Posté le : 01 mars 2025 à 17:51:31
Modifié le : 27 sep. 2025 à 12:42:17
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Le Soufisme jashurien
Lâune des particularitĂ©s du Jashuria au cours des millĂ©naires est dâavoir Ă©tĂ© capable dâabsorber dans sa sociĂ©tĂ© et sa culture de nombreux Ă©lĂ©ments exogĂšnes. Il est dit que lâair du Jashuria est capable dâapaiser le plus ardent des combattants et cet adage sâest confirmĂ© de nombreuses fois au cours de lâHistoire. La sociĂ©tĂ© jashurienne, par son attitude, sâest appropriĂ©e les marqueurs cultuels de plusieurs religions et les marqueurs culturels des peuples qui ont cherchĂ© Ă lâenvahir, offrant les conditions dâune hybridation unique au sud-est du Nazum. A ce titre, la propagation de lâIslam au Nazum du sud-est sâest heurtĂ©e trĂšs tĂŽt Ă la rĂ©silience de lâHindouisme et du Bouddhisme, crĂ©ant les conditions qui ont permis la modification des formes religieuses, Ă mesure que lâIslam tentait de sâimplanter dans la rĂ©gion.
LâIslam arrive au Nazum du sud-est au cours du IXe siĂšcle aprĂšs J-.C, par le biais des marchands afarĂ©ens, puis par le biais dâexpĂ©ditions militaires infructueuses lancĂ©es sporadiquement au cours du Xe siĂšcle. LâarrivĂ©e de lâIslam sâest faite non pas par lâarrivĂ©e de missionnaires, mais par le biais du commerce entre les deux continents. La seconde vague de contacts avec lâIslam se fit au travers des expĂ©ditions militaires au cours du Xe siĂšcle, oĂč dâambitieux conquĂ©rants tentĂšrent de se tailler une place dans le Nazum afin dâagrandir leurs possessions. Ils apportĂšrent avec eux les prĂ©dicateurs et les ouvrages de rĂ©fĂ©rence qui servirent Ă consolider leur ancrage dans la rĂ©gion, mais face Ă la rĂ©sistance des populations locales, ne purent implanter durablement lâIslam sans passer par des conversions forcĂ©es â et donc peu fiables dans le temps.
Pourtant, malgrĂ© une position ambivalente dans la rĂ©gion, lâIslam constitua une religion connue des Jashuriens dĂšs le IXe siĂšcle et prĂ©sente dans le paysage, essentiellement cĂŽtier des diffĂ©rents royaumes, sous la forme de quartiers isolĂ©s, gĂ©nĂ©ralement pourvus dâune mosquĂ©e. Les AfarĂ©ens musulmans ainsi que les NazumĂ©ens du nord qui sâinstallĂšrent dans la rĂ©gion se retrouvĂšrent principalement sur la cĂŽte ouest de la pĂ©ninsule sud-est du Nazum, et les enseignements musulmans se diffusĂšrent lentement par ce biais. Si lâIslam sunnite ou chiite ne perça pas dans les milieux hindouistes et bouddhistes, câest le Soufisme qui eut le plus de retombĂ©es au sein du Jashuria. Les communautĂ©s soufies, sĂ©dimentĂ©es autour des figures spirituelles, sâaccordĂšrent bien dans leur philosophie avec lâHindouisme et le Bouddhisme, jusquâĂ former une religion intĂ©grĂ©e dans la sociĂ©tĂ© jashurienne. Les ZaouĂŻas â Ă©difices communautaires soufis â devinrent rapidement des centres dâĂ©ducation pour les plus dĂ©munis hors de la communautĂ© et sâacclimatĂšrent Ă la sociĂ©tĂ© jashurienne de lâĂ©poque pour y apporter leur regard particulier sur le monde, tout en absorbant une partie de la cosmogonie hindouisme et des rites bouddhistes.
Mais si les ZaouĂŻas actuelles tĂ©moignent de la parfaite intĂ©gration du Soufisme dans la sociĂ©tĂ© jashurienne, lâun des marqueurs les plus importants de cette hybridation culturelle et cultuelle est le port du voile chez les femmes. Contrairement aux sociĂ©tĂ©s afarĂ©ennes, oĂč le voile est considĂ©rĂ© comme un marqueur religieux fort, souvent imposĂ© aux femmes par les imams, jusquâĂ devenir un marqueur dâoppression ; le port du voile au Jashuria nâest pas considĂ©rĂ© comme un vecteur dâobscurantisme, mais sâest vu progressivement sĂ©cularisĂ© jusquâĂ devenir un accessoire de mode comme un autre. Cette sĂ©cularisation progressive du voile sâest faite dans un contexte inĂ©dit. Le voile, en tant que tenue vestimentaire, est connu au Jashuria depuis lâAntiquitĂ©, oĂč les larges bandes de tissus colorĂ©s viennent orner les cheveux des femmes dans des formes simples ou complexes, pour les occasions festives essentiellement. Que ces tissus soient fins, Ă©pais, colorĂ©s ou non, ils sont utilisĂ©s depuis des siĂšcles par les Jashuriennes comme Ă©lĂ©ment vestimentaire. Ainsi, lâarrivĂ©e de lâIslam sunnite et chiite dans lâespace jashurien crĂ©a une situation assez surprenante oĂč les musulmans les plus conservateurs se retrouvĂšrent aux prises avec les Hindouistes et les Bouddhistes, qui ne voyaient pas dans le voile le moindre argument ou impĂ©ratif religieux. LâIslam Ă©tant minoritaire dans la rĂ©gion, et les Sunnites et Chiites rapidement remplacĂ©s par les Soufis, les plus conservateurs durent faire des compromis pour pouvoir coexister avec les Jashuriens.
La confrontation entre le conservatisme musulman et la sociĂ©tĂ© jashurienne se sĂ©dimenta principalement autour des femmes. Ces derniĂšres, Ă©gales des hommes dans la sociĂ©tĂ© jashurienne, prirent les choses en main et refusĂšrent les injonctions religieuses des prĂ©dicateurs Ă©trangers, jusquâĂ les dĂ©courager et les tourner en ridicule. Leur refus de se soumettre aux imams culmina avec un Ă©vĂšnement inĂ©dit dans lâhistoire de lâislam nazumĂ©en : lâĂ©viction des imams et la promotion de femmes imams. Lâordination de femmes imams â ou imames â fut durant longtemps refusĂ©e par les Sunnites et les Chiites, mais la transformation interne de lâIslam jashurien sous la pression de la sociĂ©tĂ© jashurienne fit que la pratique se gĂ©nĂ©ralisa chez les Soufis. Les Sunnites et les Chiites furent progressivement marginalisĂ©s par les communautĂ©s religieuses soufies, qui parvinrent Ă intĂ©grer les codes de la sociĂ©tĂ© jashurienne Ă leur religion â notamment le principe de lâĂ©galitĂ© hommes-femmes ⊠mais pas lâĂ©galitĂ© entre castes, Moyen-Ăge oblige -. La marginalisation des imams chiites et sunnites laissa un certain vide dans les communautĂ©s religieuses locales, et ce sont les communautĂ©s soufies, bien mieux intĂ©grĂ©es dans le tissu local, qui prit lentement le contrĂŽle du destin religieux de lâIslam dans la rĂ©gion. Petit Ă petit, les imames remplacĂšrent leurs homologues masculins et purent apporter dans lâIslam local les particularitĂ©s de la sociĂ©tĂ© jashurienne, notamment dans lâapplication des lois religieuses, originellement bien moins favorables aux femmes. Parmi ces concessions â peu courantes dans lâIslam â lâordination des imames est probablement lâune des plus grandes avancĂ©es ; ainsi que la sĂ©cularisation du voile, qui ne fut plus considĂ©rĂ© comme une obligation religieuse ; et la rĂ©vision des lois islamiques via une hermĂ©neutique des textes, adaptĂ©es au contexte jashurien.
Bien entendu, lâĂ©volution du Soufisme au prisme de la sociĂ©tĂ© jashurienne mĂ©diĂ©vale ne fut pas sans susciter bien des dĂ©sapprobations de la part des autres Ă©coles islamiques. Le Soufisme jashurien fut considĂ©rĂ© pendant des siĂšcles comme une hĂ©rĂ©sie aussi indigne que le Chrisianisme ou le JudaĂŻsme par les plus belliqueux et conservateurs des musulmans. Dans cette vague de condamnations successives, seul lâAlthalj conserva une attitude bienveillante Ă lâĂ©gard de ces imames « illicites » et des Ă©volutions des communautĂ©s religieuses locales. Cette attitude conciliante permit aux musulmans jashuriens de bĂ©nĂ©ficier dâun rare appui parmi les plus grands tenants de lâIslam afarĂ©ens, leur Ă©vitant les foudres des autres Sunnites et Chiites. Petit Ă petit, le Soufisme jashurien fut considĂ©rĂ© comme la seule Ă©cole islamique ayant une position durable dans la rĂ©gion et le seul ayant accĂšs Ă un nombre suffisant de fidĂšles pour pouvoir se perpĂ©tuer.
Sous lâinfluence de lâHindouisme et du Bouddhisme, le Soufisme jashurien est devenu Ă©tranger Ă lâinfluence du Sunnisme et du Chiisme, crĂ©ant ses propres codes liturgiques et utilisant ses propres rites, diffĂ©rents de ceux des autres Ă©coles de lâIslam. Evoluant Ă lâĂ©cart des autres cultes de lâIslam, mis Ă part ses contacts rĂ©guliers avec les Qaris, le Soufisme jashurien est entrĂ© dans le XXIe siĂšcle avec des questions particuliĂšrement pressantes et notamment la crĂ©ation dâune Ă©cole de lâIslam officiellement reconnue par les autres Ă©coles. Bien que le Soufisme jashurien ne fasse plus partie des hĂ©rĂ©sies aux yeux des autres musulmans, son isolement gĂ©nĂ©ral du reste de lâIslam fait quâil est aujourdâhui en manque dâune reconnaissance officielle. Une reconnaissance officielle du Soufisme jashurien auprĂšs de la communautĂ© internationale des croyants rĂ©soudrait une grande partie de ses problĂšmes actuels, notamment son intĂ©gration pleine et entiĂšre dans la communautĂ© des fidĂšles (et une reconnaissance officielle de ses lieux de culte). Outre cette question de lĂ©gitimitĂ©, la reconnaissance de lâordination des imames est un sujet saillant pour les Soufis de la rĂ©gion, car leur clergĂ© est composĂ© pour plus de trois-quarts dâimames dont la formation est assurĂ©e non pas dans les grands centres religieux originels de lâAfarĂ©e, mais dans les lieux de cultes jashuriens et ceux du dĂ©sert de lâAlthalj, ce qui pose de sĂ©rieux soucis pour le clergĂ© soufi, Ă la recherche de conseils spirituels de leurs pairs.
Le Soufisme au XXIe siĂšcle se retrouve dans une situation inĂ©dite. Si sa lĂ©gitimitĂ© est reconnue Ă lâinternationale, il pourra alors former une Ă©cole de pensĂ©e officielle capable dâoffrir une nouvelle voie Ă lâIslam, plus en phase avec la modernitĂ© offerte par les sociĂ©tĂ©s nazumĂ©ennes du sud. Plus Ă©galitaire que les courants de lâIslam traditionnel, ses positions vis-Ă -vis des femmes ne font cependant pas consensus auprĂšs des imams les plus conservateurs, ce qui risque de freiner sa rĂ©intĂ©gration dans la communautĂ© des fidĂšles.
Quâest-ce quâĂȘtre Soufi : dĂ©finition historique
LâĂ©tymologie du mot Soufi viendrait de souf (la laine). Le Soufi serait donc le musulman vĂȘtu de laine, qui aspire Ă lâhumilitĂ©. Il correspond aujourdâhui Ă un double mouvement spirituel : le besoin de Dieu et le besoin de communion avec les autres. Le Soufi est donc celui qui « cherche Dieu » mais qui, par la communion avec ses semblables, cherche Dieu Ă plusieurs. Le Soufisme se base dâabord sur la recherche de la hakika (la RĂ©alitĂ© ultime) qui est Dieu. Sâil concĂšde Ă la charia la primautĂ©, il ajoute Ă la lĂ©gislation islamique lâexploration dâune voie mystique visant une union avec Dieu, la tarika. Le Soufisme est donc plus que le simple respect des lois du Divin, mais une recherche active de communion et de comprĂ©hension du Divin. Pour cela, les grands thĂ©oriciens du Soufisme, notamment Jashurien, recommandent la purification des dĂ©sirs par la mĂ©ditation, la rĂ©flexion et lâexamen de conscience rĂ©gulier. Sâajoutent Ă cela des pratiques complĂ©mentaires nommĂ©es fana (AnĂ©antissement) qui visent, par la lecture du Coran, la priĂšre, les pĂšlerinages et les recueillements Ă rapprocher du Divin.
Les Maßtres : une appréhension diverse du concept
Pour suivre la voie mystique de lâunion avec Dieu, les Soufis suivent les enseignements des guides, les Mourchids (« ceux qui orientent »). Les Mourchids sont gĂ©nĂ©ralement des descendants autoproclamĂ©s des compagnons du ProphĂšte, ou des disciples reconnus desdits companons (les Mouridins). Les Jashuriens ont trĂšs tĂŽt rejetĂ© lâautoritĂ© des Mourchids, prĂ©fĂ©rant une approche plus horizontale de la religion et du rapport au divin. Sâil existe aujourdâhui dans leur historiographie de grands penseurs, la vĂ©nĂ©ration des MaĂźtres que lâon trouve dans le Soufisme classique est largement bannie des dĂ©bats, le pays ayant eu son lot de Gourous Ă Ă©vincer. Sâil existe toujours des OulĂ©mas, qui veillent au respect des rĂšgles, ces derniers ne disposent pas de la dĂ©fĂ©rence et des pouvoirs qui Ă©taient attribuĂ©s aux Mourchids du dĂ©but de lâIslam jashurien. Ceci a créé les conditions dâun Islam soufi plus horizontal et moins empĂȘtrĂ© dans les dĂ©votions rendues Ă la figure influence du « MaĂźtre ».
Les Soufis dĂ©finissent deux grandes catĂ©gories dâĂ©tapes qui doivent marquer la rencontre entre lâhomme et le Divin. On distingue la station (makam) et lâĂ©tat (hal). La station constitue le palier dâaccomplissement, obtenu par lâeffort du mystique tandis que lâĂ©tat reprĂ©sente les paliers de la grĂące que fait connaĂźtre Dieu Ă son mystique. Les thĂ©oriciens du Soufisme sont divisĂ©s sur les Ă©tapes des stations et des Ă©tats, et ces divergences ont animĂ© pendant des siĂšcles les dĂ©bats entre les thĂ©oriciens du Soufisme, tant et si bien que certains vont jusquâĂ parler dâune quarantaine de stations et dâĂ©tats. Les stations qui reviennent le plus souvent sont la conversion, lâabstinence, le renoncement, la pauvretĂ©, la patience, la confiance, ⊠Pour les Ă©tats, les plus courants sont la mĂ©ditation, lâamour, la crainte, lâespĂ©rance, lâintimitĂ©, la contemplation, ⊠Ce nâest quâau bout de ce cheminement que se trouve lâĂ©tat de communion idĂ©al : lâextase.
Les Soufis du Jashuria se rĂ©fĂšrent gĂ©nĂ©ralement aux enseignements de maĂźtres disparus, ayant Ă©mergĂ© avant lâarrivĂ©e des Soufis dans le pays, prĂšs dâun siĂšcle avant leur arrivĂ©e. Les « premiers » Soufis qui foulĂšrent la Jashurie Ă©taient engagĂ©s dans une vie spirituelle exigeante qui leur avait valu de sâexiler de leur AfarĂ©e natale. Ces maĂźtres prĂȘchaient lâidĂ©e que toute la CrĂ©ation et lâhomme en particulier, possĂšde lâessence divine, ce qui, dans certains canons de lâIslam, Ă©tait considĂ©rĂ© avec suspicion. Lâamour de la vĂ©ritĂ© et de la communion avec Dieu fut au cĆur du projet de ces maĂźtres soufis Ă©chappant aux discriminations et aux vexations en AfarĂ©e. Elle se mĂ©langea Ă©trangement avec la recherche scientifique, la volontĂ© de communion des Soufis entrant en correspondance avec la curiositĂ© naturelle des hommes et la recherche de la « bonne mĂ©thode » pour atteindre la vĂ©ritĂ© de la CrĂ©ation. ArrivĂ©s sur une terre accueillante, les Soufis qui deviendraient plus tard les maĂźtres Ă penser des Soufis jashuriens sâaccordĂšrent sur le fait que le « dĂ©sir de communier avec le Divin » sâaccommodait particuliĂšrement bien avec la curiositĂ© scientifique et la volontĂ© de dĂ©coder la CrĂ©ation. Ces Soufis fondĂšrent une Ă©cole originale, qui loin de rĂ©pudier lâapproche scientifique, la fit entrer dans le canon auprĂšs du corpus des mĂ©ditations et des priĂšres. La mystique soufie fut cependant aux prises directes avec les sectes bouddhistes du Jashuria et en retira un attrait particulier pour le dĂ©tachement et pour lâascĂšse, bien plus que ses cousins afarĂ©ens, contribuant Ă faire des Soufis des sages Ă©pris de connaissances, mais humbles dans leurs possessions matĂ©rielles.
Les maĂźtres du Soufisme jashurien laissĂšrent Ă la postĂ©ritĂ© de nombreux ouvrages, qui perdurent encore aujourdâhui et sont prĂ©cieusement conservĂ©s dans les bibliothĂšques des temples. Leur plus grand apport, outre lâastronomie, fut la poĂ©sie, dont nous possĂ©dons encore aujorudâhui la plupart des recueils. Ces mystiques entreprirent aussi de commenter et dâinterprĂ©ter la Parole du Coran au travers des nouvelles conditions de leur vie en Jashurie et sâouvrirent aux autres religions, ce qui contribua grandement Ă la mĂ©fiance des Sunnites et des Chiites envers leur liturgie et leurs considĂ©rations thĂ©ologiques.
Les confréries au sein du Soufisme
Les confrĂ©ries soufies, ou tourouk (au singulier tarika, sont caractĂ©ristiques de cette pensĂ©e religieuse. InstallĂ©es dans des centres dâenseignement, ces confrĂ©ries prennent souvent naissance non loin du tombeau du fondateur de la tarika, ou encore dâun homme pieu qui en a inspirĂ© lâenseignement et auprĂšs duquel reposent ses disciples. Ces confrĂ©ries, gĂ©ographiquement situĂ©es, se sont trĂšs vite affiliĂ©es Ă des observatoires et Ă des centres de recherche, trĂšs prisĂ©s en Jashurie, tant et si bien que les tourouk sont devenues des lieux de savoir. Ce phĂ©nomĂšne fut Ă lâorigine du maintien du Soufisme dans la Jashurie et de sa transformation progressive au cours des siĂšcles. En effet, si dans dâautres pays le Soufisme est associĂ© Ă une mystique quasi-magique, qui lui vaut lâopprobre des autres Ă©coles de lâIslam, le Soufisme jashurien est surtout imprĂ©gnĂ© dâune dĂ©marche Ă la fois spirituelle et scientifique propre Ă la structure particuliĂšre de la sociĂ©tĂ© jashurienne. Cette situation a fait que le Soufisme jashurien, loin de se confiner dans une mystique religieuse pilotĂ©e par des marabouts, sâest ouvert et a façonnĂ© des gĂ©nĂ©rations dâĂ©rudits, qui vinrent concurrencer les savants locaux.
LĂ oĂč lâIslam sunnite se fourvoya en essayant de convertir les Jashuriens par la force â et Ă©choua - , les Soufis sâinscrirent dans la sociĂ©tĂ© jashurienne en essayant non pas de la subvertir, mais de vivre avec elle. Cette approche se rĂ©vĂ©la gagnante car pendant des siĂšcles, les confrĂ©ries se maintinrent et prospĂ©rĂšrent. Elles devinrent des outils politiques importants, les seigneurs du Jashuria prenant souvent pour conseillers des savants soufis afin de contrebalancer le pouvoir des Hindouistes et des Bouddhistes. Leur modĂ©ration et leur approche parvinrent Ă crĂ©er une image de sagesse.
Les Soufis du Jashuria sont particuliers par rapport au Sunnisme afarĂ©en dans la mesure oĂč ils disposent un clergĂ© constituĂ© en grande partie de femmes et que ce clergĂ© est instituĂ© et dispose de ses propres organes de formation. Les Tariqas du Jashuria en rĂ©pondent Ă une organisation nommĂ©e les Tariqas UnifiĂ©es du Jashuria, une institution de droit privĂ© qui cherche Ă organiser la formation des reprĂ©sentants du clergĂ© et Ă centraliser les problĂ©matiques afin de pouvoir peser dans la communautĂ© des croyants au Nazum et dans une moindre mesure, dans le monde. Lâorganisation des Tariqas UnifiĂ©es sâest imposĂ©e comme une structure capable dâorganiser lâIslam de Jashurie. Elle centralise une grande partie des rĂ©flexions, des dĂ©cisions, mais surtout, supervise la formation des imams et des reprĂ©sentants religieux de la communautĂ© musulmane jashurienne.
La rĂ©alitĂ© du Soufisme jashurien : la spiritualitĂ© plus que lâorthodoxie
Les Soufis du Jashuria ont vĂ©cu pendant des siĂšcles coupĂ©s des principales forces thĂ©ologiques de lâIslam afarĂ©en. Nâayant que trĂšs peu de contacts avec les principaux prĂ©dicateurs de lâIslam et encore moins accĂšs aux principaux lieux saints de leur religion, les Soufis ont Ă©voluĂ© dans une direction que les plus traditionnalistes des OulĂ©mas considĂ©reraient aujourdâhui comme une hĂ©rĂ©sie. Car sâil est un fait indiscutable au sein du Soufisme jashurien, câest que lâIslam est plus une affaire de spiritualitĂ© plutĂŽt que dâorthodoxie. Les Soufis jashuriens, imprĂ©gnĂ©s de la tradition hermĂ©neutique jashurienne, ont durant des siĂšcles commentĂ© le Coran et sont tombĂ©s dâaccord pour considĂ©rer que lâidĂ©e selon laquelle le ProphĂšte a mĂ©langĂ© dans le Coran ses propres obsessions et perverti une partie du message divin. Selon les OulĂ©mas soufis du Jashuria, il faut distinguer les dires du ProphĂšte â qui sont situĂ©s dans le temps et contestables - du message rĂ©el dâAllah â son amour pour lâhomme et la vie en gĂ©nĂ©ral. En ce sens, le Soufis sâintĂ©ressent plus Ă la spiritualitĂ© du Coran quâĂ sa valeur normative, considĂ©rant quâil nây a aucun intĂ©rĂȘt Ă vivre comme un nomade afarĂ©en du VIe siĂšcle adepte de la polygamie.
Les Soufis du Jashuria se sont donc plus concentrĂ©s sur lâhermĂ©neutique du Coran et ont pris Ă bras le corps les problĂšmes de dissonance cognitive qui pouvaient survenir entre les croyants et le livre saint, Ă la lecture. Les OulĂ©mas ont convenu que les passages les plus atroces du livre nâont pu ĂȘtre dictĂ© par Allah, mais quâils sont le rĂ©sultat dâune appropriation de sa parole par le ProphĂšte, qui a mĂȘlĂ© ses propres dĂ©sirs et obsessions dans la rĂ©vĂ©lation. En ce sens, les Soufis du Jashuria nâont pas souscrit aux hadiths afarĂ©ens postĂ©rieurs Ă la rĂ©vĂ©lation et ont constituĂ© leur propre rĂ©pertoire normatif pour organiser leur religion. Leur importance dans la dĂ©finition du dogme et dans la dĂ©finition des lois diffĂšre de lâIslam afarĂ©en et continue de varier en fonction des orientations religieuses au sein mĂȘme de l'Islam nazumĂ©en. Les Soufis ne reconnaissant pas la valeur normative des hadiths afarĂ©ens, ni leur canonisation dans le corpus dogmatique, ils ont cependant prĂ©fĂ©rĂ© une littĂ©rature abondante sur la spiritualitĂ© religieuse, par le biais de poĂšmes, de louanges, de chants et de priĂšres ; dont les pratiques ont beaucoup pris de lâHindouisme.
En ce sens, le Soufisme jashurien sâest Ă©cartĂ© des principales Ă©coles juridiques de lâIslam afarĂ©en, prĂ©fĂ©rant lâidĂ©e dâune religion vivante et spirituelle plutĂŽt quâune maniĂšre dâorganiser la sociĂ©tĂ©. Câest pour ça que les Soufis du Jashuria ont une tradition interprĂ©tative beaucoup plus ancrĂ©e dans leur pratique que la plupart des musulmans dâAfarĂ©e et quâils sont vus avec mĂ©fiance par les autres Ă©coles de lâIslam. Pour preuve, les Soufis jugent que la hajj est un pĂ©lerinage inutile et que la vĂ©ritable Kaaba est le cĆur de l'homme. Les fidĂšles ne se recueillent que sur les tombeaux des saints. Comme le disait l'un des penseurs du Soufisme jashurien : « Quoi que tu cherches, cherche-le en toi, il n'est pas ni Ă la Kaaba, ni dans le pĂšlerinage. » Les Soufis jashuriens pratiquent le ramadan en guise de purification, mais cette pratique est beaucoup plus relĂąchĂ©e que dans d'autres pays et d'autres communautĂ©s. Il est plutĂŽt mis l'accent sur les festivitĂ©s qui se jouent Ă la tombĂ©e du jour.
Les Soufis jashuriens, Ă bien des Ă©gards, peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme un mouvement totalement hĂ©rĂ©tique par rapport aux autres Ă©coles de lâIslam, mĂȘme au Nazum. Mais Ă©trangement, aucun des grands savants de lâIslam afarĂ©en ne lâa remarquĂ© jusquâĂ prĂ©sent. Que cela soit par mĂ©pris ou parce que les Soufis jashuriens savent habilement manĆuvrer la parole pour apparaĂźtre comme orthodoxes aux yeux des oulĂ©mas, les Soufis jashuriens ont rĂ©ussi Ă apparaĂźtre comme lĂ©gitimes ⊠alors quâils sont trĂšs certainement bien plus Ă©loignĂ©s du Chiisme et du Sunnisme que les deux Ă©coles ne le sont entre elles.