Les premiers arrivés furent les Kah-tanais. Ils se présentèrent comme une avant-garde des choses à venir, ce qui n'était qu'à moitié de l'humour considérant leur culture politique et la façon vaguement impérialiste qu'avait leur union de percevoir le monde : un immense territoire qu'il fallait patiemment libérer de lui-même à l'aide de la révolution. Leur propre gamme un peu perturbante de mission civilisatrice – pardon, le terme, chez eux, était "émancipatrice". Ils s'étaient entendus avec les Juges et le Parlement, avaient obtenus toutes les autorisations nécessaires, puis avaient déployés les troupes de leur Garde, celles en faction dans les bases du nord et du sud de la commune, pour sécuriser le territoire et s'assurer que la suite se ferait dans les meilleures conditions possibles. On s'appuyait aussi sur les milices locales, les volontaires des différents syndicats, les partis que l'on savait partisan du projet. Quand tout fut près, et une fois la confirmation des pays invités obtenus, on révéla au monde l'imposante machine de communication préparée par l'Union en l'occasion de ces quelques jours si particuliers qui se profilaient à l'horizon.
L'avant-garde Kah-tanaise fut relayée par les envoyés politiques de l'Union. Ce fut tout le Comité de Salut Public qui se déplaça en une fois, exception faite de l'ancien, Maxwell Bob, qui ne pouvait entreprendre un tel trajet, pour des raisons de santé. Ils arrivèrent; accompagnés de représentants de la Convention et des communes supérieure, à bord d'une aéroflotte de zeppelins qui se présenta à l'Aéroport International de Kotios pour y être réceptionnés par la garnison Kah-tanaise et amenés jusqu'aux lieux où devaient avoir se faire les discussions. Ce fut un déplacement rapide mais que l'on accompagna quand-même d'un certain décorum. De grands étendards représentants les pays invités étaient accrochés aux avenues de la ville, et les différents syndicats avaient été mis à contribution, organisant des ateliers d'éducation politique, des scènes musicales, de forums libres qui devaient durer le temps des discussions et préparer la ville – et le monde – aux grandes festivités que l'on réservait pour la suite. On avait parié gros sur la création effective de l'Internationale. C'est qu'on avait peu de doute quant à la réussite initiale de sa création.
Comme il n'y avait plus vraiment de grandes structures à Kotios, et les quelques bâtiments notables qui avaient survécu à la guerre civile n'étaient pour la plupart pas adaptés aux besoins du sommet, ce furent dans les grands locaux administratifs modernes qui bordaient le port industriel, éloignés du centre-ville ruiné, que se firent les discussions. On avait organisé plusieurs chambres et salons dédiés aux différentes délégations, de façon à ce qu'elles puissent se réunir en privé et selon leurs besoins et travailler au traitement des propositions qui allaient animer les prochains jours. On avait enfin installé la pièce centrale du dispositif dans l'ancienne salle de réunion de la société qui gérait le port industriel de la ville. L'ancienne incarnation la plus pure du capitalisme ploutocratique latin avait été reconvertie, et pas sans un certain bon goût, en un confortable salon aux couleurs des différentes révolutions, dont les grandes fenêtres donnaient sur le festival de couleurs, d'évènements, et de défilés populaires qui animaient les rues en contre-bas.
L'occasion était historique, et les organisateurs avaient fait en sorte qu'elle soit perçue en tant que telle, tant par les observateurs étrangers – que l'on souhaitait impressionner par la diversité et la joie des révolutionnaires, un déballage de fraternité qui devait, c'était tout le principe, faire à la fois état de la puissance de qui s'allie librement à son prochain, et s'éloigner des grandes démonstrations de force fascistes ou communistes – que par ses acteurs – qui devaient avoir la sensation de faire quelque-chose d'important, à l'impact réel, et d'être plus que jamais les représentants égaux et coordonnés d'un immense ensemble prolétarien, dont les espoirs exprimés en manifestations diverses, devaient sonner comme le coup de départ d'un marathon pour la victoire de l'Humanité sur toutes les oppressions.
Pas peu fiers du résultat, le citoyen Aquilon et la citoyenne Actée, qui avaient créé le dispositif ensemble, à l'aide de quelques-uns des artistes les plus visionnaires d'Albi et de consultants des pays invités, furent du reste très silencieux durant les débats. Laissant la parole aux membres peut-être moins ouvertement politisés ou roublards du Commité et de la Convention, qui, c'était évident, éprouvaient une vraie sympathie et une grande curiosité pour les autres représentants. Les pays invités étaient si éloignés les uns des autres, c'était presque merveilleux qu'autant de révolutions abouties aient pu voir le jour et dans des pays si étrangers culturellement. De quoi faire taire une bonne fois pour toutes les soliloques ridicules des nationalistes. Les Kah-tanais, c'était assez curieux de la part de révolutionnaires installés depuis plusieurs siècles et en position de tête à l'échelle mondiale, étaient des idéologues utopistes. Du révolutionnaire pur et dur, pas tant dans l'action que dans le but recherché. Leur goût de la liberté et du consensus politique semblait à la fois rompre avec le caractère ferme de leur armée et de leur politique, et justifier, peut-être, comment une union pouvait être à la fois si rigide dans ses principes et ouverte dans ses opinions. Ils se montrèrent respectueux, aimables, et mirent très rapidement au clair le fait que leur statut de nation organisatrice n'était qu'une nécessité d'usage, qui ne leur donnait pas le moindre droit particulier dans le processus d'organisation de l'Internationale. C'était, comme en toute chose se voulant libertaire, une alliance libre et non-contrainte de nations.
À la fin des discussions, il y eut une grande conférence de presse, plusieurs discours par les différents acteurs du sommet, puis un défilé internationaliste tel qu'on en avait pas vu depuis la fin des dernières grandes guerres, sur lequel on braqua autant de caméras que possible.
Ce fut en tout cas ce qu'expliqua Actée, en détail, à l'aide de petits schémas et de citations idéologiques astucieusement fournies par Aquilon. Le citoyen De Rivera, ancien militaire, se permit de faire remarquer – quoi que discrètement – que les défilés militaires étaient tout simplement assez beaux, et que de toute façon les troupes méritaient bien de célébrer leur victoire récente et la population les hommes et femmes qui lui avaient évité une plongée dans le fascisme.
Du côté du Kah on fit ainsi défiler les troupes par ordre d'effectif. D’abord les hommes et femmes de la garde, dans leurs magnifiques uniformes de parade, dressant les drapeaux de leurs communes d'origines et marchant entre leurs blindés d'infanterie. Ils suivaient une marche lente mais professionnelles. Les officiers élus jetaient des fleurs à la foule.
Vinrent ensuite les « fusiliers », hommes et femmes de la marine. Ceux-là tenaient plus de la troupe d'élite. Tout chez le Kah était armée de Terre. Et sa marine, peu développée en termes de vaisseaux, était dotée de soldats bien équipés et bien entraînés. Ceux-là remplissaient traditionnellement des missions commando précise. A Kotio, spécifiquement, ils avaient menés un assaut héliporté très remarqué, reprenant le parlement aux putschistes couloirs par couloir, appuyés par les tirs de sulfateuses et aidés par un équipement de dernière génération. Tout comme les gardes, ils défilaient en uniforme de parade, survolés par les appareils qui avaient participé à l'attaque finale. Ils marchaient d'un pas rapide, illustrant leur statut d'élite.
Vinrent enfin les « Chevaliers », soit les hommes de l'armée de l'Air. Eux aussi avaient été très remarqués durant le putsch. Le monde entier avait vu les images de l'Aviation Kah-tanaise, perçant le ciel à pleine vitesse, interceptant les troupes Francisquienne et les repoussant en l'espace d'une journée. Ils étaient, brièvement, devenus les coqueluches des analystes militaires, et avaient bien involontairement inspiré plusieurs livres et productions audiovisuelles, ainsi qu'un certain nombre d'engagement dans les armées de l'air de différents pays. Leur gloire s'était un peu dissipée sous l'effet conjugué du temps et d'un sommet de l'aviation militaire où ils s'étaient révélés, finalement, être des pilotes aussi compétents que d'autres – quoi que toujours plus que ceux de l'Empire qu'ils avaient à nouveau écrasé lors de simulations. Les chevaliers marchaient sans suivre de part particulier, dans leurs uniformes de combat, casques sous le bras. Ils saluaient la foule.
Ce fut au tour des syndicats et partis politiques. Le Kah fut principalement représenté par le Club du Salut Public. Ses membres défilaient dans un semblant d'ordre. Une masse imposante d'hommes et femmes dressant leurs étendards, leurs drapeaux, portant un semblant d'uniforme – manteau blanc, brassard vert, à la tête desquels se trouvaient les miliciens de la Section Défense et la Citoyenne Meredith. La masse, moins organisée que les militaires, conservait un pas relativement régulier et une direction précise. Les marches militaires et hymnes révolutionnaires avaient laissées places à quelques chants syndicaux indistincts, accompagnés de percussions et de sifflets tel qu'on en trouvait habituellement dans les manifestations en tout genre. Cette fois ce n'était pas une manifestation en opposition à quelque-chose, mais bien en soutien à cette dernière. Les slogans étaient bien sages, bien propres, bien pensés pour la Caméra. On pouvait lire l'habituel « VIVE L’HUMANITÉ », quelques morceaux choisis de tel ou tel auteur, une ou deux citations du livre d'Anonyme, les appels à la solidarité internationale, TRAVAILLEURS DE TOUT LES PAYS, et ainsi de suite. Le tout était pensé pour charmer les partis et syndicats existant dans des contextes moins propices à la révolution. Offrir une image présentable et souhaitable de la liberté absolue, incarnée dans des organisations réelles, constructives et fermement pacifiques. Il y avait aussi des messages destinés à quelques pays précis. COLONISÉS, LIBÉREZ-VOUS, GRÉVE GÉNÉRALE AU MAGERMELK et ainsi de suite.
Puis vint le clou du spectacle. Le seul élément que les organisateurs considéraient comme digne d'être noté. La partie la plus importante de toutes ces festivités, devant encrer, signifier pour de bon, au monde entier, ce qu'était une internationale libertaire.
On fit tomber les barrières séparant les spectateurs de l'avenue. L'orchestre inlassable et ses instrumentistes qui se relayaient quittèrent leur podium pour se lier à la foule.
Et la foule, suivant quelques leaders parmi lesquels l'ensemble du Comité de Salut Public Kah-tanais, se déversa joyeusement là où paradaient quelques instants plus tôt militaires et syndicats. La masse s'appropria tout l'espace, devenant en un instant seulement un corps chantant, se mouvant lentement dans une même direction, au rythme de différents hymnes. Différentes marches. Différents cris et discours. C'était l'union de milliers d'individualités, s’organisant en groupes divers ou refusant au contraire de se lier pour de bon. Les uns s'organisaient en délégations, les autres en francs-tireurs. On voyait ici quelques artistes montés sur des camions, enchaînant les performances ou criant leurs déchirants discours, des prêtes ventant la nature révolutionnaire du Christ réel, quelques kah-tanais, récitant dans six langues les versions différentes d'un même texte, adapté à chaque culture, des pirates, agitant leurs pavillons tandis qu'une dépanneuse tirait depuis le port leur navire sorti de l'eau. On jetait des confettis, des fleurs, on riait, il y avait une espèce d'inexplicable joie de vivre qui animait tout et chacun.
A TOUS CEUX QUI SE DRESSENT
SUR LE CHEMIN DE LA LIBERTÉ
LA SEULE CHOSE QUE JE PEUX VOIR
SANS PERDRE MON CALME C'EST
UN ENNEMI MORT
LA TERRE SERA UN JARDIN
VIVE L’HUMANITÉ