
Parce que l’ensemble était surprenant, dans le sens le plus positif que l’on pouvait adosser au mot, il avait donné naissance à un paradoxe. Cuetlachquiauhco était à la fois un pôle économique régionale, et un lieu de calme intense. De plus, de récente fouilles archéologiques avaient déterrées des curiosités historiques encore mal comprises, parmi lesquelles une structure pouvant prétendre au titre de plus ancienne construction humaine déblayée à ce jour, genre de petit amphithéâtre couvert et orné de sculptures dont la particularité était qu'il précédait, et de quelques millénaires, la date à laquelle on avait théorisé que le genre humain avait commencé à développer des poteries. Ces découvertes avaient ouvert la voie à l'arrivée de nombreux universitaires kah-tanais et étrangers ; accentuant encore un peu l’éclat de la ville.
Aujourd’hui, on l’avait paré de drapeaux, d’étendards, de guirlandes et d’oriflammes visant à célébrer la visite d’une cheffe d’État étrangère. Un itinéraire avait été tracé pour relier la gare centrale du sud de la ville à l’ancien hôtel de ville qui, bien que moins moderne que l’élégant immeuble blanc qu’on avait construit pour accueillir les administrations intercommunales, restait par de nombreux aspects plus adapté aux visites de courtoisie de l’ordre de celle qui allait avoir lieu. De plus, on suspectait les maronhis d’être quelques-peu conservateurs, ce qui n’était pas pour plaire à tout le monde.
C’était plus ou moins le sujet qui animait la discussion au sein de la délégation kah-tanaise. Celle-là était composée, comme à l’accoutumée en ces circonstances, de deux membres de la Convention générale. Dans le cas présent, la citoyenne Actée Iccauhtli, chargée de la diplomatie continentale, et un membre du comité de volonté publique. En théorie c'était à Kisa Ixchet , dite madame des pavés, de l’accompagner. Cependant l'insurrectionniste professionnelle avait été appelée en urgence au nord du pays, pour gérer la préparation de Reavin à la guerre qui risquait d'éclater contre le Vinheimur. Sa remplaçante initiale, Rai Sukaretto, s'était purement et simplement désistée. Acceptant d'accompagner la délégation mais prévenant qu'elle disparaîtrait en cours de route. Ce qu'elle fit, avant l'arrivée à la gare sud de la cité. Personne ne lui tint rigueur de cette nouvelle excentricité. Elle était à l'image des milieux culturels qu'elle devait représenter. Ce fut donc Arko Acheampong, dit le Chiffre, économiste de renom, qui se retrouva à patienter, bras croisés, sur le quai d’une gare. Derrière lui se trouvait deux rangs de gardes, et à sa gauche, la citoyenne Iccauhtli.
Elle semblait de bonne humeur.
« Arko, tu sais qu’il faut voir plus grand. » Elle employait un ton patient. « Ces gens ne sont certes pas nos amis, mais nous devons nous assurer qu’ils ne deviennent pas nos ennemis. Et puis si ce n’est pour la Gran Man, leur régime semble des plus fréquentables.
– Si ce n’est pour elle, oui. » Le Chiffre fit claquer sa langue contre son palais, las. « Elle que tu as invitée. Je t'ai connue plus intraitable sur les questions de régime.
– Les communes ont approuvé mon initiative. Ainsi que le comité.
– Donc personne n'est coupable. Cette excuse, franchement…
– Pourquoi parler de coupables ? Non. La vérité c'est que nous avons besoin d'alliés dans la région, et que la Gran Man peut être utilisée contre le capitaliste. Le reste se verra en temps et en heure. Nous devons simplement garder ça en tête : à terme, dans l'Histoire, leur régime s'effondrera. Rien ne nous oblige à précipiter les choses.
– Je sais. Nous avons d'autres priorités. Je dis simplement que ça me heurte. »
Au loin, on devinait l’approche d’un train. Actée se raidit un peu, cherchant à se faire plus droite encore qu'elle ne l'était. À côté d'elle, le citoyen Arko passa rapidement en revue les quelques fiches qu'il avait apportés, puis les fit disparaître dans une poche intérieure de son manteau. Le temps était clément, et à l'exception d'un vent fort venu de l'Ouest, les conditions étaient optimales pour une cérémonie publique : il faisait beau, quelques nuages tout au plus, et le fond de l'air était frais.
Lorsque le train arriva à quai, les deux rangs de gardes se placèrent pour former un rang d’honneur, partant des portes du wagon spéciale et finissant là où se trouvait la délégation. Trouvant les poignées de mains fondamentalement vulgaires, la citoyenne Iccauhtli ne gratifia Awara Kouyouri que d’un salut traditionnel, plaçant une main au niveau de son cœur et s’inclinant très légèrement en avant. Arko Acheampong l’imite, quoi que de façon un peu moins rigide.
« Bienvenue au Grand Kah. »
Il se redressa en même temps qu’Actée qui se décala, pour laisser aux maronhis tout le loisir de l’accompagner, et la délégation se dirigea vers la sortie de la guerre, où attendaient des berlines claires. Il y eut quelques échanges de mondanités. Comment va votre grossesse ? Tout va bien aux pays ? Avez-vous fait bon voyage ? Après tout la ville était équidistante des capitales des deux pays. Puis Actée pris un ton plus sérieux.
« J’ai fait revoir l’ordre du jour pour placer les cérémonies diplomatiques – revue de la garde, prestation de l’hymne national du pays visiteur – en préambule des discussions. Cela satisfera les journalistes internationaux et leur donnera de quoi gamberger pendant que nous discuterons entre adultes. »
À ses côtés le citoyen Arko Acheampong renchérit d’un air volontairement badin.
« Vous savez, votre visite envoie un message très fort, à l’heure où une guerre pilotée par l’Alguarena manque d’éclater à nos frontières nord. » Il eut un petit rire sans joie. « Nous avons vraiment beaucoup de choses à nous dire. »