06/07/2013
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Fondation de l'Internationale Libertaire

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Fondation de l'Internationale Libertaire

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Une certaine agitation s'était emparée de Kotios, venant à nouveau rompre le quotidien d'une ville qui avait, définitivement, autant de mal à trouver le sens de son existence qu'à préserver plus de quelques mois à la fois un certain aspect de normalité. Cette fois, cependant, l'agitation était positive. On aurait mieux fait de parler d'une saine émulation qui s'était, d'un coup, emparée de toute la sphère politique, or on sait comme cette dernière recoupe la sphère civile dans ces cités anarchistes. Kotios, un beau matin, s'était retrouvée prise d'un soudain accès d'optimisme, rendu possible par la visite de nombreuses délégations qui ne venaient ni y faire la guerre, ni profiter de sa position ou de sa situation pour obtenir quelques avantages à ses dépens. Mieux, elle était véritablement parti-prenante des évènements.

Les premiers arrivés furent les Kah-tanais. Ils se présentèrent comme une avant-garde des choses à venir, ce qui n'était qu'à moitié de l'humour considérant leur culture politique et la façon vaguement impérialiste qu'avait leur union de percevoir le monde : un immense territoire qu'il fallait patiemment libérer de lui-même à l'aide de la révolution. Leur propre gamme un peu perturbante de mission civilisatrice – pardon, le terme, chez eux, était "émancipatrice". Ils s'étaient entendus avec les Juges et le Parlement, avaient obtenus toutes les autorisations nécessaires, puis avaient déployés les troupes de leur Garde, celles en faction dans les bases du nord et du sud de la commune, pour sécuriser le territoire et s'assurer que la suite se ferait dans les meilleures conditions possibles. On s'appuyait aussi sur les milices locales, les volontaires des différents syndicats, les partis que l'on savait partisan du projet. Quand tout fut près, et une fois la confirmation des pays invités obtenus, on révéla au monde l'imposante machine de communication préparée par l'Union en l'occasion de ces quelques jours si particuliers qui se profilaient à l'horizon.

L'avant-garde Kah-tanaise fut relayée par les envoyés politiques de l'Union. Ce fut tout le Comité de Salut Public qui se déplaça en une fois, exception faite de l'ancien, Maxwell Bob, qui ne pouvait entreprendre un tel trajet, pour des raisons de santé. Ils arrivèrent; accompagnés de représentants de la Convention et des communes supérieure, à bord d'une aéroflotte de zeppelins qui se présenta à l'Aéroport International de Kotios pour y être réceptionnés par la garnison Kah-tanaise et amenés jusqu'aux lieux où devaient avoir se faire les discussions. Ce fut un déplacement rapide mais que l'on accompagna quand-même d'un certain décorum. De grands étendards représentants les pays invités étaient accrochés aux avenues de la ville, et les différents syndicats avaient été mis à contribution, organisant des ateliers d'éducation politique, des scènes musicales, de forums libres qui devaient durer le temps des discussions et préparer la ville – et le monde – aux grandes festivités que l'on réservait pour la suite. On avait parié gros sur la création effective de l'Internationale. C'est qu'on avait peu de doute quant à la réussite initiale de sa création.

Comme il n'y avait plus vraiment de grandes structures à Kotios, et les quelques bâtiments notables qui avaient survécu à la guerre civile n'étaient pour la plupart pas adaptés aux besoins du sommet, ce furent dans les grands locaux administratifs modernes qui bordaient le port industriel, éloignés du centre-ville ruiné, que se firent les discussions. On avait organisé plusieurs chambres et salons dédiés aux différentes délégations, de façon à ce qu'elles puissent se réunir en privé et selon leurs besoins et travailler au traitement des propositions qui allaient animer les prochains jours. On avait enfin installé la pièce centrale du dispositif dans l'ancienne salle de réunion de la société qui gérait le port industriel de la ville. L'ancienne incarnation la plus pure du capitalisme ploutocratique latin avait été reconvertie, et pas sans un certain bon goût, en un confortable salon aux couleurs des différentes révolutions, dont les grandes fenêtres donnaient sur le festival de couleurs, d'évènements, et de défilés populaires qui animaient les rues en contre-bas.

L'occasion était historique, et les organisateurs avaient fait en sorte qu'elle soit perçue en tant que telle, tant par les observateurs étrangers – que l'on souhaitait impressionner par la diversité et la joie des révolutionnaires, un déballage de fraternité qui devait, c'était tout le principe, faire à la fois état de la puissance de qui s'allie librement à son prochain, et s'éloigner des grandes démonstrations de force fascistes ou communistes – que par ses acteurs – qui devaient avoir la sensation de faire quelque-chose d'important, à l'impact réel, et d'être plus que jamais les représentants égaux et coordonnés d'un immense ensemble prolétarien, dont les espoirs exprimés en manifestations diverses, devaient sonner comme le coup de départ d'un marathon pour la victoire de l'Humanité sur toutes les oppressions.

Pas peu fiers du résultat, le citoyen Aquilon et la citoyenne Actée, qui avaient créé le dispositif ensemble, à l'aide de quelques-uns des artistes les plus visionnaires d'Albi et de consultants des pays invités, furent du reste très silencieux durant les débats. Laissant la parole aux membres peut-être moins ouvertement politisés ou roublards du Commité et de la Convention, qui, c'était évident, éprouvaient une vraie sympathie et une grande curiosité pour les autres représentants. Les pays invités étaient si éloignés les uns des autres, c'était presque merveilleux qu'autant de révolutions abouties aient pu voir le jour et dans des pays si étrangers culturellement. De quoi faire taire une bonne fois pour toutes les soliloques ridicules des nationalistes. Les Kah-tanais, c'était assez curieux de la part de révolutionnaires installés depuis plusieurs siècles et en position de tête à l'échelle mondiale, étaient des idéologues utopistes. Du révolutionnaire pur et dur, pas tant dans l'action que dans le but recherché. Leur goût de la liberté et du consensus politique semblait à la fois rompre avec le caractère ferme de leur armée et de leur politique, et justifier, peut-être, comment une union pouvait être à la fois si rigide dans ses principes et ouverte dans ses opinions. Ils se montrèrent respectueux, aimables, et mirent très rapidement au clair le fait que leur statut de nation organisatrice n'était qu'une nécessité d'usage, qui ne leur donnait pas le moindre droit particulier dans le processus d'organisation de l'Internationale. C'était, comme en toute chose se voulant libertaire, une alliance libre et non-contrainte de nations.

À la fin des discussions, il y eut une grande conférence de presse, plusieurs discours par les différents acteurs du sommet, puis un défilé internationaliste tel qu'on en avait pas vu depuis la fin des dernières grandes guerres, sur lequel on braqua autant de caméras que possible.


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Comme elles n'avaient pas vraiment célébré la fin du Putsch, on considéra adapté de faire défiler les troupes du Kah en début de cortège, avec les autres armées professionnelles. C'était une étape pas forcément nécessaire, mais utile : le vieux monde, capitaliste, fasciste, autoritaire, ou simplement pas encore tout à fait adapté aux réalités humanistes et libertaires, respectait la force, en faisant un genre de vertu ultime pour toutes les affaires un tant soit peu géopolitiques. Il y avait aussi le risque que, si l'on ne commençait pas par quelque-chose de fermement ordonné, tape-à-l’œil, vindicatif, les médias internationaux se permettent de croire qu'une alliance libertaire ne serait pas capable d'organiser ses troupes. Il s'agissait de faire une démonstration de force et de normalité, pas tant parce qu'on y croyait, que parce qu'il serait reproché à la Révolution de ne pas le faire. Pire, le message final de tout le dispositif serait incompréhensible, pour le vieux monde, sans un préambule lui étant parfaitement familier. On devait s'abaisser à son niveau pour lui permettre de nous comprendre.

Ce fut en tout cas ce qu'expliqua Actée, en détail, à l'aide de petits schémas et de citations idéologiques astucieusement fournies par Aquilon. Le citoyen De Rivera, ancien militaire, se permit de faire remarquer – quoi que discrètement – que les défilés militaires étaient tout simplement assez beaux, et que de toute façon les troupes méritaient bien de célébrer leur victoire récente et la population les hommes et femmes qui lui avaient évité une plongée dans le fascisme.

Du côté du Kah on fit ainsi défiler les troupes par ordre d'effectif. D’abord les hommes et femmes de la garde, dans leurs magnifiques uniformes de parade, dressant les drapeaux de leurs communes d'origines et marchant entre leurs blindés d'infanterie. Ils suivaient une marche lente mais professionnelles. Les officiers élus jetaient des fleurs à la foule.

Vinrent ensuite les « fusiliers », hommes et femmes de la marine. Ceux-là tenaient plus de la troupe d'élite. Tout chez le Kah était armée de Terre. Et sa marine, peu développée en termes de vaisseaux, était dotée de soldats bien équipés et bien entraînés. Ceux-là remplissaient traditionnellement des missions commando précise. A Kotio, spécifiquement, ils avaient menés un assaut héliporté très remarqué, reprenant le parlement aux putschistes couloirs par couloir, appuyés par les tirs de sulfateuses et aidés par un équipement de dernière génération. Tout comme les gardes, ils défilaient en uniforme de parade, survolés par les appareils qui avaient participé à l'attaque finale. Ils marchaient d'un pas rapide, illustrant leur statut d'élite.

Vinrent enfin les « Chevaliers », soit les hommes de l'armée de l'Air. Eux aussi avaient été très remarqués durant le putsch. Le monde entier avait vu les images de l'Aviation Kah-tanaise, perçant le ciel à pleine vitesse, interceptant les troupes Francisquienne et les repoussant en l'espace d'une journée. Ils étaient, brièvement, devenus les coqueluches des analystes militaires, et avaient bien involontairement inspiré plusieurs livres et productions audiovisuelles, ainsi qu'un certain nombre d'engagement dans les armées de l'air de différents pays. Leur gloire s'était un peu dissipée sous l'effet conjugué du temps et d'un sommet de l'aviation militaire où ils s'étaient révélés, finalement, être des pilotes aussi compétents que d'autres – quoi que toujours plus que ceux de l'Empire qu'ils avaient à nouveau écrasé lors de simulations. Les chevaliers marchaient sans suivre de part particulier, dans leurs uniformes de combat, casques sous le bras. Ils saluaient la foule.

Ce fut au tour des syndicats et partis politiques. Le Kah fut principalement représenté par le Club du Salut Public. Ses membres défilaient dans un semblant d'ordre. Une masse imposante d'hommes et femmes dressant leurs étendards, leurs drapeaux, portant un semblant d'uniforme – manteau blanc, brassard vert, à la tête desquels se trouvaient les miliciens de la Section Défense et la Citoyenne Meredith. La masse, moins organisée que les militaires, conservait un pas relativement régulier et une direction précise. Les marches militaires et hymnes révolutionnaires avaient laissées places à quelques chants syndicaux indistincts, accompagnés de percussions et de sifflets tel qu'on en trouvait habituellement dans les manifestations en tout genre. Cette fois ce n'était pas une manifestation en opposition à quelque-chose, mais bien en soutien à cette dernière. Les slogans étaient bien sages, bien propres, bien pensés pour la Caméra. On pouvait lire l'habituel « VIVE L’HUMANITÉ », quelques morceaux choisis de tel ou tel auteur, une ou deux citations du livre d'Anonyme, les appels à la solidarité internationale, TRAVAILLEURS DE TOUT LES PAYS, et ainsi de suite. Le tout était pensé pour charmer les partis et syndicats existant dans des contextes moins propices à la révolution. Offrir une image présentable et souhaitable de la liberté absolue, incarnée dans des organisations réelles, constructives et fermement pacifiques. Il y avait aussi des messages destinés à quelques pays précis. COLONISÉS, LIBÉREZ-VOUS, GRÉVE GÉNÉRALE AU MAGERMELK et ainsi de suite.

Puis vint le clou du spectacle. Le seul élément que les organisateurs considéraient comme digne d'être noté. La partie la plus importante de toutes ces festivités, devant encrer, signifier pour de bon, au monde entier, ce qu'était une internationale libertaire.

On fit tomber les barrières séparant les spectateurs de l'avenue. L'orchestre inlassable et ses instrumentistes qui se relayaient quittèrent leur podium pour se lier à la foule.

Et la foule, suivant quelques leaders parmi lesquels l'ensemble du Comité de Salut Public Kah-tanais, se déversa joyeusement là où paradaient quelques instants plus tôt militaires et syndicats. La masse s'appropria tout l'espace, devenant en un instant seulement un corps chantant, se mouvant lentement dans une même direction, au rythme de différents hymnes. Différentes marches. Différents cris et discours. C'était l'union de milliers d'individualités, s’organisant en groupes divers ou refusant au contraire de se lier pour de bon. Les uns s'organisaient en délégations, les autres en francs-tireurs. On voyait ici quelques artistes montés sur des camions, enchaînant les performances ou criant leurs déchirants discours, des prêtes ventant la nature révolutionnaire du Christ réel, quelques kah-tanais, récitant dans six langues les versions différentes d'un même texte, adapté à chaque culture, des pirates, agitant leurs pavillons tandis qu'une dépanneuse tirait depuis le port leur navire sorti de l'eau. On jetait des confettis, des fleurs, on riait, il y avait une espèce d'inexplicable joie de vivre qui animait tout et chacun.

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Comme la nuit avançait, l'un des juges de Kotios exigea que l'on fournisse de la lumière au cortège, et la manifestation devint descente au flambeau. Torches, lampes, fumigènes colorés éclairaient maintenant les étendards noirs, blancs, rouges, bleus, sur lesquels étaient écrits les paroles des révolutionnaires contemporains.

M O R T
A TOUS CEUX QUI SE DRESSENT
SUR LE CHEMIN DE LA LIBERTÉ


LA SEULE CHOSE QUE JE PEUX VOIR
SANS PERDRE MON CALME C'EST
UN ENNEMI MORT


LA TERRE SERA UN JARDIN

VIVE L’HUMANITÉ
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Partout où régne le désordre, le Pharois est chez lui. Et à Kotios règne un désordre monstrueux.
- Doyen Makku


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VIVE L’HUMANITÉ


La tentative de putsch et la destruction d’une bonne part du quartier du centre-ville avait contribué à remettre les pendules à l’heure concernant les véritables maîtres de la ville. Si la Fraternité des mers du Nord, entité révolutionnaire à l’origine du soulèvement de la région occupait la fonction de police et de garde urbaine au côté des milices de volontaires levées par les différents partis et syndicats qui composaient Kotios, c’étaient bel et bien les armées pharoises et kah-tanaises qui avaient sauvé la ville de la contre-révolution.
Rien d’étonnant alors que ces-derniers y avancent en terrain conquis, même si par politesse on demanda l’autorisation aux juges avant de débarquer. De toute façon, la moitié de ceux du Parti de la Libération étaient des espions du Syndikaali.

Les Pharois vinrent en bateau, parce que c’était toujours ainsi qu’ils avaient fait et parce que la marine représentait leur principale contribution à cette nouvelle alliance qui voyait le jour. Ça et leur capacité de déstabilisation politique et économique qui n’était plus à prouver.

Le gouvernement du Syndikaali avait accueilli très chaleureusement la proposition du Grand Kah d’organiser à Kotios une démonstration d’affection et de force des divers entités libertaires de ce monde, jeunes et moins jeunes, grandes et petites, réunies ensemble pour poser les bases d’une collaboration à plus grande échelle.
Bien sûr, tout cela arrivait au bout d’un long processus de négociations souterraines, travail en sous-main de lobbyistes et d’idéologues qui chacun avaient défendu avec acharnement leurs petits bouts de gras théoriques d’une part, leurs intérêts économiques et politiques bien terre-à-terre d’autre part. Clairement, tout n’avait pas été réglé. Il en va ainsi lorsque des gens si éloignés se rencontrent dans l’optique de réaliser quelque chose de concret. L’identité, c’est la différence. Tous les structuralistes le savent. Heureusement ceux-là avaient pour eux un grand avantage : ils accordaient bien peu d’intérêt à l’identité, et donc très peu également aux différences. Comparé à ce qui les rapprochait, c’est-à-dire cette route interminable et sans cesse recommencée qui faisait qu’un être humain parvenait à s’émanciper par tous les moyens possibles, comparée à cette ambition dantesque, l’étrangeté de l’autre devenait un obstacle bien dérisoire.

Avec un peu de bon goût, on pouvait même l’apprécier.

Il en allait ainsi du Pharois. Petit peuple longtemps isolé sur une pointe marécageuse au cœur d’un océan gelé dont l’histoire était plus parsemée de voyages que de hauts faits, pour ces gens là tout ce qui rapprochait un peu le reste du monde était bon à prendre. Et pour ceux qui n’aimaient pas ça, ma foi ils n’étaient pas obligé de se déplacer jusqu’à Kotios.

A la Commune, on distinguait le gouvernement qui était venu accompagné de la marine nationale pour le défilé, du reste des badauds et curieux qui s’étaient quant à eux simplement pointés sans prévenir parce qu’on leur avait dit qu’il y avait une fête.

En tête de pont des élus du Syndikaali, le citoyen ministre Sakari avait été l’un des principaux acteurs du rapprochement avec le Grand Kah et outre qu’il en était assez fier, les stratèges du Parti Communiste Pharois avaient été très clairs sur le fait qu’il s’agissait d’un évènement hautement symbolique pour le pays et qui pouvait peser auprès de l’opinion publique en cette période électorale. Une occasion pour le PCP de se présenter comme le parti de proue du mouvement libertaire pharois, une tendance historiquement marquée au Syndikaali mais qui peinait pour des raisons structurelles à faire émerger des leaders naturels. Certains anarchistes auraient sans doute souligné que ce n’était pas plus mal ainsi, mais il était difficile de faire renoncer les politiciens au pouvoir, surtout lorsqu’une aussi grosse part du gâteau électoral leur faisait de l’œil.

Le Ministre Sakari n’était toutefois pas venu seul, la majeure partie de la coalition des sociaux-démocrates était présente dont le Capitaine Ministre Mainio, la Citoyenne Ministre Pauliina, le Capitaine Ministre Kaapo pour le Parti du Progrès et le Citoyen Ministre Petri pour le Parti des Travailleurs.
Exception notable toutefois, la Capitaine Ministre Martta avait choisi de ne pas faire le déplacement, le Parti Pirate ayant exprimé sa méfiance vis-à-vis d’un rapprochement à ce point coloré anticapitaliste. S’ils embrassaient volontiers l’idéal libertaire et n’avait rien contre la collectivisation des moyens de rapine, élisant ou démettant leurs capitaines comme de véritables petits coopératives flottantes, la multitude des équipages pirates que prétendait représenter le parti n’avait jamais vue d’un très bon œil les appels à la redistribution des profits que prônaient les socialistes. Il fallait bien reconnaitre qu’une grande majorité d’entre eux faisaient preuve d’une sacrée radinerie.

Le paradoxe apparent de voir les sociaux-démocrates tendance libre-échangisme aller s’acoquiner avec les curés rouges de l’EAU et les clubs coupeurs de têtes du Grand Kah n’avait d’étrange que vu de l’extérieur. En vérité, le Pharois louvoyait comme à son habitude, traitant avec n’importe qui pourvu qu’il en ressorte gagnant au bout du compte. Le Grand Kah avait plus d’une fois prouvé la valeur de son amitié et avec plusieurs communes sous sa protection, le Syndikaali avait besoin d’alliés. Or quitte à choisir son camp, autant prendre le plus permissif, une stratégie cynique que semblait avoir fait également sienne les représentants kah-tanais, prêts à tirer sur tous les fils et jouer de tous les rouages du capitalisme mondial pour le pousser à s’écrouler sous le poids de ses propres contradictions.
La piraterie était l’une d’elle et si les Pharois contrairement à leurs homologues paltoterriens n’avaient globalement pas prétention à propager la Révolution à travers le monde, ils avaient depuis longtemps acté que plus de chaos et de zones d’ombres dans le nouvel ordre capitaliste que certains prétendaient installer ferait leurs affaires. L’ennemi n’était pas tant le bourgeois que l’autoritaire, la première des valeurs, celle qui présidait toutes les autres était l’antifascisme. C’était à ce prix seul qu’on préserverait son âme.



Au large, il y eut quelques tirs de canon lorsque la nouvelle frégate du Syndikaali, toute fraichement sortie des chantiers navals pour l’occasion, était venue stationner au large du port de Kotios comme emblème de la puissance de la marine pharoise. On ne pouvait toutefois faire parader une corvette, ni même non plus un sous-marin.
Les Pharois n’avaient pas l’habitude des défilés et du pas cadencé. Sur un navire ce n’était pas très utile et cela se sentait. Mais ils étaient toutefois venus en force, moins faire la démonstration de leur puissance de feu que celle, plus insidieuse, de leur capacité à ébranler une société de l’intérieur.

Lorsque s’avancèrent les troupes dépareillées du Syndikaali, entonnant des chants de marins adressés aux femmes délaissées, chacun des soldats faisait tournoyer entre ses mains un drapeau coloré. Aucun n’était pareil. Une grande part – cela se devinait aux dominantes sombres et orangées – devaient appartenir à des villes et ports libres pharois, mais beaucoup d’autres évoquaient des pays étrangers, adoptés ou volés dans des contrées lointaines et représentant l’étendue de la diaspora à travers le monde. « Pas un port sans un pharois » c’était presque vrai.

Aux démonstrations de force brute, on préféra celle d’habilité. Le pied rendu sûr par le roulis le corps des acrobates de la marine s’adonna à plusieurs figures périlleuses, montant et démontant leurs fusils mitrailleurs en équilibre les uns sur les épaules des autres ou jonglant avec des grenades au rythme des applaudissements de leurs congénères.

Figure solitaire dont l’apparence n’était pas inconnue des pharois, dissimulée derrière ses épaisses lunettes noires, un chapeau melon et la barbe tressée en tentacules de poulpes, le Capitaine Ilmarinen défila tout seul au milieu de la rue, les quelques deux cents mètre d’espace vide laissé devant et derrière lui censés symboliser l’étendu invisible du réseau d’espionnage du Syndikaali.

Après les cracheurs de feu et les mimes d’Albigärk qui firent une démonstration surprenante de prestidigitation urbaine vinrent plus prosaïquement un missile balistique – désarmé – qui défila bien en vue sur un camion militaire suivi d’un imposant canon de frégate qu’on terminerait d’installer le soir et qui permettait aux spectateurs de se rendre compte de la taille de ces bâtiments de guerre.

Parce qu’ils étaient ici chez eux, vinrent ensuite les camarades de la Fraternité des mers du Nord, riants perchés sur le toits des voitures blindées qui avaient servie à la reprise de la ville. Un ou deux tirèrent en l’air une ou deux rafales de pistolet mitrailleurs avant de se faire engueuler par leur chef de Cellule ce qui provoqua le départ des fautifs en plein milieu du défilé, visiblement vexés.

Vinrent ensuite d’autres équipages de pirates aux tendances socialisantes – et certains qui avaient juste menti sur leurs valeurs pour pouvoir défiler. Un grand nombre d’entre eux avaient joué des rôles mineurs dans divers opérations de déstabilisation anticapitalistes ou antiautoritaire, parfois plus par simple appât du gain que par véritables convictions, mais quelques-uns étaient de véritables héros de la révolution, quelques dizaines d’hommes et de femmes tout au plus mais ayant servi ici et là au service de révolutions lointaines et contribuaient à faire prospérer dans le monde l’idéal socialiste.

Un homme extrêmement barbu salua la foule sur le bruit des roulements de tambours de ses acolytes et but cul sec deux bouteilles et demie d’un alcool de pommes de terre avant d’annoncer qu’il n’irait pas plus loin, sous les hourra de la foule. Comme il était incapable de finir le défilé, on le sortit en le faisant passer par-dessus les barrières de sécurité à grand renforts de tapes sur le dos.

Le char suivant se composait d’une structure pyramidale de quatre piliers sous lesquels se balançait comme un pendule une coque en bois dont les mouvements imitaient le roulis d’une navire en pleine mer. Un coup à gauche puis à droite, d’avant en arrière selon des paternes imprévisibles. Sur la coque une vingtaines de marins firent divers démonstrations de formation militaire puis de ce qui ressemblait de loin à de la gymnastique ou de l’acrosport, le tout sans jamais tomber malgré la violence du balancier.

Derrières les barrières qui séparaient la rue de la foule sur les trottoirs, on sentait les hommes et les femmes trépigner et quelques tirs de mortiers d’artifice et fusées éclairantes passèrent au-dessus du défilé à plusieurs occasions. Quelque part, deux personnes entamèrent une rixe mais furent priés d’aller régler leurs comptes ailleurs. A un moment, des chansons s’élevèrent et un vieil homme commença à réciter un poème, mais d’une voix si basse et si douce que le trottoir tout entier se mit à dire des « chut » « chuuuut » « mais chut ! » insistants pour demander à la fanfare qui passait non loin de baisser un peu d’un ton. Les musiciens cessèrent de jouer et s’en allèrent écouter le vieux le temps qu’il finisse.

L’ouverture finale des barrières avait un goût d’apothéose pour une population qui avait du mal à rester en place trop longtemps. Soldats et civils se rejoignirent, les fusées fusèrent, plusieurs personnes tombèrent quand même du manège qu’on avait mis à tanguer à faible puissance, on éloigna le missile balistique lorsqu’un gamin essaya de grimper dessus, plusieurs personnes balancèrent de la peinture sur la foule et les ambulanciers postés dans les rues parallèles de Kotios ne dénombrèrent que des blessures légères et sans gravités.
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Arriver en terres étrangères en se réceptionnant sur le nez était rarement le signe d’une grande compétence diplomatique. Pourtant, personne ne douta de celle de Molly Harris quand elle se releva d’un bond souple pour serrer la main de son subordonné, le nez encore en sang comme si de rien était. Dans son for intérieur, elle bouillait. Faire le voyage avec une bande de débiles qui ne pensaient qu’à s’exercer au périlleux en vedette avait de quoi agacer la plupart des gens, mais la perte de contact de son oreillette pendant la majeure partie du trajet à cause des éclaboussures dûes aux dits périlleux en vedettes, même s’ils étaient réussis, avaient réveillé la montagne de sel qui sommeillait en elle. Sa balafre n’arrangeait rien à la douleur, même si ce souvenir de la révolution se rappelait encore régulièrement à elle. John Dante, n’ayant rien compris à pourquoi le véhicule de sa patronne l’avait larguée en plein périlleux, tenait un mouchoir d’un air penaud, attendant les ordres de sa patronne.

-Des nouvelles Dante ? J’ai été sans oreillette depuis deux jours, donc peu de nouvelles depuis.

Dante sembla chercher ses mots, constitua une réponse dans sa tête pendant un temps qui sembla bien trop long, avant que son visage ne s’éclaire et qu’il ne lève l’index en prenant un air d’expert :

-C’est le bordel chez nous, mais rien d’inhabituel. Une enquêtrice prise la main dans le sac au Purgatoire à cause d’une crise cardiaque, l’organisation du défilé avec le Kah et le Pharois dont je me suis occupé -il lâcha un discret clin d’œil-, d’ailleurs c’est demain.

Molly fronça les sourcils, puis les défronça en se disant qu’au moins, ils allaient leur présenter une façade honnête, à défaut d’être présentables. Elle ne jeta donc pas un seul coup d’œil à ce qui était prévu par les quelques artistes glisois sur place et chercha encore moins à prévoir ce qui ne l’était pas. Cette fois, ce ne serait pas son problème.


Le programme en question n’était pas si mal au regard d’éventuels critères internationaux en matière d’organisation de grande fête célébrant la liberté. Il soulignait les différences que présentaient les EAU, tout en mettant en avant des personnalités fortes rentrant bien dans le thème de l’internationale libertaire. Il y avait bien un élément que Dante avait mis « pour le fun » et où il n’était pas sûr que le concept passe les barrières culturelles. Il s’agissait d’une artiste appelée « Discobeach » (nom censuré car son début de carrière s’est fait dans la clandestinité sous les 9 familles), pionnière du courant post-ironique dans le paysage glisois. Le concept était simple : dénoncer les idéologies réactionnaires en présentant des personnages les soutenant dans des proportions ridicules dans les morceaux, tout en les faisant passer comme plausiblement écrits . Le problème était largement anticipable, celui qu’on pense que la chanson fasse l’éloge des valeurs réactionnaires. On avait donc prévu une petite explication dans des articles des journaux kotioites pour prévoir le coup.

J'aimewai boiw... un vew de boisson... de champagne!


Molly Harris se sentait presque le cœur léger malgré son nez qui saignait et Dante qui la regardait bizarrement après qu’elle ait décliné le résumé écrit du lendemain. Même si leurs nouveaux alliés ne correspondaient pas exactement au projet glisois, ils s’en rapprochaient tout de même suffisamment à son goût. Le problème de l’isolement qu’avaient rencontré tous les mouvements libertaires était enfin résolu, et les EAU se retrouvaient liés aux destins de deux des plus grandes puissances mondiales, plus que de quoi assurer l’avenir du pays. Au pays justement, le Purgatoire avait voté par une écrasante majorité pour l’intégration au liberalintern, avec des débats plus courts que jamais, tant la perspective de formaliser une forme de sécurité de la révolution rassemblait les différentes parties impliquées. Seuls la rose rouge avait voté contre, dénonçant une énième dérive autoritaire du service diplomatique qui agissait une fois de plus sans demander rien à personne.

Si le grand Kah apparaissait comme des frères d’armes tout indiqués, bien qu’un peu rigides sur la théorie, il restait encore à rencontrer le Syndikaali. S’ils semblaient avoir effectivement l’esprit libertaire (Molly pensait que leurs pirates adoreraient rencontrer Jack Daniels au détour d’un îlot), leurs pratiques capitalistes les rendraient assez suspicieux aux yeux du glisois moyen. Mais bon, se disait Harris. On ne construit pas une alliance en un mois.


Molly dormit cette nuit-là dans une annexe de l’ordre de la croix blanche, qui disposait de tout un complexe de bâtiments pour ceux qui leur étaient affiliés. Ça avait été pour elle une expérience étrange de rencontrer l’organisation-mère du petit parti politique du même nom qui siégeait au Purgatoire. L’expérience menée à Kotios était unique en son genre et semblait partir dans le bon sens, malgré l’étrangeté du patron des lieux. Varian Rose semblait tendu comme un arc, et semblait ne pas avoir dormi depuis des lustres, au vu des poches noires énormes sous ses yeux. Il l’avait rassurée quant à la participation de l’ordre lors du défilé du lendemain comme troupes des EAU, mais l’avait laissée perplexe au moment de déclarer qu’il fallait « purger certains éléments séditieux » avant de changer de sujet d’un mouvement de la main fatigué quand elle demandait des précisions. La douleur au nez de Molly l’incita à ne pas poser de questions plus en avant, surtout qu’elle n’avait théoriquement aucune autorité sur cet homme. Elle s’endormit donc pour faire passer son mal de tête, en espérant qu'il ne lui gâcherait pas le défilé du lendemain.
[i]

Le lendemain, Les EAU firent une démonstration tout à fait dans le ton lors du défilé en question.


Il y avait tout d’abord les périlleux en vedette en question, retransmis sur un grand écran mobile en plein milieu de la manifestation. L’écran formait avec les DJ’s qui passaient pour le moment une musique militaire un véritable centre dans l’immense défilé qui se déroulait. Le message était passé : Dans les EAU, on montrait que la taille des bateaux ne comptait pas quand on pouvait passer au-dessus de celui des autres à la faveur d’une vague favorable.

La délégation militaire terrestre fut moins impressionnante, quoique la milice de l’ordre de la croix blanche avait bien profité de l’occasion pour montrer ses muscles et un magnifique uniforme blanc rutilant. Les troupes bougeaient bien ensemble, et réussirent à montrer une certaine cohésion pendant toute la marche, avant d’éclater en petit groupes après un ordre sonore des officiers quand les barrières se levèrent. C’était donc officiel, la fête commençait pour tout le monde.

l'ours
Le plan du bar mouvant.


Vint alors un gigantesque bar roulant en forme d’ours polaire stylisé, construit par l’ordre de la croix blanche et supervisé par de vrais mécaniciens glisois. L’énorme structure s'était placée très lentement au milieu du cortège et comportait 4 entrées pour que tout le monde puisse rejoindre l’anarchie intérieure, un bar qui semblait vendre toutes les boissons possibles dont la décoration rappelait fortement un convoi glisois. Sur la tête de l’ours en question se trouvait le leadership glisois, faisant la fête avec quiconque parvenait à traverser la foule et les escaliers bouchés par des corps en mouvement en permanence. Les habitants de Kotios furent alors témoins d’un concours de boisson avec des règles qui changeaient à chaque minute, mais qui acueillit tellement de grands noms des bars kotioïtes et des régiments engagés dans le défilé qu’il allait certainement en devenir légendaire. Harris allait rentrer dans la légende comme capitaine de l’équipe gagnante, la dernière debout lors de ce concours démesuré après l’évanouissement d’un pirate pharois massif, même si Dante avait fait le gros du travail. Sa dernière phrase avant de s’écrouler des suites d’un mélange d’ébriété et de fatigue ?


-Quelle nuit, bordel de merde.

Lorsque les barrières s’étaient levées, on avait senti dans le chaos ambiant un sentiment de fraternité entre peuples tel que les glisois ne connaissaient pas. Il connaissaient et chérissaient les énormes rassemblements festifs, mais l’atmosphère de Kotios ce jour-là avoisinait le divin. Voilà ce que retiendraient les participants glisois de cet immense fête libertaire : l’humanité rassemblée pouvait prétendre à la divinité, ne serait-ce que pour un court moment.
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