01/06/2013
04:07:15
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[EXTRAIT d'ETUDE] Rapport d'enquête : les limites du modèle démocratique pharois

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Ce document est extrait d'une étude poussée des pratiques démocratiques au Pharois Syndikaali, basée sur les enquêtes d'opinions et de votes des cinq dernières années. La publication de cette étude fut l'objet d'une polémique entre la Commune d'Albigärk et le Pharois Syndikaali, celui-ci reprochant aux universités albiennes un usage trop libre de données personnelles n'ayant pas vocation à être rendues publiques. Alors que la polémique est toujours d'actualité, l'Université Générale d'Albigärk a fait le choix de diffuser ses résultats, dont le document ci-dessous est une synthèse.
L'usage des statistique et la prétention à comprendre une population grâce à celles-ci est encore aujourd'hui un sujet tabou au Syndikaali qui interdit un certain nombre d'études pourtant classiques dans d'autres pays, au nom de la paix sociale et du droit à la vie privée. L'Université Générale d'Albigärk a conscience de se placer en porte-à-faux vis-à-vis de cette conception des sciences sociales, mais assume son choix de ne pas politiser son travail, quitte à ce que les résultats obtenus dérangent ou suscitent la controverse. La science doit demeurer libre et les potentielles failles structurelles d'une société ne se règleront pas en étant simplement dissimulée. Cette conception du réel comme une chose relative nous semble dangereuse pour la conception universalité et humaniste que porte la Commune d'Albigärk sur la pratique scientifique.


Observatoire de la démocratie
les limites du modèle démocratique pharois : conséquences d'un individualisme historique

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Introduction

Présenté par nombre de nos compatriotes comme un modèle de démocratie libertaire dans le monde, érigeant le Syndikaali à l’avant-garde des nations progressistes modernes aux côté du Grand Kah et des nations héritières des révolutions anarchistes, une analyse fine des données obtenues lors des derniers scrutins au Syndikaali permettent de nuancer ces affirmations, sans toutefois les invalider totalement. Héritage de l’histoire complexe de la région, le modèle politique pharois a été réformé à plusieurs reprises pour tendre vers une plus grande intégration de sa société civile dans le processus décisionnel, grâce à la décentralisation, l’éducation civique et un corpus de lois faisant la part belle à l’autogestion.
Si l’idéal démocratique prôné par la République Pharoise, puis par le Syndikaali tout au long des XIX et XXème siècles, a consacré un certain nombre de valeurs fondamentales telles que la fraternité, l’horizontalité, la liberté ou l’émancipation individuelle et collective, la réalisation de celles-ci en acte reste encore aujourd’hui un défi pour le Syndikaali, dont certaines des spécificités structurelles y peuvent faire obstacle.

Cet extrait d’étude se veut un résumé des divers enjeux politiques contemporains auxquels le modèle démocratique et libertaire pharois est confronté ou risque de l’être si certaines tendances se confirment.

  • Introduction
  • 1. Héritage des républiques pirates : le poids de l’imaginaire symbolique des grands électeurs
  • 2. Entre repli régional et geste pirate, l’homme providentiel au défi de la culture autogestionnaire pharoise
  • 3. Injonctions politiques paradoxales et individualisme radical peuvent-ils expliquer le désintérêt des Pharois pour les modes de scrutin classiques ?
  • 4. Marché des idées contre vote d’intérêt : démocratie libérale contre démocratie matérialiste ?
  • Conclusion



1. Héritage des républiques pirates : le poids de l’imaginaire symbolique des grands électeurs

Le suffrage universel est un principe politique assez évident dans la plupart des régimes démocratiques modernes. Chaque citoyen possède un vote à égalité avec tous les autres, sans distinction de revenu, de caste, de statut social, de genre, et tout autre critère discriminatoire à l’exclusion des condamnés à la déchéance de leurs droits civiques et des personnes sous tutelle.

Ce principe basique est toutefois souvent confronté au problème de l’abstention politique qui réduit artificiellement la taille du corps électoral et augmente donc le poids de certains groupes sociaux par rapport à d’autres. Un groupe social ne représentant que 20% de la population mais mobilisé à 90% pèsera ainsi d’avantage qu’un autre représentant 40% mais ne se mobilisant qu’à 30%. C’est un cas classique observé dans la plupart des sociétés démocratiques modernes, les classes sociales aux plus hauts revenus ou avec le plus haut niveau d’éducation (des données d’ailleurs souvent corrélées) sont beaucoup moins abstentionnistes que les classes sociales le plus pauvres et moins éduquées.
Plusieurs éléments peuvent venir expliquer ce phénomène : plus ou moins forte conscience de classe, sentiment d’illégitimité, violence symbolique, difficultés à comprendre le processus électoral, sentiment d’exclusion de la société, apathie, mauvaise représentativité des élus par rapport aux électeurs, etc.

A noter qu’il semble que même les sociétés ayant mis en place le vote obligatoire ne sont pas épargnées par ce phénomène, qui prend simplement des formes détournées.

Qu’en est-il au Syndikaali ?

Un peu de contexte est nécessaire pour bien appréhender l’histoire des grands électeurs Pharois, nécessaire à la compréhension des dynamiques de mobilisation électorale au sein de ce territoire.

En 1821 est proclamée la République Pharoise, suite à la guerre civile opposant divers factions politiques rivales du Royaume d’Albi. Réfléchissant à élaborer un modèle inspiré des républiques pirates, les Pharois n’en sont pas à leur premier coup d’essai. Au cours de l’histoire, de nombreux capitaines ont essayé, à une échelle plus modeste, de proclamer des républiques pirates ou libertaires, affranchies de l’autorité des rois et des tyrans. Si ces expériences ont surtout eu lieu au Nouveau Monde, sur les continents aleucien et paltoterran, elles ont largement infusée dans l’imaginaire pharois, alors sous domination albienne, et contribué à provoquer des vagues d’émigrations de marins en quête d’alternatives politiques. La présence de communautés pharoises en Aleucie témoigne de cet héritage.

La République Pharoise s’inspire donc du modèle des républiques pirates du XVIIème et XVIIIème siècle qui présentent toutes une caractéristique commune : celle d’avoir été politiquement conçues pour résister à l’extrême adversité de leur contexte leur fondation. Lorsque les capitaines prennent possession d’un territoire, non seulement la prise se fait généralement par la force (par la conquête ou le soulèvement) mais elle doit ensuite être défendue contre les empires auxquels le territoire a été soustrait.
Contexte de guerre oblige, ces républiques libertaires font la part belle aux seigneurs de guerre de qui dépend leurs souverainetés politiques. De facto, les équipages pirates s’imposent comme un maillon essentiel de l’organisation de ces sociétés, qui tentent de s’attirer leur loyauté en leur offrant des pouvoirs ou des privilèges étendus.

Calqué sur l’imaginaire politique hérité des démocraties helléniques, le citoyen-soldat constitue la base du socle électoral de ces républiques. La voix de celui qui combat et possède les moyens de la défense nationale pèse légitimement plus que celle de l’oisif ou du simple travailleur.
Le concept de grands électeurs voit alors le jour et est théorisé, moins pour distinguer les pirates du reste de la population que pour inciter la population à s’armer et à se former à la guerre afin d’accéder à l’élection.

Dans les républiques pirates, l’idéal démocratique et libertaire n’entre pas en contradiction avec le principe d’un corps électoral restreint. L’exercice de la politique est dissocié des droits des individus puisque ces-derniers sont naturels et inviolables. La population travaille tout en jouissant de ses libertés tandis que ceux qui souhaitent s’investir dans la défense de la république accèdent à l’élection et à la tribune dans le cadre du débat démocratique.
Dans un contexte de guerre permanente, un corps électoral martial s’impose pour protéger la première de toutes les priorités politiques : la défense de la souveraineté nationale face à ceux qui souhaitent anéantir la république.

Comme elle se constitue à la suite d’une guerre civile, la République Pharoise est irriguée par cet imaginaire, d’autant plus que les armées républicaines et pirates ont été particulièrement actives dans la défaite des forces de la Couronne. On retrouve des restes du prestige accordé aux pirates dans les titres toujours en vigueurs dans la société pharoise, celui qui commande un navire peut légitimement porter se faire appeler capitaine au lieu de simple citoyen.

Dans les premières années de la République Pharoise, celle-ci met en place un système de grands électeurs de manière informelle : pour se présenter à l’élection, un individu doit remporter au préalable la signature de deux-cents de ses concitoyens, censés se porter garants de sa probité. Une méthode qui vise en théorie à éloigner les aventuriers et les hurluberlus du suffrage électoral, mais qui dans les faits favorise la candidature des capitaines qui peuvent compter sur le soutien de leurs équipages. Là où un individu lambda peine à recueillir les signatures, la société pirate, très bien organisée, mobilise aisément les marins et autres travailleurs de la mer sur la base du prestige qu’elle tire de ses expéditions, de son audace militaire et de sa richesse.

Ce système sera finalement aboli en 1864 au profit du suffrage universel, requérant toutefois qu’un candidat puisse donner la preuve d’une certaine somme d’argent personnelle censée servir d’avance aux financements de campagne. Certaines dénoncent un suffrage censitaire qui ne dit pas son nom, cherchant à limiter aux plus démunis l’accès à l’élection. De nouveau les capitaines pirates sont avantagés, étant, dans un pays pauvre comme l’est l’ouest de la péninsule albienne, les seuls à disposer de la manne financière suffisante pour prétendre à faire campagne.

Il faudra finalement attendre la fin de la République Pharoise, le début du Syndikaali et la réaffirmation de ses valeurs libertaires et démocratiques, dans un contexte de montée en puissance des factions socialistes et communistes révolutionnaires, pour que le pays tendent désormais à faciliter la participation démocratique de ses citoyens.

Nous en sommes donc là. Le suffrage universel existe de fait mais appuyé sur plusieurs siècles d’imaginaire inégalitaire entre électeurs. Un héritage qui peut en parti expliquer les analyses développées dans les parties ci-dessous.


2. Entre repli régional et geste pirate, l’homme providentiel au défi de la culture autogestionnaire pharoise

Le prestige et le poids symbolique attribué aux capitaines dans l’imaginaire de la société pharoise vont de faire avec un autre élément culturel important : la geste pirate. La geste pirate est, pour le résumer en quelques mots, la valorisation d’actions audacieuse voire désespérées, qui vont à l’encontre des codes moraux de leur époque, dans le but de transformer brutalement l’ordre social quitte à se sacrifier dans l’opération.
En d’autres termes, il s’agit d’utiliser son action comme d’un bélier pour forcer un changement social qui sans cela ne serait pas advenu ou trop lentement.

Un grand nombre de mythes fondateurs des Pharois adoptent ce schéma, il s’agit souvent d’un marin aventurier, parfois pirate, qui face à une situation en apparence insurmontable ou particulièrement complexe décidera de s’engager dans une action héroïque pour l’ébranler, et y laisser souvent sa vie. Il peut s’agit de geste ponctuels et isolés (en 1576, le capitaine Eerik projette son navire contre les murs du fort d’Albigärk pour en percer les murs et laisser s’échapper les prisonniers, condamnant par ce geste son équipage et lui-même à un combat sans espoir de retraite), ou bien d’actions plus ambitieuses telles que la proclamation par la capitaine Aniiki de la république des esclaves qui libère plusieurs milliers d’esclaves en attaquant tour à tour des plantations de coton sur la côte aleucienne, ne s’arrêtant que par la force des choses, dans un affrontement l’opposant à la marine royale aumérinoise.

Ces actions qui coûtent en général la vie à leurs protagonistes sont constitutives d’une idée importante pour les Pharois : celle de mourir pour ses valeurs, et que certains engagement radicaux valent le coup d’être pris, quand bien même ils se termineraient tragiquement. Il en reste malgré tout quelque chose dans l’histoire car ils contribuent à secouer l’époque.

Prenant en compte ces deux éléments culturels constitutifs de l’imaginaire pharois, on comprend mieux l’attrait qu’ont pu avoir les propositions d’aventures politiques, incarnées par des hommes et des femmes charismatiques, y compris en connaissance de leurs faibles chances de succès. Une vision du Pharois encore aujourd’hui incarnée par le parti politique Alliance Septentrionale qui propose d’engager le pays tout entier dans un grand bouleversement politique mondiale, quitte à l’anéantir au passage.

Il existe donc un substrat culturel et idéologique au Syndikaali qui fait de l’homme fort et providentiel autant un objet de fascination que de menace politique bien comprise par les tenants du statut quo. Le risque du césarisme et des aventures mortifères pèsent encore aujourd’hui sur le pays qui, avec le passage de la République Pharoise vers le Syndikaali, a cherché à limiter ce danger et le contrebalancer en nourrissant un imaginaire politique autogestionnaire et individualiste fort.

Car la culture pharoise ne se limite pas à la piraterie, loin de là, ou tout du moins pas à ses formes les plus spectaculaires qui font certes bien dans le roman national, mais ne disent pas grand-chose des structures économiques et politiques réelles derrière ces personnages historiques hauts en couleurs.

Dans république libertaire, il y a libertaire, et en témoigne les scores de l’Alliance Septentrionale aux élections (entre 8 et 18% d’intentions de vote), la grande majorité des Pharois ne semble pas prête à sacrifier le modèle politique du Syndikaali, si chèrement payé et difficilement construit dans un contexte où les tentations nationalistes et autoritaires sont fortes. Le concept de la « base arrière » a d’ailleurs été précisément pensé en réponse aux tentations aventurières de la geste pirate. Il s’agissait de faire coexister les ambitions de liberté amorale des capitaines avec le fait de faire survivre par ailleurs un espace autogéré et défendu contre les agressions extérieures.

Une grande part de la théorie politique pharoise s’explique par la volonté de faire accepter à la population que la liberté individuelle n’était pas possible sans une structure nationale ou étatique pour en être la matrice. La piraterie était vouée à disparaître si elle ne se dotait pas d’un solide Etat moderne comme allié. Cet Etat, loin de ressembler aux Etats-nations du reste du monde, doit être minimal dans son pouvoir de coercition politique, mais maximale dans sa capacité à préserver sa souveraineté politique et territoriale.
Ainsi naît la théorie de la « base arrière », un territoire puissamment défendu capable d’être le berceau d’esprits libres et entreprenants, et de leur donner les moyens de leurs ambitions. Le concept de piraterie s’élargit d’ailleurs à cette époque pour englober tous les actes de subversion de l’ordre social.

L’autogestion, l’horizontalité démocratique, ne sont pas au Pharois des valeurs creuses. A la base du système électif des capitaines sur leurs navires, ces méthodes pour désigner le chef sont plébiscitées contre le simple pouvoir de l’argent. Il faut dire que si le navire appartient à un armateur, une fois en mer on confie plus volontiers sa vie à un marin expérimenté qu’à un comptable resté à terre. Parce qu’il s’ancre dans des contextes concrets d’adversité en mer, la méritocratie n’est pas un vain mot, il en va du destin de l’équipage de ne pas se choisir comme chef un incapable. D’ailleurs de nombreuses procédures de destitution voient le jour très tôt dans l’histoire de la marine pharoise et la présence de quartiers-maîtres pour porter la voix des marins à leur hiérarchie préfigure la tradition syndicale du Syndikaali.
Même lorsqu’un capitaine est élu, il est très rare que celui-ci ait tous les pouvoirs. Les hommes possèdent toujours des droits, dont celui d’être jugés par leurs pairs et si, en cas de bataille ou de tempête la voix du capitaine devient celle d’un dictateur (dans la tradition hellénique où un homme se voit confier les pleins pouvoirs pour un temps limité le temps de gérer une crise), il n’est pas possible pour un homme seul de conserver son autorité face au reste de l’équipage une fois la crise terminée. Un capitaine peut d’ailleurs être jugés rétroactivement pour ses actes, si ses hommes estiment que sa manière de se comporter ou ses décisions n’ont pas été les bonnes, quand bien même tout le monde les a suivi sans discuter sur le moment.

Un pirate ne cesse pas d’être un citoyen égaux aux autres, en somme, et s’il se choisit un chef, ce n’est que provisoirement et cela ne lui dénie en rien ses droits fondamentaux. Exemple symbolique : contrairement aux navires de la marine royale, aucun capitaine pirate n’a jamais eu le droit de vie et de mort sur ses hommes.
Cette idée qu’il existe des droits fondamentaux et inaliénables, hérités des penseurs des Lumières, prend son sens dans ces sociétés restreintes et qui tournent à huis clos que sont les navires. Elle infuse ensuite dans le reste du territoire pharoise. Ainsi si l’égalité, la liberté et la fraternité ont souvent été des mots vidées de leur sens dans certaines sociétés se revendiquant démocratiques, elles ont pris chez les Pharois un sens beaucoup plus concret, ce qui explique la radicalité avec laquelle elles sont appliquées et défendues au Syndikaali encore aujourd’hui.

La mentalité nationale pharoise qui se constitue aux XVIIIème et XIXème siècles est de ce fait soumise à une injonction paradoxale : émigration et défense du territoire, universalisme et régionalisme, tendance à valoriser les héros et les grands hommes et autogestion horizontale égalitaire propice à les faire naître.

Une tension qui se retrouve aujourd’hui encore dans les débats politiques du Syndikaali : le pays doit-il étendre sa présence hors de sa zone d’influence naturelle ? Doit-il faire preuve d’audace ou au contraire sécuriser ses acquis ? Doit-il intervenir pour soutenir ses camarades libertaires ou se concentrer sur sa politique intérieure ?
Entre repli et aventure, le cœur du Syndikaali tangue, provoquant des positionnements idéologiques parfois radicalement opposés, y compris lorsqu’ils émanent du même camp politique.


3. Injonctions politiques paradoxales et individualisme radical peuvent-ils expliquer le désintérêt des Pharois pour les modes de scrutin classiques ?

Ce contexte posé, permet-il d’expliquer certaines faiblesses de la démocratie pharoise ? Notre étude basée sur les chiffres des derniers scrutins au Syndikaali révèlent des taux d’abstention assez important, bien que fluctuants d’une élection à l’autre*.
*Les données sont disponibles sur le site de la Musta Akatemia.

Prenons l’exemple des élections du 23 juin 2006, les dernières ministérielles pharoises. L’élection du ministère de la Mer, de la pêche et des côtes mobilise de 74% du corps électoral, un chiffre tout à fait estimable au regard des standards des autres démocraties libérales modernes. Le lendemain, l’élection du ministre de la Terre, des villes et des propriétés, ne voit se déplacer que 51% des électeurs. Le surlendemain, l’élection du ministre des Intérêts internationaux mobilise 62% du corps électoral.

En l’espace de trois jours, la participation a perdu vingt-trois points, puis en a regagné onze. Comment expliquer de tels chiffres ?

Dans le cas de l’élection du ministre de la Mer, de la pêche et des côtes, la forte mobilisation peut certainement s’expliquer par le fait que l’économie pharoise est massivement tournée vers l’océan, que ce soit dans ses infrastructures, ses modes de circulation, l’origine de sa richesse ou tout simplement l’organisation de ses villes qui sont des ports dans l’immense majorité des cas. Toute la société est donc directement ou indirectement concernée par l’élection du ministre de la Mer ce qui provoque une mobilisation relativement homogène, à l’exception notable des marins, surreprésentés, et des ouvriers, sous-représentés.

Le lendemain, l’élection du ministre de la Terre, des villes et des propriétés subit l’effet inverse : grand désintéressement de la part de certains couches du corps électoral, à commencer par les marins, la faction pirates, ainsi que les commerçants et marchands. En revanche, on voit la mobilisation des ouvriers augmenter en proportion, ainsi que celle des salariés du secteur secondaire.

Enfin, l’élection du ministre des Intérêts internationaux illustre bien la contradiction évoquée plus haut entre fascination pour l’homme fort et rejet. Le capitaine Mainio, très populaire au Syndikaali, part avec une forte avance ce qui sur mobilise une partie de l’électorat pour le soutenir, et pousse à l’abstention ceux qui ne veulent pas jouer le jeu d’une trop forte personnalisation du pouvoir. Sachant l’élection perdue d’avance, ils choisissent de la bouder, expliquant un taux d’abstention supérieur à celui du premier jour.

Ces trois cas de figure illustrent bien l’approche individualiste des élections par les Pharois. Ceux-ci ne votent pas pour une représentation nationale, ils votent selon leurs intérêts et se démobilisent lorsqu’ils estiment que ces-derniers ne sont pas défendables, ou pas représentés.
Le processus démocratique du Syndikaali pâtie ainsi de la faible conscience collective de la population, qui n’en est pourtant pas moins politisée. Il n’est pas rare de voir des populations peu intéressée par les élections nationales se déplacer en masse pour des scrutins régionaux ou d’une autre nature telle que les élections syndicales.
Cette particularité semble d’ailleurs avoir été réfléchie en amont au Syndikaali puisque celui-ci dispose de deux chambres pour le pouvoir législatif : la chambre concitoyenne qui permet d’élire des députés et la chambre confédérale qui permet d’élire des représentants territoriaux, dans le cadre d’un système fédéral. Un citoyen dont la position politique est minoritaire et a peu de chances d’être représentée peut ainsi bouder les élections concitoyennes et leur préférer les confédérales pour choisir son représentant de territoire, séparant de fait son idéologie politique de ses intérêts locaux. A l’inverse, des corps de métiers nomades ou peu ancrés localement préféreront se mobiliser pour les concitoyenne afin de faire entendre leurs intérêts de classe, tout en ne se mobilisant pas pour les confédérales qui ont moins de sens à ses yeux.

L’injonction politique paradoxale entre individualisme et repli d’une part, et forte personnalisation politique d’autre part peut donc aboutir à des comportements électoraux fluctuants, très dépendants de la personne qui incarne le vote à tel ou tel moment. D’où le soin particulier des formations politiques à présenter des candidats charismatiques ou capables de réveiller une partie du corps électoral qui, au-delà des idées, accordera sa confiance à un candidat qu’il estime capable d’incarner ses ambitions.
Cet enjeu explique très certainement la surreprésentation des capitaines parmi les candidats aux élections, et la portée politique de choisir de ne pas en présenter. Les partis qui prennent ce risque parient en général sur la mobilisation d’un électorat moins traditionnellement influencé par l’imaginaire traditionnel pharois, plus moderne et tourné vers ses propres intérêts, là où des partis qui ne présentent qu’exclusivement des capitaines jouent au contraire sur la forte incarnation de leurs valeurs plus que de leurs idées, dans la personne capable de les porter.

Encore aujourd’hui, certains postes de ministres sont quasiment impossible à décrocher pour un non-capitaine, cette spécificité permets d’ailleurs de distinguer des ministères que les Pharois estiment servir à défendre leurs intérêts, et ceux qu’ils jugent devoir être à l’initiative de transformations sociales. On élira plus volontiers un capitaine pour changer la société, tandis que ce titre est moins nécessaire lorsqu’il ne s’agit que de maintenir un certain équilibre politique et économique entre les différents groupes sociaux.
A ce titre, les ministères remportés par le Parti Pirate sont toujours instructifs de la valeur que leur accorde les Pharois et on se souvient que l’élection de la Capitaine Irja au poste de ministre de la Défense territoriale, en 2002, avait suscité une certaine inquiétude de la part des commentateurs politiques conservateurs et été interprétée comme une volonté de transformation militaire de la part des électeurs. Signal équivalent avec l’élection d’une ministre de l’Alliance Septentrionale au ministère des Explorations d’Outre-mer, actant la volonté d’ouverture des Pharois.

Ces messages politiques clairs auront ainsi sans doute précipité l’ouverture du pays à l’international, deux ans plus tard.


4. Marché des idées contre vote d’intérêt : démocratie libérale contre démocratie matérialiste ?

Le système politique pharois, s’il ressemble par certains aspects esthétiques à une démocratie libérale, n’en est pas une dans les faits. Cela a ses avantages mais aussi ses inconvénients.

Une démocratie libérale se caractérise par l’usage du suffrage pour trancher le débat d’idée, conçu comme un marché. En d’autres termes, des individus réfléchissent, proposent et s’affrontent sur le plan des idées, suite à quoi leurs pairs votent pour déterminer celle qui est jugée la meilleure. Cette conception de la démocratie, aussi qualifiée de démocratie bourgeoise, possède un certain nombre de limites, qui sont autant de forces pour la classe dominante.
Le débat, parce qu’il est un débat d’idée, est un débat abstrait. Non seulement il n’a pas de comptes à rendre au réel, un individu peut très bien remporter le suffrage sur un mensonge, dans les cas les plus radicaux, mais surtout il ne présuppose pas de valeur intrinsèque aux idées (sinon parfois une conception assez fragile de la « vérité » qui émergerait naturellement de l’exercice de la raison humaine). La valeur d’une chose sur un marché ne vaut que la valeur que lui donne le marché, indépendamment de sa qualité, de sa force, ou de tout autre critère.

L’avantage du marché des idées est qu’il laisse une place très importante à l’adaptation, à la fluidité. S’il n’existe pas de critères gravés dans le marbre pour juger qu’une idée est meilleure qu’une autre, alors la société peut opérer des revirements conceptuels fréquent, selon l’urgence de la situation. Pour donner un exemple plus précis, on pourra estimer à un moment donné qu’il faut donner la priorité à un concept, puis, une fois la crise passée, changer les priorités de la société pour légiférer sur un autre. L’économie va mal, parlons d’économie, l’économie va mieux, parlons d’autre chose. C’est certainement ce qui a fait le succès de ce modèle de suffrage, et également le fait qu’en ne présupposant par des critères supérieurs aux autres, il permet à un grand nombre d’idées d’émerger et de se diffuser.

Toutefois, cette liberté promise par la démocratie libérale est une liberté de marché, c’est-à-dire une liberté contrôlée, soumise à des critères invisibles. Une conception darwinienne des idées – la meilleure ou la plus pertinente l’emporte sur toutes les autres – obéit à des règles malgré tout, des règles cachées. L’une d’entre-elle est bien entendu que le suffrage du public n’est pas corrélé à la rationalité mais aux émotions, celui qui les flatte peut remporter l’adhésion majoritaire, quel que soit la qualité de ses idées.
De manière plus générale, le génie de la démocratie bourgeoise est d’avoir réussi à faire accepter des critères bourgeois en les dissimulant derrière une structure prétendument neutre ou naturelle.

La démocratie matérialiste, à l'inverse, accorde une place centrale aux rapports de force, conçus comme l'unique ordre social réel, tout le reste n'étant qu'une illusion idéologique cherchant à dissimuler ou naturaliser une certaine modalité d'organisation politique et économique des êtres humains, dans un contexte et sur un territoire donné. Contrairement à la vision idéale (ou idéelle) de la société, l'approche matérialiste assume que cette dernière n'est que le fruit d'une contingence historique, souvent fruit du hasard ou de déterminations supérieures à l'action individuelle des hommes. Une politique ancrée dans le réel est donc une politique qui prendrait en compte ce rapport de force sans essayer de calquer par dessus des concepts imaginaires tels que la nation, le droit, le bien, le bon, Dieu ou toute autres formes d'idéologie.
Il s'agit toutefois d'une forme d'expression du politique assez fantasmée et qui sert d'avantage d'horizon que de programme politique. En effet, c'est défoncer une porte ouverte que de rappeler que l'être humain est pétri d'imaginaire et que même une politique définitivement matérialiste ne peut tenir sans une couche d'idéal.

Par certains de ses aspects, le Syndikaali est autant une démocratie matérialiste qu'une démocratie bourgeoise. Le fractionnement de la société en factions aux intérêts bien compris ne s’est jamais réalisé démocratiquement autrement que sur le marché des idées. Pire, le darwinisme est une idéologie particulièrement en vogue dans la société pharoise, où le concept de destinée libre et de responsabilisation est profondément ancré.
En résulte une forme démocratique bâtarde qui encourage l’abstention lorsque les citoyens ne se sentent pas directement concernés par les sujets discutés. L’individualisme profond ancré au Syndikaali empêche bien souvent ses citoyens de se projeter hors de leurs intérêts. En résulte la faiblesse du nationalisme, mais également un manque de considération pour les questions collectives et donc les questions sociales.

En 2008, les débats portant sur la redistribution des richesses ont été particulièrement boudés par les premiers concernés : les riches. Or si dans des nations où la classe bourgeoise est minoritaire et au pouvoir, celle-ci porte une grande attention à ces questions, au Syndikaali où la richesse est avant tout détenue par les coopératives – donc des associations de travailleurs – le découplage entre les travailleurs des coopératives prospères et ceux de celles qui sont moins rentables se fait sentir.

Pour le dire autrement, les chiffres de participation aux différents types de scrutins montrent bien le manque d’intérêt des groupes sociaux pour les autres groupes sociaux. Il y a une atomisation à différents degrés selon la sensibilité des individus, divisés en classes, en lieux implantation géographique, etc. qui ne permet pas la mise en œuvre d’un sens du collectif dans le débat d’idées.
En conséquence de quoi, la vie politique pharoise tend à se résumer à un rapport de force où, moins que des négociations, les intérêts antagonistes s’arque-boutent sur leurs positions et s’affrontent jusqu’à devoir concéder quand l’affrontement leur devient trop coûteux.


Conclusion

S’il est de la responsabilité du monde politique de prendre acte de ces chiffres et d’en tirer les conséquences qui s’imposent, nous chercheurs soulignons par notre étude le manque de solidarité interne à l’intérieure de la société pharoise, résumée à des rapports économiques sinon marchands. Une situation qui a déjà des conséquences à l’heure actuelle puisqu’elle limite la répartition des richesses, augmente les inégalités – bien que les cultures pharoise et albienne aient appris à faire avec – diminue le sentiment d’appartenance nationale au profit d’un sentiment d’appartenance communautaire, tend à rendre les plus fragiles responsables de leur sort, promeut une illusion méritocratique, le darwinisme social, et plonge l’ensemble du tissu politique pharois dans un état de guerre larvée permanente qui pourrait conduire à termes à une forte instabilité.

Pour l’heure, toutes ces failles semblent compensées par l’insolente prospérité économique du Syndikaali, qui devrait battre des records de croissance pour l’année 2009. Il n’en reste pas moins que ces richesses qui s’accumulent pourraient soulever de nouvelles tensions et que le destin politique pharois, qui tente maladroitement de se confiner artificiellement à sa sphère régionale naturelle, pourrait générer des ambitions contradictoires au sein de sa classe politique.

Si le Syndikaali semble vacciné contre les coups d’Etat du fait de l’extrême dissolution du pouvoir politique au sein de sa société civile, le fait que cette dernière soit fractionnable en une somme d’intérêts irréconciliables pourrait mener à une intensification des troubles.

Le spectre de la guerre civile est bien moins éloigné que ne se plait à le penser le gouvernement du Syndikaali, l’analyse précise du rapport des Pharois à la démocratie tend à le prouver.
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