Kotios, années zéro.Un tournage indépendant, du matériel de récupération, des techniciens du cru, tels sont les ingrédients de la première "grosse production" cinématographique Kotioïte, soulignant les blessures fraiches de la guerre dans un cri d'espoir adressé au monde entier.Un silence absolu sur tout le plateau, qui est en fait une rue effondrée du centre-ville. Les assistants finissent de se disperser pour bloquer les rues adjacentes pendant que l'acteur attrape son violoncelle, l'accorde pour de bon. Un dernier regard à la caméra. « Ça tourne ! » Une scripte approche, se met face à la caméra avec un clap. « Séquence 1, plan 1, prise 4. » Elle le claque, s'écarte. Des voix s’élèvent çà et là. « Image ok. » « Son ok. ». Et action. La caméra, montée sur des rails, avance doucement guidée par ses servants d'arme, tandis que l'acteur, monté au milieu des ruines, joue les notes lancinantes d'un adagio, comme un hommage aux morts que l'on imagine, happés sous les décombres de la structure effondrée. L'image dure, dure, la caméra si lente qu'on croirait presque qu'elle ne bouge pas. Pourtant elle arrive bien au bout de son rail. On s'imagine que si elle captait d’abord un plan très général des lieux, elle ne doit désormais encadrer que les mains, ou le visage, du violoncelliste. Encore quelques instants, un silence. Un homme qui jusque-là ne disait rien, installé à l'écart, se redresse. Âge moyen, traits fatigués mais victorieux. Il lève une main, prend une inspiration.
« Et… Coupé ! »
Puis, se tournant vers nous d'un air complice.
« Ça, ce sera le premier plan du film. »
Aussitôt l'ambiance du plateau change. Anthonic Assélian nous quitte des yeux le temps d'entendre les rapports des différents postes. Son : parfait, image tout est bon, alors c'est dans la boîte : on peut passer au prochain plan de la journée. La première assistante prend la relève. Elle a une voix de poissonnière, parle comme une militaire, active les techniciens, leur rappel sans cesse qu'ils sont en retard où en voie de l'être. Anthonic va remercier l'instrumentiste et le raccompagne hors du décor en lui parlant chaleureusement. Des assistants le prennent en charge, le réalisateur peut enfin nous consacrer un peu de temps. « C'est une grosse installation. On a déjà fait les gros plans et les plans de coupe en mâtinée, là il y en a pour une heure de placement. Avec de la chance. »
Ancien réalisateur d'émission de télévision, Anthonic Assélian est l'un de ces rares expatriés, qui avait fui l'Empire avant l'indépendance pour ensuite rentrer à Kotios.
« C'est bien simple », commence-t-il, très animé. « Il n'y a pas de cinéma au sein de l'Empire. Pas de cinéma digne de ce nom. Le cinéma est un art, n'est-ce pas ? Et un art évolue. Au sein de l'Empire tout est figé. Cadenassé. Tout ce qu'on pouvait filmer c'était des Téléphones Blancs, des comédies romantiques, quelques films patriotiques crétins. »
Il s'arrête, pensif.
« Il y en a des biens. Mais gare à ne pas être trop bon, ils pourraient trouver ça subversif et vous retirer votre licence. »
C'était ce qui lui était arrivé. Entré dans le cinéma par la petite porte, il avait d’abord été assistant sur plusieurs comédies de « mœurs », les fameux Téléphones blancs se passant toujours dans la bonne société impériale, avant de passer à la réalisation. Il avait dû fuir le pays après des films expérimentaux critiquant la brutalité de la guerre. Un sujet qui obsède Assélian.
« C'est vrai, là-bas il n'y en a que pour le pouvoir et ses réalisations. On ne se demande jamais combien d'esclaves sont morts pour bâtir les rues de nos villes, les palais des nobles. J'avais du mal à admirer les réalisations faites dans la douleur et la tyrannie. J'ai voulu le montrer dans « Baisers du Palais impérial ». Il a un rire. « C'est vrai que j'y suis allé un peu fort, en superposant des images du prince à celles de charnier d'esclave. Mais on le fait bien en poésie, n'est-ce pas ? »
De sa période d'exile il n'a pas grand-chose à dire. Quelques films réalisés à l'étranger, des sujets d'auteur. Pourquoi être retourné à Kotios ?
« Pour la liberté », commence-t-il. Puis, d'un ton plus grave. « J'avais sans doute une vengeance à prendre sur cet empire. Et je me demandais aussi quel genre d'art allait apparaître dans cette ville, doublement victime de l'empire puisqu'elle a été conquise, avant d'être soumise à sa dictature. Quand on libère une ville on libère la parole. Une parole libérée sera toujours plus bavarde que celle habituée à parler. »
Et quand on lui demande ce qu'il a trouvé sur place. « Quelques belles tentatives, mais aussi énormément de déception. Niveau littérature, peinture, art plastiques, ça allait. Mais le cinéma est un art qui coûte cher. Disons-le. Et Kotios… Hm. » Il a un sourire qui en dit long. Kotios n'a pas forcément les moyens de filmer réellement sa libération.
« Le matériel est siphonné par les partis et les chaînes de télévision. On a des reportages, des documentaires. » Et des films ? Il se crispe. « Porno-misère. »
On lui demande de répéter, tant le mot semble étrange. Il répète, en détachant bien chaque syllabe.
« Du porno-misère. Je crois que ça partait d'une bonne intention. Des métrages presque-documentaires, qui filment ou reconstituent la réalité d'une ville très pauvre, qui a besoin d'aide. Au final ça a juste donné lieu à des abus dégueulasses. C'est un truc pour riches qui veulent se racheter une conscience. Ils paient pour voir des images de gosses crevant de faim, de rues délabrées, ce genre de chose. Puis ils se félicitent d'avoir envoyé de l'aide à Kotios et à ces pauvres gars. Kotios a mieux à montrer que ça. »
Il marque un temps, puis nous invite finalement à le suivre alors qu'il contourne l'immeuble effondré où s'est tournée le premier plan de son film. Déjà, l'équipe technique a rangée la caméra et le gros des projecteurs, et se dirige en bonne ordre vers une rue voisine. Nous allons dans l'autre direction. Anthonic nous présente, d'un geste ample, un no-mans-land massif, cerné de bâtiments effondrés. Il nous indique une forme dont on devine mal les contours, sous les gravats d'une vieille chapelle démolie par les obus.
« Ils n'ont pas encore pu nettoyer tous les corps. Le terrain doit être déminé dans les jours à venir, j'espère pouvoir tourner une scène là-bas dans un ou deux mois. »
On partage son silence. Puis, un peu par provocation, on lui demande quelle différence entre son film et le fameux « porno-misère ». Il a un sourire amusé.
« Nous, nous faisons du cinéma. » C'est qu'on ne peut pas lui retirer ça. Il avait déjà abordé le sujet de la guerre au début du putsch, dans son court-métrage « Kotios mon amour », commentaire lyrique d'une image d'actualité tournant en boucle, dont on aperçoit jamais que des fragments avant de comprendre de quoi il s'agit : la maltraitance de civils par des miliciens fascistes. Le film avait fait le tour des festivals à travers le monde.
« Il y a des reportages et des images d'archives sur la guerre. » Il se tait. Reprends, lentement. « Mais elles montrent la réalité. Vous savez ce que ressent le spectateur, quand on lui montre la réalité ? » Il attend. « De l'apathie. S'il suffisait de montrer les faits pour qu'un spectateur les comprenne réellement, au niveau émotionnel, instinctif, le montage n'existerait pas. Le Cinéma c'est la réalité bonifiée, démultipliée. Les émotions en plus puissantes. L'empathie imposée à vos yeux. Ces images d'archives captent la réalité. Mais ce sont des données froides, faites pour les historiens, les écoles. Ce qu'il faut, c'est un film qui exprime l'émotion de Kotios. Des images qui permettent de comprendre vraiment ce que c'est, que Kotios, à cet instant de son Histoire. Vous comprenez ? »
Il fait un nouveau geste de main vers la ville en ruine, puis repart, se dirigeant désormais vers l'emplacement du prochain plan.
« Il y a beaucoup de choses à dire. Beaucoup de vécus différents. Les images réelles de la ville rasées et les sentiments à vifs des habitants ne sauront jamais être imités par des reconstitutions en studio, c'est aussi pour ça qu'il faut tourner ce film ici et maintenant. »
Et de quoi ça va parler ?
« De la guerre. » Il nous regarde avec un petit air ironique, puis nous répond plus sérieusement. « Plusieurs personnages, avec plusieurs perspectives et cultures, confrontés à la guerre et surtout à sa conclusion, à ce qu'il reste. Une mère de famille qui cherche son fils, un milicien fasciste après la défaite. Un partisan de la réconciliation qui fait équipe avec une jeune exaltée communiste, une petite fille qui rôde en ville ; se réapproprie les ruines. En fait son terrain de jeu. Quelques-uns des soldats venus déminer les zones sinistrées Des destins qui se croisent. Les histoires sont toutes individuelles, n'appellent pas forcément à des conclusions. Ce sont des vignettes, des instantanés d'émotion. Le vrai fils rouge », ajoute-t-il après un instant de réflexion, « ce sera la gamine. »
Est-ce un film politique ? « Le film ne sera pas militant. Mais ça reste un objet politique en ça qu'il dit quelque-chose sur ce qui se passe. On aurait bien pu montrer une Kotios héroïque, rendue superbe par ses blessures. Ou célébrer les soldats victorieux. Là on montre différents regards, différentes souffrances, différentes insanités. On verra ce que les gens en tirent. Quelque-chose de cathartique, j'espère. Et une meilleure compréhension des autres, aussi. »
Nous sommes sur le lieu du prochain plan. Un petit café qui a miraculeusement survécu à la guerre. Le propriétaire a accepté de le louer, la clientèle n'est de toute façon par revenue. On peut voir les assistants placer les figurants, et les deux acteurs principaux du plan répéter dans un coin. Une femme, un homme. La femme est habillée de telle manière qu'on croit deviner qu'elle doit jouer la fameuse exaltée communiste. Des doublures attendent face aux équipes image pendant qu'on règle les lumières et la caméra. Anthonic sourit franchement quand on lui dit qu'il a une belle équipe et beaucoup de matériel. Kotios ne devait-elle pas être trop pauvre pour générer du cinéma ?
« J'ai des fonds internationaux. Grâce à Kotios mon amour je suis entré en contact avec des producteurs étrangers, sans compter ceux pour qui je travaillais durant mon exil. Les techniciens sont des étudiants et des gens de la télévision. Christine [la première assistante] assurait le tournage de Question pour un Pirate avant que les obus ne laminent le plateau et la station d'émission. Le matériel a été loué à des chaînes, acheté ou récupéré dans les ruines. Quelques-uns des gars des services de communication des armées étrangères ont aussi acceptés de nous filer un coup de main, de nous réserver du matériel dans les prises de guerre. On l'a acheté lors des mises en enchère », ajoute-t-il d'un ton un peu défensif.
Finalement, la première assistante vient à notre rencontre. Le plan est prêt, on peut commencer à tourner. Pour le moment aucun retard sur le planning. Comme elle se montre pressante, Anthonic nous salut et se dirige vers ses acteurs, nous donnant rendez-vous dans quelques mois pour la sortie en salle de son film.
Kotios, année zéro. Peut-être aussi pour le cinéma de la commune révolutionnaire, qui sait ?