11/03/2013
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[RP] La baleine et le savant

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Rencontre entre monsieur Ransu Rasanen, Directeur de l’Université Générale d’Albigärk et le Capitaine Tellervo, ministre de la Mer, de la pêche et des côtes

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On fit entrer monsieur le directeur dans une bureau tout bétonné des murs au plafond. Rien à avoir avec l’architecture traditionnelle albienne qui privilégiait les constructions en bois et à taille humaine, le Syndikaali dans un effort de modernisation rapide et peu soucieux de considérations architecturales classiques, avait érigé de larges et hautes tours, buildings aux formes improbables pourvues qu’elles soient pratiques, où la lumière peinait souvent à pénétrer et la chaleur à circuler.

On était au mois d’août, alors il faisait chaud. Trop chaud. En hiver il aurait fait trop froid, et en automne trop humide. Seul le printemps était une saison à peu près supportable pour un Albien, mais il ne durait pas longtemps si haut au nord et Ransu Rasanen, dans une fulgurance historique, se fit la réflexion que ses ancêtres avaient sans doute eu de bonnes raisons de ne s’implanter que superficiellement en territoire Pharois. Cette région était vraiment abominable.

- Le Capitaine Ministre va vous recevoir d’ici quelques minutes monsieur le directeur. Puis-je vous offrir quelque chose à boire ou à fumer en attendant ?

- Non, je vous remercie, j’ai amené ma propre herbe.

- Entendu monsieur le directeur, merci de votre patience.

Ransu Rasanen avait à peine eu le temps de sortir de leur étuis les longues cigarettes vertes qu’il crapotait plus par addiction que par plaisir quand la porte du bureau du ministre s’ouvrit comme d’un coup de vent, laissant apparaître le maître des lieux.

- Rasanen, entrez.

Le directeur de l’Albigärk Yleisyliopisto rangea son briquet et se leva pour s’engouffrer à sa suite dans le bureau.

- Prenez un siège Rasanen, grommela le Capitaine Ministre Tellervo qui avait déjà retrouvé son fauteuil, placé dos à la fenêtre pour éblouir ses invités.

Cela aurait pu marcher s’il y avait eu du soleil, l’Albien se fit la réflexion tout en prenant place de l’autre côté de la table, un sourire aux lèvres.

- Monsieur le Capitaine Ministre, quand donc nous sommes nous vu la dernière fois ? C’était…

- L’année dernière, à l’Assemblée Générale.

- Ah oui, oui. Un vrai moment de démocratie absurde, n’est-ce pas ? Je suis toujours impressionné par l’inventivité de nos…

- Nous ne sommes pas là pour parler de ça, Rasanen. Vos explications ?

L’homme qui s’exprimait avec le phrasé d’un hachoir à viande était le Capitaine Ministre Tellervo. Plus capitaine que ministre, par ailleurs, il était l’un des trois élus du Parti Pirate, une espèce de syndicat politique qui représentait moins l’intérêt général que les siens propres, et veillait avec l’attention d’un rapace que la législation pharoise ne vienne jamais menacer d’une quelconque façon la bonne tenue de leurs affaires. Il était toujours révélateur de voir les ministères que remportait le Parti Pirate, révélateur de l’état de la politisation et de l’opinion des Pharois : là où on plaçait les pirates était un nœud social, un labyrinthe idéologique où, faute de réponses claires à apporter à un problème, on élisait les plus fiables, paradoxalement, parce que les plus constants.
Contrairement aux idéologues, tenants des grandes réformes ou de l'humanité à venir, le Parti Pirate ne faisait pas de politique. Du moins, pas au sens traditionnel qu’on lui donne. Dépourvu de véritable structure interne, hormis la vague élection tous les quatre ans d’un Premier Capitaine qui définissait plus ou moins la ligne – c’est-à-dire les compromissions – qu’était prêt à adopter le parti, ce-dernier incarnait bien plus une alliance de craintes et d’ambitions qu’un véritable projet politique.

De fait, on y trouvait de tout. Des petits, des grands, des gros, des courageux et des lâches, des malins et des idiots, des sages et des fous, des planificateurs et des opportunistes, stratèges et spontanés, débrouillards et bons à rien, en bref tout ce qu’on retrouvait dans une société violente, guidée par l’appas du gain, les affaires, et un certain sens du spectacle. Demeurait que parce que se jouait au sein de cette cour une sélection darwinienne des plus féroces, où le pouvoir raisonnait hors de la simple sphère politique et irriguait également le business, où un carnet d’adresse vous donnait une longueur d’avance sur la concurrence et qu’une longueur d’avance pouvait parfois signifier la différence entre la vie et la mort, dans un monde brutal et cruel, ceux qui s’élevaient étaient assurément les pires de tous.

Quant à savoir si le Capitaine Tellervo était du genre brutal ou rusé, violent ou insidieux, fourbe ou franc, ce n’était que fioriture. Ces hommes menaient des équipages et on n’obtenait pas un poste de ministre au sein du Parti Pirate sans avoir balancé quelques concurrents par-dessus bord au passage.

Ransu Rasanen décroisa les jambes avec une lenteur de chat. Prudence, ces Pharois ne se sentaient plus pisser depuis que la mondialisation avait fait d’eux les maîtres de l’océan du Nord, mais ce n’était pas une raison pour oublier que toute leur bonne fortune, ils l’avaient construit sur les fondements de l’ancienne Albi, dont Rasanen demeurait à ce jour un héritier.

- Des explications monsieur le Ministre ? demanda-t-il avec plus d’innocence dans la voix qu’un lapereau.

- Des explications Rasanen. Les données qu’on vous a généreusement fourni ne devaient pas être rendues publiques, ce n’était pas assez claire ?

Le directeur de l’Université ouvrit des yeux étonnés.

- Très clair monsieur le ministre, mais il me semble également que le Syndikaali garantit la liberté académique et que la liberté académique, en particulier dans les sciences humaines, implique une certaine transparence vis-à-vis de nos méthodologies d’analyse…

- Et l’éthique de la recherche implique de ne pas trahir la confiance de ses sujets, il me semble.

Moins brute qu’il n’en a l’air, pensa Rasanen, ou bien on lui a fait des fiches.
Le directeur recroisa les jambes de l’autre côté, joignant ses mains d’un air embêté.

- Cela est vrai lorsqu’on parle d’enquêtes de terrain, qualitative, avec des noms, des situations… les statistiques ne peuvent porter préjudice à personne, ce ne sont que des chiffres.

- Des chiffres qui s’instrumentalisent, on leur fait dire ce qu’on veut.

- Est-ce de la responsabilité d’Albigärk de donner son avis sur la manière dont se gère la politique pharoise ?

Le capitaine Tellervo frappa d’un grand coup sur la table. « Pas de ça avec moi, Rasanen, nos accords sont strictes, vous avez trahis notre confiance. Est-ce que je dois vous couper l’accès à nos archives ? Vos universités ne s’en remettraient pas. »

Ransu Rasanen prit une moue affligée, ouvrant les bras d’un air de concession.

- Je ne peux pas nier que l’œil du kraken nous est bien profitable. Mais je ne peux pas non plus censurer mes chercheurs, monsieur le ministre. Outre les questions déontologiques et le scandale que cela ne manquera pas de provoquer, j’y perdrai mon poste et vous un interlocuteur complaisant…

Le pirate plissa les yeux. Comme il avait le visage particulièrement carré et musculeux, cela donnait l’impression que ses yeux s’étaient fait avaler sous la peau de ses joues hérissées de poils rêches.

- Concentrez vos recherches n’importe où mais pas au Pharois. Si je découvre un matin dans les journaux le détail de notre modèle économique vous aurez des emmerdes.

Rasanen soupira.

- Même sans en avoir le détail, une bonne partie du monde avec un peu de jugeote se doute bien de ce que vous cachez, monsieur le ministre… Qui voit les tentacules n’a pas besoin d’apercevoir la pieuvre pour deviner sa présence.

- Gardez vos métaphores pour le Capitaine Mainio, pas d’enquête, pas de statistiques. Arrangez vous comme vous voulez, jouez sur les financements ou dites que les directeurs de recherche couchent avec leurs étudiantes je m’en fous. Albigärk doit nous permettre de voir sans être vu.

- La transparence a deux vitesses, n’est-ce pas ?

- Vous avez sans doute une métaphore à proposer ?

- Je vois ça comme un miroir sans tain.

- Parfait.

Rasanen hocha la tête mais ne fit pas mine de se lever ou de chercher à mettre fin à l’entretien.

- J’imagine qu’il y a autre chose, monsieur le ministre ? Sinon un coup de fil aurait suffi ?

Le Capitaine Tellervo se laissa aller un peu plus profondément dans son fauteuil et, dans une sorte de mimétisme de connivence, joignit également les mains ce qui lui donna l’air étrange. Sa carcasse épaisse et son visage mal rasé ne correspondaient pas vraiment à l’idée qu’on se faisait d’un homme qui manigance. Pourtant c’était bien ce qu’il était en train de faire, n’est-ce pas ? à se servir d’un prétexte superficiel pour faire venir dans son bureau le directeur de l’Université Générale, là où la C.A.R.P.E. n’entendait plus rien.

- On dit que vous menez certains études secrètes.

- Qui dit cela ?

- Peu importe. Certains ministres ont-ils recours à votre expertise en dehors de l’autorité du parlement ?

- Peut-être ? Le monde est bien mystérieux.

- Le Capitaine Mainio ?

- Impossible à dire.

- Rasanen…

- Monsieur le ministre ?

- Ne vous foutez pas de moi. Le Parti Pirate pourrait sacrément vous foutre dans la merde…

- Capitaine, puisque c’est au pirate que je m’adresse, vous comprendrez bien entendu que si quelques recherches se menaient sous le manteau à Albigärk, je ne pourrais rien en dire. Toutefois si le Parti Pirate requiert notre aide, je pourrai éventuellement laisser échapper par inadvertance quelques conseils sur la meilleure manière de financer un programme de recherche sans avoir de comptes à rendre.

- Donc ces programmes de recherche existent.

- Tout existe pourvu qu’on le finance, je ne vous apprends rien Capitaine ?

- J’ai besoin de rendre les données pharoises indéchiffrables.

- Toujours le soucis des données, hein ? Je vous écoute.

- Vous pourriez nous concevoir un nouveau modèle de cryptage ? Nous protéger contre le piratage ?

- Ironique.

- C’est possible ?

Ransu Rasanen hocha la tête d’un air pensif, appliquant son indexe sur sa joue à la manière d’un enfant en pleine réflexion.

- Je ne peux vous garantir le succès d’une recherche avant que celle-ci aboutisse. Mais nous pouvons y mettre des moyens, et proposer différents plans de défense informatique. Est-ce pour un usage privé ou tout le Syndikaali en bénéficiera-t-il ?

- Tout le monde en bénéficiera. Mais nous, nous aurons la clef.

- Malin. Ce sera cher.

- Le parti est riche.

- Très cher.

- Très riche.

Le directeur se leva et fit mine de s’épousseter les jambes en souriant.

- Bien monsieur le ministre, je vais à présent vous demander un peu de papier et un crayon.

Le capitaine les lui désigna et Rasanen, penché sur la table, se mit à écrire distinctement une adresse. « Ce serait bien le diable si cette adresse tombait entre de mauvaises mains. »

- Le diable oui.

Ransu Rasanen laissa le papier en évidence quelques secondes, le temps de laisser à son interlocuteur celui de mémoriser l’adresse, puis il le récupéra et le plaça dans sa bouche où la salive le décomposa.

- Délicieux. Nous quittons nous là-dessus monsieur le ministre ?

- Oui. Et pour vos statistiques…

- Je tâcherai d’orienter subtilement notre regard au-delà de l’océan monsieur le ministre. Mais concédez nous aussi un peu de mou, sans quoi la science ne peut s’épanouir.

- J’y penserai. Je ne vous raccompagne pas.

- Au revoir monsieur le ministre.

Et Ransu Rasanen quitta la pièce, salua le secrétaire et se dirigea vers les escaliers de service qu’il préférait aux ascenseurs, trop claustrophobiques pour un esprit libre tel que le sien.
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