13/03/2013
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[Chroniques] La réunion des 9 familles

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la carte.

Plan prévu d'installation des différents convois lors de la réunion des 9 familles. Il est dans les faits rarement respecté.

2 juin 2004. Aux abords de Raxington.

Tout d’abord, un bourdonnement lointain à l’horizon. Raxington avait fini ses préparatifs, et tous savaient ce que cela voulait dire. La capitale venait de s’arrêter de tourner, et une large majorité des habitants se dirigea d’un coup vers le sud de la ville, où entre les montagnes et les habitations permanentes de la capitale, une multitude de piquets dépassaient de l’épaisse couche de neige qu’il y avait par terre. Des gradins avaient aussi été installés face à la montagne sur quelques kilomètres : ils se remplissaient avec des glisois qu’on ne reconnaissait que difficilement sous les couches de vestes et d’habits qu’ils portaient pour oublier le froid mordant du cœur de l’hiver. Au fur et à mesure que le bourdonnement s’intensifiait les gradins étaient de plus en plus pleins et l’endroit commençait à ressembler à une fête de village tentaculaire où il manquait l’invité principal. On pouvait distinguer déjà plusieurs groupes parmi ceux en place. Au centre, les mécaniciens et les universitaires, qui formaient le groupe le plus bruyant et avaient déjà transformé les tables devant leurs gradins en mosaïque baroque qui s’étendait sur plusieurs dizaines de mètres composée de bouteilles de liqueur qui n’attendaient qu’une chose : l’arrivée des invités. Sur les côtés s’étendaient des groupes plus raisonnables, mais tout de même fébriles : Les médecins, administrateurs (qui profitaient d’une des rares tribunes chauffées), quelques rares militaires pendant leurs congés, ainsi qu’une pléthore de blessés et autre amputés de l’hôpital n’attendaient que leurs proches et autres connaissances.

Soudain, tout un rang de gigantesques bâtiments roulants apparut au sommet du col principal des montagnes Raxington, et le bourdonnement se transforma en cacophonie à mesure que les bâtiments de métal entraient dans la plaine à côté de Raxington. Cette fois, personne n’était à la traîne. Chacun à leur tour et plutôt bien disciplinés au vu du nombre, les 9 convois se plaçaient dans la plaine autour de Raxington presque à la place qui leur avait été attribuée, et ce pendant quelques heures. Une partie bien spécifique des convois s’était détachée pour faire face aux kilomètres de gradins et aux tables de banquet déjà installées, c’étaient les stades qui faisaient partie des différents convois. Avec eux, une bonne partie des habitants des EAU pourraient prendre place autour de cette gigantesque table pour la soirée d’ouverture de la réunion des neuf familles. Déjà, avant l’arrêt des bâtiments qui mine de rien, ne se déplaçaient pas si vite à l’échelle d’un humain, des foreurs et autres habitants des 9 convois sautaient de leurs habitations en masse pour prendre part à la fête, souvent avec de quoi garnir la table du banquet, ou dans le cas contraire avec de quoi installer des petites tentes à part pour étendre la fête d’autant de tissu qu’ils pouvaient en porter. Toutes ces personnes au même endroit commencèrent à créer le joyeux bordel habituel qui régnait lors de ces fêtes, jusqu’à que les invités principaux de cette fête arrivent. A plusieurs endroits laissés exprès vides autour des tables centrales s’installèrent des grands pavillons dorés et propres qui détonnaient avec les gradins gris et les tables brunes qui commençaient déjà à se salir. Chacun avec sa couleur dominante, ils devinrent comme chaque année des centres de l’animation, dont on aurait pu voir si on s’était tenu au dessus de la fête la force d’attraction dans la fête.


Raxington en fête

Raxington en fête

Quelques heures après le début de la fête, un œil averti aurait pu remarquer au milieu de la foule quasi-infinie de fêtards des groupes de silhouettes aux couleurs bien définies partant de chacun des pavillons. Leur destination était claire : Le centre de la capitale, le palais du Maire. Plus ils s’éloignaient du centre, le moins ils butaient sur les fêtards imbibés et les ambulanciers et autre bénévoles qui tentaient de limiter le nombre d’inévitables accidents lors d’événements aussi massifs. Et puis ils arrivèrent à leur destination. Une certaine salle au dernier étage du palais du maire, autour d’une table en bois ordinaire dans une semi-obscurité. Benjamin Dallas les attendait en bout de table, avec Molly qui se tenait sur un petit siège avec sa propre table en arrière plan. Ce changement d’habitude provoqua quelques haussements de sourcils de la part des 9 patriarches qui arrivaient les uns après les autres dans la salle. L’ambiance festive n’épargnait pas la table de réunion, puisque chacun des patriarches avaient quelques verres dans le sang et comptaient continuer pendant la réunion. Seul Dallas était désespérément sobre. Il détestait ce moment, ce moment où il sentait le poids du jugement de ses pairs sur ses actions de l’année passée. Il savait où se trouvaient ses alliés.

Pas les Dawson, Rose ou Kennedy en tout cas. Leurs missions et points d’influence respectifs (l’armée, les mœurs et la surveillance de masse) en faisaient l’aile dure face aux quelques coups de semonce qu’il avait lancé jusqu’ici contre ce qu’il interprétait un enfoncement du pays dans des habitudes mortifères. Dans ses alliés traditionnels, il pouvait compter les Barks et les Douglas qui voyaient généralement d’un bon œil ses réformes, et pour cause : augmenter le budget des universités et de l’administration dans la capitale avait généralement comme effet direct d’augmenter leur influence dans la politique locale. Restait 4 familles qui changeaient d’opinion selon ce qu’il entreprenait : Swanson (qui étaient généralement indifférents à ce qu’il se passait pourvu que le message du père passe), Richardson (généralement neutres tant qu’on ne parlait pas de radiodiffusion), Bush (dont l’immense étendue empêchait généralement de se positionner fortement en faveur ou non d’un problème à cause des dissensions internes possibles) et Kirk (généralement neutre tant qu’on ne parlait pas de commerce.

Rose

Nigel Rose en tenue estivale.


Quand tout ce beau monde fut installé, un silence s’installa suivi du hochement de tête qui servait de salutation aux EAU, moment où personne n’osait réellement poser ce qu’il avait à dire sur la table. C’était le moment des réflexions malheureuses, pour se mettre dans l’ambiance. Cette fois, c’était Nigel Rose qui allait prendre l’honneur de la petite phrase de début.

-Et bien, bonjour, chers amis. Je vois qu’on a rajouté un patriarche pendant l’année, ça fait plaisir.

Evidemment que le sujet allait être Molly. Comme s’il n’y avait pas d’autres sujets que ces gamins allaient traiter. Les réactions furent assez diverses autour de la table, d’un simple hochement de tête entendu au ricanement l’air de dire « Ouais, il a pas changé, celui-là » en passant par le roulement d’yeux de la part de ceux qui préféreraient visiblement être entrain de se murger dans la rue. Seul Dallas resta de marbre, et se tourna vers l’importun.

-Bonjour à vous cher ami. J’ai effectivement créé un poste de 10ème patriarche cet été, j’allais vous en parler.

Dawson

Matthew Dawson, un homme plat.

Seul celui qui avait l’air le plus éméché, Matthew Dawson, se leva maladroitement de sa chaise.

-C’est into-

-Je sais. Je rigolais.

Dallas avait rapidement coupé Dawson, qui décidément était un bon numéro à tirer quand il voulait se foutre de la gueule de ses détracteurs. Dawson s’assit lourdement avec le visage cramoisi, fusillant Dallas du regard. Celui-ci lutta avec son envie d’afficher sa célèbre smug face, avant de poursuivre ce qu’il voulait dire.

-Chers amis, plus sérieusement, maintenant. Molly Harris m’a très largement aisée avec les multiples demandes diplomatiques que nous avons tout à coup dû gérer, et est même allée nous représenter au sommet continental des nations de Paltoterra, puisque j’étais indisponible le jour où il avait eu lieu.

Il avait d’ailleurs dû aller chez le dentiste après le poing que lui avait collé Molly à son retour pour l’avoir droguée. Cette mufle n’avait pas bien pris la forme, c’est sûr. Et du coup, même si ça se voyait qu’elle avait adoré avoir de telles responsabilités, et qu’elle était manifestement bonne à son poste, il n’avait eu droit à aucun remerciement, rien qu’un froid rapport au retour. Il ne put pas retenir le sourire en coin à sa débilité intérieure, et continua son monologue.

-Je n’ai eu aucune raison de me plaindre d’elle avec tout ses années de service, et ces derniers mois, elle a prouvé une compétence comparable à ce qu’on pourrait attendre d’un maire.

Petit silence pour appuyer la comparaison. Plusieurs sourcils étonnés s’étaient levés dont celui de Molly, car Dallas était plutôt avare de compliments normalement.

-De par son rôle cette année et de par sa compétence, j’estime qu’elle mérite sa place pour cette première réunion annuelle, ne serait-ce que pour vous faire le rapport des activités de la mairie cette année. Des objections ?

Personne ne moufta. Il faut dire que si cette femme avait bien fait ce que Dallas avait dit, elle avait effectivement sa place ici.

-Parfait. Monsieur Rose, il me semblait que vous aviez autre chose à dire si vous avez jugé bon de prendre la parole, n’est ce pas ?

Rose sembla un peu embarrassé dans un premier temps, mais il se repris vite. Après tout, faire comme si de rien était alors qu’on faisait que de la merde était devenu comme une seconde nature pour lui avec les années.

-Et bien, puisque vous avez parlé d’une réunion des nations de Paltoterra, on pourrait commencer par ça ? Que s’y est-il dit de si important pour que vous ne vous y rendiez même pas ?

Dallas laissa glisser, autant ne pas les informer sur toutes ses activités de la période, d’autant que la rencontre qu’il avait faite avec Fortuna pendant ce temps là s’était soldée par un doublon de ce qu’avait déjà signé Molly au sommet. Il fit un signe de tête vers Molly pour l’inciter à faire son rapport.


-Plusieurs choses très importantes pour la future politique extérieure, messieurs. Tout d’abord, et je pense que personne n’aura quoi que ce soit à redire à ce sujet-là, j’ai signé pour l’ouverture de relations diplomatiques avec toutes les nations de Paltoterra, ce qui devrait faciliter beaucoup de tractations.

Personne ne fit de commentaire. Il faut dire qu’ils avaient eux aussi entendu parler de cette soudaine ouverture vers l’extérieur dans le monde au cours de l’année qui s’était écoulée, et qu’ils avaient donné carte blanche à Dallas pour ne pas se retrouver perdus au milieu de ce grand mouvement mondial.

-Deuxième chose, j’ai refusé de signer notre adhésion à une monnaie internationale pour les échanges économiques, puisque ce serait nous mettre sous la tutelle de plus puissants que nous, et provoquerait une perte de contrôle sur notre monnaie.

Là non plus, pas d’objections. La première secrétaire au maire semblait avoir fait le bon choix pour tout le monde.

-Troisième chose, j’ai acté notre participation à la protection maritime des routes commerciales Paltoterranes. Vous avez probablement déjà vu la carte des routes concernées, et elles nous sont en grande parties vitales.

-Quatrième point, j’ai donné notre accord de principe pour fixer les conditions d’échanges universitaires, culturels et scientifiques entres nations paltot-

-Vous avez donc ouvert notre pays aux influences étrangères ?

Kennedy

Samuel Kennedy, ce légendaire salaud.

Samuel Kennedy avait tourné la tête et lancé d’un air glacial sa pique. Il s’était dit qu’il ne pouvait laisser ce poivrot de Dawson représenter aussi mal son camp politique à cette réunion, et avait attendu un meilleur angle d’attaque que le faux problème que son collègue avait soulevé au début de la discussion. Harris se tourna vers l’homme corpulent qui lui faisait face. Il faisait moins peur que les diplomates du Nhorr, ça c’était sûr. Elle en avait vu d’autres désormais.

-Comme dit précédemment, les détails sont encore à fixer. A l’heure actuelle, nous n’avons presque aucun visiteur au vu des conditions d’arrivée sur le territoire inchangées. Les réunions que nous aurons après celle-ci seront une excellente occasion de pinailler sur les détails, si vous voulez mon avis.

Dallas ricana, accompagné du rire gras de Barks qui manifestement lui aussi s’en était enfilé une ou deux de trop. Kennedy s’était figé sur sa chaise, attendant visiblement la suite avant de répondre avec une des tirades cinglantes qu’on lui connaissait.

-Et enfin, une excellente nouvelle pour chacun de nous. Les nations de Paltoterra reconnaissent nos revendications sur le continent arctique.

Gros silence. Stupeur générale chez les opposants de Dallas. Grand sourire de Dallas et Harris. Il passait une bien meilleure soirée que ce qu’il avait prévu : pour une fois, les résultats leur permettaient de fermer la gueule de ces abrutis mal dégrossis.

-Sur ce sujet, il ne nous reste donc qu’à discuter avec l’Aubrane pour définir avec eux où les terres de chacun s’arrêtent. Notre cher maire s’y collera volontiers, je pense.

Et elle se rassit, les laissant passer leur soirée entre retrouvailles, piques et niveau intellectuel désespérément bas. Elle ne savait pas si le froid les avait atteint à ce point, ou bien s’ils jouaient un rôle depuis tant d’années qu’ils s’étaient habitués à le tenir autour de cette table. Heureusement que personne ne filmait ce qu’il se passait, parce que ce serait probablement du matériel pour une série télévisée bas de gamme. Molly trouvait d’ailleurs bizarre que Richardson n’ait pas encore sauté sur l’occasion, tiens. Personne ne sut comment les bouteilles de grand cru fortunéen arrivèrent sur la table. Probablement Dallas qui voulait montrer sa bite en étalant ses résultats diplomatiques. Toujours est-il que Molly s’éclipsa quelque part entre la 8ème et la 10ème bouteille pour retourner à la fête. Elle n’allait tout de même pas passer la nuit à se murger avec 10 abrutis qui se prenaient pour les rois du monde. Quand elle sortit, un des gardes en faction l’escorta pour sa sécurité, et bientôt lui ouvrit le passage à travers la foule qui continuait de fêter tard dans la nuit.

Elle se dirigea vers le centre alternatif de la fête, c’est-à-dire pas vers les pavillons du patriarche qui étaient l’objet d’influences en tout genre, mais vers les toutes nouvelles universités qu’elle et Dallas avait fortement contribué à fonder. Elle croisa sur la route toute une ribambelle de connaissances qui s’agglutinaient maintenant autour d’elle, puisqu’elle était une des premières femmes notables du pays à être autre chose que « femme de ». Et elle n’allait pas mentir, elle adorait recevoir le fruit de ses efforts, elle ne trouvait rien de plus enivrant que de voir du respect et de la reconnaissance sur les visages qui l’entouraient. C’est dans cette foule de soutiens et de connaissance que Molly Harris passa le reste de sa nuit de réunion à tourner et à participer à vider les cargaisons d’alcools en tout genre qui avaient été commandés pour l’occasion.


Le lendemain matin, au lever du soleil (qui se produisait vers 11 heures en cette saison) Molly se trouvait debout sur une table avec un des derniers fêtards debout. Ils finissaient de beugler une chanson populaire glisoise :
« Telling my whole life with his words, killing me softlyyyy with his sooong… »
Après ces derniers mots presque soufflés, ils s’assirent lourdement sur la table en se dévisageant. Harris fut la première à prendre la parole.


-C’est rigolo, j’me souviens pas vous avoir par ici les dernières années, vous. Qu’est ce que vous faites dans la vie ?

L’autre, un quadragénaire à peine moins rond qu’elle, tenta de faire un grand geste des bras pour se donner de l’emphase, et se lança dans sa tirade d’une voix strictement et bizarrement monocorde.

-Notre but est de faire reconnaître la loi de Dieu tout-puissant sur cette terre, de manière à ce que toute l’humanité se réunisse sous son joug bienveillant.

Il avait l’air si sérieux par rapport à son état général que l’ironie de la scène n’échappa pas à une Molly complètement torchée. Elle laissa échapper un rire gras, mis une claque dans le dos à son interlocuteur, avant de lui répondre :

-Pète un coup mon pote, on dirait qu’on t’a attaché à un lampadaire depuis 3 heures ! Et puis, un joug bienveillant ? Si t’es bien un de ces anachr…acrano… anarcho-chrétiens, c’est pas un joug que tu promeus, c’est une entente entre être humains égaux, comme Dieu voulait ! Va falloir améliorer ton discours, spèce d’abruti…

L’autre la regarda avec des yeux ronds devenir de plus en plus sérieuse à mesure de sa tirade-leçon-moquerie, et éclata de rire à son tour.

-J’savais pas que la graaaaaaaaaaaande Molly Harris était autant au courant d’activités anti-gouvernementales ?

-Tu sais la faculté de théologie qui servira de refuge à tous tes potes en fuite, là ? Pas celle des Swanson, hein. Bah chuis teeeeeeeeeeeellement au courant que c’est moi qui ai détourné les fonds de l’armée pour la créer. Alors, ça t’la coupe ?

L’autre resta un moment con à regarder dans le vide, le temps de désenivrer les 3 neurones nécessaires pour faire le lien. Puis, il partit d’un fou rire de joie absolue dans lequel il fut bientôt rejoint par Molly et les derniers ivrognes présents. Puis, comme une large majorité de leurs compatriotes, ils profitèrent des 4 heures de jour quotidiennes pour cuver en ronflant bruyamment. « Sous la lumière du soleil, Raxington redevient silencieuse. » Ainsi se terminait un des plus célèbres comtes glisois, et ainsi se terminait chaque jour de réunion des 9 familles, avec plus ou moins de fidélité selon l’action du jour. Ce premier jour avait été plutôt calme, mais qui sait ce qui se passerait lors des deux mois restants ?
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1er juillet 2004. Salle de réunion des 9 familles.

après la fusillade.

Trois morts dans une fusillade de rue à propos d’un débat sur le progrès social et le droit des femmes. On se croirait au Grand Kah, avait commenté le patron du bar dans lequel il avait vu ses clients faire autre chose que boire comme des trous lors d’une période de vacances. Il s’étaient rassemblé au milieu de la salle en assemblant des tables entre elles, et il les avait vu débiter des tirades socialistes contre certains habitués qui récitaient les grands traits de politique qui sont appris à l’école, dans les EAU. Il n’avait ensuite pu que constater le scénario habituel. Une discussion où on se charriait d’abord qui s’envenimait au fur et à mesure que les participants s’imbibaient. Résultat, ils en étaient venus aux mains, et certains avaient sorti leur arme. La suite, c’était un incident d’apparence toute à fait anodine, mais qui avait mis la puce à l’oreille de Dallas. Quelqu’un d’autre que lui et Molly foutait la merde, et ils étaient bien plus efficaces et rapides qu’eux. Il se sentait impuissant, et sirotait nerveusement son vin. Comment allait-il faire tourner la situation à son avantage, cette fois-ci ?


Molly avait l’air grave en face de lui, elle attendait sa réponse. Elle avait déposé le petit rapport et avait gâché son habituel sourire smug et détendu. Maintenant, il faisait la gueule, comme à son habitude lorsque quelque chose n’allait pas. Elle le voyait cogiter en fronçant les sourcils, mais ne pouvait pas réellement l’aider sur ce coup-là. Ca n’était pas faute d’envie. Elle aurait adoré avoir plus prise sur les événements, mais si elle avait bien plus d’informations que Dallas, ça ne l’aidait pas du tout à prendre une décision. Elle savait que le Kah avait débarqué parmi les universitaires des propagandistes socialistes très bien organisés. Elle avait organisé des mouvements de résistances au cœur des convois des autres familles parfois avec le concours de Dallas, parfois sans. Mais tout ça partait hors de contrôle. Elle n’avait pas prévu que de tels efforts étrangers soient présents pile au milieu de la réunion des neuf familles, ni qu’ils ne prennent aussi bien dans la population. Franchement, elle n’avait jamais vu de toute sa carrière dans l’administration une telle masse de rapports paniqués sur la découverte d’un réseau ou d’un prédicateur socialiste, chrétien ou les deux. La tension grimpait, et les premiers signes n’avaient probablement pas échappé aux patriarches dans leur tour de verre.


La deuxième réunion au sommet avait lieu aujourd’hui, hasard du calendrier. Molly et Dallas devaient en discuter avant qu’ils n’arrivent. Ce fut Dallas qui initia la conversation, et d’une manière bien surprenante pour un homme qui avait aussi peu d’informations, pensa Molly.

-Bon. On les soutient comment, ces prédicateurs ?

Molly hésita. Soutenir le changement mis en place par les étrangers était effectivement la solution qu’elle allait choisir, mais entendre le très peu prudent Dallas y plonger comme première solution ne la rassura pas quant à sa propre capacité de discernement. Elle décida donc de botter en touche et d’écouter d’abord le plan de son supérieur.

-Les soutenir ?

Dallas lâcha un petit soupir de découragement en répondant ensuite à Molly.

-Et bien, tu es plus au courant que moi, normalement ? Qu’est ce qui t’arrive ? Je me dis simplement que si des étrangers au pouvoir subversif supérieur au nôtre tentent de changer les choses, ils doivent avoir un plan pour mener la chose jusqu’au bout, non ? Alors autant les soutenir ?

C’était typiquement Dallas. Sauter dans l’inconnu sans se poser de questions sur ce qu’il attendait avant. Ne pas penser à la probabilité que le plan étranger échoue totalement et augmenter ses chances à la place. Tout ou rien. Il avait manifestement tout autant l’impression d’avoir perdu le contrôle, c’était ça de pris. Il n’avait pas acheté le cerveau nécessaire pour mettre en place une opération d’une telle ampleur pendant la nuit. Maintenant, que faire pour aider des étrangers qui, on les comprend, n’ont pas contacté le gouvernement pour leur demander gentiment si c’était possible de répandre leurs idées socialistes ?


-On pourrait leur faire gagner du temps. Aucune idée de ce en quoi leurs plans consistent mais si on suit ta logique, la seule chose qu’on peut faire est d’utiliser notre pouvoir pour ralentir le départ des convois à la fin de l’hiver. Leur mouvement s’arrêtera forcément quand les gens seront obligés de retourner sous la tutelle des patriarches.

Dallas éclata de rire en lâchant son verre encore plein sur la table. Il sécha ses larmes pendant que l’alcool coulait, et répondit à Molly.

-Et bien ! On peut dire que quand t’as pas le choix, t’es encore pire que moi, Molly Harris ! Tu veux couper la possibilité à tous les citoyens d’exercer leur travail, et tu penses pouvoir contrôler ce qui va arriver ensuite ?

-Hé. Ce sera techniquement pas notre problème de contrôler l’explosion. Nous ce qu’on veut, c’est que les 9 porcs ne fassent pas un exemple avec le premier début de révolte qu’on a depuis 30 ans. Et puis, Benjamin Dallas, penser pouvoir contrôler un tel mouvement est très présomptueux. T’as lu tes théories socialistes, au moins ? Chihiro, Tetsujin ?

Dallas commençait à se débarrasser de la source de l’alcool qui tombait du verre qu’il avait renversé. D’un air bien plus serein, il lâcha :

-Non. Mais ça peut pas être bien pire que ces saloperies fumeuses de l’école glisoise, si ?

-On risque de perdre au moins du pouvoir, si ce n’est notre tête dans l’opération.

-Tu sais, je me demandais quand on allait se faire descendre par un des 9 abrutis pour insubordination… Changer de patron ne me pose pas de problème. Et puis, on les aide, non ?

-Oui. Mais c’est rarement aussi sim-

les patriarches dans le hall d'entrée.
les patriarches dans le hall d'entrée.

A ce moment précis, la porte du bureau du maire s’ouvrit avec fracas pour révéler les neuf patriarches qui contrairement à leur habitude, étaient arrivés en groupe aujourd’hui. Ils échangèrent avec Dallas et Harris le traditionnel signe de tête en guise de salutation, puis s’assirent chacun à leur place. Il ne fallait pas être doté de beaucoup de jugeote pour détecter deux choses bien plus inhabituelles. La première, c’est qu’en plein milieu des festivités de la réunion, tous étaient désespérément sobres. Pas un nez rouge qui ne datait pas d’hier, aucun entrain de ricaner grassement sur le dernier événement potache sur son pavillon. La deuxième, c’est l’ambiance électrique qui régnait dans l’assemblée. Ils avaient à peine parlé depuis le début, et n’attendaient que l’introduction de Dallas, qui avait malheureusement retrouvé sa smug face avec la proposition de Molly. Cet abruti allait commencer la réunion à côté de la plaque. A moins que..


-Messieurs, l’heure est difficile. Je pense que vous avez eu les mêmes échos que moi, et ils ne sont pas bons. A l’heure où je vous parle, des actions séditieuses à l’encontre de la base même de nos institutions sont menées par des étrangers. Ils essaient de répandre les écrits de Chihiro et de Tetsujin parmi nos citoyens, afin de les pousser à la révolte contre notre bienheureux système, quels que soient ses torts. Aujourd’hui, je vous demande donc de prendre action contre ces actions séditieuses avec le plus grand sérieux. Ces salauds nous ont attaqué le moment où nous sommes le plus vulnérables, et l’administration que je dirige a de plus en plus de mal à faire respecter les délais pour l’organisation et le chargement des convois. Les militaires sont d’ailleurs tout dévoués à la protection du processus de chargement et à la surveillance des côtes pour empêcher tout activiste supplémentaire de débarquer dans notre beau pays.

Il fit une pause, le temps d’examiner les réactions autour de la table, qui oscillaient entre la mine grave et l’éclat de rire retenu, selon qui avait réussi à croire ses salades. On se regardait d’un air interdit, l’air de dire « C’était pas lui ? » « Je sais pas. » avec une moue d’incompréhension, comme si on se retrouvait à une pièce de théâtre politique dont on ne sait pas si le ton est humoristique ou sérieux. Le premier à se jeter à l’eau fut Daniel Richardson, qui, au vu de la tête qu’il tirait, ne croyait pas un mot à ce que venait de dire Dallas. Il commença d’ailleurs en applaudissant Dallas et en ricanant.

-Et bien môssieur Dallas, je devrais vous signer dans ma société de production de cinéma ! Franchement, il ne manquait plus que la petite larmichette lors de votre aveu d’impuissance et on aurait une scène digne de mes plus mauvaises créations. Sinon, on pourrait avoir un réel aperçu de la situation de votre côté ? Savoir si on doit vous destituer aujourd’hui pour trahison ou demain pour incompétence crasse…

On vit Dallas essayer de tout son cœur de garder son sérieux pour jouer quelqu’un de légitimement indigné et en colère mais mis à part qu’on avait jamais réellement vu Dallas indigné, celui-ci s’effondra de rire, comme si son intervention n’était qu’une mauvaise blague. Il reprit la parole en essuyant ses larmes, pendant que Molly avait du mal à retenir une facepalm.


-Hé, fallait bien que je tente de prendre mon rôle de chef d’état en détresse tout de même. Bon, maintenant plus sérieusement : j’ai pas plus d’informations que ce que je vous ai donné là, et Molly et moi ne sommes absolument pas à l’origine du bordel socialiste en ville. Croyez-nous ou non, je suis pas sûr que changer de maire avec tout le décorum atroce que nos chers ancêtres ont mis en place soit la solution ici.

Puis, avec sa smug face habituelle, il laissa la table se transformer en pandémonium où chaque chef de famille se demandait s’il fallait virer Dallas ou non. La décision serait probablement négative, puisqu’il fallait une décision à l’unanimité pour cela, comme pour l’élection. La table de réunion des patriarches fut à l’image des EAU tout entiers, ce soir là. Agitée, divisée, ne sachant plus à quel saint se fier. Ils se séparèrent bien plus tard dans la nuit en ayant rien partagé de leurs plans anti-contestation, et le vote pour virer Dallas ayant échoué à 7 voix pour, 2 contre. Molly et Dallas se retrouvèrent à la fin autour de la table, et échangèrent un sourire de satisfaction sincère.

-Vous êtes un abruti, mais vous savez improviser, au moins. Je ne sais pas comment ils ne nous ont pas viré.

-Le talent, Harris. Du coup, je peux vous faire confiance pour mettre en place toutes ces mesures de ralentissement de chargement des convois ? Je veux que notre administration soit encore plus inefficace que d’habitude, que les soldats n’inspectent que les parties qu’on garde clean, que les soldats engagés par les neuf familles soit embusqués par des forces socialistes indétectées… Enfin, puisque vous avez lu les théories socialistes, ils doivent bien parler de la manière de faciliter une révolution, non ?

Molly eut l’air interdit, pensant en son for intérieur que les théories socialistes se limitaient souvent au cas de figure du pays dans lequel ils habitaient, puisque c’était ce qu’ils connaissaient. A elle de comprendre comment les envoyés du Kah avaient décidé d’adapter leurs théories. Voyant que Molly était plongée dans ses pensées, Dallas reprit.


-Bon. Dans tous les cas, j’te fais confiance. Jm’en vais faire semblant de me soucier de la situation du coup. Bonne chance.

Molly passa donc le reste de la nuit à disséquer les copies de discours qui étaient parvenu jusqu’à elle pour tenter d’en identifier les principaux axes : ils utilisaient ses anarcho-chrétiens, pourquoi pas, même si un peu tôt, et y rattachaient la cause de la femme et… les mauvaises conditions de travail ? Ouch, avec le peu de points de comparaison dont disposait la population en général, elle espérait que les arguments développés en valaient la peine. Mais ce qu’elle voyait n’était pas trop mal. Maintenant, il lui fallait trouver ces trois principaux mouvements anarcho-chrétiens. A ce sujet, elle avait 3 rapports principaux posés devant elle. Et merde, c’était Elon Anderson, l’administrateur qui faisait ses rapports d’une manière romancée. Les rapports indiquaient :

27 juin 2004. Stade Alois Richardson, capacité : 4781 spectateurs.

stade
Dans le parking sous le stade Richardson, votre serviteur écoutait...


Devant ses adeptes à genoux devant leurs sièges entrain de prier, Alan Loor finissait son prêche à peine teinté de certaines idées socialistes. Les quelques caméras de surveillance avaient été désactivées par des sympathisants, et les entrées étaient surveillées. C’était sans conteste le rassemblement qui avait eu le plus de succès jusqu’ici pour les anarcho-chrétiens, et pour cause : réussir à détourner un des stades Richardson n’était pas un mince exploit logistique, cela démontrait la force du mouvement amorcé par Loor. Loor était un des prêtres assermentés les plus influents du pays, et quand des étrangers païens sont venus en leur donnant les moyens d’étendre ses activités, il n’a pas hésité un seul instant. Même s’ils ne croyaient pas correctement, ils avaient été envoyés par le père pour répandre la seule et unique bonne parole, celle qui mettra à genoux ces pêcheurs athées qu’on nomme patriarches.
En finissant sa dernière phrase, Loor, ne termina pas le prêche par son « Amen. » habituel. A la place, il resta silencieux pendant plus d’une minute, menant certains croyants à relever la tête pour s’enquérir de l’état de leur leader. Mais il restait silencieux. Et puis, à mesure que certains commençaient à s’interroger et que le brouhaha s’intensifiait, il reprit la parole d’une voix tonitruante.


« Mes frères et sœurs. (c’était une demande des kah-tanais d’inclure les femmes dans le lexique religieux glisois, et Loor avait trouvé que c’était la moindre des concessions à faire.) Ce à quoi je viens d’assister. Ce que vous venez de faire. Cela ne peut que me ramener à l’état des choses actuel. Pendant quelques secondes, vous avez douté. Quand j’ai arrêté de vous accompagner vers la lumière, vous vous êtes détournés. »

A ces mots, la plupart de l’audience, déjà largement acquise à sa parole, s’effondra par terre pour se remettre à genoux, suivis par ceux pour qui cela n’avait pas été un réflexe. S’ensuivit un discours glaçant, que je ne détaillerai pas ici, mais digne des sectes les mieux établies de notre pays. La patte socialiste est ici plus une finition qu’une partie prenante du mouvement, et Loor est le représentant de Dieu sur terre, comme d’habitude dans ces cas là. En tant qu’observateur, j’estime que son mouvement, bien qu’il ait réussi de manière impressionnante à prendre le contrôle d’un stade privé, est troisième en termes d’importance parmi les innombrables groupuscules aidés de près ou de loin par le grand Kah. Il est préférable de limiter leur influence autant que possible.


30 juin 2004. Dans une artère à proximité de la zone de fête et du centre-ville.

Nathan Rose traversait tranquillement dans sa voiture de luxe le boulevard qui reliait le centre de Raxington à l’unique route qui sortait de la ville vers le sud. Il était plus ou moins au niveau du poste de police quand il prit le croissant qu’il avait chipé sur une table du banquet Rose avant de le quitter, quelques dizaines de minutes auparavant. Il se dirigeait maintenant vers le quartier sécurisé de Raxington, là où vivait la haute administration et les membres hauts placés des 9 familles, comme lui. Son rôle dans la machine bien huilée des EAU ? Chef contremaître. Il s’occupait de surveiller du haut de sa tour climatisée les avancées des travailleurs, et de donner les ordres. Il ne niait pas que cela l’avait parfois conduit a donner des ordres inhumains, tel que l’abandon d’un des foreurs quand la tempête empêchait toute mission de sauvetage, mais il ne se considérait pas comme l’homme de fer que ces apprentis révolutionnaires aimaient faire de lui. Il restait attaché à une sorte de code moral bien personnel, et considérait faire son travail.

Seulement voilà, dans cette froide après-midi de juin, une soixantaine de personnes cagoulées qui semblaient simplement faire la fête autour d’une table sur le côté de la rue ne l’entendaient pas de cette oreille. A son passage, ils se mirent en position comme un seul homme, prirent en main leurs explosifs artisanaux, et transformèrent l’homme et son véhicule en tas de tôle et de chair sanguinolente. Avant de s’en aller, ils déposèrent sur le cadavre une rose en plastique, signature de leurs actions en ville.

Loin d’être une exception, les actes du mouvement de la Rose sanglante (jeu de mots autour du convoi Rose dont ils sont issus et de la radicalité de leur mouvement) se sont renforcés au fil du temps et de leur éloignement du bercail. En effet, les Rose ont très tôt mis la main sur la gâchette quand ils ont été mis au courant du mouvement anarcho-chrétien en préparation, et ont été les premiers à rentrer dans cet état de guerre civile larvée qui caractérise aujourd’hui les EAU. Par rapport à leurs homonymes, la Rose sanglante arrive deuxième en termes de capacité d’action dans le pays, et suit une ligne bien plus versée dans le côté anarchisme et égalité que dans le christianisme, même s’ils restent imprégnés de la culture chrétienne du pays. En termes de dangerosité, ils sont en dessous du mouvement de Loor, mais restent quand même extrêmement imprévisibles quand à la résolution de la crise actuelle. Il est donc préférable de limiter leur influence autant que possible.

27 juin 2004. Faculté de théologie, cafétéria principale.

Dans cette après-midi bénie d’hiver, la cafétéria de la faculté de théologie reconvertie en zone de fête alternative était plongée dans un silence absolu, quand les étudiants et ceux qui les avaient graduellement rejoints pour former leur joyeuse assemblée dédiée à la bibine glisoise mal foutue pendant leurs vacances. Cette année avait été différente des autres. L’introduction parmi les pratiques bizarres des universitaires de l’ensemble de la tradition anarcho-chrétienne glisoise n’y était probablement pas pour rien, et le yoga d’assemblée qui avait lieu n’était que la progéniture bâtarde née de leur rencontre. En effet, entre la théorie établie de longue date dans les convois et la communauté estudiantine de Raxington, il y avait des niveaux innombrables d’adaptations, de nuances et de changements. L’exemple-type en était le yoga de 14h37, moment de prière en communauté où l’histoire racontait qu’on finissait par synchroniser son esprit avec les autres pratiquants, tant leurs volontés se rejoignaient en cet instant. Bien que cette histoire soit probablement une invention née de l’état d’ébriété dans lequel ils étaient plongés, ils avaient fini par y croire dur comme fer, et le taux d’échec élevé était plus attribué à leur manque d’assiduité religieuse qu’à la nature légendaire de l’événement. Des couples, des tables de beuveries et des amitiés s’étaient formées entre ceux qui s’étaient entendu pendant leur méditation, et cela les avait incités à ramener leur famille et leurs amis dans cette partie-là de la fête.


Cet exemple du yoga de 14h37 n’est qu’une des multiples pratiques semi-officielles de la frange largement majoritaire du mouvement anarcho-chrétien qui agite le pays depuis peu. Elle est extrêmement diverse : les idées du grand Kah sont diversement répandues et intégrées dans la population, et les prêches sont accueillis de la même manière. Les seuls faits sûrs à propos de ce groupe sont :
- qu’ils sont en constante expansion.
-que ceux qui les rejoignent correspondent aux franges les moins politisées de la population.
-qu’ils n’agissent pour l’instant pas comme un groupe d’intérêt en dehors de leurs séances de communion diverses et variées.
En raison de leur indétermination, il est tout à fait possible de l’influence d’une manière ou d’une autre. Aussi il est fortement conseillé de l’utiliser si la crise que nous traversons doit être tournée à notre avantage. La répression doit rester marginale vis-à-vis d’eux, car leur réaction en cas d’attaque est totalement imprévisible, là où pour les deux groupes précédents, on peut légitimement penser à une simple riposte armée qui se ferait bien vite déborder. Une intervention militaire est donc très fortement déconseillée.


Après avoir lu ces rapports, Molly Harris s’était dit qu’elle avait fait un bon travail avec les universitaires. Ils représentaient un terreau fertile pour la suite, qu’il fallait simplement protéger des agressions pour qu’ils gagnent la plupart des strates de la société. Elle allait donc activement travailler à l’influence de l’administration sur l’armée, mais elle devait face à un adversaire redoutable dans le domaine : les Kennedy. Reste à voir si le début de stratégie qu’elle avait mis en branle avait la moindre chance de fonctionner…
13938
8 août 2004, hôpital de Raxington.


Trois jours après le départ prévu de tous les convois, les rues de Raxington étaient plongées dans un silence épaissi par la neige non déblayée. Au deuxième étage de l’hôpital de Raxington, récemment conquis, Molly Harris tâchait de lire le peu de rapports qu’elle recevait encore, adossée à un gigantesque coussin installé par Dallas, qui profitait d’une sieste bien méritée sur une chaise dans la pièce.

Compte-rendu général sur le mois de juillet 2004, rapport d’Elon Anderson pour Molly Harris.


Elon Anderson a écrit :
Le mois de juillet avait tourné à la catastrophe à Raxington. Après un mois de Juin qui avait marqué une montée rapide des tensions entre administrations, patriarches et différentes factions révolutionnaires, le mois de juillet avait été celui… du chaos absolu. Depuis début juillet, les rumeurs de retard dans le chargement des convois avaient été le catalyseur des atrocités qui allaient suivre. De plus en plus de citoyens inquiets rejoignaient les différents groupes révolutionnaires, les patriarches tentant d’enrayer ce mouvement en formant des milices privées pour attirer les sceptiques dans leurs rangs.

La révolution aurait pu rester au stade de la guerre civile larvée avec ses manifestations quotidiennes si l’armée n’avait pas été au cœur d’une lutte de pouvoir entre l’administration et la famille Kennedy. Si Molly Harris avait préparé ses plans avec la minutie qui la caractérise, rien n’aurait pu la préparer à la stupidité pure du fils aîné de la famille Kennedy, Ben. Ben était dans la moyenne haute en termes des fils de patriarche en termes de capacités sociales : c’était un abruti égocentrique qui savait tout de même faire tourner la baraque. Voilà pourquoi personne ne s’attendit à ce que de sa propre initiative, le 17 juillet, il prenne contrôle de la première division d’infanterie glisoise et marche sur le palais du Maire pour déposer ce qu’il identifiait comme « de la pourriture marxiste à tous les étages, crâmez-moi tout ça ! ». Avec une efficacité surprenante au vu de son inexpérience militaire, il prit donc d’assaut le palais du maire, dont les deux principaux membres, Benjamin Dallas et Molly Harris, ne dûrent leur salut qu’à une tyrolienne que le maire avait installé sur le toit « parce que ça le faisait marrer », selon ses propres dires. Molly Harris fut blessée par balle à la tête, réduisant sa pommette gauche en miettes et causant sa mise hors service pendant plusieurs semaines.

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Probablement comment Molly sent son visage, actuellement.

Molly ne sentait effectivement que ça. Des décharges nerveuses régulières qui lui rappelaient qu’elle aurait préféré que cette blessure à la tête s’infecte. Si les médecins avaient fait un travail remarquable, esquisser la moindre expression était devenu une torture, ouvrir son œil gauche avec succès, une chimère. Elle regardait l’oreillette nouvellement acquise de Dallas, obligatoire pour les cadres du nouveau parti. On leur avait offert des places à la tête du département diplomatie du pays qui était entrain de se construire, mais elle n’était plus sûre de rien. D’après les premiers rapports qu’elle avait reçu, les nouveaux occupants du palais du maire étaient des authentiques tarés. D’autant plus de raisons de finir le rapport qu’elle avait devant elle, s’encouragea-elle. Dans la suite du rapport, on sentait que ce fidèle Elon Anderson n’était plus dans son assiette. Être sans véritable cheffe pendant un mois l’avait visiblement enfermé dans un sentiment d’impuissance, que Dallas n’avait malheureusement pas réussi à combler. Elle tenta de contenir ses émotions à la lecture de la suite du rapport.

Elon Anderson a écrit :
La suite des événements fut extrêmement confuse, mais voici ce que votre serviteur a réussi à clarifier. Dallas, installant tant bien que mal une Molly Harris se vidant de son sang, partit sur le champ vers la faculté de médecine, terrain qu’il savait ami contrairement à l’hôpital qui pouvait recéler des inconnues, la plus importante était celle d’une deuxième attaque possible contre eux. Dallas sortit donc ses meilleurs dérapages pour tenter de semer la division armée à ses trousses, et arriva devant eux avec environ un quart d’heure d’avance. A la faculté, il découvrit qu’elle était devenue à la faveur des massifs engagements de population dans la révolution une gigantesque réunion-fête à ciel ouvert, où les participants pratiquaient la méditation commune censée apporter un esprit socialiste commun pour tous. Certains y entendaient des voix, d’autres étaient simplement là pour oublier la menace d’un départ différé des convois, d’autres encore étaient simplement là pour éviter le chaos du centre-ville. On assura à Dallas après avoir pris en charge Molly qu’ils ne les livreraient pas, et que s’ils étaient poursuivis par cette institution hiérarchique désuète qu’est l’armée, ils étaient probablement camarades sans même le savoir, Maire ou non. Ce qui suivit fut probablement un des actes les plus stupides de ces dernières années, et celui avec les plus lourdes conséquences. Ben Kennedy arriva avec sa division après une pause pour se réorganiser et exigea qu’on lui livre le maire et sa secrétaire à une foule qui lui était visiblement hostile. La foule les accueillit avec une indifférence sourde, comme une soudaine nappe de brouillard. Insaisissable, étouffante, et intouchable. Personne ne répondit à Ben Kennedy. Il essaya de se frayer un chemin en poussant les gens, mais fut confronté à ce qui se rapprochait plus d’un pilier de marquage que des humains. On le vit devenir rouge de fureur, taper des pieds puis… ordonner d’ouvrir le feu.

-Putain de merde ! grogna Molly.

Y’en avait pas un pour rattraper l’autre. D’abord cette foule étrange sans chef qui ne panique pas devant une division militaire ? Puis l’autre sous-merde qui ordonne d’ouvrir le feu ? Elle comprenait mieux pourquoi elle avait été ballotée d’un endroit à l’autre ce jour-là, ça avait dû être un chaos absolu. Et elle n’avait pas été là pour coordonner ses troupes, Dallas avait dû être coincé là-bas avec elle. Et sa tête la lançait sous la grimace. Elle poursuivit sa lecture pour savoir ce qui était arrivé le reste de la journée.

Elon Anderson a écrit :
A ce moment-là, votre serviteur se trouvait dans la faculté de théologie, entrain de remplir sa mission d’observation du mouvement spiritualiste universitaire. Je fus embarqué avec les autres après que les quelques personnes dotées d’une oreillette aient informé l’assemblée d’une « bataille pour nos idées ». On me donna un fusil-mitrailleur avec quelques instructions de base pour savoir comment et sur qui tirer, puis une marée de volontaires hétéroclites se dirigèrent vers la faculté de médecine, un peu à part du fait de son ancienneté. Là bas, l’horreur. Le bruit d’une zone de guerre à mesure que nous approchions, puis… nous avons vu. Nous n’étions pas les seuls. Visiblement, les différentes sections du mouvement avaient fondu comme un seul homme vers la première division qui, après des larges succès initiaux, s’étaient retranchés dans la faculté de médecine lorsqu’ils avaient découvert qu’ils étaient encerclés. On aurait dit qu’il y avait là toute la ville avec son arme, ou une arme qu’on leur avait prêté. Après une courte pause le temps de se réorganiser, une voix paniquée qui sortait des hauts parleurs de la faculté poussés au maximum lança aux assaillants :

« Rendez-vous, ou mon père vous massacrera tous ! Il arrive avec le reste de l’armée, il sera là dans 10 minutes ! »

Ben Kennedy ne s’était pas posé la question de si cela était judicieux de donner son va-tout à ses ennemis, ni de menacer quelqu’un quand sa position est désespérée et sur le point d’être débordée. Il n’empêche qu’une femme portant une oreillette une cinquantaine de mètres à ma droite lança l’assaut au mégaphone en même temps que d’autres visiblement, puisque l’énorme masse que nous formions se mis en branle à l’assaut de la faculté. Votre serviteur de narrera pas ici ses exploits militaires, mais il peut vous dire ceci : le reste de division qui avait trouvé refuge dans les vieux bâtiments de la faculté fut lentement et douloureusement nettoyé, et nous n’entendîmes pas parler de la force de secours du papa Kennedy, qui avait, je l’appris plus tard dans la journée, fait demi-tour sous l’impossibilité de progresser en centre-ville à cause d’embuscades omniprésentes des partisans révolutionnaires en centre-ville, supprimant de fait toute possibilité d’aller chercher son fils dans les temps. Celui-ci fut exécuté sobrement devant la faculté, dans un silence assourdissant pour celui qui avait causé la mort de tant de leurs camarades.

Elon Anderson a écrit :
Cet épisode seul avait coûté la vie à 1751 soldats de la première division (plus 249 blessés), ainsi qu’à environ 10000 assaillants révolutionnaires, chiffre invérifiable du fait du chaos absolu qu’étaient devenus les facultés ce jour-là. Mais ce ne furent pas les seuls morts du jour. En réveillant un esprit réellement révolutionnaire dans la masse du mouvement des facultés, Ben Kennedy avait transformé en insurrection à grande échelle les quelques protestations des jours précédents. Ce mouvement se dota d’une grande assemblée dans le plus grand amphithéâtre dans les facultés, composée de tous les représentants des différents mouvements à travers la ville. Ils commencèrent à débattre là pour mettre en place les bases de leur gouvernement. Pendant ce temps, du côté militaire, Dallas se porta volontaire pour frapper un grand coup à ses ennemis de toujours. Il envoya une lettre aux patriarches, demandant des explications aux patriarches pour l’attentat qu’il avait subi et convoquant les patriarches au sujet de la tournure qu’avaient pris les événements en ville. Ils mordirent à l’hameçon, et se rendirent dans la zone de fête maintenant désertée avec leur garde rapprochée pour rencontrer Dallas. Là, le maire se jeta dans la bouche d’égoût la plus proche, puis déclencha la bombe de 500 kilos qui avait été placée dans la table installée à cette occasion, tuant sur le coup la totalité de 9 patriarches et une grande partie de leurs soldats d’élite. Dallas fuit misérablement à travers les égoûts, et fut acueilli en héros à son retour à la faculté, la nouvelle ayant fuité que les patriarches avaient été tués par un « héroïque partisan du nom de Benjamin Dallas ».

Molly éclata de rire, qui se transforma vite en cri de douleur, puis lança une boule de papier sur Dallas entrain de dormir par dépit. Cet homme s’était transformé en terroriste le temps de gagner la confiance de ses nouveaux amis, et le pire, c’est que ça avait marché. On leur fichait la paix, alors qu’ils étaient les anciens représentants du gouvernement qu’il leur fallait abattre. Ils leur avaient même laissé les affaires étrangères, une partie de leurs anciennes prérogatives. Molly ne savait pas encore ce qu’il adviendrait de ce qu’elle avait construit à l’administration, mais elle savait que le rapport aiderait à répondre à ses questions. Dallas ne s’était pas réveillé à cause de la boule de papier. Tant mieux, elle pourrait en apprendre un peu plus par elle-même.

Elon Anderson a écrit :
Après le coup d’éclat de Benjamin Dallas, le pays bascula instantanément dans la guerre civile sanglante que nous connaissons toujours à ce jour. Certains convois, comme celui des Kennedy, déployèrent toute leur puissance militaire contre les insurgés, alors que celui des Richardson et des Bush se désintégra sous les luttes internes. Pour être honnête, il est impossible à l’heure actuelle de savoir quelle faction a fait quoi pendant les deux dernières semaines. Toutes les informations qui étaient accessibles à votre humble serviteur étaient celles du mouvement des facultés. Celui-ci, après avoir sécurisé le centre-ville et commencé son expansion vers les convois honnis, passa les toutes premières lois permettant la transition vers le nouvel état. Le premier article consiste à déposséder les 9 familles de toute propriété, afin de les remodeler le modèle des convois en propriété commune de ceux qui y travaillent, avec les décisions pour chaque convoi prises démocratiquement (une des premières décisions fut d’abaisser le nombre d’heures hebdomadaires à 25, en raison du manque de besoin d’avoir autant de plus-value que précédemment). Le deuxième article concerne l’administration, qui sera maintenant composée de représentants élus par les convois pour assurer le bon fonctionnement de ceux-ci. Le troisième article réaffirme l’origine divine de chaque humain sur la planète (car tout le monde est un enfant de Dieu) et leur égalité en droits au nom de Dieu tout-puissant. Ayant posé ces bases, le conseil révolutionnaire commença à se fracturer vers la fin du mois de juillet, suivant les divisions des trois groupes qui étaient décrits dans un précédent rapport : la Rose sanglante et le mouvement de Loor furent bientôt ostracisés par le mouvement de la faculté, devenu largement dominant. Et la guerre civile qui semblait presque gagnée contre les patriarches reprit de plus belle contre la Rose sanglante et les Zélotes de Loor.

A l’heure où je vous écris, le 4 août 2004, il ne fait plus aucun doute que le mouvement des facultés va gagner la guerre civile contre les autres courants révolutionnaires et ce qu’il reste des patriarches. Nos forces sont partout, bien équipées et dotées d’une cohésion hors norme grâce à la l’article 4.7 des nouvelles lois, qui fournit une oreillette connectée sur le réseau du pays à tous les citoyens volontaires. Evidemment, après ces événements traumatisants et d’innombrables séances de spiritisme étrange, ces oreillettes connaissent un succès indescriptible. Personnellement, je ne ressens pas encore le besoin de me connecter à ce point avec mes compatriotes, mais beaucoup commencent à devenir accoutumés à entendre en permanence leurs amis, leurs collègues, leurs prêtres les rassurer sur l’avenir radieux qui les attend par leurs prières et séances collectives. Je ne suis pas sûr de ce qui va suivre, mais la question de l’omniprésence de ces oreillettes commence à m’inquiéter. Non pas que je ne trouve pas intéressant les changements que nous vivons, mais je redoute que nous basculions dans quelque chose qui ne soit pas mieux de la situation initiale…

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Votre nouveau meilleur ami, votre connection à vos camarades infinis, votre oreillette. Maintenant, chez votre centre de quartier le plus proche, gratuitement.


Molly n’avait jamais vu Anderson exprimer ses éclairs d’intuition de cette manière dans les rapports. Elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, elle était totalement incapable d’agir. Tout ça n’était plus de son ressort, et sa tâche première sera de récupérer de ce qui est maintenant une cicatrice atroce sur tout le haut de la joue gauche. Aujourd’hui était moins douloureux qu’hier : elle espérait que le pays suivrait la même voie que la guérison de sa blessure…

Comme pour la détromper, à ce moment précis, au nouveau parlement du mouvement des facultés, une dizaine d’hommes armés déboulèrent des différentes entrées, et abattirent sur place tous ceux qui n’avaient pas d’oreillette. Cette action avait plusieurs conséquences :

1 : les oreillettes seraient dès maintenant obligatoires pour tout citoyen de plus de 8 ans.
2 : Tout citoyen se doit d’être connecté à au moins un canal avec au moins une autre personne en permanence, pour montrer son appartenance au grand tout qui caractérise ce qu’étaient les EAU.

Ces deux règles, autant pour des raisons matérielles que sociétales, ne furent pas appliquées de suite, mais contribuèrent à la croissance éclair du nombre de citoyens connectés, au fur et à mesure que les oreillettes arrivaient en stock. Le nom du nouvel état n’avait pas encore été choisi, la faction à la manœuvre n’étant pas d’accord entre eux sur ce sujet. La faction en question allait d’ailleurs bientôt se présenter à l’internationale. Quand ils seraient prêts. Quand ils auront la situation bien en main. Sûr d’avoir tous les enfants de Dieu unis dans un but, leur destinée divine.
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1er septembre 2004. Ancienne salle de réunion des patriarches.


Harris et Dallas était tous deux sur le balcon de la mairie en pleine reconstruction, contemplant le centre-ville et les convois qui reconstruisaient ce qui avait été atteint de près ou de loin par la courte, mais sanglante guerre civile qui avait pris fin depuis la purge des convois, deux semaines auparavant. Si les chiffres exacts resteraient à jamais dans le flou artistique créé par le chaos organisationnel des dernières semaines, l’atmosphère avait radicalement changé à Raxington. Il avait passé d’une résignation tranquille pré-révolution, à une sorte de folie meurtrière pendant celle-ci, à un joyeux bordel après la capitulation du dernier convoi et la pendaison publique des chefs réactionnaires.


l'amphitéâtre qui servait encore de parlement.
L'amphitéâtre qui servait encore de parlement.

Certaines institutions tournaient à plein tube. L’organe qui s’apparentait le plus à un organe gouvernemental central, le parlement du mouvement des facultés avait récemment été renommé « Purgatoire », conséquence d’une blague potache de certains révolutionnaires qui comparaient les compétences trop élargies à leur goût de cette assemblée populaire provisoire à celle de Dieu lors du jugement dernier. Il n’empêche que lorsqu’il a fallu choisir un nom, celui-ci s’était déjà imposé dans les usages, au grand dam de l’aile plus rigide au sujet de la religion. Le Purgatoire avait donc mis en place les bases de l’état à venir. Par exemple, il avait effectivement fait le ménage parmi les anciennes lois des EAU qui garantissaient noir sur blanc une certaine immunité à la haute administration et à la famille des patriarches, pour simplement garder les anciennes qui dans leur large majorité, traitaient les autres comme égaux. Ils avaient aussi enlevé certaines aberrations à l’école, et enseignaient maintenant la théorie de l’évolution en faisant prendre à Dieu la place du hasard, pour faire coïncider autant que possible les connaissances scientifiques avec les nouvelles croyances. Les débats les plus enflammés avaient concernés les acquis révolutionnaires ajoutés après, comme par exemple certains droits accordés aux femmes : le droit à l’avortement était tout juste passé, tout comme celui de la commercialisation de la pilule.

De plus, les lois sur le principe même d’égalité étaient actuellement débattues. On avait certes introduit un niveau de responsabilité et de pouvoir le plus égal possible dans les convois. Il restait maintenant à débattre du principe de libre-association, qui remplacerait le salariat qui restait actuellement la norme, l’état provisoire (incarné par le Purgatoire) ayant simplement remplacé les patriarches comme employeurs. On débattait de la solution Kah-tanais, de simplement garder l’état comme employeur, certains parlaient même de garder le salariat non-étatique à certaines conditions. On voyait des citoyens venus de tous les convois, de tous les corps de métier pour apporter leur pierre, si futile, brute ou décalée soit-elle. On avait vu par exemple un foreur arriver pour demander le rétablissement des patriarches, sous prétexte que ce système lui garantissait deux coupons-café chaque matin. Le débat démocratique prenait racine dans les EAU, et ne révélait pour l’instant que l’ampleur du travail à effectuer.


Il restait donc simplement au Purgatoire à transformer l’essai en faisant fonctionner la structure qu’ils avaient voulu mettre en place. En ce qui concerne la loi sur les oreillettes qui avait été passée récemment, les gens s’équipaient au fur et à mesure que les livraisons arrivaient au port. Si la plupart ne quittaient généralement pas le canal de leur famille ou groupe proche, les petites citations de la Bible qui passaient toutes les heures assuraient au Purgatoire une manière d’informer de plus en plus de citoyens de leurs actions. Ainsi, peu après son réveil ce matin-là, Molly Harris avait entendu une douce voix presque pas robotique lui susurrer à l’oreille :

« Je vis les morts, les grands et les petits, comparaissant devant le trône. Des livres furent ouverts. On ouvrit aussi un autre livre : le livre de vie. Les morts furent jugés, chacun d’après ses actes, suivant ce qui était inscrit dans ces livres. Apocalypse 12:10»

Pour être réellement honnête, cela ne la dérangeait plus. Elle avait demandé à ce qu’on installe l’oreillette du côté où il ne lui manquait pas la pommette et une partie de l’oeil, pour limiter les douleurs, et rester connectée la plupart du temps avec Dallas qui balançait quelques blagues une fois tous les deux jours n’était pas franchement demandant mentalement. Elle avait commencé à se remettre à travailler comme avant, mais les migraines qu’elle avait hérité de sa blessure ne l’aidaient pas franchement. En ce qui concernait son département, ils s’étaient vu déchus de tout pouvoir sur l’administration, et étaient maintenant cantonnés aux affaires étrangères du pays, sauf que tout était plus lent, puisqu’ils n’avaient pas carte blanche comme avant. Elle se tourna vers le nouveau rapport-ordre que Dallas et elle avaient reçu.


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En ce qui concernait le reste de la vie sur place, Raxington semblait prendre des couleurs qu’elle n’avait pas avant (en excluant bien sûr le rouge des combats qui s’estompait déjà dans la plupart des endroits) : Dans les différents convois, on se réorganisait démocratiquement pour reprendre le travail. Sans le profit qu’en faisaient les patriarches, les heures de travail hebdomadaires passèrent de 42 à 30, et encore, cela n’était que parce qu’ils avaient un mois de retard par rapport au départ prévu début août. Tout l’or du pétrole qui dormait dans les comptes des patriarches passa dans des améliorations drastiques d’infrastructures : On mit au travail les foreurs en masse pour améliorer la qualité des bâtiments, des routes. On donna champ libre à des étudiants en architecture pour donner un peu de formes et de couleurs à l’architecture de la ville, jusqu’ici très terne.

Du côté de l’administration, on avait réorganisé tout l’appareil de contrôle et de propagande glisois en plusieurs institutions publiques. Tout d’abord, le D.E.L.T.A.P.L.A.N.E, Département Eclectique Libertaire dont les Tribulations Anarchistes Largement Agressives et Navrantes vont vous Etonner, le nom étant une idée de Dallas passée grâce à sa popularité de héros de guerre, a repris la plupart des activités de propagandes pour se concentrer sur la propagation des idées anarcho-chétiennes à travers le monde.


«Des questions sur le rapport privilégié que VOUS entretenez avec Dieu ? Le D.E.L.T.A.P.L.A.N.E est là pour vous éclairer sur la lumière que notre seigneur fait briller sur l’humanité depuis la nuit des temps. Pour plus d’informations, appelez le 010 283… »

Spam envoyé par le D.E.L.T.A.P.L.A.N.E à toutes les adresses mails qu’ils ont pu atteindre, se présentant comme « L’Eglise ».

Au niveau local, on avait des affiches bien plus standard gérée par le Purgatoire, comme l’immanquable « engagez-vous pour l’humanité ! », ou bien encore « Construisons le futur avec la puissance du passé ! », dépeinte ci-dessous pour justifier le fait que le travail dans les convois perdure.

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C’est une nuit lors d’un débat au Purgatoire qu’un groupe de travailleurs encore non-affiliés à un convoi en particulier se présentèrent pour présenter une idée inédite dans l’histoire des EAU : celle que les terres gelées du continent austral étaient une terre vierge bénie de Dieu, conçue pour abriter ses enfants à travers le monde. L’idée du groupe était simple : commencer par étendre la parole du seigneur à travers le continent en s’établissant partout où le climat le permettait, sous le modèle de Raxington. L’idée avait été accueillie avec enthousiasme comme un nouveau départ, et beaucoup s’étaient joints à la première étape du projet : la cartographie et l’évaluation des différents lieux d’établissement possibles. Ainsi, de nombreux petits groupes d’églises partaient en permanence dès qu’on avait réuni le nécessaire pour une mission d’exploration : plusieurs experts dans les champs scientifiques concernés, et tout le monde nécessaire à l’entretien de ce petit monde et de son voyage. La mission diplomatique vers Aubrane fut en outre réactivée de toute urgence pour discuter des questions de revendications arctiques. Cette opération de prise de possession du continent Arctique fut nommée « La marche des justes » et le continent « Terre des justes », pour poser la base terminologique qui serait utilisée par la suite dans les EAU. En ce qui concernait le nom du pays, certains proposèrent de le changer, mais peu arrivèrent à un nom qui satisfaisait toutes les forces en présence. Conséquence logique, puisque le nom de base évoquait déjà la nature christique et socialiste du nouveau gouvernement, on ne le changea pas.

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Voilà le premier ordre que Dallas et Harris avaient devant eux, sur la table basse de l’ancienne salle des patriarches, aller discuter avec Aubrane. S’ils n’avaient pas plus de précisions dans les ordres que lors de la période des patriarches, Dallas avait laissé traîné ses oreilles et s’était laissé entendre qu’ils préféreraient que la diplomatie soit un peu plus offensive, préférence dont il avait fait part à Molly, qui l’avait accueillie avec joie. Elle avait encore bien trop mal pour faire dans la subtilité, et Dallas ne l’était pas de base de toute façon. Elle avait donc synchronisé la date de leur future visite en Aubrane avec l’arrivée d’une des missions d’exploration dans la région, pour jouer les gros bras. Bien sûr, ils avaient pour ordre de ne pas trop s’approcher des frontières de leur hôte, le but n’était pas tant de déclencher un incident diplomatique que de mettre les aubranais devant le fait accompli. Ils devaient aussi notifier toutes les puissances qui avaient un contact avec les EAU du changement de gouvernement en place, mais ça, Molly préférait le laisser à Dallas. Il avait un don pour faire passer la pilule aux gens.


L’avion qui devait les emmener là-bas s’était posé devant la Mairie. Harris et Dallas se levèrent laborieusement, puis embarquèrent pour faire leur boulot. Molly eu une larme à l’œil qui n’avait pas été ruiné. Il y avait, au moins de son côté, un sentiment de retour à la normalité. Et Dieu, que ça lui avait manqué.

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Pendant ce temps, dans le convoi « Apocalypse » dont la mission était l’exploration des terres au centre du continent, un groupe de jeunes tuait le temps dans une des églises en jouant aux cartes autour d’une table, bercés par le léger tremblement qui caractérisait l’avance tranquille des bâtiments vers leur but. Si autour de la table, on ne pipait mot et on se contentait de se lancer des coups d’œil entendus lorsque quelqu’un faisait un particulièrement joli coup, tout absorbé qu’on était par une des émissions radio qui étaient devenu le quotidien de beaucoup de citoyens glisois : à la recherche de la terre promise. Il s’agissait d’interviews audio réalisés auprès de scientifiques qui parlaient des découvertes géographiques faites par les géographes et cartographes en Terre des justes, et aujourd’hui était la première, puisque le premier des convois d’exploration avait atteint son but, juste à l’ouest de Raxington, derrière la chaîne de montagnes du même nom.

« ….trouvons le professeur Andrews pour le résumé de son expertise à propos des terres à l’ouest immédiat de Raxington dans la baie qui n’est actuellement colonisée que par le Yuhacana. Professeur, c’est à vous.

-Mesdames et messieurs, bonjour. D’après les premiers résultats que nous avons observés, la baie est tout aussi propre à être habitée que Raxington l’est, avec quelques variations cependant. Le vent côtier qui s’y engouffre rend la température constante tout au long de l’année, légèrement en dessus de 0°C. Cela n’est pas l’endroit idéal où établir une grande ville comme Raxington, étant donnée l’absence totale de saison réellement chaude, mais l’endroit pourra nous servir comme base de transit pour atteindre de nouveaux horizons. Que Dieu vous bénisse, chers auditeurs, bonsoir à vous. »

Et c’était tout pour aujourd’hui. Les visages étaient presque réjouis autour de la table, car les nouvelles du scientifique signifiaient que leur mission, qui avait déjà peu de chances d’aboutir puisqu’on imaginait pas trouver plus qu’un recoin où installer une station scientifique au cœur de la terre des justes, ne s’en trouvait pas limitée dès le départ. Autour de la table, personne ne savait réellement pourquoi ils avaient choisi le convoi qui avait comme but les terres les plus inhospitalières au monde. Sauf une. C’était celle qui n’avait actuellement plus qu’une carte en main, et qui s’apprêtait à la poser triomphalement sur la pile en chuchotant : « Mon Dieu, merci pour cette victoire. ». Les autres, habitués à avoir cette illuminée dans leurs rangs, s’amusaient à l’appeler « prophétesse », à cause de ses accès soudains de dévotion divine mal placée. Elle était la seule à savoir ce qu’elle cherchait dans cet enfer glacé, elle l’avait vu en rêve. Ce paradis souterrain, jardins suspendus naturels, refuge tout trouvé pour les justes. Où et quand ? Elle n’en avait aucune idée. Mais elle en était sûre. Cette pensée lui arracha un sourire placide quand elle ramassa les cartes pour les distribuer à ses compagnons de route.
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