
C’est fou l’histoire, on en manque toujours un bout. L’histoire des Pharois semble à première vue l’affaire de deux points de vue : celui des archives, professorales, surplombantes, qui s’écrivent avec la froideur d’un diagnostique et ne semblent pas souffrir la contestation. Et puis celui d’une poignée d’hommes, quelques noms récurrents, tout pleins de subjectivités, où perce l’ironie et le recul. Biais universitaire. L’objectif et le subjectif. Le sérieux et la littérature.
Pourtant dans ce monde libertaire, derrière les lignes, il faut deviner plus que ce que les mots disent. Il devrait là y avoir des hommes et des femmes, des vies, des travailleurs, des peines et des joies en fait, et beaucoup de trivialité. Un type moustachu répare son moteur, un homme austère relit son tableau de compte, constate que le mois sera difficile. Madame embrasse monsieur et monsieur monsieur et madame madame. Un gamin se baigne dans la mer. Des gamins ? Cette race là va toujours en meute on dirait. Juste des ombres, les Pharois n’existent pas vraiment.
Pourtant les voilà convoqués et cette masse vivante se réveille parfois quand on a besoin d’elle. Elle rejoint de fait cette vision surplombante qu’on a de l’histoire et d’un pays, où tout va toujours comme il faut, où les choses sont logiques, implacables et prévisibles.
Nous, nous le savons. Et pourtant beaucoup l’ignorent. Le Capitaine Mainio, par exemple, tout brillant qu’il a été pensé, ne voit pas tout. Ses agents, ses amis, ses réseaux ne peuvent pas tout voir et certainement pas au Syndikaali que je m’impose comme complexe. Mainio est un ignorant. Pire, c’est un ignorant arrogant.
Dans son bureau du ministère, l’homme fat devise avec flegme sur la géopolitique extérieure. On se mobilise en Eurysie, le Lofoten fait du grabuge, l’Alguarena pactise avec des crapules, le Grand Kah est coincé du cul. Au Pharois, c’est le bordel, mais un bordel de littérature, où tout ne va pas si mal que ça. Croit-il. Et voilà que pourtant l’histoire fait irruption dans son histoire et il faut donc s’éloigner un peu du brave et arrogant capitaine. On y reviendra.
Dans un faubourg du port – car les Pharois vivent dans des ports – un homme – car il n’a pas de nom – constate avec raideur une augmentation bizarre du prix du gaz. Or du gaz, cet homme en a besoin pour son commerce – peu importe ce qu’il vend. La faute en incombe à la croissance trop rapide du pays, les gisements gaziers de l’océan du nord n’ont pas le temps d’augmenter l’extraction comme il faut, l’économie s’emballe trop vite et le modèle particulièrement décentralisé du tissu industriel pharois n’aide pas aux ajustements massifs et coordonnés. Cela tient pour les petites variations, mais la crise qui s'annonce est plus massive que tout ce qu'on a vu jusqu'ici. Pendant que les méthaneurs tentent de comprendre ce qui se passe, la demande ne cesse d’augmenter. On cherche à recruter des ouvriers, à construire de nouvelles plate-forme, mais personne ne veut travailler au milieu d’un océan gelé, où le seul bled fréquentable à la ronde est tenu par des communistes rigoristes. On essaye d’augmenter les salaires, mais cela n’attire toujours pas. Alors, mécaniquement, le prix du gaz augmente. Trop de demande, pas assez d’offre, on connaît la musique.
L’homme avec ses factures, lui, n’y connaît rien en économie. Peu importe a-t-on envie de dire, il a le bon sens comptable du petit patronat qui sait comparer deux colonnes de chiffres, entrées et sorties, les soustraire, constater que le nombre apparu tout en bas est négatif, et se croit devenu expert lorsqu’il comprend qu’il y a un problème. On ne lui en veut pas, mais qu’il ne la ramène pas trop.
Manque de chance, cet homme est un Pharois et un bourgeois, et a donc la grogne chevillée au corps, doublée d’une incommensurablement haute idée de lui-même. Capitaine Mainio ou lui, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre.
Il s’avère par ailleurs que cet homme qui n’a pas de nom n’est pas exactement seul. Dans son quartier, le prix du gaz augmente pour tout le monde. Certaines entreprises s’en sortent mieux, d’autres pires. De manière générale, ce sont les gros conglomérats qui tirent leur épingle du jeu, elles pèsent assez pour amortir les fluctuations du marché, et même les provoquer parfois. Le petit commerçant, lui, est toujours le dindon de la farce. D’ailleurs il en a conscience, et cela redouble sa colère.
Le pas vif, un gros caban de laine ceinturé au corps, écharpe contre l’hiver et des gants en fourrure de phoque, on s’en va prendre à témoin le comité de quartier. Là, d’autres petits patrons grognent. A force de grogne, cela fait un concert et le comité cède. Il doit défendre les intérêts de ses adhérents, même contre le bon sens, même contre la fatalité. Si ça grogne, il faut gueuler plus fort, histoire de justifier son salaire. C’est qu’on ne paye pas les syndicats à ne rien foutre. Déjà qu’ils se tournent pas mal les pouces de manière générale…
Le comité de quartier, bien décidé à agir, rédige un rapport cinglant à la mairie. La mairie en recevra beaucoup ce mois-ci, encore plus que d’habitude. Il y a un service entier qui tente de compiler ces milliers de lettres de grogne, pour en faire une fiche récapitulative adressée à l’administration. Administration qui de toute façon n’a pas du tout les pouvoirs pour gérer ça. Mais au moins, elle sait que ça gueule.
A un moment, normalement, un type anodin verra passer la fiche. Ce type sans histoire et sans humour, c’est un agent de la C.A.R.P.E. Il remonte l’information, qui de fil en aiguille arrive sur le bureau d’un ministre. « Ça gueule. » Soit. Le ministre n’a pas beaucoup de pouvoirs non plus. Mais l’information circule. Elle est dans un coin de caboche, ça se sait, et quand ça se sait, ça influence le marché. Tient, ça gueule ? Ca gueule pourquoi ? Le prix du gaz ? Mais c’est qu’il y a des consommateurs alors ? Des consommateurs disposés à acheter à moindre prix !
Voilà le cycle d’une économie qui fonctionne bien. Et à aucun moment l’administration ou l’Etat n’ont eu à faire quoi que ce soit. N’est-ce pas formidable, le monde du marché libre ? Il a suffit que l’information circule pour produire des effets, la grogne est performative. On se plaint, les choses se règlent. Jusqu’à la prochaine plainte.
Dans son bureau, Mainio est confiant. La vieille tradition pharoise des échecs lui fait considérer le monde comme un plateau. Il a de la sagesse, mais c'est un gosse. Un gamin qui n’a jamais cessé de jouer. Hier au pirate, aujourd’hui au politicien. Tout ça est verni de bons sentiments, la vérité reste qu’il joue avec des vies, des espoirs et des drames. L’Etat même réduit dans son identité la plus médiocre, frappé d’impuissance, reste l’Etat et Mainio est à la tête de l’Etat. Les rumeurs sont vraies. Elles sont toutes vraies. Il gouverne. C’est un libéral, il a l’économie dans la main droite, et les services secrets dans la main gauche. La diplomatie fait de lui le maillon de la chaîne qui relie le Pharois Syndikaali au reste du monde.
Il signe des traités. Des accords commerciaux. Il oriente les flux, écrase le marché de son opulente bedaine. Les acteurs privés sont libres, libres d’être emportés par le vent comme des feuilles mortes. Mainio souffle le vent. Souffle sur les braises. Attise et étouffe les conflits, provoque une guerre ici, annonce un blocus là, un traité de libre-échange. Le Pharois n’est pas au centre du monde, il n’en a pas vocation, Mainio est un libéral, c’est-à-dire un gentil, quelqu’un qui travaille, commerce, pense aux autres, se pense avec les autres. On ne fait pas carrière seul, sinon on est un nationaliste, un libéral un vrai sait que le travaille se divise, que la richesse d’ici est fait de misère là-bas. On a besoin du monde pour prospérer dessus.
Le Capitaine Mainio est très intelligent.
Et pourtant il ne voit pas. Il ne voit rien. Malgré le projet Deus, malgré les rapports qui s'accumulent, malgré les murmures d'Ilmarinen, malgré les diasporas, malgré les agents doubles, malgré les statistiques, malgré les fluctuations du marché qui en disent long et malgré son beau-frère qui a un avis sur tout et est bien content de dîner une fois tous les deux mois avec le ministre qu'a un jour épousé sa sœur, pour lui faire part de ses idées, malgré le patron du restaurant qui cause, malgré l'attention prodiguée aux travailleurs et aux pauvres qui causent, eux-aussi, d'une voix différente de celle du beau-frère et du patron du restaurant, malgré cette cacophonie qui donne l'impression qu'on est très modéré, très raisonnable, qu'on a tous les points de vue, ou presque, dans la tête et que donc lorsqu'on prend une décision, ce n'est pas, non, comme les décisions des autres, des décisions motivées de subjectivité, de biais, d'idées préconçues, visions étriquées bâties de bric et de broc sur des intérêts qu'on s'ignore, bien sûr on sait qu'on n'est jamais complètement objectif mais on le pense un peu au fond, en tout cas qu'on a plus raison, ou alors on est égoiste en fait, pourquoi pas, tout ça se confond, c'est de l'après coup, de la rationalisation, au moment de signer Mainio ne pense pas à tout cela, il pense qu'il fait un choix éclairé, en tout cas le moins obscure possible, et même quand il frappe à l'aveugle il le fait avec le recul de la conscience de ses actes, alors ça va. C'est autorisé. Et pourtant il ne voit pas. Il ne voit pas qu’un cerveau humain, même bien renseigné, ne peut pas tout voir et que ne pas tout voir, ça ne fait pas de vous quelqu'un de lucide. Socrate nous a pourri la tête avec ses conneries. Ne rien savoir, c'est ne pas savoir grand chose. Et des choses bizarres se passent sous la surface de l’eau.
Le comité rédige un long rapport sur le prix du gaz. Le marché s’en chargera. Ah ? Et si le marché ne suivait pas ? Si le marché ne suit pas, alors nos théories sont fausses. C’est improbable. Le libéralisme fonctionne très bien quand tout va bien.
Et le reste du temps ?
Le monde ne va pas s’écrouler pour le prix du gaz. D’ailleurs on y substitue déjà le pétrole, on a signé des accords avec les grosses compagnies du Canta et du Banairah, on importe des tonnes et des tonnes de barils chaque jour, via la route du nord, qui viennent faire ronronner la machine de guerre de l’économie pharoise.
Et puis même si le pétrole n’y suffit pas, on pourra toujours investir dans autre chose. Ça tombe bien, on s’est rapproché de la Loduarie récemment, on pourrait leur demander de faire venir des ingénieurs nucléaires. Ce sont des communistes, mais fréquentables. Ou bien acheter quelques prototypes de panneaux solaires dernière génération au Lofoten ? Ce serait l’occasion de faire la paix, et qui sait, isoler un peu plus l’Alguarena ? Oh, ce serait une bonne idée, ça !
Mainio sourit, il sait que le prix du gaz augmente, il a reçu la note du Capitaine Ilmarinen ce matin. Trois phrases sur un bout de papier, on a réduit des milliers de rapports, des centaines de milliers de plaintes, des armoires entières de documents, à une note aussitôt lue que déchirée. Mainio ne s’en fait pas. Il est adossé à la plus grande de toutes les forces du monde : le marché. Et son intelligence bienveillante assure que tout reste bien huilé.
C’est l’arrogance de l’Etat. L’arrogance du scientifique. L’arrogance positiviste.
On découvre un outil pour mieux voir et on se croit devenu plus malin que tout le monde. Galilée avait un nouveau télescope et voilà qu’il s’en va pourfendre l’Eglise, des siècles d'ordre social et cosmique, bien installés, parce qu'il est sûr de son bon droit, grâce à sa lunette. Ses verres révolutionnaires, sortis des manufactures des Pays-Plats. Dans un bureau universitaire à Albigärk, un chercheur pose un nouveau mot sur un nouveau concept. Soudain, il a l’impression de mieux comprendre les choses, et les gens qui n’ont pas lu son livre qui n’est pas encore paru lui semblent tous très ignorants.
Mainio a dans sa main gauche le Capitaine Ilmarinen. Comme Galilée, c’est une sorte de longue-vue. Mainio se sent assez confiant pour prendre de court tous ses ennemis, leur couper la politesse, l'herbe sous le pieds. Une fois sur deux c'est une prise en passant, se dit-il. On laisse avancer, on balaye les genoux. Il a fait de la boxe dans son jeune âge. Ses pauvres adversaires sont dépassés, évidement, ils ne voient pas comme lui. Le jeu est truqué, l’opulent capitaine a tout simplement d’avantages de cartes en main. Sun Tsu ne s’y était pas trompé. Aussi plat, aussi apocryphe que soit son ouvrage, l’art de la guerre a quelques fulgurances. Qui connaît son ennemi et se connaît soi-même remportera toutes les batailles.
Mainio se connaît bien. Il aime la bonne chair, sa femme et ses enfants. Il aime ses promenades dans le marais pharois et sa maison dans la tourbière. Il aime son bureau au ministère des Intérêts internationaux, il aime voyager, serrer des mains, écouter des hymnes étrangers. Il aime ce sentiment de triomphe modeste lorsqu’il damne le pion à ses adversaires, et le challenge que lui procure une offensive contre ses intérêts.
Mainio connaît ses forces, aussi ses faiblesses. Ce salaud a même conscience de sa propre arrogance. Putain d’enfoiré.
Sauf que Mainio est un idiot. Mainio oublie que toutes ses grandes idées ne sont pas que des mots. Et quand il professe la faiblesse de l’Etat, quand il déclare avec humilité n’être qu’un petit fonctionnaire qui fait de son mieux, il a beau le penser, cela ne signifie pas qu’il en éprouve le poids. Ce sont des mots. Peut-être un jour ont-ils eu du sens. Ce sens s’est perdu. Trop de temps passé dans un bureau, trop de temps au cœur du maelstrom, ce lieu étonnant où le vent ne souffle plus, l’œil du cyclone.
Ce n’est pas dire qu’un autre serait plus lucide. Tout le monde s’aveugle et tout le monde est persuadé d’en avoir conscience. Mainio est tout aussi fou que les autres.
Cela fait trop longtemps que le vertige de sa propre insignifiance ne l’a pas saisi.
Le prix du gaz.
La guerre en Kaulthie.
Les grandes idées que professe le Capitaine Noah devant le collège des théoriciens du Liberalintern.
Dans l’ombre, la C.A.R.P.E., monstre immense, acéphale, décapitée, une hydre sans têtes, un amas de tentacules qui palpent à l’aveugle tout ce qui veut bien passer à leur portée et s'auto-tranche, parfois, dans un réflexe bestial, ses membres pourris.
Et derrière, dans les silences des lignes, la machine qui tourne et se grippe.