Ernest Bario Vidal était un duc. Même si ça ne voulait rien dire sans empire et sans terres, il se plaisait à penser qu'il en conservait l'aspect. Qu'il le portait sur lui. Pas tant le titre, mais bien l'appartenance à une aristocratie, toute ancienne ou éphémère qu'elle fut. Combien y avait-il de ducs de l'Empire Kah-tanais, au juste ? Pas énormément. C'était un privilège d'élite. Une pièce rare, d'autant plus avec la chute du régime. Pas comme cette masse épaisse, consanguine, d'une bêtise héréditaire, qui peuplait les monarchies survivantes du vieux monde. Grouillait dans leurs cérémonies absconses, rampaient comme autant de vers dans les corps morts de leurs vieux régimes. Se partageant le gâteau tant qu'il y en avait. Succulent repas, un pays stérile, une viande décomposée. Qui ne tiendrait encore qu'un temps. Lui était un Duc d'Empire ! C'était à la fois une médaille et une cicatrice. Le titre ramenait à la grandeur d'une époque révolue et l'arrachement morbide à l'histoire. N'était pas martyr qui veut.
C'était comme ça qu'il analysait le monde. Se considérant à son sommet. Conscient des causes et des conséquences. Plus encore, du rôle mystique et centrale de l'aristocratie. De la vanité des rois. De la faiblesse des révolutionnaires. Du pessimisme nécessaire à la nette compréhension de la direction qu'avait prise l'humanité. Ernest connaissait sa sublime unicité, le ridicule de ses pairs. Avait conscience que rien n'était allé assez loin et qu'il n'y aurait pas assez d'hommes comme lui pour inverser la tendance. Tout était misérable. Tout était sans conséquente. Tout n'était qu'échelle de valeur. Jugement. Morale. Et tout ce qui lui arrivait était compris sous l'angle du Destin ou du Privilège, selon qu'il appréciait ou non l'évènement.
En d'autres termes c'était un individu détestable, un sale connard prétentieux. Mais il avait l'intelligence nécessaire à camoufler l'état de fait sous de bons mots. Et une mauvaise foi si totale, si absolue, qu'il était impossible de vraiment le situer où que ce soit. Il passait pour un jeune homme brillant. Il l'était peut-être.
Il se plaisait à le penser. Généralement ça le mettait dans ce qui passait chez lui pour de la bonne humeur. Il en était plein, aujourd'hui. L'occasion était exceptionnelle. Il avait toujours adoré les réunions de familles. Surtout quand il était si bien installé pour les analyser. Aldous Sukaretto, le vénérable vieil homme qui servait de tête à la maison impériale, l'avait convié à Carnaval avant tout les autres. Mis dans la confidence de son passage au Grand Hôpital, sans en expliciter les raisons. Rapidement ; Ernest avait compris. En quelques mots seulement, échangés dans une salle d'un blanc stérile, sous la lumière morte d'un néon, entre lui et l'ancien. Il fallait organiser une réunion de tout le gratin réactionnaire. Tous ceux qui se battraient encore pour combattre l'âme du Kah. L'idée était bizarre. En quinze ans les impériaux s'étaient dispersés au quatre vents. C'était pathétique, ces luttes d'influence entre des hommes qui n'en avaient plus. Quand-même : il fallait les faire venir. Le vieux avait quelque-chose à leur dire.
Ernest n'avait pas demandé ce qui l'avait décidé à Aldous. Pendant très longtemps il n'avait été qu'un régent de principe. La tête inutile d'une structure acéphale, anomique, informe. La prétendue armée blanche Kah-tanaise. Il ne lui avait pas demandé pourquoi ce voyage, pourquoi ce désir d'action, après tant d'années, alors que les communes étaient plus que jamais consolidées, et les alliés de l'empire plus que jamais vaincus, écrasés, relégués au rang de puissances secondaires. De nuisibles – et encore. Ce n'était pas le moment. Ce n'était plus le moment. D'un autre côté ça ne le serait jamais plus. Et chaque jour passant, ça le serait un peu moins encore.
Pour le Duc, il n'y avait que deux options. Soit Aldous allait mourir, et voulait passer sa couronne à un autre – ça expliquerait au moins l'hôpital – soit c'était encore ce mystérieux Livre des morts. L'Oracle mystique qu'il avait consulté toute sa vie. Il aurait suffi d'un mot du livre, des vieux ancêtres, et l'autre aurait bondi, arme au poing, pour attaquer seul Axis Mundis. Au moins ça, le Duc en était sûr. Oui, peut-être qu'après tout Aldous avait vu quelque-chose dans l'avenir, quelque-chose d'assez fort pour enfin le ramener dans le camp de l'action. Pas trop tôt. Inutile, mais pas trop tôt.
Alors il avait accepté de l'aider et, rassemblant sa conséquente expérience mondaine et ses quelques réseaux, avait invité tout ce qu'il y avait de fiable dans la réaction kah-tanaise, et assuré avec les autorités locales que la réunion puisse se faire dans les règles. L'affaire de trois poignées de main, de quelques sommes échangées discrètement, de bons mots. De flatterie. Futile. Détestable. Simple d'usage, comme tous les outils.
Maintenant il observait le résultat de son travail, et ça l'emplissait d'une forme apathique mais indéniable de joie. Plutôt de la satisfaction. Comme une pointe de lumière froide perçant sous la glace de son cœur. Éclairant son âme sans la réchauffer. À quoi bon s'agiter pour perdre ? Mais n'était pas mieux que de ne rien faire ?
Confortablement installé dans un sofa vert à couture dorée, il observait l'arrivée des gladiateurs et des clowns, pêle-mêle, se rencontrant dans l'arène qu'allait devenir le salon. Le fameux gratin réactionnaire. Des grands désillusionnés et cyniques de services aux vieux trop séniles pour comprendre la situation et jeunes trop inexpérimentés pour en avoir conscience l'impasse du mouvement. Ils arrivaient par petite grappe. Ernest les connaissait tous. Il en avait fréquenté beaucoup – son père était Duc avant lui, très apprécié, grand nom de l'Empire. Lui-même n'avait pas connu la Belle époque sinon dans son enfance. Il en connaissait pour autant tous les reliquats. Les jeunes, aussi. Les nationalistes exaltés qui appréciaient son style. Les solidarites qui avaient voulu le faire revenir au Kah pour participer à leurs mouvements légaux. Les dandys post-impériaux qui prenaient la Réaction pour une figure de style avaient fait de lui, sans lui demande son avis, son pape. Ils venaient tous, amenant avec eux leur lot de discussion. Les mots s'entremêlaient, formaient une symphonie atonale, un brouhaha tout politique, où perçaient quelques invectives et de charmantes retrouvailles.
Il y avait, dans un coin de la pièce, les survivants du mouvement Synarchistes. Tous ceux qui se trouvaient au Kah, qui avaient tenté, lentement mais sûrement, de s'introduire dans ses administrations, ses milieux politiques, militaires, avaient finalement été rattrapés par l’Égide. La sécurité intérieure de l'Union. Saleté. Il essaya de se souvenir du nom de leur chef. Léos… Léos quoi, déjà ? Peu importe ; La Synarchie n'était plus un mouvement, tout juste une idée. Deux gros bourgeois en fuite. Émeric Barbet, Laurent Ange, quasiment interchangeables dans leurs tweeds gris, exception faite de l'imposante calvitie de Barbet. Ils parlaient de la Synarchie, expliquaient à qui voulait l'entendre que c'était pourtant
la solution. Qu'il suffisait d'être plus prudent. À quoi est-ce que ça croit, un Synarchiste ? Leur complot est un moyen, pas une fin. D'ailleurs on leur avait dit. Antigone Ornan-Munch. La coqueluche du fascisme internationale. Superstar de l'obscène. Une idéologue qui faisait du fric, avec un romantisme pas déplaisant. Petit air de garçon manqué, avec ses cheveux courts bien coiffés et ses traits un peu durs. Elle portait un uniforme d'officier Damann, qui ne la quittait plus depuis son passage chez les celtes. Au-dessus, une vareuse en laine. Qu'est-ce qu'elle avait fait, déjà? Pourquoi cette réputation ? Il se replongea dans ses souvenirs. Société de l'Iris d'Argent. Mouvement féministe « alternatif », traditionaliste, qui arrivait à exister au sein du Kah malgré le mépris général. Quelques coups d'éclats, mouvements ironiques. Enterrement parodique d'une importante déléguée de l'Union. Après ça ? Création du Club du Renouveau Social. Organisation solidariste visant à réformer le Kah. Rapidement interdit après quelques crimes ridicules ; Belle expérience. Au moins elle avait compris la nécessité de l'Action. Son romantisme la perdrait. Il n'était pas assez total, pas assez absolu. Juste suffisant à la rendre inconséquente. Leur regard se croisèrent, elle la salua et il lui rendit un petit signe de tête.
Il continua de parcourir la salle des yeux. Les murs étaient couverts d'épais rideaux rouges et le sol carrelé de noir et de blanc. Il entendit d'ailleurs quelqu'un s’interroger, bruyamment, sur le style des lieux. Une autre voix lui répondit quelque-chose de vague à propos de la décadence carnavalesque. Le Colonel Kaname qui parlait à ce psychotique de Crevier. Kaname était moins réactionnaire que conservateur. Un vrai de vrai, au sens le plus ultime du terme : ce qui le caractérisait avant tout, c'était son absence totale de vision, sa haine compulsive de ce qu'il ne comprenait pas et sa propension à justement ne rien comprendre. Militaire de carrière, pas moins doué qu'un autre. Il représentait, du fait de ses dispositions mentales si particulières, la plus fine expression du monarchisme Kah-tanais. Il n'avait pas de grand projet de société. N'était animé d'aucune exaltation mystique, politique, sociale. N'envisageait aucun ordre nouveau. Aucune excavation de l'histoire. Aucune mystique de l'être ou de l'homme. Il envisageait simplement l'Empereur. L'Empereur au pouvoir. L'Empire. L'Armée. La Gloire. Point. C'était ridicule, et de toutes les personnes présente il devait bien être le seul à prendre l'Empire – qui n'était qu'un moyen – pour une fin en soi. Il rassemblait dans sa suite tous les monarchistes sans imagination qu'on pouvait s'imaginer. Lui-même en avait bien l'air. Avec ses yeux un peu vitreux, son léger surpoids, son uniforme impeccable, d'une propreté qui aurait pu faire croire que l'Empire ne s'était jamais éteint. Une image d’Épinal, charmante, arrachée à la volée d'une vieille époque où tout avait plus de sens. Crevier détonnait, à côté de lui. Plus philosophe que politicien, ses cheveux qui se dressaient sur son crâne, son aspect un peu cadavérique, lunaire, son regard profondément sombre, son visage marqué par une fatigue inconcevable, ses épaules voûtées par le poids du monde, ses mains plongées dans les poches de son épais manteau, gris-vert. Il s'agitait. Tapait le sol du pied. Lançait des regards partout. Grognait. Pourtant il avait clairement quelque-chose de puissant, de magnétique. Et il écrivait des textes splendides sur l'anéantissement de l’âme. Un vrai artiste. Un vrai torturé. Il haïssait tout d'une haine farouche et ne croyait pas à la politique. Idéologie avant tout. Il voulait une race de sur-homme psychologiques ; Amoraux. Brutaux. Honnêtes. Il était pour la lutte des idées, et croyait vraiment qu'on pourrait renverser le Kah par la culture. Peut-être parce qu'ils se ressemblaient énormément, Ernest ne l'appréciait pas beaucoup. Ils étaient trop similaires sur le plan des idées et trop précisément opposés sur le plan du standing.
Il y en avait d'autres. Représentants de micro-mouvements, de micro-cellules, de diasporas lointaines sans but précis sinon de perpétuer leur existence. On comptait en tout plus d'une vingtaine d'individus. Quelqu'un demandait, sans obtenir de réponse, s'il y avait du café. La voix du Synarchiste Ange couvrit bientôt la question.
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C'est une imbécile !Il échangeait avec un moustachu qui représentait le Parti Impérial Constitutionnel. Tout était dans le nom.
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Au contraire je pense qu'elle a tout compris. Elle peut encore vivre au pays, elle.–
Et à quoi bon, pour ce qu'elle en fait ? Cracha amèrement le bourgeois.
Ils parlaient sans doute de la princesse Rouge. Rai Sukaretto. La fille du dernier empereur en date, une enfant lors de la révolution. Épargnée par les bouchers, qui avait intégré le système au point d'en devenir l'une des actrices majeures. Membre du Comité de Volonté Publique. Et en quel honneur ? Elle faisait des vêtements. C'était tout. L'Empire avait pour rejeton ultime une espèce de libérale mal dégrossis qui vendait des vêtements. Ridicule. Pourtant elle restait le sang de l'Empire. Dans la mystique réactionnaire elle était l'héritière légitime. Une alliée potentielle. Naturellement les Synarchistes la haïssaient car elle n'avait pas soutenue le mouvement – pourquoi et comment l'aurait-elle fait ? Les constitutionnalistes, eux, s'en moquaient bien. Que l'impératrice soit une idiote les arrangeait presque, eux et leurs délires ridicules de monarchies parlementaires. Plus loin, Ornan-Munch parlait sécurité avec un prêtre shintoïste, qui représentait une association venant en aide aux émigrés nationalistes kah-tanais à travers le monde. Le prêtre parlait d'une voix chevrotante.
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Ce n'est pas comme si ma présence était secrète. Le Comité a des yeux partout. Même ici, j'en suis certain. C'est comme ça. C'est inévitable. C'est...–
Pour moi c'est inutile d'y penser. Nous devons faire comme si de rien était. La paranoïa de nous amènera...–
Oui, oui. Et tout le monde a déjà prouvé son engagement.Antigone Ornan-Munch acquiesça vivement. Elle tripotait le col de son manteau, fixant quelque-chose derrière l'homme d'église.
À l'autre bout de la pièce, Crevier éclata de rire et attrapa la main d'une femme portant une robe rouge au style moderne.
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Le Club du Renouveau Social présentait une bonne première étape ! Je le dis !–
Le Club n'existe plus. Vous vous rappelez ? Il a été dissous. Soi-disant à causes d'assassinats. Des actes isolés. –
Les solidaristes ce sont des putrides et des cons dégueulasses, tout juste bon à être bouffés par les chiens. Mais ils avaient une bonne idée. Légalisme, légalisme ! Ah ! Il faut assumer ses crimes individuels et protéger le groupe ! Moi je le dis, écoutez un peu, moi je le dis encore une fois s'il le faut. Il faut imprégner la culture. Pas un parti, un Club politique, mais une communauté d'éthique, de pensée. Nous allons les faire éclater sous la pression. Comme ça.–
Hmh, oui. Lâchez-moi maintenant.Le duc en eut assez, se racla la gorge et se leva de son siège.
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Et maintenant compagnons, un peu de silence. Son excellence le Régent va nous rejoindre.