Le Capitaine Maino s'était levé ce matin là de bonne humeur, comme tous les matins. Sa femme était venu le réveiller avec un baiser sur le front, une tranche d'omelette au lard et le journal du jour, comme tous les jours. Chose appréciable dans cette terre austère qu'était le Syndikaali, le mois de juillet était particulièrement doux et les rayons du soleil perçaient les carreaux de sa fenêtre, venant réchauffer son visage alors qu'il papillonnait doucement des paupières, encouragé par l'odeur de nourriture et du café chaud.
Deux heures plus tard, le temps de finir de déjeuner, d'embrasser sa femme, de lancer quelques balles à son chien et de vérifier si sa kalachnikov était bien nettoyée, il passa le perron de sa porte et au lieu de se diriger vers le ministère comme d'habitude, pris la direction des quais de Pharot. Il ne se séparait jamais de sa vieille mitraillette lorsqu'il prenait la mer, réflexe rassurant d'une époque où, plus jeune et moins bedonnant, il s'était adonné lui-même à quelques activités de piraterie dans la région. Ce temps était loin à présent, il était devenu un homme respectable, un cadre du Parti du Progrès, libéral convaincu et ministre des intérêts internationaux du Pharois Syndikaali.
C'était un poste de haute responsabilité et qui demandait beaucoup de travail et de déplacement. Et le Capitaine Maino était bon dans son domaine... dieu qu'il était bon. Arriver aussi haut n'avait certes pas été une mince affaire dans ce monde de requins qu'est la politique, et il avait fallu arroser un paquet de monde et faire jouer de contacts avec qui ils pensaient avoir coupé les ponts depuis longtemps. Mais maintenant il y était : l'un des personnages les plus important du pays, la confiance de son Parti et les moyens de l'Etat à sa disposition pour mener ses affaires. Désormais les intérêts du Syndikaali étaient les siens, au moins le temps de son mandat, et le Capitaine Maino n'était pas homme à négliger ses intérêts.
Arrivé au port, il se dirigea vers l’embarcadère gouvernemental, c'est à dire sous contrôle de l'armée, où deux soldats qui se grillaient une cigarette le reconnurent et le saluèrent. On le mena à travers un entrepôt militaire à l'intérieur duquel un navire de taille moyenne mouillait à un quai artificiel. Ici, les soldats étaient plus nombreux et quelques diplomates et fonctionnaires de son ministère se trouvaient apparemment déjà sur place. On l'invita à monter à bord, précisant que le navire ne tarderait pas à quitter Pharot. C'était un long chemin depuis la capitale pharoise jusqu'à Walden et des turbulences fréquentes au dessus de la mer du Nord empêchaient apparemment d'utiliser l'avion. Ce n'était pas plus mal : pour une nation à moitié pirate, Maino trouvait la symbolique du bateau plus appropriée.
Il alla s'installer dans un petit salon en hauteur qui offrait une vue dégagée sur la mer. Enfin, dès qu'il serait partis, pour le moment les larges fenêtres n'offraient que la vision austère des murs en taule de l'entrepôt. Maino sortit la petite boîte de gâteaux que lui avait donné sa femme avant de partir, signifia d'un geste à l'un des diplomates qu'il avait intérêt à se tirer du salon sans poser de question parce qu'il souhaitait y rester seul, puis tout en grignotant les biscuits, sortit un énorme recueil de poésie maktoise.
Seize heure plus tard, ils arrivaient en vue de Walden et Maino avait une idée beaucoup plus précise de la valeur civilisationnelle à accorder à la République de Makt. Alors que le capitaine passait le prévenir qu'on n'allait pas tarder à accoster, le ministre se releva de sa banquette en faisant craquer ses genoux, épousseta sa veste des restes de miettes qui pouvaient y trainer puis rangea le recueil dans sa valise et s'en alla retrouver le reste de son équipe à l'avant du navire pour pouvoir y saluer d'hypothétiques curieux. A raison puisqu'il semblait y avoir foule et des soldats du Syndikaali, après avoir demandé sa permission, s'autorisèrent à tirer quelques fusées d'artifices dans le ciel pour souligner leur arrivée et offrir un petit spectacle aux maktois qui avaient fait le déplacement. Il ne faisait pas encore complètement nuit, mais la journée était très avancée.
- "Bien j'espère que tout le monde est parfaitement au point sur ses dossiers et que vous avez profité de la traversée pour réviser car c'est notre première entrevue diplomatique depuis un sacré moment, mes enfants. Alors du professionnalisme."
Ils hochèrent tous la tête d'un air austère. Maino fronça les sourcils.
- "J'ai dit du professionnalisme, vous êtes diplomates, pas croque-morts, alors de l'enthousiasme que diable, nous marquons l'histoire !"
Quand il eut vérifié que son équipe se montrait un peu plus souriante, il leva comme les autres la main en l'air pour adresser de grands signes pendant que le navire accostait.
Au milieu de ce petit monde qui semblait très content de les voir, le premier ministre maktois vint les accueillir en personne d'une poignée de main. Maino la saisit vigoureusement, les yeux rieurs et un large sourire fendant sa bouche d'une bajoue à l'autre.
- "Monsieur Van Manlor, c'est un plaisir de mettre un visage sur une écriture, soyez-en sûr. Ne dit-on pas que le visage est le reflet de l'âme ? On peut se brouiller par écrit, ne pas se comprendre, mais en se fixant dans les yeux c'est l'humanité qui rejaillit et alors comment douter que nous sommes frères ?"
Il n'alla pas jusqu'à offrir une tape dans le dos du Premier Ministre, mais passa un peu familièrement son bras autour de ses épaules tout en continuant de disserter.
- "Je lisais justement à ce propos l'une de vos autrices nationales, madame Patricia van Munshow, une femme admirable, je ne l'ai jamais rencontré mais son âme transperce le papier quand on parcourt son œuvre, et je me suis fais la réflexion : "mais pourquoi diable n'envoyons nous pas les poètes comme diplomates" ? Après tout qui de mieux saurait trouver les mots justes ? Les mots frappants pour se parler non pas à la tête mais au cœur ? Je vous ai ramené de la poésie pharoise, vous savez, j'espère que vous êtes amateur, si oui nous pourrons agrémenter notre correspondance d'Etat de conversations plus littéraires, je suis sûr que cela faciliterait la diplomatie. "
Maino s'attarda quelques secondes pour continuer de saluer la foule qui les observait à quelques mètres de là puis se tourna de nouveau vers Van Manlor.
- "Vous me pardonnerez l'analogie puisque si j'aime la poésie, pour ma part je ne suis pas écrivain, mais la conversation, c'est comme le transit, il faut savoir la fluidifier pour vivre heureux."
Puis il hocha la tête.
- "Particulièrement quand les sujets à aborder sont douloureux. Nous avons beaucoup de travail qui nous attend, tâchons de rendre cela le plus agréable possible, je suis un peu plus âgé que vous mon cher Manlor, je parle d'expérience : on ne fait pas de vieux os à de tels postes de responsabilité si l'on n'apprend pas très vite à prendre un maximum de plaisir à la tâche. Le pouvoir est une drogue récréative comme une autre, mais qui implique toutefois un peu plus de responsabilités. Je souhaite que cette rencontre nous laisse à tous un souvenir merveilleux et pas seulement procédurier."