Le Doyen Makku, rasé peignéQuand le ministère de la diplomatie et le cabinet de la loge doyenne avaient reçu les instructions protocolaires venant de l’Empire Démocratique Latin Francisquien, certains du bureau n’avaient pu s’empêcher d’éclater de rire quand d’autres avaient été plutôt franchement vexés. Pour les pharois, toutes ces consignes plus ou moins alambiquées avaient quelque chose d’absurde au regard de leurs propres standards protocolaires. Le Doyen faisait régulièrement de la bicyclette en ville, déjeunait au bistro et se promenait en caleçon long sur la plage de Pharot quand il faisait beau sans que ça n’ait jamais choqué qui que ce soit ; aussi l'imaginer suivre à la lettre un fastidieux et ampoulé règlement avait de quoi faire sourire. Plus généralement le pays entretenait une sorte de familiarité traditionnelle avec un corps politique largement démystifié et dont les prérogatives étaient considérées au mieux comme un simple service public rendu aux citoyens mais très secondaire par rapport à ce qui faisait la vitalité réelle du pays : son tissu économique et l'indépendance de ses "commerçants".
Les ministres en venaient volontiers aux poings avec la foule et se promenaient sans escortes dans les rues, les hauts fonctionnaires prenaient les transports en commun et il n’existait aucune notion de devoir de réserve sur quelque sujet que ce soit, à part peut-être ceux tenant au secret défense – et encore. Le Gouvernement était largement désuni, se tirait dans les pattes avec franc-parler, aucun lieu ni évènement n'était sacré sauf encore ici et là quelques cérémonies religieuses. On entrait dans les deux Assemblées comme dans un moulin, à condition de se plier aux contrôles de la sécurité et il n'était pas rares que les députés soient pris à partis en sortant d'une séance de débat et termine la discussion au bar d'en face avec leurs électeurs.
Alors forcément quand la deuxième ligne du protocole impériale spécifiait que le Doyen devait agir de façon raffinée, un certain nombre de conseillers diplomatiques furent un peu pris de court, ne sachant pas très bien ce qu’il fallait entendre par là. Si c’était simplement être poli, cela allait de soi et on pouvait même considérer comme un peu insultant que l’Empire juge nécessaire de le rappeler. Si par contre il s’agissait d’autre chose, c’était de suite plus flou.
De même, qu’il y ait spécifiquement indiqué que le Doyen devait être « heureux » suscita quelques débats. Attendaient-ils de l’hypocrisie ou des sourires forcés ? Dans les bureaux on s’agitait pas mal se demandant si ces impériaux étaient délibérément outrageants, très civilisés, trop rigoristes ou simplement un peu cons. Certains voyaient dans la lettre une forme de mépris : « Il nous prennent pour des animaux ou quoi ? Jusqu’à preuve du contraire c’est encore eux les barbares ! » et autres saillies du même ton s'élevèrent dans les bureaux. D'autres trouvaient tout cela plutôt drôle et soulignaient avec un certain ravissement les différences culturelles qui séparaient les deux nations.
Finalement ce fut le Doyen Makku qui régla le problème :
- « Il est tout à fait normal que l’Impératrice souhaite passer un bon moment avec un homme bien élevé et qui sente bon. Moi aussi à choisir je préfère fréquenter des femmes parfumées et bien coiffées plutôt qu’elle aient une odeur d’algue verte et un poulpe sur la tête. »
Il semblait bien s’amuser. Pour l’occasion, pendant le trajet en bateau qui le transportait jusqu’à l’Empire, il se fit même raccourcir la barbe et enfila son plus beau bonnet de laine, celui qu’il portait le dimanche, un veston vert assorti à son caban noir zébré de rouge, des vêtements chauds, confortables et élégants – du moins selon ses standards à lui – qui allaient très bien pour naviguer. On lui mit même un peu d’eau de Cologne derrière les oreilles et il choisit dans son placard sa plus jolie canne, celle avec un pommeau en forme de canard sculpté dans un os de baleine.
Arrivé à bon port, la délégation pharoise prit la direction du Palais, composée du Doyen Makku, d’une petite poignée de diplomates et de quelques militaires en cirés. Pour l’occasion avaient été autorisés à entrer dans l’Empire avec un peu d’avance des journalistes du Syndikaali pour le Journal de Pharot, le Papillon, la Fraternité et l’Action, les principales feuilles de choux du pays.
Arrivé devant le palais en voiture, escorté par la police francisquienne, le Doyen sortit le premier du véhicule et prit le temps d’observer la place avec un certain ravissement de touriste qui découvre une architecture qui ne lui est pas familière puis levant une main – celle qui ne tenait pas la canne – salua la foule avant de lancer quelques mots dans un latin maladroit.
- « J’aime beaucoup votre le Francisquien ! » s’écria-t-il avec un grand sourire avant de froncer les sourcils. « Attendez… J’aime, non, le Francisquien est un pays que j’aime ! » il ne semblait toujours pas satisfait. « J’aime beaucoup le pays Francisquien ? » hasarda-t-il.
Puis il haussa les épaules et adressa un clin d’œil complice à la foule réunie avant de mimer un baiser avec sa main, puis de se diriger d’un pas lent mais guilleret vers les marches du Palais où l’attendait la famille impériale qu’il salua d’un signe de la tête et d’un grand sourire, comme l’exigeait le protocole.