Posté le : 25 sep. 2022 à 14:35:03
4422
AVANT-PROPOS
Shinichi Fujimoto qui consacra quarante années de sa vie à recueillir à pied, donc dans un territoire très restreint, les mille et un récits qui fondent le trésor des contes ne quitta pratiquement son Obata natal. Sa vocation naquit peut-être dès l'enfance de la fréquentation de ce lieu représentait au cœur de la ville de Kyugawa la librairie familiale, magasin rempli d'ouvrages rares dont le parfum faisait rêver d'un improbable bout du monde. On s'y réunissait le soir dans l'arrière-boutique. Il y avait là des collecteurs de contes, des érudits locaux, des quêteurs de mémoire. Il y avait des contes et des devinettes, des légendes, des récits de peur que l'on tissait dans la pénombre, dans le silence de la nuit où tout devient possible.
Pourquoi donc rappeler, au seuil du beau recueil que nous propose Saori Ogawa, la parole d'un voyageur immobile qui pour suggérer la merveille évoque un grand pays dont il ne connut que l'arrière-boutique ? Sa voix, venue de l'autre rive, fait resurgir un monde désormais révolu. On sait que le siècle dernier a été plus dense en découvertes et en inventions que le millénaire qui l'a précédé. Or, la moindre découverte technologique modifie la condition humaine et la représentation que l'Homme se fait de lui-même. Mesure-t-on à quel point le règne de la culture informatique, grâce ou à cause de la révolution numérique, a bouleversé en quelques décennies notre rapport au temps ? Jadis, on savait lire l'écoulement du temps dans le mouvement des marées, dans le jeu du soleil sur le cadran de pierre et dans un filet de sable coulant d'un sein de verre. Le temps informatique oblitère le principe-même de la succession. Inscrit dans une temporalité immédiate, il s'affranchit des références au passé et au futur. Notre rapport à la mémoire et à la transmission des récits, des savoirs et des expériences s'en trouve profondément transformé.
Dans un monde où les savoirs sont, à tout moment, disponibles, pourquoi donc encombrer la mémoire individuelle de ce que stocke si aisément la mémoire virtuelle de nos ordinateurs ? La consultation dans l'instant qui permet de zapper d'un site à l'autre prend le pas sur la lecture linéaire et sur la réflexion. Cette rapidité et cette proximité donnent le sentiment que le monde est à portée de main en deux trois clics de souris l'espace est aboli. Mais elles font naître dans un monde qui tend à se globaliser, une impression trompeuse d'uniformité.
Ce voyage au pays des textes-palimpestes, de ces récits oraux transmis durant des siècles de bouche à oreilles et que chaque conteur interprète lors de la narration en lui imprimant sa marque propre, n'est aucunement passéiste : il a pour but de sonder les strates de la mémoire pour mettre au jour et projeter dans le futur notre héritage. Héritage longtemps méconnu. On a présenté trop souvent les contes de transmission orale comme un simple passe-temps pour les personnes exclues de la vie active, c'est-à-dire les vieillards et les petits enfants. Diffusée par les hommes et les femmes, la littérature orale offrait à l'auditoire adulte une mémoire, une morale, une interprétation des voix de l'univers, un système d'explication des origines, une parole fécondante. Elle créait des liens entre les générations, entre les sexes, entre les vivants et les morts, entre notre univers et le monde invisible. Ce trésor de la mémoire était-il autrefois plus apprécié en Maronhi ? Le terme "petits récits", qui servira à qualifier la littérature romanesque désignait à l'origine des affabulations, des histoires à dormir debout. Ces récits populaires, sornettes oubliables des récits que le vent emporte et qui pourtant, portés par la parole vive, ont pu parvenir jusqu'à nous.
Au XXème siècle, la Maronhi a pris la mesure du patrimoine immatériel qui est le sien. En témoignent l'ampleur et la multiplicité des collectes effectuées, la brigadure des textes recueillis, l'étonnante maîtrise des conteurs professionnels dont la mission est de transmettre la mémoire des contes comme celle des grands romans classiques maronhiens. Le livre de Saori Ogawa offre de belles versions de contes connus ou non et bien trop souvent réduits dans les éditions pour la jeunesse aux dimensions de l'enfance ou de que nous croyons être l'enfance. Pari audacieux, si l'on songe à tous les filtres qui nous séparent du texte entendu par le collecteur. Le conte a été recueilli, transcrit, mémorisé, remanié quelquefois, revisité souvent avant de nous parvenir. Mais la lecture de ce recueil fait apparaître en filigrane des représentations culturelles inscrites dans la longue durée dont le quotidien de la vie en Maronhi est, aujourd'hui encore, invisiblement tissé.
Gageons que les lecteurs auront l'acuité nécessaire et le regard assez perçant pour découvrir ces contes, tout à la fois lointains et proches, dont la lecture nous invite à habiter le monde avec plus de confiance et de fierté que n'en donnent une domination économique ou militaire.
« Un Homme sans mémoire, dit le proverbe maronhien, c'est comme un ruisseau sans sa source, c'est comme un arbre sans racines. »
Tsuneo Miura,
Professeur de littérature orale à l'université Habata de Fujiao.