourriture de l'enclave volcanique et des citernes de carburant à remplir. Ils étaient d'autant plus surpris de voir un dizaine de Shuhs assez différents de ceux qu'ils connaissent descendre. Ainsi arriva la première délégation shuhe de Raxington, parmi les dockers dans un terminal pétrolier, les EAU pouvaient difficilement être mieux présentés. Les shériffs arrivèrent rapidement inspecter l'équipe, qui s'avérait dotée de passeports diplomatiques pour assister à une rencontre diplomatique planifiée, ils préférèrent laisser ça au douaniers et les accompagnèrent à la douane le plus rapidement possible. Il était toutefois visible que l'équipe attirait les regards : ils étaient les gens du Sud, ceux qu'ils pensaient ne pas exister, ceux même qui pensaient ne pas pouvoir exister. Les douaniers étaient assez fébriles également. Yuu s'était déjà sentie étrangère en bien des endroits, indésirable bien souvent, mais c'était la première fois qu'elle se sentait comme si elle venait d'une autre planète. On finissait par se rendre compte qu'il y avait bien des façons de venir d'ailleurs. Les Glisois, eux, lui rappelait ces travailleurs euryhohhotaïen qui avaient décidé de rester dans la ville, qui bien souvent, avaient été parmi les révolutionnaires. Des gens fiers d'avoir survécu à l'horreur et de pouvoir défier le monde par leur simple existence, aspirant désormais à une vie tranquille et à la construction d'un lendemain qui chante. Des gens aussi dont l’attitude générale dénotait une recherche de la simplicité au point d'en faire une valeur morale, une attitude paradoxalement très codifiée qui ne s'apprenait malheureusement qu'avec beaucoup de difficultés. Yuu n'aura probablement jamais l'occasion d'apprendre la simplicité à la glisoise, elle ne serait jamais une glisoise, mais ils pourraient, elle en était sûre, s'entendre très rapidement.

Dans tous les cas, la raison première de du voyage à Raxington était la rencontre avec les représentants du Liberalintern. Aussi la petite équipe s'était-elle réunie une après-midi durant dans un bar avec une bouteille de liqueur d'oursin sur la table et de la vieille country glisoise en fond sonore. Ils attiraient encore une fois les regards, il essayaient au mieux d'en faire abstraction.

"Donc reprenons, ils se méfient de nous à cause des reconstructions qu'on prévoit au Prodnov ?"
"Je ne pense pas, si nous étions refusés à cause de ça, un autre pays du Liberalintern, le Banairah, qui a aussi participé à la reconstruction de la RLP, serait dans une posture délicate. Non, je pense qu'ils essaient de comprendre pourquoi nous, nous le faisons, et il se trouve qu'ils ont un levier de négociation"
"Donc, ils ne s'attendaient pas à ce que l'on réponde sincèrement à la question s'il n'y avait pas de levier de négociation ?"
"Dans le milieu, on dit que l'on n'a pas d'amis, seulement des intérêts, les discussions entre états fonctionnent assez différemment de celles que l'on peut avoir entre nous"
"... Sans compter le fait qu'il aurait fallu poser la question à pleins de gens"
"Si on m'avait posé la question, j'aurais simplement posé la question à pleins de gens, vous allez avoir un cours intensif de politique internationale demain. Ils attendent une délégation, on a donc, théoriquement, le droit d'être plusieurs, si jamais on est de trop, on vous demandera d'attendre dehors, ce ne serait pas si grave"
"Et donc, comment tu conçois ce qu'on dira ?"
"On leur donnera ce qu'ils souhaitent : les raisons qui nous ont poussé à faire le financement. Un résumé de ce qu'il y a dans ce dossier ! En espérant que l'on arrive à se faire comprendre"
"Je suis déjà perdue rien qu'à le voir"
"C'est pourquoi on est ici on va chacun essayer d'avoir une vue d'ensemble de tout ce qui a poussé à la proposition des offres dans le Prodnov, mais s'il y a des détails techniques demandés par un membre du Liberalintern, je compte sur ceux qui les comprennent pour expliquer"

...

"Dans les faits, c'est surtout les deux dirigeants plus ou moins formels du Liberalintern qu'il faut convaincre"
"Dans notre cas, surtout un à mon avis"
"En gros, les dirigeants, c'est les fondateurs ?"
"En théorie, c'est égalitaire, mis à part que si la question se pose de tous aller en guerre, ils ont deux fois plus de poids dans la décision que les pays arrivés plus tard comme le Banairah, ou peut-être nous, pour le reste, les décisions sont collectives, c'est l'un des intérêts de l'alliance"
"J'avais un peu vu, mais dit comme ça, c'est quand même plutôt significatif comme pouvoir"
"Sauf que les Glisois, même en tant que membre fondateur, n'ont pas nécessairement plus de pouvoir, le Kah servant clairement de base idéologique et constituant les plus gros investisseurs de la région, les EAU ne l'ignorent pas. C'est la partie informelle de cette hiérarchie"
"Mais du coup, qui dirige le Liberalintern ?"
"Le Kah-Shi-Xtlec et le Pharois Syndikaali, et c'est probablement ce dernier qui veut parler de la RLP"
"Mais donc, si on part dans une alliance avec eux, ils deviennent nos dirigeants ? On accepte ça ?"
"C'est sûr que les antinationalistes vont râler"
"Là, c'est plus compliqué, c'est une alliance, qui réunit des états considérés égaux, et libertaires en plus, donc même si l'alliance dispose de sa hiérarchie plus ou moins informelle, il vaut mieux la domination ténue du Kah et du Pharois que le protectorat, la domination d'entreprises capitalistes, ou d'états impériaux. Le Liberalintern reste une protection"
"Et, maintenir un rapport de force sur plusieurs siècles est très difficile, en général, les rapports de force finissent par changer, se déliter, se morceler, se réorganise donc toute domination que pourrait exercer les pays du Liberalintern dans le cadre du Liberalintern reste temporaire, et relativement moins impactante que d'autres formes de dominations possibles"
"Faibles, mais résistants"
L'expression faisait référence à un slogan prononcé sur les Terres australes lors des grandes éruptions des années 90', beaucoup ont cru à ce moment-là, que des centaines de milliers de gens allaient mourir. Finalement, la période enregistrera une surmortalité de moins de dix mille personnes, et souvent liée à des suicides. Une fois de plus, l'Union a survécu.
"Même pas si faibles d'ailleurs, mais le fait de montrer au monde que l'on est puissant et qu'il faut absolument compter avec nous n'est pas dans les stratégies ou les buts de l'Union"
"Dis ça aux étrangers et on ne te croira pas"
"Nous leur dirons que nous somme un état faible-mais-pas-pour-longtemps, qui défendons nos intérêts d'état, c'est exactement pour cette raison que l'on a un état après tout"

...

La nuit venue, Yuu a difficilement trouvé le sommeil.

Le Haut Château pour les Liaisons se décrivait très bien par son surnom : "La maison bleue". D'inspiration arabe et richement décorée, il tranchait radicalement avec le reste de la ville. C'était beau, et surtout, chaud, une maison faite pour ceux ayant traversé une mer ! La personne qui les accueillit n'était autre que le Professeur Olli Severi, Yuu entamait donc les présentations, en s'arrêtant après chaque phrase le temps que la traductrice répète en Nouveau Pharois.

"Monsieur, c'est un grand plaisir de vous rencontrer. Je suis donc Yuu aon Laonko, nous avons déjà eu l'occasion de nous entretenir auparavant. Si vous me permettez, je vous présente également mes collègues ici présents. La traductrice ici présente est Qoqa Ibragivegelainura, elle a longuement voyagé et a déjà été en contact bien des fois avec des pharois et des albiens, elle parle également français, et moi aussi, si d'autres délégations souhaitent poser des questions. Ekorra Husei est coordinatrice scientifique à la Station Drahe, c'est notamment elle qui organise l'apport shuharri dans la reconstruction et l'aménagement de l'Université de Technologie du Prodnov, Atka Sesi est l'un des membres d'associations de défense de l'Internet libre qui ont porté les propositions concernant l'Internet prodnovien et le quartier de loisirs de Staïglad. Saikai aon Ushyo, vous la connaissez probablement, représente l'Ahak, qui gère les projet de long terme au sein de l'Union, dont le programme de banques de semence auquel les pays membres du Liberalintern ont accès. La position de l'Ahak a clairement pesé dans le choix d'envoyer de participer à la reconstruction de la République Libre du Prodnov. Zhihao Cheng est pour ce jour la représentante de l'Assemblée municipale de Hohhothai, qui ont fait remonter le dossier prodnovien et qui ont clairement demandé notre intervention. Kanamori aon Kanesu représente la Municipalité de Braha qui fait partie de l'organisme coordonnant la construction des quartiers et des lignes de train à Staïglad. Luoyang Cao revient de Staïglad pour l'occasion, il fait parti de ceux qui organisent la consultation publique en RLP pour le moment. Uriangkadai Yul vient ici représenter l'ARTA, autrement nommée la Synaptique, l'agence de renseignement, il fait partie de ceux qui observent actuellement la situation prodnovienne. Salaksartok Kayuqtuq fait partie des groupes de biohackers qui ont participé à l'offre, et qui travaillent sur plusieurs projets en ce moment. Moi, Yuu, serai la contact principale ici, mais ils pourraient intervenir pour apporter des précisions dans leur domaine d'expertise. Si nous nous sommes préparés à une rencontre concernant la RLP, nous serons également disposés à discuter d'autres sujets selon vos souhaits. En espérant pouvoir faire honneur au temps que vous nos accordez".

Ainsi, je serais votre principale interlocutrice, mais loin d'être la seule.
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Chacune des rencontres qu’avait mené le Liberalintern s’était déroulée dans des conditions différentes. Ce n’était pas spécialement prémédité mais le Professeur Severi y voyait l’exemple parfait de ce que leur organisation, quand bien même elle en aurait eu la volonté, se révélait parfaitement incapable d’harmoniser ses normes et ses protocoles. On préférait faire les choses de manières plus organique – plus humaines, pourrait-on dire – reste que c’était aussi stimulant qu’épuisant pour les équipes chargés de s’occuper de la réalisation concrète des rencontres, et le Professeur Severi était en première ligne.

Pour un Pharois, Raxington avait l’étrangeté de l’exotisme, et la familiarité du climat. Un monde les séparait littéralement et pourtant, pour peu qu’on soit originaire du nord du pays, à regarder par la fenêtre c’étaient les mêmes landes enneigées entourant des bâtiments de béton, pensés moins pour l’esthétisme que pour préserver efficacement leurs résidents du froid.

Regardant sa montre, Severi se redressa de son siège et s’en alla jusqu’à la salle de conférence. Elle était vide à cette heure-ci et il aurait le plaisir d’y accueillir la délégation Shuharri dans un cadre plutôt informel. Après tout, comme il l’avait expliqué dans sa lettre, rien ne s’opposait formellement à l’adhésion des Shuarr au Liberalintern, mais parce qu’il était l’oreille du Pharois au sein de l’organisation, il se devait d’en porter les interrogations, plutôt légitimes par ailleurs.

Lorsque l’heure sonna à sa montre-réveil, le Professeur Severi se leva pour inviter ses hôtes à prendre place autour de la table qui avait été placée au centre de la pièce. Parfois, celle-ci était tournée vers l’estrade où se présentait un artiste, un conférencier ou plus rarement des révolutionnaires venus plaider leur cause et demander le soutien de l’organisation.

- C’est un plaisir de vous accueillir à Raxington, j’espère que vous avez fait bon voyage ?
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"Le voyage a été bon, et les Glisois très accueillants, nous vous remercions de bien avoir voulu nous accueillir. En espérant que la journée vous est et vous sera agréable, nous somme à vôtre écoute"
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- La journée a été délicieuse, répondit-il avec gentillesse. « Bien que je regrette la venue de l’automne dans cet hémisphère, je devrai bientôt regagner l’océan du nord pour m’entretenir avec les délégués de la République Communiste Libertaire de Boltorkhoy et de celle Autonome de Priscyllia. Mais je ne vais pas vous embêter plus longtemps avec mes voyages. »

Severi était un petit homme tiré à quatre épingle et dont la posture rigide donnait l’impression que son costume était légèrement trop petit pour lui, dévoilant ses poignets et ses chevilles lorsqu’il relevait les genoux pour y poser ses mains.
Son accent neutralisé et sa figure passe-partout ne laissaient en rien deviner ses origines albiennes, si pourtant on excluait la sonorité septentrionale de son nom et les étranges moustaches recourbées typiques de la mode baroque en vigueur au Syndikaali.

D’un geste rapide, le professeur ouvrit devant lui un dossier où figurait plusieurs tableaux de compte, le tout stabiloté et paragraphé de notes manuscrites.

- Je ne vous ferai pas mystère que ce sont ces messieurs-dames du Syndikaali qui m’ont chargé de vous poser quelques questions. Il se trouve que le Pharois est assez concerné par la situation de l’océan du nord où le Liberalintern compte plusieurs pays adhérents, dont le Boltrokhoy et la Priscyllia que j’ai précédemment évoqué.

Severi soupira d’un air moins las que fataliste.

- Le renversement du gouvernement prodnovien par l’ONC a été interprété par de nombreux pays comme un acte d’impérialisme visant à implater au cœur de cette région une base militaire avancée pour les forces de l’Alguarena, du Lofoten et du Novigrad, je ne dis pas qu’il s’agit de ma position mais c’est globalement l’interprétation donnée à cette opération au sein des cercles stratégiques de l’état-major Pharois. Se faisant, vos investissements sur place ont été perçus avec une certaine méfiance, d’autant que vous êtes, si je ne me trompe pas, l’un des principaux actionnaires du pays.

D’un geste précis, le professeur tapota une ligne de compte où s’additionnaient les milliards dans une colonne consacrée à l’Organisation étatique de l'Union des terres australes de Shuharri.

- Chaque investissement réalisé à la Banque Centrale de Staïglad légitime non seulement le putsch de la RLP, mais valide également son modèle capitaliste financiarisé au détriment de contre-modèles régionaux plus organiques. En d’autres termes, l’argent investi sur place participe, aux yeux des Pharois, à envoyer le message à l’ONC que non seulement son impérialisme est viable, mais qu’il est accepté par la communauté internationale, alors même que la plupart des pays non-alignés ont dénoncé cette opération, je pense à l’Althalj ou à l’Elpidia.

Le professeur croisa les doigts, l’air soucieux.

- Loin de moi l’idée de vous accuser, mais je dois bien vous avouer que face à la menace internationale que représente l’ONC, le Liberalintern est tenu d’adopter des positions tranchées et vos investissements brouillent les lignes et mettent en péril la sécurité de plusieurs nations de l’alliance. En d’autres termes, le Syndikaali va exiger une clarification de votre ligne économique avant de donner son aval, s’il s’agit d’entrisme, alors la situation est différente, mais vous comprendrez aisément qu’en adoptant une attitude matérialiste, il n’y a pas de place pour l’idéalisme sur ces questions-là. Même financé avec les meilleurs sentiments du monde, un financement reste en définitive un blanc-sain accordé aux impérialistes.
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Le matérialisme... C'est justement en adoptant une attitude matérialiste que ces financements se faisaient les plus pressants. La matérialisme dans l'Enclave volcanique répétait inlassablement : encore deux mois et c'est l'hiver, assurez-vous que la nourriture soit prête, les rails en bon état, les hôpitaux prêts à soigner, éventuellement soyons prêts à accueillir les tribus non affiliés du coin, ou à leur demander de l'aide, préparez-vous au pire. Et sur la question Prodnovienne, il aurait dit : ils manquent d'infrastructure si vous souhaitez parler idéologie, assurez-vous en premier lieu qu'ils puissent se loger, se nourrir, se vêtir, chose que le matérialisme pharois réfutait donc dans ce cas en expliquant que quelque soient nos intentions, le simple fait de financer quelque chose dans un état contrôlé par des impérialiste validait leur l'impérialisme, ce qui en soit part sur une base très idéaliste, du point de vue des Terres australes du moins. Il allait falloir que le matérialisme qui parlait d'hivers fasse de son mieux pour répondre honnêtement au matérialisme parlant d'impérialisme.

Chose intéressante, Severi avait sorti des lignes de compte, c'est probablement ce sur quoi le Pharois s'était interrogé. C'était en premier lieu l'argent qui lui posait question, pas le contenu des offres ou les consultations publiques menée dans la RLP, ce qui était... Exactement les règles du jeu du capitalisme ! Nation de pirates, disait-on, considérant que le monde étant ce qu'il est, il fonctionnait aux chiffres et aux messages. Yuu prit l'énorme dossier compilé par ses soins de la dizaine de personnes de la délégation, et le posait également sur la table, autant pour éventuellement consulter ses notes ou pour laisser Severi le consulter (avec un traducteur probablement) que pour expliquer sans le prononcer : chez nous, la question prodnovienne ne ressemble pas à un livre de comptes.

"Je vous remercie de votre franchise, je ferais de mon mieux pour y faire honneur"

Elle prit une gorgée d'eau et reprit.

"Je ne pense pas que l'ONC ait besoin de nous pour considérer que son l'impérialisme est viable et acceptable. Regardez donc le film "Svoboda !", vous verrez l'ONC s’ auto-congratuler pendant plus d'une heure et demie de film pour avoir, comme ils disent, libéré le Prodnov. Leur système, comme beaucoup, est théoriquement viable, pour quelques décennies tout du moins, ce ne serait pas le premier pays à passer durablement du communisme au capitalisme pendant plusieurs décennies. Dans les faits, au vu de comment ils imaginent que tout le monde est avec eux sans qu'aucun de leurs représentants n'aillent simplement parler avec la population ou même consulter des urbanistes, j'ai mes doutes. Le Pharois n'a pas cette naïveté, et c'est appréciable"

Yuu resta pensive quelques seconde. C'est Zhihao, la Hohhothaïenne, qui reprit la parole.

"Au fond, ici, ce n'est pas un jeu de qui valide quoi, mais de qui prends le pouvoir sur quoi. L'ONC a morcelé un pays et veut le reconstruire sur ses propres bases. Et on voit ce que ça donne sur place : un pays dans lequel vous pourriez accumuler autant d'argent que vous le souhaiteriez, et dans lequel disposer du plus d'argent possible vous donne accès au pays entier. Un pays indistinguable d'autres pays, intégré dans un monde cosmopolitique dans lequel chaque village est un marché, chaque individu, un consommateur, et les individus les plus subversifs, des consommacteurs. Un pays..."

On pouvait voir des sentiments assez forts lui traverser rapidement le visage.

"Un pays où des entreprises pourraient décider de traiter des gens comme ils le souhaitent, selon leurs intérêts".

...

"Peu importe le Pharois, le Liberlintern, ou même les pays communistes, ils sont en train de construire leur pays idéal"

Atka, impliqué sur les questions d'Internet continua :

"Par exemple, les pays capitalistes ont construit chez eux leur internet, selon leurs règles. En général, quand on modélise les stratégies économiques, on voit dans la plupart des cas émerger, comme chez les fermiers, des modèles extensifs et intensifs comme les plus profitable. Le modèle économique le plus profitable dont un pays capitaliste dispose pour exploiter un réseau Internet à une échelle multinationale est la version intensive : beaucoup d'Internet, pour un maximum de gens, pour pas cher grâce à des moyens industriels. Sur Internet, ils réduisent les coûts pour l'internaute en les faisant payer à leur insu : s'en servir de réseau conjoint de surveillance et de propagande pour que les utilisateurs, ou les clients d'Internet aient, comme par hasard, envie de nouveaux produits, pour lesquels ils seront prêts à travailler, mais également qu'ils aient de plus en plus de difficulté à garder un souvenir nuancé du communisme. Sous le communisme prodnovien, la surveillance et la propagande était déjà de rigueur, il est temps qu'ils puissent découvrir une autre vision d'Internet, non ? C'est la première raison pour laquelle on participe : on pourrait se faire des copains parmi la prochaine génération de prodnoviens qui découvriront ce qu'est la neutralité du Net, le droit à l'oubli, un serveur sans backdoors... A plus long terme, cela va au-delà d'Internet. La radio et la télé sont désormais détenus par des membres de l'ONC, et il ne disent même pas tant que ça à quel point le communisme était mauvais, ils présentent leurs infos en le tenant pour acquis, en en faisant une supposition de base, c'est beaucoup plus insidieux. Vous voyez, je pense, la dystopie qu'ils nous préparent. Si vous souhaitez vous inquiéter et ne pas dormir la nuit, allumez la télé, écoutez la radio ! L'important maintenant, est qu'ils ne soient pas seuls à parler"

Yuu était assez soulagée d'être en compagnie de gens qui maîtrisaient leur sujet. Même après ses voyages, même après avoir appris à connaître un peu les Hohhothaïens, il lui restait assez difficile pour elle de se représenter ce à quoi pouvait ressembler la vie quotidienne sous un régime capitaliste. Elle reprit la parole.

"Il faut voir que plus ils s'étendront sur de nouveaux pays, plus ils disposeront des ressources et de l'influence pour s'étendre sur de nouveaux pays... Ou pour tout faire exploser. L'ONC est clair sur ce point : l'économie de marché doit être exporté au monde entier, Pharois compris, Kah compris, Shuharri comprise. Aujourd'hui, il se trouve que ça se joue au Prodnov. Que notre première offre ait été accepté, nous en somme les premiers surpris, le plan désormais est de proposer des liens avec notre communauté scientifique, des lieux de rencontre où poser des questions qui ne se posent pas à la télévision, de rendre possible la contestation. De permettre à une diversité de modèles politiques et économiques d'émerger, et si possible, de les compter parmi nos alliés. L'approche vous semblerait-elle si contreproductive dans les plans du Liberalintern ?"
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Poli, Severi s’écouta donner une petite leçon sur la manière dont fonctionnait le capitalisme et le libéralisme sans interrompre la démonstration de son auditeur, sinon en hochant parfois la tête pour confirmer qu’il comprenait bien tout ce qu’on lui disait.

- Je comprends parfaitement cher monsieur, je pense que nous avons lu les même livres et pris en compte les mêmes études dans notre réflexion. La question, me semble-t-il, sans trahir la pensée des Pharois, n’était pas tant de dévoiler les arcanes de la société marchande que de connaître vos intentions vis-à-vis d’elle. Cerner votre état d’esprit.

Il eut un sourire discret, de connivence.

- Les stratégies d’entrisme et d’agitprop sont vieilles comme la gauche, ce n’est pas à de vieux merlans comme vous – pardonnez-moi l’expression, elle est albienne – que l’on apprend à faire des bulles.

D’un air concentré, il tapota son dossier du bout de son stylo.

- Vous savez sans doute qu’un partenariat inter-universitaire avec la Commune d’Albigärk a été refusé par la RLP ? Un non-sens sachant qu’Albigärk est le centre culturel et universitaire le plus important d’Eurysie à ce jour. Que penserait votre pays de contourner cette décision en engageant un processus de rapprochement avec les universités d’Albigärk et, par extension, celles de la République Sociale du Prodnov qui ont déjà signé un tel accord ?
1986
Le professeur Severi avait l'air un peu énervé de l'échange, bon, entre le jeune défenseur d'Internet tout droit issu de la contre-culture des Terres australes, la Hohhothaïenne qui sortait d'une révolution et la représentante qui faisait au mieux pour rattraper ses lacunes concernant la vie dans un pays en pleine libéralisation économique, ils faisaient un trio... Étrange. Il faudrait qu'elle se renseigne sur l'agitprop et l'entrisme, et la notion de gauche n'était probablement pas comprise par toutes les personnes des Terres australes. Mais étrangement, la discussion était nettement plus détendue, elle ne savait pas encore dire pourquoi. Et dans tous les cas, elle avançait. Severi savait faire avancer une conversation, et leur réponse semblait avoir atteint ses objectifs : expliquer ce que faisait l'Union en RLP. Peut-être que tout ce qui avait été dit lui semblait évident une fois dit, mais néanmoins logique, ou alors, il parlait enfin de ce qui le préoccupait personnellement, ou alors ce genre d'échange lui était très familier, typiquement libertaire. Là, Yuu ne pouvait que spéculer, mais l'échange continuait, avec des éléments concrets, la conversation n'était pas terminée et c'était, de l'expérience de Yuu, une très bonne nouvelle. Elle imaginait à peine le nombre d'échanges exactement comme celui-ci que Severi avait mené. Elle reprit.

"Je peux aisément imaginer que vous disposiez des mêmes livres qu'Atka et Zhihao, j'imagine qu'ils considéraient que c'était le moment de les mobiliser, que c'était là qu'il fallait y penser. Je vous prie de nous excuser si cela a été fait maladroitement. Pour ce qui est du partenariat interuniversitaire avec l'Université d'Albigärk, qu'ils n'hésitent pas à s'adresser aux directeurs de l'U.T.P., ils en seraient heureux, ce serait également l'occasion d'échanger avec la Station Drahe et les autres laboratoires des Terres australes avec qui ils partagent désormais des projets communs et des bases de données, nous avons déjà commencé avec le Banairah pour l'agronomie et la réserve mondiale de graines, autant mener nos échanges plus loin ! Si la RLP trouve encore moyen de faire obstruction à votre partenariat, vous pourriez également vous servir des échanges avec Shuharri pour proposer votre partenariat par le biais de nos accords scientifiques".
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Gentiment, Severi secoua la tête.

- Ni voyez nulle accusation, je vous assure. Je tenais au contraire à vous indiquer que vous êtes ici en compagnie de gens acquis à vos thèses, vous ne trouverez guère de membre du Liberalintern qui n’ait pas connaissance des structures de domination économique et symbolique à l’œuvre dans les sociétés capitalistes, sinon, ma foi je pense que cette organisation n’aurait pas lieu d’être. De ce fait, la question qui motive cette discussion n’est pas tant de comprendre le raisonnement qui a pu vous amener à adopter telle ou telle stratégie mais de nous accorder sur le fait qu’une synergie pouvait être mise en place entre nous.

- Comme je vous l’ai dit, je préfère être honnête, nos amis du Syndikaali souhaitent s'assurer qu'une coopération est possible. Ils m’ont donc donné mission de savoir s’ils pouvaient compter sur vous et dans quelle mesure, dans les mers du nord. Après tout, nous venons au Liberalintern chercher des alliés, pas des concurrents. Ni d'ailleurs une forme de position molle qui prétendrait faire fi des dominations économiques et se poser en arbitre moral d’un conflit opposant un territoire souverain à des puissances impérialistes parachutées depuis l'autre bout du monde.

- Je pense quoi qu’il en soit qu’ils seront ravis d’apprendre la possibilité de ce partenariat universitaire. Mais je ne me permettrai pas de parler plus en avant en leur nom, après tout, qu’ils vous contactent eux-mêmes n’est-ce pas ?

Severi eut un sourire discret et referma son livre de compte d’un geste tranquille.

- Pour ma part, je pense avoir eu les éclaircissements jugés nécessaires. Comme je vous l’ai dit, rien ne s’oppose à votre entrée au sein du Liberalintern et je vais informer le Haut Bureau des Admissions que la procédure peut reprendre sans délais.
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Le groupe de dix s'entre-regardèrent, assez étonné. C'était très rapide, une telle confiance de la part du Liberalintern était inattendue, mais très appréciable. Yuu se concentra à nouveau, pour répondre à Severi :

"Nous en somme honorés !"
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