La remarque sur les deux gouvernements de la République, si immédiatement suivie d'un de ces inimitables sourire de politicien occidental, avait provoqué un regard entendu entre les deux citoyennes, qui voyaient là le cœur du problème. Le défi principal qui allait agiter la République tout au long de sa future existence. Le fait même qu'elles rencontraient le gouvernement civil seul portait un sens lourd, qu'elles n'ignoraient pas. Au moins avaient-elles le loisir de pouvoir candidement le reléguer à un rôle subalterne, pour se concentrer sur ce qui les intéressait vraiment : le consul, le peuple.
Elles suivirent Anduin Deoir sans rien dire, l'écoutant puis le traducteur, acquiesçant à certains de ses mots, laissant apparaître toute la lassitude que leur inspiraient les communistes, et tout le mépris agacé que leur invoquaient les impérialistes – qui n'étaient pas sans rappeler les quelques monarchistes qu'elles se tapaient à la maison, moins officiels et plus terroristes, ceux-là. Le somptueux spectacle qu'offrait l'intérieur rénové du palais effaça bien vite ces expressions désagréables pour laisser place aux mines entendues de visiteuses satisfaites. La remarque sur le parlement arracha même un franc sourire à la citoyenne Sukaretto. La citoyenne Iccauhtli, pour sa part, se contenta d'acquiescer avec force. La République aurait son parlement, et le Kah aiderait le Consul s'il le fallait. Elles n'ajoutèrent rien, s'installant aux places qui leur étaient réservées dans le parlement, semblant savourer l'aspect historique de ce moment. Elles étaient comme les précurseures d'une démocratie qui attendait de germer. Du moins ce fut l'impression que leur donna le fait de prendre place dans un parlement vide, pour le moment inutilisable, en compagnie de l'homme même qui voulait le voir advenir.
Elles écoutèrent le petit discours du consul puis eurent un bref échange de regard, déterminant silencieusement laquelle des deux devait parler en première. Ce fut Rai Sukaretto, du Commissariat aux affaires culturelles, qui commença.
« Pour commencer je dois souligner que vous avez tout à fait raison. Nous sommes une union syncrétique, issues de cultures étrangères ayant fait alliance, et nous sommes administrés avec… Ferveur. C'est le terme. L'Union est ardemment révolutionnaire, régénère ses luttes avec enthousiasme, et ce depuis deux siècles. Nous avons tout fait pour rendre notre régime le plus fonctionnel, populaire, démocratique et moral possible. Annihiler la corruption et les privilèges, rendre le pouvoir aux citoyens et défendre la liberté de penser et de vivre dans tous les domaines. C'est ce qui fait de nous un régime en constante évolution : jamais, je crois, le débat n'a été aussi présent et généralisé qu'au sein du Kah. C'est que nous sommes une démocratie directe. Le peuple c'est l’État, et inversement. Alors vraiment, votre première impression n'est pas mauvaise, si compliqué qu'il fut de la forgée depuis votre position lointaine. »
Elle se pencha un peu en avant et sembla réfléchir, avant de se redresser, radieuse. Elle parlait assez vite, elle aussi, s'arrêtant de temps à autre pour laisser le traducteur se dépatouiller avec son syncrelangue. Elle dégageait globalement une forme d’enthousiasme assez communicatif.
« L'Union, cher Consul, défend la Liberté. Et notre définition de la liberté va un peu plus loin que celle des libéraux classiques. Pour nous la liberté c'est à la fois le fait d'avoir le droit de faire tout ce qui ne heurte pas autrui, mais aussi d'en avoir les moyens. Pour nous c'est à la société d'assurer que chacun de ses fils et filles aient le choix de ce qu'il veut faire. Le bagage culturel et éducatif nécessaire à une ouverture d'esprit, la capacité à rejoindre des formations qui dans d'autres nations seraient le privilège des plus nantis, ce qu'il faut pour vivre heureux et dignement. Nous reconnaissons le droit commun et individuel, mais pas celui d'un homme ou d'une famille à devenir de plus en plus riche, et à priver ses pairs de droits et moyens. C'est une position qu'on nous a souvent reproché. C'est vrai, l'économie du Kah appartient à des syndicats, des coopératives. C'est vrai, il n'existe pas vraiment de riches, ou même de classe moyenne. Mais il n'existe pas non-plus de misère. Nous avons fait le choix d'un modèle alternatif ou le travailleur possède son outil, et nomme les cadres de son entreprise. Où la finance est propriété commune et où les dividendes sont exclus. Notre doctrine est souvent perçue comme une forme de socialisme, mais les historiens vous expliqueraient sans doute que notre révolution précède les premiers textes du genre de quelques décennies. Notre économie est planifiée, c'est vrai, mais de façon décentralisée. Populaire et démocratique. Moi-même je suis originellement une femme de la mode, voyez-vous. Une artisane. Simplement, on a apprécié mon œuvre et on a voté pour me permettre de dépasser l’échelon locale pour le nationale, puis d'exporter à l'étranger. Alors voilà. Nous sommes pour la liberté d'être, de penser. Pour le respect du monde vivant, humain comme naturel. Pour la démocratie directe, locale et participative. Partout où les citoyens ont le droit à l'éducation et au vote dans autant de domaine que possible, partout où on lutte contre la corruption, contre les privilèges, contre l'écrasement d'une partie de la population par une élite sociale, économique ou un impérialisme étranger, on trouve des amis du Kah. Le terme qu'avait utilisé un ambassadeur étranger était de communalisme libertaire. C'est assez approprié, je crois ? » Puis, avec un petit rire. « L'homme nous avait ensuite traité d'anarchistes, bon. Dans sa bouche ça devait être une insulte. C'est que nous sommes une république très aboutie, nous ne pouvons pas en vouloir à la plupart des autres régimes de la planète de ne pas avoir sauté à pieds joints dans l'aventure que représente notre système. Mais enfin chez nous on ne souffre pas d'une élite se reproduisant entre-t-elle, confisquant les biens et les richesses, et monopolisants les positions de pouvoir. C'est le modèle de société que nous défendons, dans une certaine mesure. Quant aux buts de l'union... »
Elle lança un regard à sa collègue, en charge des affaires extérieures, qui lui fit signe de continuer.
« Nous pensons sincèrement qu'il faille aider les citoyens où qu'ils soient, tant qu'ils veuillent bien de notre aide. Ce qui veut dire soutenir les mouvements révolutionnaires anti-autoritaristes, soutenir les initiatives communales, syndicales, libertaires. Les partis socialistes, démocrates, les mouvements humanitaires, écologistes et ainsi de suite. À terme noue espérons sincèrement pouvoir présenter le modèle de l'Union comme une alternative souhaitable au capitalisme et aux républiques représentatives à l'ancienne, sans parler des régimes communistes autoritaires qui prétendent chercher les mêmes fins que nous en privant leur population des droits les plus élémentaires. C'est impensable. »
Cette fois, la citoyenne Actée enchaîna. Contrairement à sa collègue elle parlait lentement et distinctement, son regard intense passant du consul à l'interprète.
« Nos moyens d'action dépendent de notre cible. Les pays où la vie politique est cadenassée – dictatures communistes, régimes militaires, monarchies absolues, oligarchies capitalistes – seront la cible d'options principalement agressives. Embargos, déstabilisation armée, soutien aux mouvements locaux de libération. Les régimes intermédiaires tels que les républiques représentatives capitalistes et néolibérales seront la cibles de méthodes amiables : usage de l'économie et de la diplomatie pour présenter le Kah comme un modèle de société viable et souhaitable, soutien des partis et syndicats prenant le parti des travailleurs et du plus grand nombre, ou de l'expansion des droits et devoirs citoyens. Le Kah ne veut pas que son action devienne une forme d'impérialisme et limite ses ambitions à l'impératif suivant : nous n'agissons que là où nous sommes souhaités, et récompenserons de notre amitié toutes les initiatives sincères avançant la cause de la démocratie et du bien commun. En dehors de ça, nous nous limitons à un soutien aux groupements quels qu'ils soient défendant des ambitions similaires aux nôtres ; Dans le cas très concret de votre jeune République, monsieur le Consul, cela signifie soutenir votre parti face aux mouvements extrémistes, face au gouvernement religieux, et face à d'éventuels adversaires extérieures. » Elle avait un ton un peu froid, très factuel, mais la dernière phrase fut accompagnée d'un sourire très sec semblant signifier « nous sommes dans le même camp ». Elle reprit. « Partant de là vous avez sans doute compris ce que nous attendons du Damann. Qu'il continue sur la voie qu'a débroussaillée sa glorieuse révolution. Et si la volonté populaire locale le pousse à le faire, qu'il prenne à son tour la défense des peuples opprimés. Nous n'avons d'autres ambitions que d'être votre allié, et de trouver dans votre gouvernement et dans ceux qui le suivront autant de partenaires. »
Rai repris.
« Cependant la politique est très abstraite. Elle ne peut pas être totalement détachée de la culture de chaque pays. Et c'est vrai que nous ne connaissons pas grand-chose de la culture celtique. Elle nous est presque totalement étrangère. Nos seuls contacts réels avec elle ont été avec les Nhorrs qui sont…
- Ils… Hm. Les nhorrs sont…
– Particuliers ?
– Ce sont des voisins intéressants.
– Oui, c'est une façon de le dire. Quoi que nous décidions, mon commissariat serait très heureux de pouvoir commencer à préparer des programmes d'échanges culturels et universitaires. Votre Révolution est vue d'un très bon œil par les citoyens kah-tanais, mais nous manquons vraiment de documentation accessible sur votre culture. C'est presque la seule barrière qui empêche encore la fraternisation de nos peuples. »