
- Rapport de l’Egide concernant les évènements du 28/12/2009
Car elle connaissait les débats internes au mouvement, Maiko ne revint pas sur la défaite de l’Armée de l’Air face à l’Alguarena. Elle évitait systématiquement ce qui était trop polémique au sein du club, exprimant plutôt ce qui l’était pour le reste de la société. Saine recette pour obtenir la victoire. Le moment fatidique, donc, où certaines communes avaient démontré leur faiblesse spirituelle et idéologique en s’acharnant à faire le "bien". S’avilir, s’abaisser pour une monarchie voisine. Désescalade : trahison. Le reste n’était que mécanique. De la science, que l’on pouvait interpréter de façon factuelle avec les outils à la disposition du commun des mortels : la faiblesse appelait la force. Il y aurait, inévitablement, de vrais kah-tanais, courageux et puissants, pour protéger la Roue et son sillon là où d’autres reculaient. Les sections pouvaient être fières d’incarner ce courage et cette force, mais ne devaient pas se méprendre : leur existence n’était pas un hasard. Elles étaient la réaction. Déclenchées par les erreurs des autres, elles étaient l’anticorps d’une nature politique soucieuse d’assurer sa continuité. Il n’y avait pas de hasard.
Et leurs visages avides, violents, ceux d’hommes et femmes qui acceptaient, consciemment ou non, de diviser leur peuple en deux, entre les "vrais" et ceux, misérables qui devaient rentrer dans le droit chemin, n’en demandaient pas plus. Sans même qu’elle l’exprime, ils avaient compris la conclusion de son petit discours. Ils étaient une force de la nature. L’air du temps, en quelque sorte. Ce qui se passerait ensuite n’avait aucune importance : l’important n’était pas le déroulé de la marche mais son existence. L’Histoire retiendrait que tout était rentré dans une forme d’ordre, indépendamment de leur nombre et de leurs actions : il fallait que l’on se souvienne, et c’était tout ce qui comptait, qu’il s’en était trouvé pour refuser la trahison. Le peuple du silence, de la violence muette.
Passé la théorie, maintenant, il y avait l’attente, et une certaine angoisse. Combien de jours depuis Nayoga Lamani ? Combien de jours depuis ce discours creux devant eux, les premiers ? Parterre de soixante visages, vétérans, étudiants, hommes et femmes scarifiés de l’Union ? Combien de jours encore ?
Vingt-mille hommes. Il y avait une évolution. Ils étaient plus nombreux, organisés, violents. Vingt-milles hommes et dix-huit représentants à la Convention générale. Et ce n’est pas assez. Elle saura quand ce sera assez. Elle le saura car sa faim sera assouvie. C’est un besoin animal. Son devoir est un réflexe, comme la déglutition. Tant qu’il n’est pas réalisé, elle a bien droit de s’inquiéter. Bien droit à ce stress vital, viscéral, même. Celui de l’animal qui cherche sa proie, assouvit sa faim. Vainc la nature. L’animal, ici, est politique ; L’instinct est pour sa part universel. Mais il y a changement. Soixante hommes, vingt-mille hommes. On peut croire à l’avenir, dans ces circonstances, face à ces échelles.
Maiko, pourtant, ne se sent pas rassurée par ce constat. Passé la réalité du discours, il y en avait une autre, physique, concrète, qui avait cette fâcheuse tendance à ne pas correspondre aux attentes des justes. Et si on pouvait lui faire dire ce qu’on voulait à posteriori, un art dont elle était passée maître et qui avait grandement participé au succès de son mouvement, il fallait tout de même vivre l’instant. L’échec, la déception, la violence et les coups reçus. Elle ne craignait pas ce dernier aspect. Il rendait l’acte du discours, le maquillage des faits, la reconstruction d’une réalité plus propice à sa victoire, simple. Mais elle s’attendait toujours au pire lorsqu’il était question de vivre.
Au moins, se rendre à Reaving n’avait pas représenté une difficulté aussi importante qu’elle et les autres l’avaient imaginé. Après son discours, les chefs de section s’étaient dispersés pour organiser, chacun de son côté, le déplacement de ses troupes. Et les choses s’étaient faites aisément. C’est que la ville Martyre était de ces grands ports marchands dont il était impossible d’arrêter ou de réellement contrôler le trafic. Les sectionnels y étaient entrés en légions de civils. Sans doute pas tout à fait invisibles, on pouvait les traquer en suivant les hôtels occupés, les vols et trajets complets, mais indiscernables pour l’œil du commun. On pouvait tout de même parier sur le fait qu’ils savaient. Eux. Ceux qui avaient promis de se dresser contre la manifestation. Une masse encore informe et mal connue, dont Maiko se félicitait d’avoir provoqué la réaction : le club avait désormais un ennemi intérieur désigné. Ces gens, donc, avaient sans doute leurs observateurs. Guettant les civils dégorgeant des zeppelins et navires. Se demandant qui, dans ces foules d’hommes et femmes sans visage, qui transportait dans sa valise des drapeaux, des uniformes, des pancartes. Les premiers incidents attendirent le soir, et n’eurent pas lieu sur les débarcadères mais dans des bars. Quelques disputes. Des chants sectionnels, sanctionnés à coups de poings. Des chants anti-sectionnels, auxquels on répondait de la même façon. Des bagarres imbéciles. Prélude de ce qui allait peut-être suivre.
Il était réellement impossible pour la direction du club d’estimer le nombre de contre-manifestant qui allait se dresser contre eux. Manque d’information, de moyens d’en obtenir, aussi. Il y avait bien des pétitions signées par tant de dizaines de milliers, mais elles n’indiquaient jamais que le nombre de leurs sympathisants; dont beaucoup ne marcheraient pas contre les sections, contre le Kah. Beaucoup de ces signataires n’avaient pas le courage de leurs idées, si traîtresses fussent-elles, et n’iraient pas s’opposer à la Roue, à son sillon, à ses servants.
En tout cas, l’air était électrique. Maiko l’avait sentie dès qu’elle avait posée le pied sur le ponton reliant l’Entre-ciel, dirigeable de classe Kyonoto, au débarcadère de l’aérodrome Est de Reaving. Il n’y avait bien que le temps pour ne pas comprendre la situation : il faisait doux pour la saison, et une faible couverture nuageuse s’accompagnait d’une neige, très fine, qui ne tiendrait au sol que par la force du tapis gris qu’on y trouvait généralement pour toute la saison. Celles et ceux qui descendaient à ses côtés, celles et ceux qu’elle identifiait clairement comme des membres du troupeau plutôt que comme des sectionnels, n’affichaient rien. Ils s’étaient réfugiés à l’intérieur d’eux-mêmes, à mesure que l’Entre-ciel s’était approché de sa destination, et les conversations des passagers avaient laissées place à un silence, gris, qu’ils portaient maintenant sur eux. Gris comme la neige sale, comme les façades scarifiées de la ville. Dehors, devant les portes de l’aérodrome, Maiko avait été saluée par plusieurs sectionnels, et leur glissa quelques mots d’encouragement. Elle prit ensuite une voiture conduite par un sympathisant local et, suivant les grandes avenues et les rues les plus parcourues, question de sécurité lui glissa-t-il entre deux commentaires sur la ville en elle-même, arriva enfin au Mosaic, au bout de la Liberation Doctors' Street.
Plusieurs hôtels avaient refusé d’accueillir les sectionnels, mais pas tous. Certains, aussi, avaient été pris par surprise, acceptant les réservations avant d’apprendre pour la manifestation. Pour d’autres encore, on avait eu recours à la menace ou au graissage de pâte. Ce que Maiko regrettait un peu, tout en se disant que ce n’était rien d’important. Des faits qui iraient grossir les dossiers d’une Égide impotente. Or, la force faisait loi dans ce genre de dispute. Il y avait, de toute façon, assez de fusibles dans son mouvement pour l’épargner du sort qui avait attendu ses prédécesseurs. Fussent-ils illustres ou, comme le cas le plus célèbre de fermeture par la Confédération, ouvertement réactionnaire.
Voilà bien une chose dont on ne saurait accuser les siens. Ils étaient, après tout, les fils et filles du siècle. S’installant dans la chambre qui lui avait été réservée au Mosaic, la citoyenne attendit que ses sergents se présentent, et étala une carte de la ville sur le petit bureau de bois. Sa surface vernie lissée par les années. Les lieux sentaient la cigarette et la poussière. Une espèce d’ambiance conspiratrice. La lumière du soir filtrait par les fenêtres, à travers un maillage de plastique vert. Il y avait aussi le bruit de la circulation, et des chants.
Première démonstration de force. Elle décida de ne pas s’intéresser au sujet. De faire comme si il n’y avait pas d’opposants. Comme si leur apparition, demain, serait une surprise.
Les premiers des sergents arrivèrent, et on se mit au travail.