14/03/2013
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Rencontre improbable en mer du Nord

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Quelque part sur une île gelée au nord de la Lutharovie


Le camp était invisible depuis la mer, coincé astucieusement entre deux arrêtes de glaces qui le protégeaient du vent et aidaient à son camouflage. Composé de tentes blanches, d'embarcations retournées à coques blanches et de bâches tendues entre deux poteaux, le tout évidement peint en blanc, il n'abritait pas plus d'une dizaine de personnes pour l'heure, rassemblées autour de réchauds à gaz et d'une paire de plaques électriques où grillaient une demi-douzaine de sardines dans une poêle.

Si la plupart des types présents étaient tout concentrés sur le poisson au dessus duquel il se frottaient les moufles d'un air affamé, il en était deux qui s'étaient un peu éloigné du reste. L'un, tellement barbu que de grosses touffes de poils lui débordaient par tous les orifices de sa cagoule, faisait les cent pas. L'autre, pianotant roidement sur une tablette, devait avoir la moitié de son âge mais - à en croire les plaisanteries du camp - le double de ses neurones.

- Et t'es sûr que c'est pas des gars à nous ? demanda le type qui marchait.
- Certain.
- Parce que quand même...
- Certain.
- Bon.

Le cercle de pas qu'il faisait à force de tourner avait fini par creuser un profond sillon de boue dans le mélange de glace et de terre qui recouvrait le sol. Le second homme soupira avant de relever le nez de sa tablette.

- Tu comptes nous faire repérer depuis le ciel avec tes traces ? Arrête ça.
- Si je dis ça c'est pas pour faire chier, hein, c'est juste que vu qu'on n'a pas de système central, des fois ça arrive qu'on se confonde un peu les uns les autres...
- On va bien le savoir, les voila.

D'un geste, l'homme à la tablette venait de pointer son doigt en direction de la mer. Semblable à un reflet du soleil sur les vagues pour un œil non averti, les camarades de la Fraternité des mers du Nord avaient convenu de ce système de communication à courte distance qui permettait aux scaphandriers éclaireurs de faire parvenir des messages au ras de l'eau sans utiliser aucune onde radio. L'idée manquait parfois un peu de praticité mais l'une des premières prises de la cellule anarchiste ayant été ces très performantes tenues de plongée, il avait été unanimement décidé qu'il était dommage de ne pas les utiliser. Au vu des faibles moyens de leur organisation, les différents groupes fonctionnaient en relative autonomie et avaient été contraints d'adapter leurs stratégies en fonction du matériel disponible.

L'homme qui faisait les cent pas jura et partit en courant vers le reste des camarades. En l'espace de cinq minutes les sardines furent avalée à demi-cuites et tiré à la mer l'un des canot bâché - de bleu cette fois - qui servait à la Fraternité pour se déplacer le plus discrètement possible en mer. La plupart des hommes y prirent place, allongés à ras de la coque pour y paraitre moins nombreux qu'ils ne l'étaient, fusils d'assaut entre les mains des fois que ça tournerait mal, et un cageot de bouteilles de pif des fois que ça tournerait bien.


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Ils firent quelques dizaines de mètres au large avant d'être rejoins par l'un des plongeurs qui vint s'accrocher aux bords de l'embarcation et s'y laissa tracter comme une moule sur la coque. Devant eux, une bonne paire de jumelle rendait désormais discernable l'autre navire, celui qui faisait jaser depuis plusieurs jours maintenant. C'était leur contact à Albi, allez savoir comment ce mec était au courant de ce qui se passait dans les mers du Nord mais soit, leur contact qui les avait d'abord informé de la présence d'équipages aux activités suspectes dans la région. Ils avaient naturellement cru dans un premier temps à des manœuvres des garde-côtes lutharoviens, histoire de ne pas laisser se reproduire l'incident de la semaine dernière, mais quelques opérations de surveillance avaient démenti cette idée.

En fait, à la grande surprise de la Fraternité, ces types avaient tout l'air eux aussi de... pirates, en fait. Et d'anarchistes par dessus le marché. Sacré coïncidence qui passé la petite vexation de voir un second front de libération de l'humanité se former sur leurs plates bandes, éveilla leur curiosité pour organiser une entrevue. On avait donc contacté la bande par fréquence crypté avant de lui délivrer les coordonnées d'un petit ilot de la région où la cellule du camarade Miilo - c'était le nom de l'homme à la tablette - installait parfois ses quartiers.


Le canot avançait à faible allure, afin de ne pas laisser de traces dans la mer trop repérables depuis le ciel et vint s'approcher à porté de voix des étrangers.

- Salut camarades ! balança Miilo dans un anglais mâtiné d'accent pharois. Alors vous aussi vous êtes venu pêcher dans le coin ? On a pas mal de capitalistes et d'autoritaristes dans la région si ça vous dit.
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Le jour qui ne vint jamais.

The Day I Would Never Have


Le Quetzotemocle était un chalutier de pêche long-courrier d'apparence assez classique, si on exceptait son aspect singulièrement peu entretenu qui témoignait, en plus de son âge, de la relative indépendance de ses marins. La rouille comme étendard, signifiait au monde qu'ils ne battaient pas pavillon pour un quelconque conglomérat. Ils étaient de cette race un peu dépassée des authentiques marins. Ceux qui l'étaient à la naissance et en avaient toute la culture. Quand bien-même, l'expérience de quelques-uns tendait à démontrer que pour tous leurs péchés, les corporations étaient bien incapables de contrôler ce que faisaient les hommes une fois en mer. Marin indépendant, marin mercenaire, la différence était principalement éthique. C'était un sujet de discussion qui avait animé de nombreux débats au sein de la flotte. Le débat s'éternisait souvent, en soirée, autour des bières et des conserves.

Bières et conserve. Festin de roi que l'on espérait pouvoir partager avec d'autres, d'ici peu, si la situation le permettait. Pour le moment rien n'était encore assuré, et le Quetzotemocle continuait sa route, lentement, comme s'il filait le poisson.

La passerelle sentait le sel et le vieux cuir. Un espace réduit et humide, ouvert sur le monde par des vitres blindées. Le capitaine était dans son siège, la main sur la barre, les yeux rivés sur les écrans. Derrière lui, l'adjudant, qui lançait des regards réguliers aux instruments et – surtout – aux fusils mitrailleurs accrochés au plafond. Il y avait de quoi avoir mal au crâne, entre le bruit des vagues, des cordes et chaînes frappant les machines à chaque reflux, les bips de l'informatique et les grognements du capitaine. Celui-là, justement, s'adressa à son fidèle ami.


« Pour le moment rien ne pousse à croire que c'est un piège. »

La remarque avait été dite avec le laconisme propre d'un bref laïus auquel la répétition avait retiré toute forme de sens. Car cette phrase avait été dite, encore et encore, à chaque étape de l'approche. Mais tout de même. Pour le moment, rien ne poussait à croire que c'était un piège. La phrase était donc lourde de sens, et celui-là n'échappa pas à l'adjudant qui acquiesça. Oui. Pour le moment rien ne poussait à croire à un piège. Rien n'indiquait pour autant qu'il en soit autrement. C'est qu'on avait reçu les communications cryptées du Front de libération avec beaucoup de surprise. On était certes venu chercher les camarades d'outre-mer, attiré par l'odeur de leurs proies et les marques de leur passage, mais on ne s'était pas figuré pour autant que le contact aurait effectivement lieu.

Alors après un temps on avait finalement accepté. Oui. Il ne s'agissait probablement pas d'un piège. Du moins, si c'en était un, rien ne poussait à croire qu'il serait de nature à mettre un terme à l'expédition de spéléologie, et à tuer ses membres. Par mesure de précaution, le capitaine avait tout de même dispersé la flotte de pêche de façon à établir un périmètre de surveillance. Le temps était clair, on ne voyait aucun navire armé à des kilomètres. Si c'était un piège, il tenait de l’embuscade. Le capitaine pensait pouvoir y survivre. Il fit signe à l'adjudant et arrêta les moteurs, utilisant l'inertie pour pivoter de façon à présenter la longueur du Quetzotemocle à la barque qui venait à sa rencontre. Puis il se leva et quitta la passerelle. L'adjudant fit signe au marin dont c'était le rôle de le remplacer à la barre et accompagna son chef en direction du bastingage. L'équipage, armée et préparé au pire, attendait derrière les machines, sous des bâches, aux hublots.

Le Miilo put ainsi voir apparaître les deux bonhommes. Le capitaine était un type de taille moyenne, son visage caché par un ensemble passe-montagne chapka, on devinait tout de même à ses yeux qu'il devait être un asiatique. À côté de lui, l'adjudant portait une polaire blanche et un béret militaire délavé. Son visage était caché par une paire de grosses lunettes d'aviateur et un col qui lui remontait jusqu'au nez.

Le capitaine pris la parole.

« Salut et fraternité, camarades ! » Son accent hurlait Paltoterra. À la fois jovial et plein des sonorités inhabituelles des langues indigènes. Il acquiesça, portant une main à sa tête en signe de respect. « Effectivement, si vous n'êtes pas contre de partager ces eaux !
– C'est qu'on est venu chercher des dinosaures. L'affaire est très pressante.
– Et pour le moment on a trouvé des salauds d'oppresseurs, sale affaire. Mais on serait bien mieux à en parler face à face. Alors, vous montez ou nous descendons ? »

Il jeta un regard à l'horizon, comme s'il cherchait du regard un plus gros navire, ou peut-être un camp installé parmi les îles qui ornaient le paysage fracturé du nord.
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L'accent du type en face était à couper au couteau, mais lorsqu'on parlait fraternité, toute l'humanité parlait avec la même langue. Enfin, en théorie, n'empêche qu'ils se comprenaient et que c'était déjà pas mal. Pour avoir déjà assisté au procès d'un ennemi de la révolution venant vraisemblablement de l'Empire Rémien, il avait été tout simplement impossible d'engager le moindre début de conversation avec lui. Ça n'avait pas empêché la Cour de lui nouer et les pieds et les mains avant de le foutre à la flotte, remarquez, argumentant que "puisqu'on ne comprenait pas un traitre mot de ce qu'il disait, c'était bien qu'il y avait traitrise". Logique imparable mais depuis Miilo ressentait la même aversion pour les rouges que pour les capitalistes. Tarés autoritaires, tous ceux-là, pas étonnant alors que son gouvernail l'ait mené au large des dictatures communistes de Nazum, dont il n'avait pas tardé à devenir la bête noire.

- "Salut et fraternité !" répondit-il en imitant le salut. Derrière lui, les quelques hommes d'équipage qui s'étaient montré firent de même. Il en restait encore une bonne demi-douzaine à fond de cale, ou planqués sous des tissus, mitraillettes aux poings, mais Miilo n'avait pas encore assez confiance pour dévoiler dès maintenant toutes ses cartes. Quand on versait dans le terrorisme international, mieux valait se montrer prudent, même pour un Pharois.

- "Des dinosaures ?" Il ne comprenait pas. "C'est une métaphore ? Je vous préviens j'ai toujours été à chier question poésie." Les bougres en face n'avaient pas l'air de mauvais diables, mais enfin, les communistes non plus, au premier abord... "On monte. La votre est plus grande."

La barque qu'il avait affrété était effectivement de taille modeste, mais plus rapide aussi s'il fallait se tailler en vitesse, et à portée de tir, les gars planqués dedans feraient toute la différence si besoin. Il désigna son fusil mitrailleur avant de le ranger à sa ceinture. "Vous excuserez les flingues, c'est pas qu'on a pas confiance mais y a du pirate dans le coin."

Pirates, terroristes, communistes, anarchistes, tout ça pouvait bien sonner pareil pour certains esprits étriqués qui ne lisaient pas de théorie mais en mer, on apprenait assez rapidement à faire la différence, surtout quand cela permettait de distinguer un ami d'un ennemi.

Accompagné de deux hommes à lui, dont une femme, le capitaine se laissa grimper jusqu'au pont des Kah-tanais.

- "Citoyen Miilo." annonça-t-il tout de go une fois les deux pieds solidement campé sur le bateau. "Voici le camarade Antero et la camarade Tiina. Les autres derrière je vous les présenterai si on boit un coup. Vous venez de rencontrer la Fraternité des Mers du Nord, félicitation." Il se gratta le nez. "Ces eaux appartiennent à la Lutharovie, donc à nous, par droit de lutte contre la tyrannie. Du coup on est curieux de savoir ce qui vous amène dans le coin, figurez-vous."


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« Ça me va. » Le capitaine s'écarta brièvement du bord, le temps d'aller chercher des échelles de cordes et de quoi amarrer la barque des camarades pharois au Quetzotemocle. Ce fut chose faite, et assez rapidement avec ça. Après quoi on aida les étrangers à grimper sur le chalutier et on les salua dans les formes : une bonne partie de l'équipage, jusque-là à couvert, prêt à en découdre, émergeait peu à peu à la vue de tous. Sortant de derrière les machines, de sous les bâches, ouvrant les portes du château central pour approcher prudemment à la rencontre de leurs homologues étrangers.

C'est que la prudence était de mise, d'une part, mais que de l'autre tout marin en arme parlait le même langage. La violence – ou peut-être la lutte – en langue commune. En tout cas on sympathisa, peu à peu. Les Kah-tanais étaient du genre directs.

De leur côté, le capitaine et l'adjudant – ceux auxquels on pouvait donner le titre malheureux de chefs, quand bien même ils l'étaient par l'accord commun et pas par un quelconque droit de l'oppresseur sur l'oppressé, avaient déjà établis une avancée importance : ces hommes, si sympathiques soient-ils, n'étaient pas les spéléologues qu'ils recherchaient. Cependant ils étaient aussi des habitués de la mer – de ces mers, mêmes – et il pouvait être utile de leur indiquer le pourquoi du comment de leur présence ici. Que les choses soient claires, et dès-fois qu'ils puissent se montrer utiles.

Les présentations faites, le capitaine acquiesça pour lui-même.

« La Fraternité des Mers du Nord ? C'est un honneur, sincèrement. On entend parler de vous jusqu'aux ports de Paltoterra. Peut-être parce que vous n'avez pas encore coulé leurs bateaux, mais les gars du coin vous voient comme des héros, capables de foutre les autoritaires très mal à l'aise, de niquer le semblant de certitude qu'ils avaient concernant la mer et le commerce. » Il rehaussa sa chapka d'une main et eut un semblant de rire. « Bon. Je pense qu'on peut sortir les bouteilles. Si vous voulez bien me suivre, avec ce vent on serait plus à l'aise dedans pour discuter. »

Il les guida jusqu'au chapiteau, ouvrant une porte qui grinça et descendant quelques marches jusqu'à une petite salle de vie dont un bon tiers de l'espace était occupé par des bouquins, une imprimante, des cartons de papier et des affiches. Le reste était assez classique : un canapé en mauvais état face à un poste radio et à une table basse, une table à manger entourée de chaises en fer, une petite porte qui devait donnait sur la cuisine et, d'autre part, un escalier qui descendait sans doute sur les lieux de vie. L'adjudant fit émerger un pack de Pulque, genre d'alcool traditionnel, épais et blanc, assez rare en dehors des territoires du Nouveau Monde.

« Je suis le capitaine, vous pouvez dire Citoyen Roses. Ce type qui me suit comme mon ombre c'est le glorieux adjudant, vous pouvez dire Citoyen Hives. Nous sommes les délégués de la Flottille des Poissons à Plume, bienvenue à bord en passant, c'est donc nous qui sommes responsables de cette intrusion sur votre zone de libération.
– C'est qu'à la base on fait que passer. On a entendu parler de poèmes anarchistes qui comparaient les dictatures croulantes à des dinosaures. On voulait voir de quoi il s'agissait et battre le fer tant qu'il était chaud. Peut-être effectuer la liaison avec les auteurs et voir ce qui pouvait en découler ;
– Ouais. Faute de trouver les poètes fous on est resté ici pour profiter de la situation. Une flotte comme la nôtre a des moyens limités. Mais dans un contexte où c'est déjà le bordel, on peut faire de l'action directe sans risquer de se prendre une armada Fortunéenne sur les dents. C'est pas plus mal. »

Il renifla bruyamment.

« Bon. En toute honnêteté on se dirige aussi vers Albi. D'un part pour constater de ce qui s'y passe, de l'autre pour vendre deux trois trucs que des gens du cru nous ont commandés. Aussi car si il y a un coin où on pourra installer tranquillement des opérations dans la région, c'est là-bas. » Grimaçant sous son passe-montagne. « Mais faudrait pas qu'on gêne votre lutte. On peut faire front populaire sans se marcher sur les pieds. »
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