Une adolescence confisquée par la raison d'État
Peu de gens le savent mais Ettore a passé une partie de sa jeunesse loin de sa famille. En 1985, Vittorio Podestat, son père entame sa vingt-et-unième année comme monarque landrin. Veuf, il est remarié depuis plusieurs mois avec une princesse khaulte, Sabien Fichte. Celle-ci va donner naissance à un petit garçon, Vivien.
Ettore éprouve de l'affection envers le bébé et sa belle-mère mais les rapports avec son père sont orageux. La communication est rompue. Le paternel évite de se trouver seul avec le dauphin. Ils n'ont jamais évoqué ensemble la disparition tragique de la reine Antonella, dans un accident de chasse. A la cour de Podestavre, des rumeurs prêtent au souverain l'assassinat de sa première femme, issue d'une famille de la haute-bourgeoisie fortunéenne.
Depuis le décès d'Antonella, le souverain qui menait une politique d'ouverture vis-à-vis de Fortuna a fait tout son possible pour couper les relations diplomatiques avec la Manche Silice. Ses conseillers font sombrer Vittorio dans la paranoïa. Il pense qu'un parti fortunéen s'est immiscé à la cour de Podestavre et complote pour la Sérénissime.
Les cerbères malfaisants désignent Ettore, le dauphin de sang-mêle, comme le champion des renégats, prêt à supplanter son père.
Sabien Fichte pressent l'opportunité unique qui se présente. Vivien pourrait devenir le prétendant au trône si Ettore étaient définitivement écarté de la succession. La seconde épouse participe à son tour, insidieusement, à la campagne visant à persuader Vittorio de la menace représentée par son fils.
Vittorio, malgré sa défiance, n'est pas convaincu du tout par les procès de lèse-majesté dressés contre le dauphin. Il n'est alors âgé que de 12 ans et ne s'intéresse pas à la politique.
A cette époque, Ettore passe le plus clair de son temps à l'extérieur sur le littoral. Il navigue sur un catamaran de longue heures et s'adonne à des régates improvisées avec ses amis, piochés parmi la classe moyenne de Podestavre et ses alentours dont il apprécie la simplicité, la franchise et l'extraversion. Il apprécie également le scoutisme et participe régulièrement à des expéditions lors desquelles il bivouaque avec sa troupe.
Un soir d'ennui avec son groupe d'amis, ils mettent cap au sud avec leurs embarcations et pénètrent dans les eaux territoriales de Léandre. Durant les mois suivants, ils vont réitérer ce périple à la recherche d'une brèche pour pénétrer les murs gardés de la cité du bout de l'Ostremont. Ils finissent par trouver un chemin de pêcheur, non surveillé. Ils entrent dans Léandre. L'environnement paraît familier aux garçons et pour cause, Podestavre est une réplique miniature de ce qu'ils découvrent.
Cette aventure secoue Ettore qui commence à s'interroger sur ses origines maternelles. Il a toujours aussi peu de rapports avec son père. Il se confie à Sabien sa belle-mère sur ses escapades et ses questionnements.
Celle-ci le rassure, lui conseille de poursuivre ses recherches et le pousse à en parler à Vittorio. La reine, en contact fréquent avec les influents membres du conseil du roi, les informe de la quête d'identité du fiston. Il va forcément chercher du côté de Fortuna ! Ce sera d'autant plus facile de l'incriminer dans un complot contre la dynastie Podestat.
Quand Ettore finit par prendre son courage à deux mains et à demander une audience à son paternel, Vittorio est à cran. Son entourage lui martèle matin, midi et soir, que des intérêts étrangers en veulent à sa couronne. Les questions de l'adolescent sur la famille du côté maternel interpellent le monarque. Entre temps, quelqu'un a suivi le dauphin dans ses escapades à Léandre et a pris des photos destinées au roi. Celui-ci entre dans une colère noire. Il bat son fils violemment et lui signifie qu'il est persona non grata à Podestavre, dans le Pays Landrin et en Manche Silice. Il est envoyé en Khaultie dans un pensionnat, officiellement, pour poursuivre ses études. Or dans les fait le jeune homme vient d'être exilé et destitué.
Extraits des carnets secrets d'Ettore
Des crampes terribles m'ont sorti du sommeil. J'étais alité dans une salle sentant la javel. Mon bras était relié à une proche d'un liquide non identifié par une perfusion. Une infirmière m'expliqua dans un léandrais approximatif avec un fort accent que j'étais passé près de la mort. J'ai avalé un tube entier de barbituriques récupéré dans une armoire à pharmacie de ce sinistre monastère. Je n'en pouvais plus. J'avais perdu la notion du temps. Quelques adolescents vivent ici comme moi mais nous n'arrivons pas à nous comprendre. Des hommes et des femmes viennent nous donner des cours mais ils parlent une langue qui m'est méconnue. Je m'ennuis. Nous ne mangeons pas à notre fin. Il fait froid.
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Avec trois autres camarades, nous avons inventé un langage pour nous comprendre. Damiano à 15 ans, comme moi, ses parents sont de haut-bourgeois arovaques qu'il l'ont envoyé ici pour le protéger de troubles politiques. Augustus est le plus vieux, il a 17 ans. Il n'a pas voulu nous dire grand chose sur son histoire. Parfois il se met en colère et nous frappe. Enfin, il y a Gennaro, c'est le plus jeune, il n'a que 11 ans. Sa famille appartient à l'aristocratie fortunéenne. Ils l'ont envoyé ici parce qu'un homme lui a fait du mal et qu'il leur fait honte. Je ne comprends pas trop ce qu'on lui reproche.
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Le vieux précepteur a mis une raclée à Gennaro parce qu'il voulait aller aux toilettes pendant le cours de mathématiques. Augustus s'est jeté sur l'adulte et l'a rossé de coups. Des surveillants, prévenus par une sonnerie d'alarme sont arrivés et ont emporté notre aîné loin d'ici. Gennaro est à l'infirmerie pour quelque temps. Je ne suis plus qu'avec Damiano.
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Augustus est de retour. Il a une affreuse balafre de la tempe droite jusqu'au milieu du front. Il n'a plus le même tempérament. C'est une ombre. Gennaro est également revenu. Il boîte. Je suis terrifié. Ils nous font souffrir et semblent aimer ça. Tous les adultes ont hérité d'un surnom. Il y a le vieux con, le gros neuneu, le crapaud manchot, la teigne. La dernière c'est une femme. La seule à intervenir. Elle est étrange. Contrairement aux trois autres, elle n'a jamais levé la main sur nous, quelques fois elle crie mais ça n'est pas aussi violent.
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J'ai passé plusieurs jours dans un cachot parce que j'avais répondu à l'un des professeurs. Je devais me contenter de pain sec et d'eau. Il n'avait rien d'autre pour s'occuper l'esprit qu'une petite ouverture dans le mur offrant une vue sur l'horizon. Pourquoi suis-je ici déjà ? Ma punition achevée, je m'astreins à une grève du silence. Je me nourris de moins en moins, j'ai perdu le moral. Les plaisanteries de Gennaro et de Damiano ne changent rien. Je suis aussi léthargique que ce pauvre Augustus.
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Damiano m'a avoué entretenir des sentiments amoureux pour moi. Je lui ai mis mon poing dans la figure. Je me sens trahi. Je le considérais comme un frère, un confident, l'épaule sur laquelle pleurer. Je suis terriblement seul. Gennaro est trop jeune, trop insouciant pour que je l'embête avec mes problèmes.
Au final, Ettore aura passé cinq longues années dans ce pensionnat kaulthe. Il en sort âgé de 17 ans. Terriblement endurci par cette expérience de réclusion partagée avec ces trois garçons qu'il ne reverra plus jamais. Sa sortie de cet enfer, le dauphin déchu la doit à un drame, la mort de Vivien, le fils issu du second mariage de Vittorio, victime d'une noyade. Sabien Fichte est inconsolable. Elle n'a pas eu d'autre enfant avec le souverain landrin. Aussi, elle décide de rentrer définitivement en Khaultie, se séparant, de fait, de Vittorio IV Podestat.
Pris de remords mais d'un naturel peu démonstratif, Vittorio va tenter de rattraper le temps perdu avec son fils en ne lui refusant aucune folie. Ettore passe brûle ainsi sa jeunesse par les deux bouts, oubliant souvent son statut d'héritier du trône landrin.