Il était encore bien tôt ce matin à Aenbecan, la petite cité portuaire du sud de la Damanie, sur la côte est de l'île. La petite ville n'était pas encore totalement éveillée, après tout il n'était que 6h30 du matin, et le voile brumeux caractéristique du climat de ce pays ne s'était pas encore totalement dissipé malgré les tentatives infructueuses des premières lueurs du soleil pour percer l'épaisse couche nuageuse.
S'il était encore tôt pour une partie de la population, en revanche, en ce qui concerne la masse laborieuse, la journée avait déjà bien commencé, et était même largement entamée : les dockers s'affairaient déjà à décharger des caisses à l'aide de palans, les conducteurs de grues s'activaient pour décharger au plus vite les lourds containers des tankers et navires marchands qui avaient accosté la veille ou la nuit, et les planificateurs des bureaux d'importations et d'exportation armés de calepins, de stylos et de tampon encreurs avaient commencer leur étrange ballet.
En effet la Damanie était devenu un pays communiste dans la plus pure tradition, la production s'était appauvrie, les plans quinquennaux étaient par nature inatteignables et donc manifestement tronqués et édulcorés avec plus ou moins de discrétion, et la fin de la libre concurrence ne permettait donc plus au pays de pourvoir sa population avec certains biens et marchandises spécifiques.
Aussi, les administrateurs d'un commerce étatique ultra réglementé et ses lacunes prévisibles n'avaient guère d'autres choix que devoir recours de manière plus ou moins officieuses aux quotas d'importations, afin de palier les insuffisances de l'appareil productif et industriel de l'Etat, sous couvert du prétexte fallacieux "d'échange stratégiques". Il ne fallait surtout pas employer les mots de commerce, achat, vente, importation ou exportation, des termes à connotation bien trop capitaliste.
En revanche, cette stratégie était une aubaine pour les pays libéraux, mercantilistes et exportateurs, qui pouvaient à la fois écouler leurs marchandises et invendus à bas coût et de moindre qualité autant par la voie officielle mais également par la voie dite officieuse, grâce à un marché noir qui gagnait en importance et en influence, une des conséquences inéluctables d'une économie dirigiste et planifiée.
Même si les autorités luttaient en apparence contre le marché noir, il était évident que ce dernier alimentait et pourvoyait toutes les tables de Damanie, de la plus haute sphère politique aux strates les plus modestes et populaires.
En outre, le peuple du Daman n'avait pas réellement adhéré au communisme pur et dur qui s'était imposé depuis peu de temps, et les phases d'adaptation pouvaient être longues, surtout lorsque l'on avait expérimenté une économie de marché plus ou moins libre.
Les marchandises qui manquaient les plus étaient les produits manufacturés à haute valeur ajoutée ou certains produits nécessitant une forme de transformation et raffinage industriel spécialisé. Le pétrole, et certains matériaux bien sûr comme le sable, le béton, l'acier, le verre, mais également des biens de base que les pays riches et développés trouvent en abondance dans leurs magasins tels que le café, le sucre de canne, le chocolat noir, le vin, la lessive, la sauce tabasco, et bien sûr les médicaments, etc...
Et c'est justement des produits issues de industries pharmaceutiques que transportent les cargos saint-marquois et aumerinois, armés par une compagnie maritime Lofotène, des caisses entières de bandages, instruments, draps, lits ainsi que des seringues, des médicaments, des crèmes, des cathéters etc...le plus grand pourvoyeur de ce marché s'avère être le consortium international Lofotèn la Thylacine Corporation dont le principal site de production était immatriculé dans l'Union des Communes du grand Kah.
Une couverture idéale car le Kah entretenait de bons rapports avec la Damanie. Aussi l'honneur était sauf, et les camions de la Thylacine Corporation dont les chauffeurs et le personnel possédaient des papiers officiels du Commissariat aux Affaires Commerciales Kah-tanais sillonnaient ainsi les routes de la Damanie du Sud.
L'occasion était trop belle pour que le FSD ne se saisisse pas de l'opportunité pour introduire ses agents et étendre l'influence libérale du Lofotèn dans l'état insulaire d'Eurysie occidentale. Le contrôles des routes commerciales maritimes est d'une importance stratégique capitale pour les importations et exportations dont dépendent les des Provinces-Unies ne soient compromises par l'état communiste et son insolente dirigeante dont l'attitude nonchalante avait irrité les plus hautes instances dirigeantes de la deuxième puissance aleucienne.
Matériel de communication, armes, et bien entendus, des quantités astronomiques d'argent liquide transitaient ainsi depuis les ports du sud de la Damanie, et voyageaient tant bien que mal via les camions de la Thylacine Corporation et autres entreprises indirectement affiliés aux Provinces-Unies, qui empruntaient ainsi chaque jour les routes très accidentées et non entretenu du pays communiste.
Et c'est justement l'un de ses camion, que Norman Jackson, né d'une mère pharoise et d'un père Damaniste, et vivant au Kah avant d'être recruté par le FSD, conduisait à travers la lande brumeuse, dans le but de "perdre" une partie de sa cargaison dans l'une des villes où la résistance libérale s'organisait et était très présente. Arrivé à un poste de contrôle, sur la route entre le port Aenbecan et la ville de Caodaig, le convoi stoppa, tandis que les douaniers damanistes s'approchaient précautionneusement de Norman, tout en inspectant et en jetant plusieurs regards appuyés sur les véhicules. Celui qui semblait être le chef des gardes et commander à tous les autres s'adressa alors à Norman qui commandait le camion de tête.
"Bonjour Camarade. Vos papiers s'il vous plaît ainsi que votre laissez-passez"
Le chauffeur retira sa casquette par respect.
"Bien sûr Camarade, les voici".
Norman jackson tendit le bras et glissa entre son passeport et ses papiers officiels une épaisse liasse de billets
"Au fait, comment vont Eileen et les enfants ?"
"Ah ah, oh tu sais la routine, Eileen en veut un troisième, moi je lui dit que c'est pas possible, il va falloir que je me trouve un deuxième emploi !"
"Ah oui, je vois très bien j'ai la même à la maison tu sais. Oh et cela me fait penser si tu cherches un deuxième job, tu sais que ...."la Corporation" recrute toujours"
"Et bien j'attends toujours d'avoir une meilleure offre que celle que j'ai aujourd'hui !"
"Oh mais tu parles comme un vrai capitaliste"
Gêné, l'officier des douanes fit une moue et regarda subrepticement au dessus de son épaule
"Attention, il y a des mots qu'il vaut mieux éviter de dire par ici, même au sud, les yeux de Baidhenor sont partout"
L'interlocuteur acquieça, et remis son couvre-chef sur la tête.
"Alors, j'ai l'autorisation ? Tu sais j'aime bien papoter avec toi mais tu sais que j'ai des délais à tenir et que mon boss est une vraie plaie dès qu'il s'agit d'horaires"
L'homme en uniforme rendit le passeport et les documents officiels, allégés des billets qui avaient disparu par enchantement. Il transmis également une patente officielle portant le sceau des autorités damanistes.
"Tout est en règle camarade. Au nom de la République Socialiste de Damanie, je vous souhaite un excellent voyage. Puisse la paix et la prospérité des peuples vous accompagner".
"Qu'elle vous accompagne aussi Camarade, qu'elle vous accompagne aussi !"
Le convoi poursuivit donc sa route sans encombres et sans incidents majeurs jusqu'à un village perdu, le bourg de Tulach Mhor, situé à la frontière avec la province de Caodaig. Norman n'était pas bête il s'avait que les contrôles et les inspections étaient plus fréquentes en ville, et qu'il était bien plus difficile de passer inaperçu dans un nid de guêpes remplis d'informateurs et d'agent de la police politique communiste. Or au find fond de la campagne, non seulement tout le monde se connaît, mais tout le monde se parle et s'entraide, il y un véritable réseau de solidarité et l'information est très vite colportée. Il n'est pas un mouton qui disparaisse d'un enclos sans que dans l'heure les 5 villages alentours n'en soient informés et partent à la recherche de la brebis égarée. Et ce qui vaut pour les moutons, vaut bien aussi pour les hommes.
4 des 12 camions se garèrent dans la cour intérieur d'une ferme qui certes était d'apparence bien rustique mais semblait parfaitement entretenue.
Alors que les hommes déchargeaient plusieurs caisses, dont certaines semblaient très lourdes, une femme, en tenue de paysan, les pieds nus et portant un panier sous le bras vint à la rencontre de Norman.
"Comment va notre ami commun ?"
"Notre ami commun vous transmets ses amitiés et espère que vous serez satisfaits des "médicaments" destinés à la République Socialiste de Damanie"
"Oui nous le sommes, mais il nous en faut plus, la santé de nos concitoyens n'a pas de prix."
"L'ami commun vous fournira tout ce dont vous aurez besoin, tant que les médicaments sont utilisés à bon escient....Camarade"
"Ils le sont Camarade, soyez en assurés".
"Faites attention à ces caisses, manipulez les avec soin" lança alors Norman à l'un des manutentionnaires qui déchargeait une des caisses. Surpris, ce denier laissa par inadvertance tomber l'une des boîtes en bois, supposée contenir des seringues et du sérum physiologique. A l'intérieur, du C4 et des détonateurs, habillements dissimulés dans des blisters de produits pharmaceutiques.
La femme se mit alors à crier dans un patois celtique que le Kah-tanais ne pouvait saisir dans son entiereté, lui qui parlait un Daman académique tel que le lui avait enseigné son père, mais pas besoin de connaître la signification de chaque mot pour connaître le sens global des vociférations et réprimandes de la jeune Damaniste.
Quelques jours plus tard, un agent du FSD recevait un courrier dans une boîte postale anonyme via l'une des sociétés écrans créées spécifiquement par le service d'espionnage du Lofoten.
Plus tard, sur le bureau du Chief Officier Marcus Finnagan, le journal du jour imprimé à Baidhenor avec un article de presse mis en évidence et entouré au marqueur rouge, contenant le titre suivant : "Le Homard à nouveau dans nos assiettes"