26/06/2013
16:59:36
Index du forum Continents Eurysie Pharois Merirosvo [ARCHIVES] le Pharois Syndikaali

[RP] Le prix du gaz

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C’est fou l’histoire, on en manque toujours un bout. L’histoire des Pharois semble à première vue l’affaire de deux points de vue : celui des archives, professorales, surplombantes, qui s’écrivent avec la froideur d’un diagnostique et ne semblent pas souffrir la contestation. Et puis celui d’une poignée d’hommes, quelques noms récurrents, tout pleins de subjectivités, où perce l’ironie et le recul. Biais universitaire. L’objectif et le subjectif. Le sérieux et la littérature.
Pourtant dans ce monde libertaire, derrière les lignes, il faut deviner plus que ce que les mots disent. Il devrait là y avoir des hommes et des femmes, des vies, des travailleurs, des peines et des joies en fait, et beaucoup de trivialité. Un type moustachu répare son moteur, un homme austère relit son tableau de compte, constate que le mois sera difficile. Madame embrasse monsieur et monsieur monsieur et madame madame. Un gamin se baigne dans la mer. Des gamins ? Cette race là va toujours en meute on dirait. Juste des ombres, les Pharois n’existent pas vraiment.

Pourtant les voilà convoqués et cette masse vivante se réveille parfois quand on a besoin d’elle. Elle rejoint de fait cette vision surplombante qu’on a de l’histoire et d’un pays, où tout va toujours comme il faut, où les choses sont logiques, implacables et prévisibles.

Nous, nous le savons. Et pourtant beaucoup l’ignorent. Le Capitaine Mainio, par exemple, tout brillant qu’il a été pensé, ne voit pas tout. Ses agents, ses amis, ses réseaux ne peuvent pas tout voir et certainement pas au Syndikaali que je m’impose comme complexe. Mainio est un ignorant. Pire, c’est un ignorant arrogant.
Dans son bureau du ministère, l’homme fat devise avec flegme sur la géopolitique extérieure. On se mobilise en Eurysie, le Lofoten fait du grabuge, l’Alguarena pactise avec des crapules, le Grand Kah est coincé du cul. Au Pharois, c’est le bordel, mais un bordel de littérature, où tout ne va pas si mal que ça. Croit-il. Et voilà que pourtant l’histoire fait irruption dans son histoire et il faut donc s’éloigner un peu du brave et arrogant capitaine. On y reviendra.

Dans un faubourg du port – car les Pharois vivent dans des ports – un homme – car il n’a pas de nom – constate avec raideur une augmentation bizarre du prix du gaz. Or du gaz, cet homme en a besoin pour son commerce – peu importe ce qu’il vend. La faute en incombe à la croissance trop rapide du pays, les gisements gaziers de l’océan du nord n’ont pas le temps d’augmenter l’extraction comme il faut, l’économie s’emballe trop vite et le modèle particulièrement décentralisé du tissu industriel pharois n’aide pas aux ajustements massifs et coordonnés. Cela tient pour les petites variations, mais la crise qui s'annonce est plus massive que tout ce qu'on a vu jusqu'ici. Pendant que les méthaneurs tentent de comprendre ce qui se passe, la demande ne cesse d’augmenter. On cherche à recruter des ouvriers, à construire de nouvelles plate-forme, mais personne ne veut travailler au milieu d’un océan gelé, où le seul bled fréquentable à la ronde est tenu par des communistes rigoristes. On essaye d’augmenter les salaires, mais cela n’attire toujours pas. Alors, mécaniquement, le prix du gaz augmente. Trop de demande, pas assez d’offre, on connaît la musique.

L’homme avec ses factures, lui, n’y connaît rien en économie. Peu importe a-t-on envie de dire, il a le bon sens comptable du petit patronat qui sait comparer deux colonnes de chiffres, entrées et sorties, les soustraire, constater que le nombre apparu tout en bas est négatif, et se croit devenu expert lorsqu’il comprend qu’il y a un problème. On ne lui en veut pas, mais qu’il ne la ramène pas trop.

Manque de chance, cet homme est un Pharois et un bourgeois, et a donc la grogne chevillée au corps, doublée d’une incommensurablement haute idée de lui-même. Capitaine Mainio ou lui, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre.

Il s’avère par ailleurs que cet homme qui n’a pas de nom n’est pas exactement seul. Dans son quartier, le prix du gaz augmente pour tout le monde. Certaines entreprises s’en sortent mieux, d’autres pires. De manière générale, ce sont les gros conglomérats qui tirent leur épingle du jeu, elles pèsent assez pour amortir les fluctuations du marché, et même les provoquer parfois. Le petit commerçant, lui, est toujours le dindon de la farce. D’ailleurs il en a conscience, et cela redouble sa colère.

Le pas vif, un gros caban de laine ceinturé au corps, écharpe contre l’hiver et des gants en fourrure de phoque, on s’en va prendre à témoin le comité de quartier. Là, d’autres petits patrons grognent. A force de grogne, cela fait un concert et le comité cède. Il doit défendre les intérêts de ses adhérents, même contre le bon sens, même contre la fatalité. Si ça grogne, il faut gueuler plus fort, histoire de justifier son salaire. C’est qu’on ne paye pas les syndicats à ne rien foutre. Déjà qu’ils se tournent pas mal les pouces de manière générale…

Le comité de quartier, bien décidé à agir, rédige un rapport cinglant à la mairie. La mairie en recevra beaucoup ce mois-ci, encore plus que d’habitude. Il y a un service entier qui tente de compiler ces milliers de lettres de grogne, pour en faire une fiche récapitulative adressée à l’administration. Administration qui de toute façon n’a pas du tout les pouvoirs pour gérer ça. Mais au moins, elle sait que ça gueule.

A un moment, normalement, un type anodin verra passer la fiche. Ce type sans histoire et sans humour, c’est un agent de la C.A.R.P.E. Il remonte l’information, qui de fil en aiguille arrive sur le bureau d’un ministre. « Ça gueule. » Soit. Le ministre n’a pas beaucoup de pouvoirs non plus. Mais l’information circule. Elle est dans un coin de caboche, ça se sait, et quand ça se sait, ça influence le marché. Tient, ça gueule ? Ca gueule pourquoi ? Le prix du gaz ? Mais c’est qu’il y a des consommateurs alors ? Des consommateurs disposés à acheter à moindre prix !
Voilà le cycle d’une économie qui fonctionne bien. Et à aucun moment l’administration ou l’Etat n’ont eu à faire quoi que ce soit. N’est-ce pas formidable, le monde du marché libre ? Il a suffit que l’information circule pour produire des effets, la grogne est performative. On se plaint, les choses se règlent. Jusqu’à la prochaine plainte.

Dans son bureau, Mainio est confiant. La vieille tradition pharoise des échecs lui fait considérer le monde comme un plateau. Il a de la sagesse, mais c'est un gosse. Un gamin qui n’a jamais cessé de jouer. Hier au pirate, aujourd’hui au politicien. Tout ça est verni de bons sentiments, la vérité reste qu’il joue avec des vies, des espoirs et des drames. L’Etat même réduit dans son identité la plus médiocre, frappé d’impuissance, reste l’Etat et Mainio est à la tête de l’Etat. Les rumeurs sont vraies. Elles sont toutes vraies. Il gouverne. C’est un libéral, il a l’économie dans la main droite, et les services secrets dans la main gauche. La diplomatie fait de lui le maillon de la chaîne qui relie le Pharois Syndikaali au reste du monde.
Il signe des traités. Des accords commerciaux. Il oriente les flux, écrase le marché de son opulente bedaine. Les acteurs privés sont libres, libres d’être emportés par le vent comme des feuilles mortes. Mainio souffle le vent. Souffle sur les braises. Attise et étouffe les conflits, provoque une guerre ici, annonce un blocus là, un traité de libre-échange. Le Pharois n’est pas au centre du monde, il n’en a pas vocation, Mainio est un libéral, c’est-à-dire un gentil, quelqu’un qui travaille, commerce, pense aux autres, se pense avec les autres. On ne fait pas carrière seul, sinon on est un nationaliste, un libéral un vrai sait que le travaille se divise, que la richesse d’ici est fait de misère là-bas. On a besoin du monde pour prospérer dessus.

Le Capitaine Mainio est très intelligent.

Et pourtant il ne voit pas. Il ne voit rien. Malgré le projet Deus, malgré les rapports qui s'accumulent, malgré les murmures d'Ilmarinen, malgré les diasporas, malgré les agents doubles, malgré les statistiques, malgré les fluctuations du marché qui en disent long et malgré son beau-frère qui a un avis sur tout et est bien content de dîner une fois tous les deux mois avec le ministre qu'a un jour épousé sa sœur, pour lui faire part de ses idées, malgré le patron du restaurant qui cause, malgré l'attention prodiguée aux travailleurs et aux pauvres qui causent, eux-aussi, d'une voix différente de celle du beau-frère et du patron du restaurant, malgré cette cacophonie qui donne l'impression qu'on est très modéré, très raisonnable, qu'on a tous les points de vue, ou presque, dans la tête et que donc lorsqu'on prend une décision, ce n'est pas, non, comme les décisions des autres, des décisions motivées de subjectivité, de biais, d'idées préconçues, visions étriquées bâties de bric et de broc sur des intérêts qu'on s'ignore, bien sûr on sait qu'on n'est jamais complètement objectif mais on le pense un peu au fond, en tout cas qu'on a plus raison, ou alors on est égoiste en fait, pourquoi pas, tout ça se confond, c'est de l'après coup, de la rationalisation, au moment de signer Mainio ne pense pas à tout cela, il pense qu'il fait un choix éclairé, en tout cas le moins obscure possible, et même quand il frappe à l'aveugle il le fait avec le recul de la conscience de ses actes, alors ça va. C'est autorisé. Et pourtant il ne voit pas. Il ne voit pas qu’un cerveau humain, même bien renseigné, ne peut pas tout voir et que ne pas tout voir, ça ne fait pas de vous quelqu'un de lucide. Socrate nous a pourri la tête avec ses conneries. Ne rien savoir, c'est ne pas savoir grand chose. Et des choses bizarres se passent sous la surface de l’eau.

Le comité rédige un long rapport sur le prix du gaz. Le marché s’en chargera. Ah ? Et si le marché ne suivait pas ? Si le marché ne suit pas, alors nos théories sont fausses. C’est improbable. Le libéralisme fonctionne très bien quand tout va bien.
Et le reste du temps ?

Le monde ne va pas s’écrouler pour le prix du gaz. D’ailleurs on y substitue déjà le pétrole, on a signé des accords avec les grosses compagnies du Canta et du Banairah, on importe des tonnes et des tonnes de barils chaque jour, via la route du nord, qui viennent faire ronronner la machine de guerre de l’économie pharoise.
Et puis même si le pétrole n’y suffit pas, on pourra toujours investir dans autre chose. Ça tombe bien, on s’est rapproché de la Loduarie récemment, on pourrait leur demander de faire venir des ingénieurs nucléaires. Ce sont des communistes, mais fréquentables. Ou bien acheter quelques prototypes de panneaux solaires dernière génération au Lofoten ? Ce serait l’occasion de faire la paix, et qui sait, isoler un peu plus l’Alguarena ? Oh, ce serait une bonne idée, ça !
Mainio sourit, il sait que le prix du gaz augmente, il a reçu la note du Capitaine Ilmarinen ce matin. Trois phrases sur un bout de papier, on a réduit des milliers de rapports, des centaines de milliers de plaintes, des armoires entières de documents, à une note aussitôt lue que déchirée. Mainio ne s’en fait pas. Il est adossé à la plus grande de toutes les forces du monde : le marché. Et son intelligence bienveillante assure que tout reste bien huilé.

C’est l’arrogance de l’Etat. L’arrogance du scientifique. L’arrogance positiviste.

On découvre un outil pour mieux voir et on se croit devenu plus malin que tout le monde. Galilée avait un nouveau télescope et voilà qu’il s’en va pourfendre l’Eglise, des siècles d'ordre social et cosmique, bien installés, parce qu'il est sûr de son bon droit, grâce à sa lunette. Ses verres révolutionnaires, sortis des manufactures des Pays-Plats. Dans un bureau universitaire à Albigärk, un chercheur pose un nouveau mot sur un nouveau concept. Soudain, il a l’impression de mieux comprendre les choses, et les gens qui n’ont pas lu son livre qui n’est pas encore paru lui semblent tous très ignorants.

Mainio a dans sa main gauche le Capitaine Ilmarinen. Comme Galilée, c’est une sorte de longue-vue. Mainio se sent assez confiant pour prendre de court tous ses ennemis, leur couper la politesse, l'herbe sous le pieds. Une fois sur deux c'est une prise en passant, se dit-il. On laisse avancer, on balaye les genoux. Il a fait de la boxe dans son jeune âge. Ses pauvres adversaires sont dépassés, évidement, ils ne voient pas comme lui. Le jeu est truqué, l’opulent capitaine a tout simplement d’avantages de cartes en main. Sun Tsu ne s’y était pas trompé. Aussi plat, aussi apocryphe que soit son ouvrage, l’art de la guerre a quelques fulgurances. Qui connaît son ennemi et se connaît soi-même remportera toutes les batailles.
Mainio se connaît bien. Il aime la bonne chair, sa femme et ses enfants. Il aime ses promenades dans le marais pharois et sa maison dans la tourbière. Il aime son bureau au ministère des Intérêts internationaux, il aime voyager, serrer des mains, écouter des hymnes étrangers. Il aime ce sentiment de triomphe modeste lorsqu’il damne le pion à ses adversaires, et le challenge que lui procure une offensive contre ses intérêts.

Mainio connaît ses forces, aussi ses faiblesses. Ce salaud a même conscience de sa propre arrogance. Putain d’enfoiré.

Sauf que Mainio est un idiot. Mainio oublie que toutes ses grandes idées ne sont pas que des mots. Et quand il professe la faiblesse de l’Etat, quand il déclare avec humilité n’être qu’un petit fonctionnaire qui fait de son mieux, il a beau le penser, cela ne signifie pas qu’il en éprouve le poids. Ce sont des mots. Peut-être un jour ont-ils eu du sens. Ce sens s’est perdu. Trop de temps passé dans un bureau, trop de temps au cœur du maelstrom, ce lieu étonnant où le vent ne souffle plus, l’œil du cyclone.
Ce n’est pas dire qu’un autre serait plus lucide. Tout le monde s’aveugle et tout le monde est persuadé d’en avoir conscience. Mainio est tout aussi fou que les autres.

Cela fait trop longtemps que le vertige de sa propre insignifiance ne l’a pas saisi.

Le prix du gaz.
La guerre en Kaulthie.
Les grandes idées que professe le Capitaine Noah devant le collège des théoriciens du Liberalintern.
Dans l’ombre, la C.A.R.P.E., monstre immense, acéphale, décapitée, une hydre sans têtes, un amas de tentacules qui palpent à l’aveugle tout ce qui veut bien passer à leur portée et s'auto-tranche, parfois, dans un réflexe bestial, ses membres pourris.

Et derrière, dans les silences des lignes, la machine qui tourne et se grippe.
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L’économie, dit-on parfois dans les milieux cultivés, c’est décider à qui on prend l’argent et à qui on le donne. On pourrait écrire des livres entiers sur la production de la valeur, d’ailleurs ne le faisons-nous pas ? toujours est-il qu’au bout du compte, c’est une histoire de fric. De pognon. De gros sous. La moula. L’argent cristallise la valeur ajoutée, quelle que soit la définition qu’on donne à cette dernière. L’être humain produit, le travail fait fructifier le capital, des planches deviennent une table, l’électricité se transforme en chaleur, le métal entre en fusion sous la pression des machines, construites par les hommes.
Sans nous, il n’y a pas de valeur. La nature ne nous offre qu’un support vierge et anarchique. C’est l’action d’un homme, le travail d’un homme, qui change les baies en repas, la terre en potager et les moutons sauvages en troupeau.

Cette valeur, il faut bien lui donner un chiffre. C’est important de savoir calculer, mesurer, comparer. Ce chiffre s’appelle l’argent. Des hommes travaillent et produisent de la valeur, chiffrée en argent. Faire de la politique – ou de l’économie, c’est pareil – c’est décider comment cet argent va être réparti. Sera-t-il laissé au travailleur qui l’a produit ? Lui prendra-t-on pour le redistribuer ? Pour se l’accaparer ? Cet argent est-il adossé à du réel, des objets réels, du travail réel ? Ou va-t-on pouvoir jouer avec les chiffres, les dissocier de la valeur, en créer plus qu’il n’y a de travail, en faire apparaitre, disparaitre ?
Le travail, c’est concret. La production, c’est concret. La valeur ajoutée, alors, c’est concret. L’argent… c’est moins concret. C'est un chiffre. Un chiffre souvent un peu abstrait, un peu lointain. Un nombre sur une feuille de papier, sur un compte en banque.

La société est devenue si grande que le travail et la valeur se sont éloignées de nous. Restent les chiffres. Ouvrir une application sur son téléphone, vérifier son compte en banque, jeter un œil aux fluctuations de la bourse.

Nous avons choisi cette société. Nous avons voté pour elle. Les Pharois l’ont plébiscité et encouragé. Quand on aime l’argent – et les Pharois aiment l’argent – on aime les chiffres. On aime jouer avec eux, les manipuler, les tourner et les retourner, les promettre et les voler. Avant même qu’on invente la bourse les Pharois étaient sans doute déjà financiers, ils vendaient des chiffres délirants, déconnectés de leur valeur réelle, lointaine, invisible. Qui maîtrise les chiffres maîtrise la valeur, croit-on.

Et puis voilà que les chiffres nous échappent.

Bizarre.

Ils augmentent tout seul. On appelle ça l’inflation. L’inflation est parfois indexée à des spéculations bancaires, quelqu’un, quelque part, a décidé de mentir sur la valeur d’un objet. Alors son prix monte. Ou baisse. Se déconnecte de l’économie réelle. Oublié le travail, la valeur ajoutée, oubliés les hommes qui triment, la nature exploitée, oubliée la sueur et les muscles, juste des chiffres qu’on a autorisé à faire n’importe quoi.

Parfois aussi, l’inflation, c’est la valeur qui se rappelle à nous. On a oublié de produire, alors les choses se raréfient. C’est têtu, l’économie, ça n’obéit pas aux lois du marché, ça ne respecte pas les prévisions ni les comptes en banques bien gras, ça n’obéit qu’à des règles bizarres.
Lointaines.
Oubliées.
Bassement matérielles.

Il faut produire. Travailler. Se lever le matin. Suer, avoir mal aux mains, à la tête, au dos. Il faut produire sinon à un moment, le supermarché est vide. Si on oublie de faire pousser du grain, on n’en a pas. Merde. Ce n’était pas prévu, ça.

On l’a dit, les Pharois sont des banquiers. Ils aiment les chiffres. Sans doute qu’ils aiment aussi le travail, la mer, l’aventure et leur femme, mais enfin, ils aiment surtout les chiffres. Or les chiffres, ça ne remplit pas la gamelle. A force d’aimer les chiffres, est-ce qu’on n’en aurait pas oublié de la remplir ?

Importer, c’est confier le sale boulot aux autres. Les gens ont tendance à paniquer devant une balance commerciale déficitaire, alors que quand on y réfléchit, c’est plutôt bon signe. « Nous sommes tellement riches que nous avons les moyens d’externaliser le travail. » voilà ce que ça dit, un déficit. « D’autres bossent pour nous. » c’est plutôt bon signe, non ?
Pour comprendre où tout ça nous mène, il faut en revenir à des choses de base.

Qu’est-ce que la piraterie ?
Qu’est-ce que la contrebande ?
Sinon un travail de marchand, poussé à son paroxysme ?

Que produisent les Pharois ? Des armes, oui, leurs industries tournent, ou tout du moins tournaient, maintenant on est obligé d’importer des Tahokais pour y bosser, mais enfin, ça tourne.
Soit.
Mais d’où provient la richesse du Syndikaali ?

Un coup d’œil attentif aux chiffres offerts par le Projet Deus nous en apprend d’avantage. Ceux de 2010 sont éloquent. 562 milliards tirés du marché noir. 390 milliards du commerce. 65 du tourisme. Dans marché noir il y a marché, cela veut dire ce que cela veut dire. On achète pas cher, on transporte, on revend plus cher. Le commerce c’est ça. Le tourisme aussi. Sur 1 900 milliards de PIB, plus de 50% n’est pas produit par les Pharois. Sur 1 900 milliards, plus de 1 000 sont arrachés à d’autres gens. On extorque la valeur produite par autrui. On vit richement, et on en oublie de produire.

Le pirate vol le travail d’autrui.
Le marchand n’est qu’un intermédiaire, sa contribution est minime.
Le contrebandier est un marchand international.
Comme le financier.

Combien de milliards proviennent de la finance ? On ne le saura pas. Les chiffres sont interdits au Syndikaali. On les aime tant, on ne voudrait surtout pas les démystifier…

Les Pharois produisent deux fois moins que ce qu’ils dépensent. Le pays se gave, déborde de thune, le gouvernement finance des grands projets à ne plus savoir qu’en foutre, paye des espions, des soldats, autant de gens qui touchent un salaire mais ne produisent rien, sinon le maintien du statut quo.
Mais à la fin, d’où vient-elle toute cette richesse ? Toute cette valeur ? Les Pharois la captent sur la route du nord, sur toutes les routes du monde, ils sucent sans complexe la sueur et le sang des travailleurs.

Les Pharois sont les plus grands capitalistes du monde.
N’en déplaise aux experts du Lofoten qui ne comprennent rien à rien.
La piraterie, c’est l’ultra-libéralisme radical. C’est le rêve de Friedman, le fantasme d’Hayek.

La piraterie est notre destin à tous.

Le Capitaine Noah en a conscience. Il sait à quel point ce monde est crapuleux, sale et détestable. Il y fait son beurre. Quand il s’adresse aux délégués du Grand Kah, qui pensent faire de l’accélérationisme, le Capitaine Noah les toise de haut. Il est un pirate. Il est le plus grand accélérationiste de tous les temps. Il précipite le monde à sa perte.

C’est ça, la Geste.

Il y en a d’autres qui l’ont compris aussi. Deux lettres : KM. La Kansainvälinen Merirosvoaarre. Littéralement traduisible par « Trésor Pirate International ». C'est une banque. On oublie trop souvent les banques au Pharois. En général, on les accuse de tous les maux mais on ne sait pas trop bien pourquoi. Quel est le problème, avec les banques ?
Le problème avec les banques c’est qu’elles font de l’économie, et donc de la politique alors que nous, nous n’en faisons pas.

Oh, nous votons, bien sûr, nous ne persuadons d’avoir du pouvoir, mais il est connu que l’Etat Pharois n’a pas de pouvoirs. Et le vôtre ? En a-t-il vraiment ? N’êtes vous pas en train de vous voiler la face ?

Revenons au début.

L’économie, dit-on parfois dans les milieux informés, c’est décider à qui on prend l’argent et à qui on le donne. Point. Barre.
On peut faire ça de trois manières.

D’abord, on met tout au pot commun. Paf. C’est l’impôt, c’est l’Etat. Au pot. Et on redistribue derrière. Ok Baldassare Calabraise.
Deuxième solution, méthode anarchiste : la coopérative. Le travailleur produit la valeur ajoutée et décide, dans la foulée, de son utilisation. Augmente-t-il son salaire ? Investit-il dans son outil de travail ? Ou va-t-il se coaliser avec d’autres travailleurs pour construire une route ? Une centrale électrique ? Un bar à vin ?
Troisième solution, la plus courante, la banque. La valeur va se déposer sur un compte, dans une banque, et cette banque, par le crédit, finance. Des routes. Des centrales électrique. Plus souvent, elle finance de la merde.

Bien sûr, la plupart des pays ont un système mixe. Un peu d’Etat, un peu de banque. Moins souvent des coopératives, ça dérange. On a tendance à les écraser vite-fait, quand l’une sort la tête de l’eau. Faudrait pas donner des idées.

Deux lettres on a dit : KM. Kansainvälinen Merirosvoaarre. La banque pharoise.
Tout d’un coup, c’est plus inquiétant.

La Banque.
L’Etat.
Les coopératives.

De quoi parle-t-on, au fond ? A qui s’adresse-t-on ? Ces milliards qui circulent, qui les fait circuler exactement ? Qui décide où les investir ?

L’Etat.
Les coopératives.
Ou la Banque ?

KM.
Deux lettres.
Et c’est toute l’économie qui part en vrille.
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A trop engraisser la bête, celle-ci se sent pousser des ailes. Toute la politique pharoise de ces dernières années a consisté à élever une nation sur des sables mouvants. Ou des eaux agitées. Celles de la piraterie. Sans doute ce sujet est-il resté trop discret, comme un chien qu’on garde dans la cour, attaché, ou du moins cerclé de quatre murs, on en viendrait presque à oublier la véritable nature du Pharois, bien tenu qu’il est par des hommes raisonnables et affables. Le Capitaine Mainio sourit et les pirates de Kotios ont quelque chose de folklorique. Lorsqu’elle vogue sous pavillon du Syndikaali, la flotte noire a des airs de gendre idéal, la coordination de la Merenlävät fait que tout ce petit monde se tient sage, correctement, pas de vague, agir dans l’ombre et le silence de l’Etat.

Et pourtant voilà qu’une aspérité idiote nous rappelle au réel, au-delà des lignes et des apparences, que cet animal lourd et puissant qu’on appelle le Syndikaali est porté par-dessous par des milliers – des millions ? – d’hommes et de femmes aux intérêts étranges, pour le citoyen moderne, et des convictions que seul l’argent que dégueule le pays par tous les pores a su convaincre de se tenir coi. Et maintenant, que l’occasion se présente, ils trouvent ce paiement par trop contraignant et se demande si les choses n’iraient pas mieux sans intermédiaires ? Et ce parti pirate, qui prétend tenir la faction, qu’ont-ils apporté sinon de la théorie inutile et des débats compliqués ? L’or. L’argent. Pas besoin de grands schémas pour comprendre cela. Et une idée anarchiste, pour plaire aux gauchistes : la propriété c’est du vol, nous ne faisons que reprendre ce qui nous appartient.

Ce jour-là, l’assemblée en urgence des Etats Généraux de la Piraterie inquiète. Espoir, porte-parole de la Merenlävät, ne le montre pas, mais elle sent que quelque chose s’est tendue chez les principaux capitaines Pharois. Quoi qu’en dise Mainio, qui donne interview sur interview, le scandale n’est pas une petite affaire, loin de là, car la flotte noire se trouve au large du Prodnov, ce qui signifie que la piraterie est toute réunie au même endroit, et armée.
Moins tant que l’ennemi extérieur, le Syndikaali a à craindre de lui-même, et de ses forces, comme on risque d’un faux mouvement de se déboîter l’épaule, ou déchirer un muscle. Il doit agir avec prudence, bouger avec lenteur, il le sait, or certains l’ont oublié. Certains vivent, sans doute un peu trop haut, dans leurs grands bureaux, leur grande politique, leur grande stratégie.

Mainio a oublié, dans sa tour, qu’il était assis sur des sables mouvants. Pauvre Mainio. Et maintenant les sables remuent, sous l’eau s’agitent des animaux qu’on pensait domestiques.

- Eero, vous nous avez dit être en mesure de le canaliser, que si nous votions pour votre parti la faction pirate resterait hégémonique…

De qui parle-t-elle ? De Mainio ? Ou de l’Etat ?

- Et je continue de le dire, c’est Ilmarinen qui n’a pas joué le jeu de l’équilibre des forces ! Je crois pour ma part…

Sur une mosaïque d’écrans, des visages, certains sombres, anonymes, d’autres bien connus et certains qu’on n’attendrait pas forcément là, des personnalités connues, des personnalités craintes, des personnalités admirées, des personnalités détestables. Lie et gloire du Syndikaali, les têtes de l’hydre marine que l’on nomme piraterie, réunies en Etats Généraux, une fois de plus, pour parler affaires. Or les affaires vont mal. Il y a le prix du gaz qui grippe quelque part, en toile de fond, la belle machine économique pharoise, et maintenant ça, ce scandale.
On ne brise pas le contrat social impunément.

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- Allons ! Espoir cherche à ramener le calme. La piraterie s’est considérablement enrichie ces dernières années, le modèle fonctionne, ce n’est qu’une crise comme nous en verrons d’autres, mais l’équilibre…

On lui coupe la parole.

- Est rompu ! N’ayons pas peur de le dire !

- Mainio se renforce alors que nous sommes tout aussi divisés, c’est lui qui pilote le Syndikaali depuis trop longtemps il faut voir les choses en face.

- Les communistes sont dépassés.

- Pas tant que ça, s’ils remportent le Prodnov.

- Ils le remporteront, mais à quel prix ?

- Et nous alors ? Chaque jour que mon navire stationne au large je perds des millions !

- Comme si vous aviez jamais atteint cette somme en dix ans, ne crânez dont pas trop Orvo.

- Enfin !

- Allons ! La défense de la base arrière est la condition sine qua non de notre prospérité, vous le savez aussi bien que moi. L’engagement que le Syndikaali exige n’est pas négociable si chacun espère continuer à faire du profit.

- Pas négociable mon cul.

- Le contrat n’est pas gravé dans le marbre que je sache ?

- Presque.

- Dans le sang a minima.

- Pardonnez moi Espoir mais vous n’êtes pas non plus la mieux placée pour venir donner des leçons. Combien d’équipage décimés grâce aux renseignements d’Ilmarinen ?

- Chacun de ceux qui sont morts ont outrepassés nos règles, il n’y a pas d’exception.

- La vraie question est aussi de savoir combien mourront suite à cette conversation.

Il y eut un silence. Espoir fit une grimace agacée.

- Les règles des Etats Généraux protègent…

- Les règles ont déjà été bafouées. Qui peut dire quelles sont les règles quand le gouvernement a et a eu les moyens de nous faire exécuter sans procès ?

- Inutile de verser dans ce genre d’élucubrations capitaine, la richesse du Syndikaali est corrélée à la vôtre, nous sommes dans le même bateau.

- Et pourtant Mainio ramait à contre-sens.

Plusieurs personnes hochèrent la tête l’air grave.

- Le fait est qu’il devient nécessaire d’agir.

De nouveau on hocha la tête. Derrière son écran, Espoir pianotait sur son téléphone.
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Après tout ce temps, revenir au Pharois avait quelque chose d’étrange. C’était peu dire que le pays avait changé. De cette lande morose où vivotaient en marge des communautés autodidactes de pêcheurs côtiers ne restait plus que le fantasme. Les visages patibulaires, burinés par la marées, étaient toujours là mais le centre de gravité s’était déporté ailleurs. Cela se sentait jusque dans l’arrogance des capitaines, hier les maîtres du monde, dont les certitudes semblaient avoir flétries. On prenait autrefois la mer comme quelque chose de naturel, quand Villiam posa pied dans les rades de son enfance, plus rien n’allait de soi.
Lui rentré tout patiné du soleil afaréen, les pirates de la route du sud, rares car éloignés de toute base, et pourtant nécessaires à certaines filières de commerce précieuses : les fleurs de l’Althalj, les minerais du continent, et d’autres choses encore dans ce réflexe Pharois d’éternels nouveaux riches, cette fascination pour la dorure et l’exotisme, ce qui venait des contrées chaudes avait encore un goût de trésor. Du moins le pensait-il. La mondialisation avait bien vite dévoré l’ancien marché, on ne payait plus rien pour un vin d’Orient, et les cageots de fruits exotiques valaient moins que le carburant nécessaire pour les remonter.

Pharois, qu’étais-tu devenu soudain ? Un pays si révolutionnaire, dont les structures internes s’étaient si bien dépliées qu’elles avaient pris tout l’espace. La technologie s’était emparée du monde, comme un potentiel en germe soudain crève le béton et laisse partout s’épanouir les roses trémières. C’était comme si le cœur pirate avait soudain, après des siècles à vivoter de rapine et de contrebande, réussi à s’actualiser pleinement, dans ce terreau infiniment fertile qu’est l’ouverture sur le monde et la puissance du libre marché où se déploient les initiatives. Une génération était passée, et quelle génération ! On ne reconnaissait plus rien du Pharois de son enfance, tout du moins plus rien qui ne vous frappe violemment d’un parfum de pourriture et de périme.
Les tricots de laines avaient, par contraste avec les velours baroques, perdus leur légitimité d’antan, et leurs trous de mites inspiraient moins la respectable vénérabilité des choses usées par l’usage qu’un singulier manque de goût.

Villiam en quitta la place, tout bouleversé. Il avait visité les ports libres, puis Helmi, pour y retrouver le peu de famille laissée sur place, puis s’était dirigée vers le village de son enfance et l’avait trouvé tout plein de poussière.
Au milieu des maisons de pierre et de lierre, une gargote enrobée de néons criait la nuit venues sa présence grâce à une impressionnante pollution lumineuse. Là-dedans se trouvait un bar, au milieu de serveurs et d’ordinateurs modernes, où les gens du coin venaient se former aux derniers logiciels de pointe, boursicoter ou traficoter sur des sites artisanaux la vente et l’achat de produits qu’ils iraient demain livrer ici où là en espérant y arracher quelques grammes d’impôt au passage. On était bien loin de la geste pirate, sans aucun doute, pourtant là se trouvait toute la quintessence du Pharois criminel, sorte de hub où toute la loucherie du monde pouvait trouver du grain à moudre et qui hébergeait et donnait accès aux moyens du crime, devenu en peu de temps à la fois physique et virtuel.

Villiam avait appris le marchandage et le troc, les voyages audacieux, les opportunités flairées au coin des conversations ou des regards, en loup de mer, renard aussi, c'était l'intelligence sociale qui avait fait de lui un pirate, autant que son fusil et son navire. Et pourtant se rentrant au pays s’y découvrait dépassé déjà, alors qu’il n’était même pas vieux, remplacé par une machine à produire sans risque des micro-profits qui, cumulés, offraient une bien meilleure rentabilité que toutes ses magouilles sur le terrain. Il y avait de quoi être dégoutté un peu. Même son bateau, en revenant aux docks, avait l’air de flotter sur du formol. Les prouesses technologiques des ingénieux du Syndikaali n’avaient pas attendu son retour et une nouvelle génération d’hommes et de navires fendaient les flots désormais, surarmés et qui lui évoquaient des aéroglisseurs tant le tirant d’eau des plus petits modèles était faible. Avec ça on passait aisément les récifs de la côte pharoise, deux mille ans de galère balayés en dix ans de progrès.

Le constat constaté, que dire ? C’était ainsi sans doute fallait-il s’y faire. Des quelques confrères qu’il avait retrouvé, des pirates chevronnés, caparaçonnés d’armures de kevlar et d’oreillettes connectés, tous ruminaient. « Les choses tournent mal, Villiam, ça va trop vite. »

Ça trop vite, il s’en rendait bien compte. Était-il parti dix ans, jeune adulte, revenu dans la force de l’âge pour découvrir un pays métamorphosé de pied en cape. Toujours là-bas, lointainement, lorsqu’il traitait avec les diasporas, il avait parlé de la base arrière dans les mêmes mots, avec la même assurance, du contrat social, de la Geste, des valeurs qui animaient le Syndikaali en faisant un pays profondément opportuniste, mais au service de ses citoyens.
Maintenant il doutait un peu plus. Le Capitaine Mainio était ministre lorsqu’il avait quitté le Pharois, il le retrouvait ministre aujourd’hui encore, stable et confiant, affable à la télévision. Villiam avait eu des échos, bien sûr, de ce qui se passait chez lui de loin, mais c’était une chose que d’entendre parler politique étrangère et de constater à quel point celle-ci avait eu des effets brutaux sur la société. Vraiment, sans paranoïa transblême, cela vous saisissait avec la même violence qu’une transformation lycanthropique. Sans rire, le Pharois était devenu un monstre, littéralement, de fer, d’acier, de technologies et de violence, une société agitée, parcourue de contradictions, instables et vivante pourtant, loin du chaos qui paralyse et pousse à se terrer, n’était-il retourné dans l’océan du nord que depuis une pauvre semaine et déjà il dormait moins et se trouvait d’avantage irascible, tendu, fébrile, parcouru de frisson d’excitation. C’était comme aller sous cocaïne, pour les connaisseurs, sauf que là c’était l’air ambiant que vous sniffiez sans cesse, et même dans l’arrière-pays il trouva les gens agités, stimulés et stimulant.

En l’espace de quelques jours, il se sentait déjà profondément épuisé.

Passablement confus et irrité également. Villiam pourtant n’était pas le genre d’homme à soulever des montagnes contre la fatalité, les causes perdues merci mais non merci, il laissait ça aux tarés de l’Alliance Septentrionale et aux romantiques à deux sous. Restait qu’il y avait quelque chose inquiétant à l’atmosphère du Syndikaali, qui n’inspirait pas une franche confiance en les prochains événements. Or tous le savaient : si la base arrière était en péril, c’était la piraterie qui flancherait et alors que les dieux aquatiques les gardent, aucun d’entre eux ne ferait long feu sur ce vaste océan.

- Pourquoi tu me dis que ça va mal tourner ?
- Obligé. Le Pharois est incontrôlable, les communistes mènent leur croisade au Prodnov et ensuite ? ça va faire un tas de vétérans prêts à en découdre et je parle pas des pirates, les mecs détiennent presque un tiers de la richesse du pays qu’on dit, et la moitié de l’armée les compte pour sympathisants. T’imagine ça ? Tout est complétement déséquilibré.
- Je croyais que les libéraux géraient.
- Mainio tient la boutique, oui… Il baissa d’un ton. La Merenlävät tient encore tout ce petit monde par la terreur, mais personne n’est dupe, si le gros tombe ce sera le chaos.

Villiam grimaça. Perspective aussi inéluctable que peu réjouissante. Jusqu’alors la piraterie avait su se tenir par intérêt, se sachant perdue sans le Syndikaali, mais si le Syndikaali et elle divergeaient d’intérêts, alors… Le Roi d’Albi était tombé précisément pour sa politique anti-pirate, et anti-socialiste. A croire que l’histoire se répétait ironiquement.

- La guerre ?
- Les cyniques disent que c’est le moyen qu’a trouvé Mainio pour nous tenir tranquille. Une guerre perpétuelle contre le monde entier, vrai que la flotte noire est pas connue pour son courage, mais elle apprécie pas non plus qu’on la surmobilise.
- C’est tout ? C’est faiblard comme motif de révolte.
- Tu connais les pirates, sont de courte vue pour la plupart. Ils se pensent pas collectivement, ils perdent de l’argent et c’est tout ce qu’ils savent. Les enjeux géopolitiques leur passent par-dessus la tête.
- Mouais. N’empêche qu’on a tous conscience qu’il faut préserver la base arrière.
- Oui, mais personne n’osera attaquer le Syndikaali de front maintenant. L’océan du nord est à nous, la Manche Blanche aussi, une fois que ce sera dégagé au Prodnov ce sera compliqué de continuer de justifier la guerre.

A ce sujet, d’autres tenaient des analyses différentes, en fait, presque tout le monde avait sa théorie. C’était un trait des Pharois de commenter, souvent sans agir par ailleurs. Il y avait de la lucidité dans l’air, et aussi une forme d’attente. Que quelque chose se passe. Quelque chose de grave.

- Parle pas trop fort ou tu vas te faire zigouiller.
- De quoi ?
- La Merenlävät trucide à tours de bras ces dernières semaines, Heikki est mort, et Atso a disparu des radars, probablement tombé par-dessus bord.
- C’est sérieux ? Ils étaient réglos.
- C’est devenu politique mon gars, la faction pirate manœuvre et les partis de l’ordre le savent, tout le monde aiguise ses armes, pour le moment la flotte noire peut pas faire grand-chose elle est immobilisée au Prodnov et personne ne veut perdre cette guerre. N’empêche que Mainio et Ilmarinen prennent trop leurs aises, tout le monde s’en rend compte, même l’affaire des datas, ah, ça a pas suffi à les ébranler.
- Les élections ?
- Impossible à savoir, le brouillard, on attend les premiers sondages. Faut compter avec les Listoniens aussi.
- Ils pèsent ?
- Pas tant que ça, mais ils ont des ressources et ils tiennent Porto Mundo et la Caprice Coast, c’est pas rien. Et ils pensent tous avoir des trucs à prouver. Sans compter ceux qui agissent depuis Albigärk.
- Ok ça fait panier de crabe, mais ça a toujours été comme ça.
- Non, pas toujours. L’économie a tout explosé, plus personne ne sait où est la force, chacun pense que c’est son heure, ça aiguise les appétits.
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Dans un grand bureau, un homme obèse trie ses papiers avec flegme. En ordre, mettre les choses en ordre. L’ordre. Cela vous perd aussi sûrement que les autres vices. Dans le mur derrière lui, un tiroir métallique tout noirci de l’intérieur avale les liasses de documents avec gloutonnerie. Une fois refermé, imperceptible le bruit de la fournaise qui les réduits méthodiquement en cendre. Méthode. Rigueur. Le Capitaine Mainio n’est pas homme à négliger ses affaires. La rigueur qu’il porte à son travail, à son couple, à ses enfants, elle se fait au détriment du reste. Il sait qu’il faudrait faire un peu plus d’exercice parfois, il lui arrive d’avoir des douleurs à la poitrine mais le travail de ministre est un travail de centralisation, il s’agit de concentrer en sa personne tout un tas d’informations et d’en régurgiter quelque chose qui ressemble à une vision. Or on ne centralise pas très bien en faisant du footing.

La dernière pile de papier disparaît dans les flammes que le Capitaine Mainio délaisse son bureau. A cet instant lui vient comme une nostalgie. La baie vitrée de la pièce offre sur Pharot une vision confuse, un patchwork de lumières de grouillement. N’en serait l’épaisseur du verre, on entendrait également la vie tout autour du ministère. Les Pharois sont gens actifs, impulsifs et aventureux. Il fallait qu’au moins l’un d’entre eux reste stable, pour canaliser cette énergie. Le regard du capitaine se promène en suivant le sillon des rues, des chemins parcourus à pied et en voiture. Il ne se pensait pas si sentimental, constate-t-il, et soudain il lui semble ressentir devant la ville les mêmes émotions qu’il croyait réservées à la mer.

Ah la mer. Cela suffit à l’arracher de la vitre. La mer. Sa deuxième amante. Sa femme est au courant, elle accepte de partager son homme. Dans un angle de la pièce, trahi par la braise de sa cigarette se tient le Capitaine Ilmarinen, taiseux. Son vieux co-équipier.

- Quelle heure est-il je vous prie ?

L’homme aux moustaches de redressée observe sa montre.

- 20h34.
- Ca va ! Nous avons un peu de temps.

L’autre hoche la tête. Le Capitaine Mainio revient à son bureau et d’un tiroir – en bois celui-ci – tire une boîte de petits gâteaux. Inutile d’en proposer, Ilmarinen se contentera de sa cigarette. Un instant Mainio envisage de se rasseoir à son fauteuil mais allez savoir l’idée lui répugne. S’affaisser encore sur ce coussin, attendre là, quelque chose l’ennuie, peut-être une forme de nervosité. L’idée lui plait, il se sent jeune homme à nouveau, et la mer… ah la mer… !
Il vient finalement s’adosser au rebord du bureau et retourne le paquet, quasi vide, un crève-cœur.

- Vous savez, je m’étais toujours dit que c’était dommage de négliger l’italien dans les cours de langue. Je veux dire, certes nous avons concentré l’enseignement sur les langues albiennes, slaves et germaniques mais j’en suis persuadé, l’ouverture au monde du Syndikaali se fera par la langue. On ne peut pas reprocher à nos compatriotes de bouder les mers du sud si personne n’a les bases pour s’y installer.

La braise de la cigarette d’Ilmarinen rougeoie.

- Cela s’apprend facilement.
- On dit, on dit. Cela s’apprend comme une chanson, ou un poème d’amour. Vous savez, c’est ça qui m’attriste un peu, je crois que mon fils était amoureux.
- Il y en aura d’autres.
- Sans doute et puis avec internet et les téléphones portables maintenant, on ne perd jamais le contact. D’ailleurs il faudra penser à suivre ce que les gens d’Albigärk font par rapport à ça j’ai cru entendre des projets d’espaces numériques libertaires cela a l’air fascinant.

La cigarette vient s’écraser dans un cendrier invisible, la présence d’Ilmarinen s’efface dans le recoin.

- Sans doute.

Mainio soupire.

- Vous avez décidé de me plomber l’ambiance ce soir Capitaine ? Allons ! C’est un grand jour pour être en vie, nous écrivons l’histoire de notre pays !

Silence.

- Soit. Taisez-vous dont, vous n’avez jamais été qu’un pisse-froid de toute façon. A croire qu’un de vos ancêtres était Walserreichien.
- Il ne me semble pas.
- Vous devriez creuser cette piste, pas que je sois grand adepte de ce genre de théorie mais on dit que certains traumas subsistent sur plusieurs générations. Quelle heure est-il je vous prie ?
- Vous êtes nerveux Mainio, avouez-le. 20h41.
- Nerveux… peut-être un peu. J’ai l’impression de revoir mon aîné quitter le foyer familial.
- On veut les retenir, mais il faut les laisser partir.
- De quoi parlez-vous, vous n’avez pas d’enfants que je sache ?
- Je filais votre métaphore, Mainio.
- Ah oui.

Un silence, et le regard attiré vers la vitre à nouveau. Il a toujours cru être pétri de joie et de paix, découvre que cela ne va pas sans quelques regrets. J’ai vu la ville s’étendre depuis cette fenêtre, explique-t-il. « Nous ne sommes vraiment pas partis de grand-chose. »

- Ce n’est pas que votre œuvre Mainio, coupez le cordon.
- J’essaye de mettre des mots sur ce sentiment qui me tracasse, j’espère regretter le Pharois mais j’ai peur que ce soit diriger qui me manque.
- Tout homme est autoritaire en son cœur.
- C’est vrai. Sans doute pour ça que j’ai essayé de noyer le mien dans le cholestérol.

Il ricane alors qu’on frappe à la porte. « Entrez ! »

C’est Thavo, le secrétaire. « Capitaines, nous pouvons y aller. »

Mainio hoche la tête et se décroche du bureau. Il prend sa petite mallette et enfile son large veston. Lui emboîte le pas le Capitaine Ilmarinen.
Thavo prend la tête, ils ne se dirigent pas vers l’ascenseur ni même l’escalier de service mais suivent quelques couloirs, pousse des portes, certaines fermées par des codes. Le bâtiment est étrangement silencieux, on l’a fait évacuer dans l’après-midi dès qu’il a été clair que la flotte noire remontait vers le Syndikaali. « Il ne seront pas là avant demain matin » avait dit le Capitaine Tuomas, dernière étincelle de loyauté avant de couper les communications. Peut-être, mais les communistes vont vouloir prendre les bâtiments stratégiques avant leur arrivée pour tenter de négocier. « Les communistes ont les trois-quarts de leurs forces au Prodnov et les anarchistes sont à Kanavaportti, au Valheim et à Kotios, la base de Porto Mundo a été prévue pour ce genre de situation. »
Le Capitaine Mainio y avait longuement réfléchi. Ce n’était sans doute pas très glorieux, mais on avait effectivement restauré la place pour tenir le Détroit et plusieurs sous-marins de combat y stationnaient encore actuellement, de quoi tenir en respect une faction pirate qui renâclerait assurément à engager ses forces dans une boucherie. Autant l’on pouvait demander aux militaires un sens du sacrifice, autant aucune capitaine n’accepterait d’envoyer ses navires en première ligne face à des sous-marins d’attaque. Par ailleurs, on pouvait compter sur vingt à trente milles hommes sur place, en considérant les défections qui ne manqueraient pas d’arriver.

Le problème n’était pas tant les moyens matériels de faire face, que celui de pouvoir tenir tête seul face à la faction. Le Syndikaali était un panier de crabe opportuniste, il ne ferait pas bloc derrière le gouvernement en pleine période électorale. En définitive c’était encore les armes qui parlaient toujours, on n’avait pas militarisé les partis politiques sans raisons, la société tenait sur un contrat social et trop nombreux étaient ceux persuadés qu’il avait été bafoué.

Pas complétement à tort, par ailleurs.

- Je ne suis pas un démocrate béat, Capitaine Ilmarinen, la République a bien des formes, elle est de l’eau et s’adapte et se coule…
- Elle coule ?
- Se coule, Thavo. Il y a des configurations politiques pour chaque temps, peut-être le Syndikaali lui-même est-il devenu archaïque.

Son secrétaire semblait perdu, Ilmarinen, lui demeurait mutique.

- Et donc ?
- J’ai mené cette barque aussi loin que possible, mais la mutinerie est une pratique honnête qu’il nous serait hypocrite de renier. Soyons opportunistes nous aussi, soyons pirates !
- Certains parleront de lâcheté.
- Qu’ils parlent, l’écume retombée ils sauront que nous avions raison.

Ainsi descendaient-ils un escalier de fer, en colimaçon, aveugle de fenêtre, étages après étages.

- Du nerf Mainio. Le bâtiment n’est pas si haut.

C’est essoufflé qu’ils arrivèrent en bas. On poussa une porte de métal, déboucha dans un hall discret. Un gardien s’était levé à leur approche.

- Capitaine Ministre ?

Mainio le salua d’un signe de la tête. « Niklas. »

- Je… on signale plusieurs intrusions.
- Oh, c’est rapide. Allez-vous avoir des ennuis ? Vous pouvez nous accompagner si vous voulez.
- J’aime mieux pas. Je dirai que vous êtes parti plus tôt dans l’après-midi.
- Entendu, ne vous mettez pas en danger surtout.

Ils poussèrent une porte et se retrouvèrent dans la rue. Les gens vaquaient à leurs occupations comme d’ordinaire, tout le monde n’écoutait pas les chaînes d’info en continue.

Le port n’était pas très loin, ce fut l’affaire d’un petit quart d’heure de route et encore, ralenti à cause d’une camionnette de livraison qui bloquait la route. Thavo y vit un complot mais c’était juste la vie.
D’avantage que le quartier du ministère le porte nord de Pharot était agité ce soir-là. Emmitouflés assis autour d’un réchaud, des bandes de marins sirotaient de l’alcool en jouant aux cartes, quelques-uns autour d’un poste de radio qui traitait des actualités. La plupart diffusaient simplement de la musique.

Mainio arracha quelques regards de travers aux hommes des quais mais aucun ne fit de commentaire ou n’essaya de s’interposer. Ni non plus les militaires en faction qui gardaient l’entrée des docks réservés à l’armée. La zone semblait vidée, il fallait s’y attendre, le Parti Communiste donnait ses ordres et tenait encore le ministère de la Défense. Les démocrates avaient simplement choisi de rentrer chez eux, personne n’était prêt à mourir pour sauver un scrutin.
Les trois hommes furent toutefois accueillis par une brigade qui d’avantage que de Mainio semblait répondre aux ordres d’Ilmarinen. Des agents de la CARPE, manifestement. Dans la multitude des agences existantes, il s’en trouvait autant pour les faire sortir du pays que pour leur tirer dans le dos. Les ramifications de la CARPE brillaient par leur autonomie et nombre d’entre-elles avaient peu apprécié de voir la pieuvre se trancher les tentacules aussi ouvertement.

Aussi peu bavards que leur chef, on leur ouvrit la voie vers un navire d’une banalité confondante. « On vous récupérera au large du Finnevalta. » avait assuré le commandant de la brigade et alors qu’on aidait Mainio à se hisser à bord, il fut question d’adieux.

- Ilmarinen, au plaisir de vous revoir ?
- Si on ne me pend pas entre-temps.
- N’hésitez pas à prendre la fuite à l’occasion, je serai chagriner de vous découvrir suspendu à un mat un jour en lisant les journaux.
- Quand j’aurai terminé avec les archives.
- J’ai le cœur serré de vous dire au revoir, mon vieil ami.
- Espérons juste que ce ne soit pas une crise cardiaque, que je n’ai pas organisé tout ça pour rien.

Derrière, Thavo larmoyait pour deux alors qu’en s’éloignant s’effaçaient les quais dans la patchwork des lumières de Pharot. Mainio lui colla une main sur l’épaule. « Nous ne faisons que répéter la séculaire tradition d’émigration du Pharois Syndikaali cher ami, vous ne comptiez tout de même pas demeurer citadin toute votre vie ? »

L’autre renifla. « Non, mais… »

- Mais de rien du tout, venez, je vais vous montrer comme se nettoie un fusil d’assaut, ça nous occupera, la route est longue jusqu’à Fortuna.
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