Ici il ne s’agissait pas des masses éparses de réfugiés, idéalistes, prolétaires de tout pays unis dans le rêve d’une vie juste et de droits. Ceux qui venaient habiter la ville était moins souvent exilé politiques, idéologiques, économiques, que profiteurs. De celles et ceux qui ne seraient pas réellement appréciés dans la communauté nationale des communes. On venait ici travailler auprès des groupes les plus prestigieux. Et un système économique spécial, hybride, permettait d’y accumuler un certain capital. La ville restait, à tout point de vue, fermement communaliste. Y compris économiquement. On y vivant, travaillait, existait en égaux. Mais l’impression qu’on avait de cette existence était plus adaptée aux demandes psychologiques de ces jeunes ultra-libéraux, trop persuadés de leur propre valeur, et qui ne voyaient pas de mal au socialisme tant qu’il n’allait pas profiter aux pauvres. L’illusion fonctionnait en ça qu’il n’y avait pas, dans l’Union, de pauvres. Tout le monde était content, et les yuppies se pressaient aux portes des imposants condos et des bureaux d’intel corporation et consorts. La ville, en somme, générait des fonds, et continuait de briller comme l’avenir lui-même.
C’est qu’on y veillait. Shao Kai Yuhan, commissaire représentant des communes exclaves, avait commencé sa carrière dans l’Assemblée Communale Générale de la ville. Et même son communisme assumé et revendiqué, même sa volonté d’offrir à la ville des institutions plus étatistes, plus capables de contrôler son fonctionnement, n’avait pas été en mesure de faire baisser son attrait, de ralentir sa croissance. La stratégie de la ville restait entière. De toute façon il fallait s’y faire : le capitalisme était une idéologie aux valeurs simples, et sans prétention de pureté idéologique. Ainsi, même le Grand Kah, même cette ville, précisément, qui avait préservé l’idéale libertaire lorsque les communes du Paltoterra semblaient perdus, même la ville où les aventuriers révolutionnaires les plus romantiques de l’Union avaient, dans un passé récent, appelés à la nouvelle révolution mondiale, même cette ville-là, qui irait libérer ses sœurs armes au poing s’il le fallait, pouvait être attractive. Car l’argent n’a pas d’odeur, et que le capitaliste la sent plus sûrement que le requin ne sent le sang dans l’eau. En soi toute l’Union, peut-être, était attractive. C’était une stratégie assumée de guerre économique basée sur la privation de capitaux. Créer une situation permettant aux groupes étrangers d’évacuer leurs fonds et de ne pas les redistribuer par l’impôt, offrant des raisons à la population locale de se radicaliser. Mais Heon Kuang avait pour elle d’autres avantage. Elle était, en fait, présentée différemment, et les marchés y croyaient. Parce que rien ne leur plaisait plus que la stabilité. Puisqu’ils pouvaient prévoir que les choses n’évoluaient pas radicalement, que les lois resteraient favorables à l’enrichissement, que le port de la commune resterait central l’infrastructure économique régionale, puisque rien, ici, ni guerre, ni révolution, ni réforme n’irait changer les conditions économiques profondes de la région, les capitaux affluaient. Oui. Et on parlait, dans les gouvernements étrangers, les analyses journalistiques, les thèses et les bureaux enfumés des grands groupes, d’une région « dirigiste », mais certainement pas socialiste. Et pour cause, on pouvait y faire affaire. Et bien y faire affaire. Nonobstant que des places boursières fleurissaient dans tous les grands ports de l’Union, celui-là jouissait d’une réputation à part, et c’était tout ce qui comptait.
Tout ce qui comptait. Peut-être, oui. William Kagal y pensait de plus en plus souvent ces derniers temps. Pourtant il ne s’était jamais vraiment inquiété de ces questions idéologiques, ni des ressorts qui avaient permis, vraiment, le succès retentissant de la cité. Il avait ses propres théories, bien entendu, informées par ses études et les analyses qu’il avait pu consulter. Et il avait comme tous les membres du comité avant lui lu les livres blancs rédigés, années après années, pour rendre compte, classer, ordonner, traduire la vérité économique en données politiquement utiles. C’était peut-être le plus grand défi que la modernité faisait à la démocratie : les choses se complexifiaient, et avec leur complexification, il devenait plus utile de les comprendre et, donc, de les maîtriser. Lui qui n’était pas l’un de ces libéraux béats ne voyait pas en quoi on devait se réjouir de voir les pouvoirs et la capacité de bien les employer redirigés, par simple évolution des faits et méthodes, dans les mains des acteurs les plus puissants et à même de s’informer correctement. Ces livres blancs, ces traductions de la réalité économique, sociale, scientifique, ces résumés, explications, et les fonctionnaires qui les pondaient étaient en somme les vrais héros de la démocratie kah-tanaise, sans laquelle les communes navigueraient sans doute à l’œil. Là, au moins, on avait les outils nécessaires pour progresser.
Ce qui, pensa-t-il sans s’en émouvoir, faisait tout de même une grande partie de la différence et pouvait peut-être expliquer le succès du modèle « dirigiste » des cents jardins du vieux royaume. Peut-être pourrait-il glisser cette remarque lors de la cession de l’Assemblée Communale qui se préparait. Au moins pour faire bonne impression, préparer le terrain à quelques remarques plus polémique : quelqu’un - il soupçonnait que c’était Sasha - avait jugé marrant de lui demander de réfléchir, avec un commité, à des moyens de diversifier l’économique communale et d’augmenter son attractivité pour les grands groupes étrangers.
Comme pour présager de l’ambiance de la réunion, le ciel s’était couvert et déversait depuis ce matin des trombes d’eau sur les rues impeccablement entretenues du centre-ville d’affaire. William y habitait et on avait décidé de faire se rassembler l’Assemblée Générale Communale - en tout cas une part représentative de ses quarante membres - dans le siège social de la filiale nazuméenne du groupe Saphir Macrotechnologies, groupe ouvert à l’investissement étranger mais dont les parts décisives dans e contrôle du conseil d’administration étaient possédées par un fonds d’investissement soumis aux communes. La tour, moderne, avait ouverte récemment. Le groupe avait décidé d’accompagner ses derniers investissements dans la région d’un déménagement en règle de ses activités directrices au sein d’un bâtiment plus moderne. Le siège historique, une belle bâtisse néoclassique située plus près des quartiers historiques, avait été rendue à la commune qui en avait profité pour y déménager la direction de la marine des communes exclaves. L’armée, loin de s’en plaindre, avait silencieusement approuvée le triplement de l’espace réservé à ses locaux, qui tombait plutôt bien puisque l’acquisition récente d’une flotte de combat opérationnelle avait fait grimper en flèche ses besoins administratifs. La nouvelle tour Macrotech, visible depuis l’immeuble où habitait William Kagal, brillait étrangement sous la pluie. Les diodes des écrans informatifs et les grands néons reprenant les mots SAPHIR MACROTECHNOLOGIES diffusaient une lumière rendue douce par le mur l’eau.
Le représentant se saisit d’un parapluie et quitta son appartement. La beauté que l’on pouvait trouver à la ville, dans toute sa modernité, ne lui faisait plus grand-chose. C’était l’endroit où il habitait. Un endroit bien pensé, bien conçu, bien entretenu. On s’habituait vite à cet état des choses.
Dehors, l’atmosphère était chaude et humide. Ce n’était pas un soir eurysien où le vent froid forçait les foules opaques à se réfugier derrières les vitres des bars et des restaurants. Pas non-plus des soirs paltoterrans, où l’on étouffait sous une chape d’air chaud, et où la sueur se mêlait aux gouttelettes d’eau en suspension dans l’air. C’était Heon Kuang, la nuit. Lorsqu’il passa le sas en verre séparant le hall de l’immeuble - un simple couloir orné d’une fresque abstraite menant aux deux cages d’ascenseurs et aux escaliers - de la rue, William ne discerna pas de différence notable dans la température. Il faisait bon. La pluie venait du front de mer : les nuages avaient progressé toute la journée, survolant l’océan puis s’établissant durablement au-dessus de la ville pour la plonger dans une obscurité prématurée. L’éclairage urbain minimisait l’impact réel du temps. On pouvait le regretter. William se souvenait que Sasha - toujours elle - avait soulevée à plusieurs reprises le problème de la pollution lumineuse en centre. On lui avait rétorqué qu’il était impossible de faire habiter sept millions d’être humains dans une ville moderne sans que cela ne déplaise à mère nature. Puis, quand elle avait insisté, que les visiteurs étranges voulaient du néon et des écrans Une vision de l’avenir calquée sur leurs fantasmes débiles, avait-elle rétorqué. Elle était du genre à ne rien lâcher. Ce qui en faisait peut-être une très bonne représentante; En tout cas elle avait obtenu la création de plusieurs comités dédiés à la protection de la nature - simple évolution de ceux qui s’étaient assurés du bon traitement des déchets et de la qualité de l’air - et, pour ajouter l’injure à la blessure, avait réussie à intégrer les entreprises étrangères dans le processus de réflexion via les syndicats et quelques organisations de représentation corporatistes conçues pour l’occasion. William avait trouvé cette initiative extrêmement intéressante en ça que les entreprises avaient, spontanément, acceptée de se soumettre à des demandes du gouvernement et de son régime économique dirigiste, sous prétexte qu’on leur offrait l’occasion de s’en vanter. Du pur greenwashing, mais qui présentait une première étape importante, d’une part, et la preuve que l’on pouvait à la fois faire plaisir aux ogres étrangers - comme les qualifiaient les kah-tanais - et les besoins de la communauté. L’argent n’a pas d’odeur.
Mais il n’en reste, reconnut-t-il en déployant son parapluie et s’avançant sur le trottoir, que l’air est plus pur. De toute façon Heon Kuang n’auraient pas acceptées d’être polluée à un degré matériellement observable. La pollution atmosphérique, aquatique, plastique, est un problème de pays pauvres, de pays mal gérés, de pays qui ne font nul-part. C’était ce qui différenciait la ville du reste du Nazum. Ici, on allait quelque-part. En tout cas on en donnait l’impression.
Le délégué s’attarda sur un panneau d’information sous un abri de bois. Un duo d’adolescentes cherchaient sur une interface quels restaurants servaient encore. Accédant aux tables encore à pourvoir, aux menus, aux prix, elles firent un choix rapide, réservèrent pour deux, et s’enfuirent en rabattant les capuches de leurs imperméables couleurs acidulés sur leurs crânes à moitié rasés. Des cyberpunks. On y échappait pas, ici encore moins qu’ailleurs. Toute la jeunesse urbaine kah-tanaise était terriblement fashion. On savait qui accuser. Rai Sukaretto. Les plus conservateurs des révolutionnaires l’avaient même accusé de travailler à insérer une pensée bourgeoise nocive dans l’Union. Puis, comme la dite pensée s’était avérée être un instrument de soft power immense, à la base de toute la doctrine « Cool kah-tanais » qui avait relancé les exportations de produits culturels, ces mêmes conservateurs avaient sobrement décrété que « Jeunesse se ferait » avant de regarder ailleurs.
Jeunesse se ferait peut-être. William, lui, détonnait un peu moins. Il n’était pas non-plus tout jeune. Il aurait pu passer pour un salaryman Aumérinois. Chemise blanche, complet sombre. Seule marque de couleur, des petits pins accrochés à l’épaule gauche de son manteau. Excentricité qui précédait de loin les résurgences punks et était largement répandue dans la société de l’Union. Se plaçant à son tour devant un écran d’information, il lança un rapide regard aux actualités, se contentant de lire les gros titres avant de faire imprimer les articles qui l’intéressaient. Pendant que la machine sifflait et faisait glisser les pages de papier de mauvaise qualité dans un bac, le représentant pianota sur le clavier en vue d’obtenir l’itinéraire le plus rapide amenant de sa position à la tour SAPHIR MACROTECHNOLOGIES, dont les imposants néons étaient encore visibles, au milieu d’autres. L’imposante skyline du quartier d’affaire était inesquivable dans le centre-ville. Au moins on ne la devinait que par le nuage de lumière l’auréolant la nuit, quand on se trouvait dans les quartiers historiques et continentaux.
Selon la machine, il pouvait espérer prendre un tram d’ici dix minutes à condition d’un peu presser le pas. Il y avait un excellent système de transports en commun qu’on devait à la politique d’urbanisation kah-tanaise. Les voitures avaient leur place dans cette cité monde, mais le moyen le plus sûr de traverser la ville restait les trams, bus, métros. Il se mit en route, courant à travers la pluie qui s’était intensifiée. Il devinait sous le rideau d’eau, à l’autre bout d’une trois voies largement occupées par les couloirs officiels, l’arrêt de tram où se massaient déjà des riverains. Quelques-instants plus tard le train - qui faisait tous les arrêts de Phetchpang à Commune Est, se mit en route, et trois arrêts plus tard, William était aux pieds de la tour SAPHIR MACROTECHNOLOGIES, au plein cœur d’une des places boursière les plus importantes de la planète, se demandant vaguement comment une telle ville pouvait exister et pourquoi lui, plus qu’un autre, avait reçue la mission si importante de l’orienter.