Vue de loin, l’île de Maailmanloppu faisait un peu effet d’un grand buisson qu’un coup de vent particulièrement violent aurait déposé simplement sur la mer. Il s’agissait d’un bout de terre volcanique érigé comme une corne et touffu d’une épaisse forêt d’épicéas et de pins sylvestres d’où émergeait un petit plateau rocheux. C’était là-haut qu’on avait construit l’orphelinat. De nuit, quand le temps était clément et le ciel noir, on pouvait parfois en distinguer les lueurs des fenêtres se détacher haut dans l’obscurité comme des étoiles. Le matin, l’orphelinat trônait au-dessus des brumes basses qui recouvraient la forêt, mais le reste du temps il semblait baigner dans les nuages qui rendaient les rideaux et les moquettes humides.
Depuis l’embarcadère et le chalet du gardien de phare démarrait une route de terre battue qui pénétrait en serpentant dans les bois. Le chemin suivait tant bien que mal l’escarpement de l’île et semblait se faufiler entre les arbres et les rochers par de nombreux détours en cherchant à épouser une pente douce. Celle-ci grimpait sur un kilomètre avant de déboucher sur une hauteur plus escarpée et rocailleuse. Autrefois on abandonnait là la calèche pour finir le chemin à pied par des escaliers creusés dans la roche mais Lastenkoti avait récemment réalisé des travaux d’aménagement pour que la route épouse progressivement le dénivelé et celle-ci tournait désormais autour du plateau en pente douce, assez largement pour y faire passer une voiture. Il fallait néanmoins conduire prudemment, le gel qui recouvrait les pierres faisait risquer les dérapages et la hauteur du plateau rendait tout accident mortel.
Au terme du chemin, on débouchait sur le plateau qui servait de parc au domaine. N’y poussait plus qu’une rêche toundra, la majeure partie de l’année recouverte de neige et où les seuls arbres et ornements végétaux avaient été plantés là par la main de l’homme parfois des siècles au paravent. Aujourd’hui encore un jardinier solitaire, le citoyen Pekko, entretenait les genévriers, travaillait les arbustes et élaguait les pins afin de permettre au domaine de garder un aspect habité et praticable. La flore restait toutefois austère à de telles latitudes et peinait à dessiner quelques allées mornes où le gravier et la pelouse se recouvraient indistinctement de lichens et de mousses dès que la pluie tombait. L’orphelinat se tenait posé au centre du plateau, entouré de plusieurs centaines de mètres de jardin lui-même encerclé par un vieux mur de pierre orné régulièrement de lanternes. En tout et pour tout, le domaine se composait d’étendues d’herbes mortes, d’un maigre petit bois d’épicéas dont on avait fait le tour en cinq minutes et de quelques constructions comme un pavillon surélevé qui donnait sur la mer, une nacelle qui grinçait et pour les plus jeunes un carrousel de chevaux de bois qu’on pouvait faire tourner en pédalant. Derrière Lastenkoti on devinait également la forme d’un labyrinthe défraichi dont les murs en haies de ronces centenaires dissuadaient efficacement les tricheurs de tenter de passer à travers et dont l’intérêt ludique se limitait aujourd’hui à offrir aux adolescents des déambulations pensives ou amoureuses dissimulées aux yeux des autres pensionnaires.
Bâti dans un style lemminkäinien, le bâtiment de Lastenkoti était construit en pierres blanches et en briques rouges délavées par le sel et les embruns marins. Il s’agissait d’une grande demeure en U dont les deux ailes cerclaient une cour intérieure où se trouvait un puit et qui ouvrait sur un portail de fer d’où on pouvait apercevoir la mer en contrebas, par-dessus la forêt. A une époque pas si lointaine on se servait du puit pour laver le linge des pensionnaires, mais son fond de cuve gelait trop souvent et trop profondément, le rendant inutile une grande partie de l’année si bien que l’orphelinat s’était récemment doté d’un réseau de tuyauterie efficace qui venait alimenter les salles d’eau et les radiateurs à l’intérieur. A mesure que la modernisation apportait le confort, la capacité d’hébergement des lieux avait augmenté et l’accueil des orphelins des disparus en mer n’étant plus seulement réservé à la seule marine militaire, Lastenkoti avait abrité près d’une soixantaine de pensionnaires dans les années 1900 et désormais plus de deux cents en ce début de XXème siècle.
Malgré les nombreux travaux et investissements dont l’orphelinat avait bénéficié ces dernières décennies, il restait de notoriété publique que Lastenkoti était un endroit dur à vivre. Passées les portes du domaine, la nature redevenait immédiatement sauvage et les températures chutaient si bas en dessous de zéro qu’elles rendaient toute longue excursion impossible la plupart du temps. En été, le thermomètre indiquait rarement plus de vingt degrés les meilleurs jours et pouvait tomber à moins trente autour de janvier et février. La proximité de l’océan évitait heureusement des chutes de température trop insupportables mais rendait également l’air humide, renforçant la sensation de froid. Plus gênant encore que les températures, la proximité des pôles altérait le rythme des saisons, divisant l’année en deux : un hiver et un été qui se caractérisaient chacun par un temps d’ensoleillement radicalement opposé. Pendant près de la moitié de l’année, les saisons hivernales étaient plongées dans d’immenses nuits, l’été offrait quant à lui d’interminables jours. Les enfants et le personnel pouvaient heureusement bénéficier des services d’un solarium construit dans les sous-sols du bâtiment et d’épais rideaux afin de masquer la lumière du soleil au moment de dormir, mais il était reconnu que ces étranges bouleversement saisonniers provoquaient parfois chez les nouveaux pensionnaires d’ennuyeux troubles du sommeil auxquels l’infirmière de l’orphelinat répondait en général par des infusions censées relaxer le corps et apaiser l’esprit.
A l’intérieur des murs, Lastenkoti se révélait être un lieu de vie agréable quoiqu’au style franchement vieillot. Les parquets et les gonds des portes grinçaient, les moquettes sentaient un peu le moisi et la vieille poussière, et les plafonds étaient recouverts d’anciennes moulures offrant à voir ici et là des visages de plâtre figés et grimaçants. Malgré les vastes et hautes fenêtres dont bénéficiait les lieux, la lumière polaire peinait la plupart du temps à éclairer convenablement l’intérieur des pièces dont il fallait laisser allumés les luminaires aux abat-jours jaunis même en plein milieu de la journée. Vestige d’une époque où l’autorité des adultes s’exprimait dans l’apparat de l’architecture, tout à Lastenkoti était grand : de longs couloirs, de larges salons, le tout bien souvent disproportionné au regard de la petite communauté qui y vivait au quotidien. Même en triplant ses effectifs par rapport au moment de sa construction, l’orphelinat continuait d’inspirer une impression constante de vide et de solitude que la décoration chargée ne parvenait pas à combler. Les chambres des pensionnaires qui pouvaient abriter jusqu’à quatre lits étaient pour la plupart encore inoccupées et si on avait regroupé au maximum les enfants par tranches d’âge et par sexes, afin de mieux les surveiller et que la chaleur que chacun dégageait contribue à rendre les pièces vivantes et agréables, il n’en restait pas moins qu’une fois plongée dans la pénombre, chacune d’entre-elle donnait un peu le sentiment de s’endormir dans un vaste dortoir déserté.
Au deuxième étage, sous les combles, on trouvait les salles de classe ainsi que divers espaces de rangement. Une douzaine d’enseignants se partageaient les matières pour tous les niveaux et trois maîtres et maîtresses avaient à leur charge l’éducation des plus jeunes. C’était objectivement l’étage le plus calme de tout le bâtiment, entièrement dédié aux études et où l’on croisait des adultes à n’importe quelle heure de la journée, soit des professeurs, soit le concierge qui s’occupait de tenir les salles propres. Depuis les fenêtres du troisième, on dépassait confortablement la cime des arbres de la forêt étendue autour du plateau et pour peu que quelqu’un fasse le tour des pièces unes à unes il aurait pu constater empiriquement que Maailmanloppu était belle et bien une île entourée par l’océan. Certains soirs, en regardant vers l’ouest, on devinait la proximité de Valaidenportti au reflet orangé de son éclairage public sur les nuages, mais la rotondité de la terre empêchait d’en distinguer les lumières directement. Si on avait de la chance, ou avec une bonne paire de jumelles, on pouvait à l’occasion distinguer au loin la silhouette d’un baleinier ou d’un navire cargos du Syndikaali. Les plus jeunes des pensionnaires croyaient également parfois repérer des vedettes pirates sillonner furtivement la zone mais leurs coques peintes aux couleurs de la mer empêchaient toujours d’être réellement certain de ce qu’on pensait avoir aperçu.
Au rez-de-chaussée se trouvaient les communs ainsi que les pièces réservées aux adultes. En pénétrant dans le hall tout en largeur, on avait accès au fond à un double-escalier qui permettait de monter dans les étages. A gauche, sous l’aile ouest, le bordait un vaste réfectoire dont les fenêtres donnaient sur le petit bois, à droite, sous l’aile est, une vieille salle de bal qu’on utilisait rarement en tant que telle et qui servait en général comme d’un gymnase lorsqu’il faisait trop froid pour sortir. Sous l’escalier une porte dérobée donnait accès aux chambres des enseignants et du personnel ainsi qu’à des petits bureaux qui servaient pour l’administration ou la détente des adultes. C’était également là que se trouvait l’infirmerie et le bureau du directeur, fermé par une porte à double battant devant laquelle il ne fallait surtout pas parler trop fort au risque de le voir surgir furieux et d'écoper d'une heure de colle. Divisé en larges espaces de vie, le rez-de-chaussée était l’étage qui comportait le moins de pièces et les plus hautes sous plafond ce qui faisait qu’on avait de fait le plus de difficultés à les chauffer. En hiver et bien que doté d’une épaisse cheminée qui tournait en permanence, les résidents étaient souvent contraint de se rendre au réfectoire avec moufles et bonnets ce qui n’était guère pratique pour déjeuner.
L’espace finalement le plus mystérieux à Lastenkoti était sans aucun doutes son sous-sol qui s’était étendu progressivement à mesure que le besoin de nouvelles pièces se faisait ressentir et qui bénéficiait donc des infrastructures les plus modernes mais également du plus grand nombre de lieux interdits. Toute l’installation électrique, le traitement de l’eau, la buanderie et les cuisines s’y trouvaient, bien évidement fermés à double tours par d’épaisses portes de fer dont seuls le personnel habilité possédait les clefs. Le nombre important de couloirs interdits aux élèves baignait évidement les lieux d’une aura étrange qu’entretenaient sciemment les plus âgés des pensionnaires en colportant nombre de rumeurs et d’histoires horrifiques sur ce qui se déroulait dans les boyaux de l’orphelinat. Creusées à même la roche, les pièces mêmes les plus hospitalières n’étaient éclairées qu’à la lumière artificielle ce qui leur conférait une ambiance légèrement oppressante. Outre le solarium dont l’utilisation était restreinte mais obligatoire pour tout le monde afin d’éviter des carences en vitamine D, on trouvait également une piscine longue d’une petite dizaine de mètres et large de trois qui pouvait initier les jeunes pharois à une baignade autrement impossible dans la mer à de telles latitudes.
Au jour le jour, en dehors des périodes de congés, les pensionnaires suivaient un rythme de vie assez rigide mais qui avait beaucoup évolué au fil du temps, suivant et expérimentant les derniers progrès des sciences de l’éducation. Véritable laboratoire avant-gardiste pour les nombreuses écoles privées que comptait le Syndikaali, Lastenkoti expérimentait avant toutes les autres les innovations pédagogiques permises par les sciences humaines et cognitives. On se levait à neuf heure pour être prêt à dix ce qui était censé assurer une nuit de sommeil suffisante pour des adolescents en pleine croissance. Passé le petit déjeuner, les élèves avaient cours jusqu’à treize heure, déjeunaient, bénéficiaient d’une pause digestive d’une heure, puis reprenaient les cours jusqu’à seize heure. Ils profitaient ensuite d’une heure de sport collectif puis goûtaient. Le reste de la soirée était occupé par du temps libre, les devoirs ou les divers activités associatives. Enfin, on dînait léger, les plus jeunes s’en allaient coucher à vingt-et-une heures, les plus âgés pouvaient éventuellement veiller jusqu’à vingt-trois heures.
Le week-end se divisait en deux : le samedi était consacré aux travaux d’entretien des bâtiments, le jardinage ou les tâches ménagères. Le dimanche était complètement libre. Les pensionnaires pouvaient également bénéficier de plusieurs services sur-mesure : outre l’infirmière, deux psychologues résidaient à l’année à Lastenkoti, censés assurer le suivi et le soutien des orphelins au moins dans les premiers temps de leur arrivée. Les trois professeurs d’éducation physique organisaient sur demande l’encadrement des activités sportives spécifiques et l’institution comptait deux équipes de basket, une de football, un cours de danse moderne-jazz et une fanfare. Enfin, une partie du mur ouest du parc avait été transformé en stand de tir à l’arc où l’on pouvait aller s’entrainer les jours de beau temps. Sauf en cas de tempête, la connexion internet avec le Syndikaali était assurée par l’antenne relais de la bibliothèque ce qui permettait aux enfants de se connecter dans la salle des ordinateurs et même de faire des demandes d’entretien avec des professionnels afin de les aider dans leur orientation. A condition de ne pas trop tirer sur la bande passante, on pouvait également le week-end jouer aux jeux vidéo en ligne ou bien en réseau local, une fois par semaine le jeudi soir, pour des petits tournois entre les pensionnaires. Bloqués également sur l’île, les adultes étaient encouragés à se mêler aux enfants pendant leurs activités afin d’assister les plus en difficulté ou de stimuler leur esprit de compétition. On assistait ainsi régulièrement à des affrontements sportifs entre « équipe des adultes » et « équipes des ados » qui participaient à resserrer les liens entre les pensionnaires et l’équipe pédagogique.
Le budget important attribué à Lastenkoti et la bienveillance dont bénéficiait cette institution deux fois centenaire auprès de l’opinion publique contribuaient à compenser quelque peu sa géographie et son climat polaire, peu adaptés à la vie moderne. Les enseignants qui acceptaient de travailler dans ces conditions étaient payés le triple de ce qu’on pouvait leur proposer ailleurs et ce type d’emploi vous auréolait d’un certain prestige qui assurait de trouver ensuite du travail dans d’autres endroits sélectifs et plus hospitaliers. Lastenkoti était donc souvent considéré comme une étape de passage dans une carrière : on y enseignait cinq ou six an en moyennes, un temps minimum exigé par le contrat de travail pour être embauché, mais rarement plus à l’exception de quelques indécrottables qui s’attachaient aux paysages et à cette atmosphère hors du temps et décidaient d’y terminer leur parcours. Le corps enseignant et professionnel de l’île était également pour presque un tiers composé d’anciens orphelins revenus plus tard y travailler afin de faire bénéficier aux pensionnaires de leur expérience ou désireux de rendre aux enfants ce qu’ils avaient eux-mêmes reçus à leur âge. Enfin, l’île comptait quelques ermites. L’isolement de la civilisation et le fait que les Ressources Humaines posaient peu de questions au moment du recrutement attirait certains profils de misanthropes aigris ou de poètes romantiques qui composaient le gros du personnel de l’établissement.
Lastenkoti faisait ainsi figure d’institution paradoxale : à la fois attirante et repoussante, attractive et difficile à vivre, éloignée de tout mais au centre des attentions, un lieu d’épanouissement mais aussi de détresse qui recueillait tout en isolant du reste du monde ceux dont la vie avait pris un tournant dramatique. Par certains aspects, on avait pu reprocher à l’orphelinat de chercher à mettre de côté les défaillances idéologiques de la nation : le Pharois Syndikaali comptait un important nombre d’accidents en mer chaque année et s’il était rare de perdre ses deux parents d’un coup, les statistiques étaient néanmoins plus inquiétantes que chez les voisins. Le danger faisait partie intégrante de l’idéal pirate qui occupait l’imaginaire collectif des Pharois et toutes les mesures visant à imposer un permis de navigation ou renforcer la sécurité à bord des navires s’étaient systématiquement heurtées à une levée de bouclier de l’opinion publique. En conséquence de quoi, tout le monde prenait la mer et parfois un peu n’importe comment, ce qui entrainait logiquement un taux de disparitions largement comparable à celui des accidents de la route dans d’autres pays. Lastenkoti héritait donc des victimes de ce romantisme adolescent, l’orphelinat était le prix à payer pour un mode de vie authentiquement libéral, défendu par les autorités du Syndikaali et sa population. La professeure Noora, éminente et médiatique psychanalyste, avait à ce propos parlé d’un « refoulé national ». L’exil de la perte qu’on arrosait d’un important budget pour se donner bonne conscience, les Pharois envoyaient se perdre leurs démons dans le Grand Nord, comme on mettrait la poussière sous un tapis cousu de fils d’or.
C’était néanmoins oublier une règle fondamentale concernant l’amour des Pharois pour les mystères : loin d’être un lieu aussi désert et inexploitable qu’on aurait pu le penser, les mers gelées pharoises abritaient en vérité certaines des institutions les plus fondamentales du pays. Comme les pirates avaient rapidement compris l’intérêt de se dissimuler dans les glaces, le Syndikaali avait depuis longtemps investi dans ses îles septentrionales, comptant sur leur isolement et leur inhospitalité naturelle pour y enfouir ses secrets. Tel un iceberg, Lastenkoti n’était que la partie immergée d’un projet d’une complexité littéralement abyssale, s’enfonçant profondément sous la mer, dissimulé à l’opinion publique et au reste de ses voisins au milieu des lignes de compte du budget d’un lugubre et ancien orphelinat qu’il aurait été indécent d’interroger.