14/06/2013
14:46:09
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[Terminé] [Chronique] La bataille de Gibson Street

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Assez étonnamment, la première bataille de Reaving, en ce siècle, s’est jouée entre kah-tanais.
- Rapport de l’Egide concernant les évènements du 28/12/2009


Les rues empestent la peur, bientôt elles empesteront le sang. C’était, en substance, le discours qu’avait tenu Maiko à ses hommes. Ses "gars". Les courageux types (et il y avait aussi quelques femmes) de la section de tête, celle qui devait guider toutes les autres et faire office d’élite à son étrange bataillon d’infanterie. Les dés avaient été jetés dès le moment fatidique où l’Union avait reculé face à ses ennemis.

Car elle connaissait les débats internes au mouvement, Maiko ne revint pas sur la défaite de l’Armée de l’Air face à l’Alguarena. Elle évitait systématiquement ce qui était trop polémique au sein du club, exprimant plutôt ce qui l’était pour le reste de la société. Saine recette pour obtenir la victoire. Le moment fatidique, donc, où certaines communes avaient démontré leur faiblesse spirituelle et idéologique en s’acharnant à faire le "bien". S’avilir, s’abaisser pour une monarchie voisine. Désescalade : trahison. Le reste n’était que mécanique. De la science, que l’on pouvait interpréter de façon factuelle avec les outils à la disposition du commun des mortels : la faiblesse appelait la force. Il y aurait, inévitablement, de vrais kah-tanais, courageux et puissants, pour protéger la Roue et son sillon là où d’autres reculaient. Les sections pouvaient être fières d’incarner ce courage et cette force, mais ne devaient pas se méprendre : leur existence n’était pas un hasard. Elles étaient la réaction. Déclenchées par les erreurs des autres, elles étaient l’anticorps d’une nature politique soucieuse d’assurer sa continuité. Il n’y avait pas de hasard.

Et leurs visages avides, violents, ceux d’hommes et femmes qui acceptaient, consciemment ou non, de diviser leur peuple en deux, entre les "vrais" et ceux, misérables qui devaient rentrer dans le droit chemin, n’en demandaient pas plus. Sans même qu’elle l’exprime, ils avaient compris la conclusion de son petit discours. Ils étaient une force de la nature. L’air du temps, en quelque sorte. Ce qui se passerait ensuite n’avait aucune importance : l’important n’était pas le déroulé de la marche mais son existence. L’Histoire retiendrait que tout était rentré dans une forme d’ordre, indépendamment de leur nombre et de leurs actions : il fallait que l’on se souvienne, et c’était tout ce qui comptait, qu’il s’en était trouvé pour refuser la trahison. Le peuple du silence, de la violence muette.

Passé la théorie, maintenant, il y avait l’attente, et une certaine angoisse. Combien de jours depuis Nayoga Lamani ? Combien de jours depuis ce discours creux devant eux, les premiers ? Parterre de soixante visages, vétérans, étudiants, hommes et femmes scarifiés de l’Union ? Combien de jours encore ?

Vingt-mille hommes. Il y avait une évolution. Ils étaient plus nombreux, organisés, violents. Vingt-milles hommes et dix-huit représentants à la Convention générale. Et ce n’est pas assez. Elle saura quand ce sera assez. Elle le saura car sa faim sera assouvie. C’est un besoin animal. Son devoir est un réflexe, comme la déglutition. Tant qu’il n’est pas réalisé, elle a bien droit de s’inquiéter. Bien droit à ce stress vital, viscéral, même. Celui de l’animal qui cherche sa proie, assouvit sa faim. Vainc la nature. L’animal, ici, est politique ; L’instinct est pour sa part universel. Mais il y a changement. Soixante hommes, vingt-mille hommes. On peut croire à l’avenir, dans ces circonstances, face à ces échelles.

Maiko, pourtant, ne se sent pas rassurée par ce constat. Passé la réalité du discours, il y en avait une autre, physique, concrète, qui avait cette fâcheuse tendance à ne pas correspondre aux attentes des justes. Et si on pouvait lui faire dire ce qu’on voulait à posteriori, un art dont elle était passée maître et qui avait grandement participé au succès de son mouvement, il fallait tout de même vivre l’instant. L’échec, la déception, la violence et les coups reçus. Elle ne craignait pas ce dernier aspect. Il rendait l’acte du discours, le maquillage des faits, la reconstruction d’une réalité plus propice à sa victoire, simple. Mais elle s’attendait toujours au pire lorsqu’il était question de vivre.

Au moins, se rendre à Reaving n’avait pas représenté une difficulté aussi importante qu’elle et les autres l’avaient imaginé. Après son discours, les chefs de section s’étaient dispersés pour organiser, chacun de son côté, le déplacement de ses troupes. Et les choses s’étaient faites aisément. C’est que la ville Martyre était de ces grands ports marchands dont il était impossible d’arrêter ou de réellement contrôler le trafic. Les sectionnels y étaient entrés en légions de civils. Sans doute pas tout à fait invisibles, on pouvait les traquer en suivant les hôtels occupés, les vols et trajets complets, mais indiscernables pour l’œil du commun. On pouvait tout de même parier sur le fait qu’ils savaient. Eux. Ceux qui avaient promis de se dresser contre la manifestation. Une masse encore informe et mal connue, dont Maiko se félicitait d’avoir provoqué la réaction : le club avait désormais un ennemi intérieur désigné. Ces gens, donc, avaient sans doute leurs observateurs. Guettant les civils dégorgeant des zeppelins et navires. Se demandant qui, dans ces foules d’hommes et femmes sans visage, qui transportait dans sa valise des drapeaux, des uniformes, des pancartes. Les premiers incidents attendirent le soir, et n’eurent pas lieu sur les débarcadères mais dans des bars. Quelques disputes. Des chants sectionnels, sanctionnés à coups de poings. Des chants anti-sectionnels, auxquels on répondait de la même façon. Des bagarres imbéciles. Prélude de ce qui allait peut-être suivre.

Il était réellement impossible pour la direction du club d’estimer le nombre de contre-manifestant qui allait se dresser contre eux. Manque d’information, de moyens d’en obtenir, aussi. Il y avait bien des pétitions signées par tant de dizaines de milliers, mais elles n’indiquaient jamais que le nombre de leurs sympathisants; dont beaucoup ne marcheraient pas contre les sections, contre le Kah. Beaucoup de ces signataires n’avaient pas le courage de leurs idées, si traîtresses fussent-elles, et n’iraient pas s’opposer à la Roue, à son sillon, à ses servants.

En tout cas, l’air était électrique. Maiko l’avait sentie dès qu’elle avait posée le pied sur le ponton reliant l’Entre-ciel, dirigeable de classe Kyonoto, au débarcadère de l’aérodrome Est de Reaving. Il n’y avait bien que le temps pour ne pas comprendre la situation : il faisait doux pour la saison, et une faible couverture nuageuse s’accompagnait d’une neige, très fine, qui ne tiendrait au sol que par la force du tapis gris qu’on y trouvait généralement pour toute la saison. Celles et ceux qui descendaient à ses côtés, celles et ceux qu’elle identifiait clairement comme des membres du troupeau plutôt que comme des sectionnels, n’affichaient rien. Ils s’étaient réfugiés à l’intérieur d’eux-mêmes, à mesure que l’Entre-ciel s’était approché de sa destination, et les conversations des passagers avaient laissées place à un silence, gris, qu’ils portaient maintenant sur eux. Gris comme la neige sale, comme les façades scarifiées de la ville. Dehors, devant les portes de l’aérodrome, Maiko avait été saluée par plusieurs sectionnels, et leur glissa quelques mots d’encouragement. Elle prit ensuite une voiture conduite par un sympathisant local et, suivant les grandes avenues et les rues les plus parcourues, question de sécurité lui glissa-t-il entre deux commentaires sur la ville en elle-même, arriva enfin au Mosaic, au bout de la Liberation Doctors' Street.

Plusieurs hôtels avaient refusé d’accueillir les sectionnels, mais pas tous. Certains, aussi, avaient été pris par surprise, acceptant les réservations avant d’apprendre pour la manifestation. Pour d’autres encore, on avait eu recours à la menace ou au graissage de pâte. Ce que Maiko regrettait un peu, tout en se disant que ce n’était rien d’important. Des faits qui iraient grossir les dossiers d’une Égide impotente. Or, la force faisait loi dans ce genre de dispute. Il y avait, de toute façon, assez de fusibles dans son mouvement pour l’épargner du sort qui avait attendu ses prédécesseurs. Fussent-ils illustres ou, comme le cas le plus célèbre de fermeture par la Confédération, ouvertement réactionnaire.

Voilà bien une chose dont on ne saurait accuser les siens. Ils étaient, après tout, les fils et filles du siècle. S’installant dans la chambre qui lui avait été réservée au Mosaic, la citoyenne attendit que ses sergents se présentent, et étala une carte de la ville sur le petit bureau de bois. Sa surface vernie lissée par les années. Les lieux sentaient la cigarette et la poussière. Une espèce d’ambiance conspiratrice. La lumière du soir filtrait par les fenêtres, à travers un maillage de plastique vert. Il y avait aussi le bruit de la circulation, et des chants.

Première démonstration de force. Elle décida de ne pas s’intéresser au sujet. De faire comme si il n’y avait pas d’opposants. Comme si leur apparition, demain, serait une surprise.

Les premiers des sergents arrivèrent, et on se mit au travail.
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On en parlerait comme de la bataille de Gibson street.

Pour certains, ce fut avant tout le début de la fin. Les premiers signes de la division à venir. L’éclosion, bien réelle, de cette bête immonde tant fantasmée. Ou, peut-être plutôt, son arrivée à maturation. Une nouvelle souche. Un nouveau variant. L’abominable trouve toujours un moyen de s’incarner. Même dans la démocratie, dans la pureté des idées, dans la grandeur d’âme, elle s’infiltre. Elle se répand. Elle contamine tout.

D’autres, enfin, en parlèrent comme d’un début. Celui de grandes choses. La bataille eu quelque-chose de pathétique. Une victoire triste, une défaite sans déshonneur. Du sang sans les larmes.

Petit matin. Le soleil ne s’est pas encore levé, les premiers travailleurs du jour préparent déjà la riposte. On sait ce qui est à venir. On sait ce que l’ennemi à prévu. La ville, dit-on, risque de se fracturer. On a du mal à identifier clairement les forces des partis présents. Des rumeurs. Certains disent avoir vu les manteaux noirs des anarchistes et les brassards des fédérés. Il y a des discussions. Est-ce que la Protection civile en sera ? Des murmures, des on-dits. Les comités de défense sont installés dans les « zones à risque ». Quartiers immigrés, proche des lieux de pouvoir, le long des avenues. On se regroupe par profession et affinité. Le syndicat des transports en commun, la régie des dockers, les étudiants du droit, de la barricade, les femmes des Amies de la Commune et toutes les nuances de rouges, le réseau de communication, bien rodé, permet aux cellules de communiquer.

Comme une excitation pré-insurrectionnelle. On ne craint pas vraiment le coup de force, mais on fait comme si : la perspective du sang fait perdre celle des mesures. On discute à voix basse. Y aura-t-il une ratonnade sur les immigrés ? Peu probable. Illégal. Il y aura un discours. Il faut le bloquer. Quelles avenues pour passer des hôtels aux lieux à risque ? Ici, là. Dans les comités de défense aussi on dessine des plans. On se prépare à une contre-attaque, sans encore savoir comment marcheront les sections ? Goût de fer dans la bouche. Une femme en tenue de prête-juge déboule dans la cave où planifient celles et ceux du quartier vinois. Elle tient un papier. Elle s’appelle Vanessa Mettioci, elle est fonctionnaire dans l’organisation aidant les expatriés à s’intégrer dans la commune. Elle sourit.

« La milice est avec nous s’il y a des débordements. » Soupirs de soulagement. Quelqu’un se lève.

« Mais ils ne vont pas les bloquer ?
– Non. »

Non. Qui répond, à l’inverse, oui à une autre question : est-ce que ça sera à nous de le faire ? Oui, évidemment que oui.

L’information tourne. De la cave elle atteint des bars, des permanences d’élus, des chambres d’hôtel. La moelle épinière de la défense populaire se gonfle, l’information dégorge dans tous les nerfs. La milice n’aidera pas à contenir la menace. On grimace, ou on sourit, ou on se désiste, ou on revient plus nombreux. On commence à sortir et à a se rassembler. Le mot d’ordre est toujours le même depuis un siècle. Depuis l’éclosion du monstre.

« Ils ne passeront pas. »

Aldo Scurati est un sectionnel. Un agent provocateur qui avait passé pas mal de temps chez les anarchistes de la mouvance la plus autonomiste. Son rejet de l’État avait muté en quelque-chose d’un peu étrange mais d’une façon qui n’avait rien de nouveau. Un mécanisme incompréhensible qui substituait la cause et la conséquence dans l’ordre des priorités. Il était devenu un de ces « violents », renverser la table, d’un mot d’ordre, était devenu une forme de conviction profonde, qu’une forme d’intelligence presque animale, de ruse parfaitement adaptée à la politique de la rue, avait teintée d’un certain cynisme. Il imaginait mal quels débordements ne serviraient pas son projet. Celui du corps unis de la Section Défense. Quand l’un de « ses » gars lui dit qu’il risque d’y avoir de l’opposition, il sourit. Quand un autre dit qu’il risque d’y avoir des violences, il acquiesce.

« Des traîtres. »

Les autres acquiescent. On a plus besoin de définir la traîtrise. L’évocation du mot suffit. Est un traître celui qui s’oppose au Kah. La Section Défense est le Kah. Elle incarne sa volonté. Faire du mal aux ennemis du Kah n’est pas qu’un devoir, c’est aussi un plaisir. Consciencieux, il range un couteau dans une poche intérieure de son gros manteau, puis s’assure une dernière fois la batterie de son téléphone jetable. Un message tombe : c’est l’heure, on se rassemble. Il émerge du restaurant où lui et les autres attendaient. Sous l’imperméable un uniforme. Tous sont en noir et rouge. On avait rajouté le rouge tardivement, pour éviter les comparaisons aux fascistes. Officiellement, le noir Sectionnel rend hommage à Kotios.

Liberation Doctors' Street. Le nouvel an approche, avec lui un second souffle, la nouvelle révolution. C’est ce qu’on se dit à voix encore basses. Ils sont quelques-uns, les groupes sectionnels, à dégorger des hôtels sous la neige. Quelqu’un cri déjà. Gibson Street. On se dirige vers Gibson street. Mais pas encore. La rue enfle. Ils sont de plus en plus nombreux, et à mesure qu’ils s’amassent, leurs voix s’amplifient. Quelqu’un commence un chant que d’autres reprenne. La citoyenne Maiko les entends. Elle aime être ponctuelle, alors elle arrivera ensuite. C’est surtout qu’elle sait ce qui la menace si elle sort maintenant. Tout a été pensé, soigneusement structuré. Aux chants des sectionnels en répondent bientôt d’autres, et des cris. A mort, fascistes, le défilé des insultes classiques. Puis enfin des jets de projectiles. Des cris. Quelques types émergent de rues parallèles à l’avenue et essaient d’intercepter les groupes les plus isolés de sectionnels. La masse qui avait commencé à se rassembler se disperse alors. Des marées noires et rouges, comme des tentacules, dépassent de l’ensemble et viennent s’abattre sur les anti-fascistes. Des coups de bâton. Des cris. Un homme bourru monté sur une camionnette cri dans un mégaphone. En marche, en marche ! Et la foule des vrais kah-tanais, des fidèles réels de l’Union, commence à progresser, réprimant sévèrement les insultes et provocations, traînant ses propres blessés dans un local où attendent des infirmiers. C’est à Pinwheel street, loin du front ;

Maiko se félicite des violences : elle se moque de l’image qu’elles donnent du mouvement. L’important c’est qu’on en parle. Il y en aura toujours, des purs et des violents, qui pousseront la curiosité au-delà des on-dits, se procureront le programme sectionnel, comprendront son ambition. On ne recrute pas parce qu’on est aimé, mais parce qu’on est reconnu. Elle envisage la reconnaissance rapide. Elle veut la victoire dès la prochaine échéance électorale. Non-pas grignoter pesamment une place dans la politique confédérale, mais la saison en une fois, d’un geste décisif, viril, à l’image des ambitions conjuguées de son peuple. La Section croit en l’action directe, en la violence et au renouveau. Elle ne peut pas grandir progressivement, sans quoi elle vieillirait. Gagner jeune, saisir l pouvoir d’un sang nouveau, ne laisser à l’ennemi et au traître que le temps de réagir, puis le sonner par l’emploi du pouvoir. Les réformes pleureront, vite, bientôt.

Dehors, la situation se complique. La protection civile est enfin déployée sur les lieux, et tente d’empêcher la confrontation. La posture la plus neutre que lui impose sa mission : bloquer la violence, séparer les combattants, bloquer les voies parallèles. Loin de calmer les esprits, leur intervention frustre les plus combatifs. En attendant de pouvoir s’entre-tuer, on scande en marchant. Les rues sont bloquées, on cherche sans-cesse de nouveaux itinéraires. Le cortège doit rester uni s’il ne veut pas risque d’être pris pour cibler. Trente ou quarante mille uniformes pivotent en direction de la porte du Triumvirat.

La rue y est triplement bloquée. On s’est passé le mot dans les syndicats, les bus et tramways constellent la voirie comme des épaves échouées. Les contourner revient à s’exposer à des jets, des militants embusqué, portant sur eux les traces de leur allégeance – féministe, anti-raciste, anti-fasciste, indépendant et autonomes – ont pris position devant les lignes de protection civile. Celle-là essai surtout d’éviter la rencontre promise entre les sectionnels et leurs opposants : derrière le mur de boucliers et d’armures se cache un mur de civils, qui chantent sur leurs barricades incomplètes, sous le grand arc donnant son nom à la place. On commence à déceler des pavés. Quelques sectionnels sortent les couteaux, leurs chefs les répriment rapidement. Pas encore. Le sang est une éventualité, pas une promesse. Ne commettons pas encore l’irréparable.

Les coups pleuvent çà et là, en petits comités et de façon opportuniste. La masse grouillante des opposants à la marche se fait sans cesse plus courageuse, organisée et brutale. On essaie de décourager les manifestants qui, dans leurs uniformes, font de leur mieux pour ignorer ce qu’hurle une ville qui ne fait pas d’eux. Pour beaucoup le doute n’est pas permis. Sans la protection, les habitants les auraient massacrés. Peut-être même que ç’aurait été la fin de la section défense. Il y aurait eu des morts, un véritable massacre. Trop de martyr pour qu’un mouvement, même celui-là, puisse raisonnablement les récupérer. Un désaveu suprême, l’exécution d’une idée. La foule doit le savoir. Elle hurle, hais cette protection civile qui empêche la confrontation. Mais n’agis pas. La protection fait son métier. Pas de morts à Reaving. Pas de morts ici. Les kah-tanais ne se battront pas entre eux.

Confrontation. Par endroit, on teste les barrages. On cherche un moyen de continuer la route jusqu’à l’objectif final. Des chefs de section sont envoyés avec leurs gars tenter des incursions dans les rues bloquées. Sur la place, le grand face à face s’éternise. Puis l’information remonte : deux barrages sont tombés plus à l’ouest. La cohorte sectionnelle reprend sa route, plus pressée. La neige n’arrête pas, tout le monde est trempé. Il y a de la sueur, de la neige fondue, un peu de sang sur les uniformes. Le troupeau arrive aux brèches, consolide à coups de trique, passe enfin. Direction Gibson street, comme prévu. Dans cette affaire la protection civile aura rendu un grand service aux manifestants.

Enfin, on est sur place. L’excitation est à son comble. Tout est bloqué par les forces de l’ordre, car c’est une masse opaque et sourde qui s’amasse aux entrées du quartier des expatriés. Des jets d’objets par les fenêtres, jusqu’aux menaces de mort. Quelqu’un cri quelque-chose d’inaudible, que la foule reprend. C’est toute une ville qui scande fascistes, fascistes. L’accusation remonte, suit le parcours de Maiko. Elle est enfin venue. Un contingent de la protection civile émerge et se rapproche d’elle. On croit d’abord qu’il vient arrêter la cheffe du mouvement. L’hostilité est là encore réprimée par les chefs. Tout mais pas ça, tout mais pas une confrontation avec la protection civile. Maiko emprisonnée, ce serait une martyre magnifique. Finalement, déception : l’officier de la protection discute avec la cheffe, lui donne des instructions. Repars. La troupe se remet en marche, sans trop savoir pourquoi.
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Les coups s’abattaient comme une pluie de violence, et Toju sentait sa chair se transformer en quelque-chose d’autre à mesure des impacts. Une masse violacée, endolorie, d’où suintait sang et colère. C’était ça, la lutte. Il s’y sentait encore.

La situation n’avait pas dégénéré. Par à proprement dit. Le concernant, on constaterait d’importantes blessures superficielles et quelques fractures ne composant en rien une menace pour sa santé. Il serait dans le décompte des quarante ou cinquante blessés de la bataille. La violence du pugilat, mitigée par la presse, et par son résultat décevant. Autour de lui il en voyait d’autres, des camarades dans leurs chemises noires aux coutures rouges, une masse d’être animée d’un seul instinct, l’extrême violence. Elle venait le chercher, débarrassant l’espace, vidant la rue de l’opposition à grands coups de poings, de trics. Quelqu’un criait des slogans anti-modérés. Les modérés, animés d’une violence toute anti-fasciste, répondaient à coups de lattes. On saisit Toju pour le remettre sur pieds, et deux médecins de rue – tout le monde ici respectait les hommes en blancs, il ne serait venu à aucun camp l’idée de leur tomber dessus – vinrent le tirer à l’écart. Alors qu’il s’éloignait du combat, il remarquait comme ce dernier pouvait sembler abstrait, de loin. Des tessons volaient, des matraques se dressaient loin au-dessus des têtes et s’abattaient, comme le jugement d’un héros vengeur, sur des casques de motards, de cycliques, de visages furieux. Femmes, hommes, les jeunes formaient une première ligne fanatique, les vieux les soutenaient. A force d’observer, on aurait pu croire à un genre de sport en équipe. Un match amical, organisé selon des règles précises. Pas de règles, ici. Juste une méthode. Celle du combat urbain, connue de tout les kah-tanais. Il voyait bien que le déchaînement de violence se voulait avant tout politique. Il y avait de la haine, mais aussi du respect. Il savait. On ne l’aurait pas tué. Même au sol, roué de coups, on ne l’aurait pas tué. Il aurait été une prise de guerre, rendue à la médecine en temps et en heure, puis renvoyé aux siens pour le prochain match.

Les médecins le firent passer derrière une barricade. Trois hommes se trouvaient dessus, prenant des photos de l’avenue, essayant de mettre en perspective l’échauffourée et le cortège, qui battait en retraite vers une percée dans les lignes ennemies. Des flashs lumineux, des photos qui s’enchaînaient au rythme frénétique des obturateurs électroniques. On était loin de l’argentique, des photos minutieuses. On pouvait mitrailler. C’était de saison, en pleine bataille.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Les infirmiers n’ont pas de réponse, la question est trop ouverte. Toju insiste. Il crache au sol. Du sang et de la salive s’abattent sur une couche boueuse de neige. Il fait très froid, mais il sent l’adrénaline, qui refuse de quitter son système. Le battement de son cœur dans ses oreilles, un tambour de guerre dont il veut suivre la marche.

« Maiko est arrivée ? »

Il a parlé en anglais. Faute de réponse immédiate, il recommence en syncrelangue mais l’un des médecins l’interrompt.

« Elle va au Smithsonian Park. La protection civile leur a demandé de libérer Gibson.
– Alors c’est là que je vais. »

Puis il précise, parce qu’il voit bien qu’ils ne sont pas de cet avis.

« Merci les gars, je vais tenir pour la suite. »

Ils ne cherchent pas à débattre. De toute façon il y aura d’autres blessés, plus graves. Celui-là peut se dresser, marcher. Semble à peu près cohérent. Ils ont pu vérifier, vaguement, qu’il n’y avait pas de saignement inopportun : malgré les coups au crâne ses pupilles ont une taille normale et rien de montre de façon évidente qu’il soit réellement en danger. Le visage est la zone la plus riche de l’épiderme en matière de capillarité, avec les mains. Il suffit de se trancher la joue en se rasant pour provoquer un saignement qui semblerait absurde, à coupure égale, sur un bras ou un dos. Toju s’est fait tabasser. Son visage ressemble à un boudin. Mais un boudin qui marche, qui parle, semble cohérent, et n’a pas envie de soins.

On lui désinfectera le visage, on bande vaguement ses plaies. Une tape sur l’épaule, et il s’élance dans la ville. Malgré son uniforme, il est maintenant un solitaire ; Coupé de la masse, de la cohorte, il peut bouger librement, avec agilité. Il le sait, les autres, les opposants, cherchent avant tout le combat. Ils ne sont pas là pour tabasser des types seuls. Mauvais genre, surtout pour des idéalistes dans leur genre. Les modérés n’ont pas que des mauvais côtés.

Il pourra avancer sans difficultés jusqu’au Smithsonian Park.

Ce qu’il ne sait pas, ce dont il se doute peut-être, ce qui n’a, de toute façon, aucune importance pour lui, c’est qu’il n’est pas seul à le faire de cette façon. La bataille n’est pas gagnée. La protection a détourné le cortège de son objectif initial. Mais elle n’est pas perdue non-plus, le discours pourra se faire, si à un endroit éloigné des quartiers étrangers où il devait initialement être prononcé. Il n’y a plus de raison de combattre un ennemi qui, lui-même, va bientôt se résoudre à l’hostilité sourde plutôt qu’ouverte. Les sections de combat, les violents de tout ordre dispersés en ville pour lutter, sonder les défenses adverses, dresser ou détruire des barricades, convergeaient maintenant vers un même espace. Limitant ou évitant les engagements avec les partisans modérés, ce sont des escouades de sectionnels qui traversent une Reaving en colère, mais prête à tolérer ce nouvel outrage sans rien dire. Smithsonian Park, se disent les habitants, c’est déjà une victoire. En effet, le lieu présente un intérêt des plus évidents, qui n’a peut-être pas sauté aux yeux des déplaisants invités du jour. C’est qu’après tout, ils ne connaissent pas la ville, ne sont que de passages. Les habitants attendent, se rassemble. On a déjà décidé d’arrêter les violences physiques. Pour autant ce n’est pas tout à fait la fin ;

Le Cortège des sectionnels avançait vers le parc comme une colonne d’infanterie. Le spectacle qu’ils offraient était des plus étranges, dans cette ville aleucienne si marquée par la guerre, qui refusait obstinément de perdre ses cicatrices, les hommes et femmes du mouvement de Maiko semblaient à leur place. Mais c’étaient des soldats sans armes, et leurs vareuses tenaient plus de l’uniforme d’apparat que de la tenue de combat. Pourtant, à voir les blessés, les tenues déchirées, le sang sur les visages, sous les bandages, on aurait pu croire que tout ce beau monde rentrait d’une guerre récente, immédiate, ce qui était peu ou prou le cas. La colonne d’infanterie eu besoin de temps pour se réorganiser. Entourant le carré des chefs et des décideurs, qui entouraient une citoyenne Mako flambant neuve, vierge de toute bagarre, bien installée à l’arrière d’une voiture, elle s’allongea progressivement, à mesure que les sections d’assaut revenaient du combat, que les solitaires s’agrégeaient à sa masse. Partout autour d’eux, des sifflements, des huées, des cris. On les incitait à se "casser", à aller mourir, aussi. On les menaçait plus ou moins directement, mais il n’y avait pas de jets de projectiles. Les plus violents étaient derrière, ou dans des rues lointaines sur les côtés, bloqués par une milice citoyenne soucieuse d’arrêter les violences pour ce soir, d’éviter que la situation ne se prolonge plus que nécessaire. La population avait voté sur la doctrine à adopter, et elle consistait à s’interposer passé un certain stade. Stade largement passé, et ce à l’échelle de toute la ville.

Le Smithsonian Park arriva finalement en vue. Quelqu’un, à la voix plus qu’éraillée par l’effort, entonna un champ révolutionnaire qui fut repris par les cœurs graves et écorchés des sectionnels. Devant eux c’était une grande place rectangulaire cernée de voies, au centre de laquelle se trouvait une haute barrière de fer forgé noir. Les arbres du parc avaient des airs sinistres dans leur nudité d’hivers, et la neige s’était librement déposée sur les parterres d’herbes. Les sectionnels durent se battre avec elle pour remplir l’espace. Les lieux offraient une configuration un peu bizarre, où l’on savait que l’on pourrait faire un discours, certes, et dans une relative tranquillité. Mais ces barrières semblaient plus emprisonner les militants que les protéger, et la position même du lieu, au nord de la ville, l’éloignait de la symbolique conquérante du choix initial, orienté plein est, direction la frontière du Vinheimur.

Maiko n’ignorait pas tout à fait quel genre d’image pourrait provoquer ce changement. Certains disaient que tout son génie politique se résumait dans sa propension à comprendre les images, à maîtriser la communication. Un jugement un peu sévère pour une femme dont les idées, certes terribles, étaient le fruit d’une intelligence réelle, mais qui mettait en avant un fait que même ses plus féroces ennemis ne pouvaient lui enlever : elle connaissait la puissance des mots, des lieux, et de l’interaction des deux.

Et elle avait eu le temps d’y réfléchir pendant tout le trajet.

Lorsque les agents de la protection civile locale s’étaient frayés un passage dans son cortège pour la rejoindre, lui parler, elle avait incité ses hommes à les laisser faire. Elle s’imaginait soudain devenir une martyre. L’arrêt de sa manifestation, mieux, l’expulsion hors de la commune, lui donnerait soudain une force politique terrible auprès des plus contestataires. De plus, cela pourrait cacher la résistance de Reaving, faire de la défaite des sectionnels un fait de la loi, jeter sous le tapis la formidable mobilisation de ses ennemis.

Au lieu de ça on lui avait imposé, à dessein et avec intelligence, une certaine humiliation. Après s’être battus pour rejoindre Gibson Street, les sectionnels se voyaient interdits d’y parler. Ou plutôt non, on leur recommanda, en des termes très cordiaux, de plutôt parler ailleurs. Elle n’était plus une martyre, et ne pouvait plus faire autrement qu’en acceptant l’échec de sa manœuvre.

Elle avait pensé la question dans la voiture, et sentie comme souvent, de nombreux sentiment l’envahir. Elle était une femme sentimentale. Chaleureuse, même, par de nombreux aspects. Elle ne croyait pas à cette fermeté impersonnelle des technocrates d’Axis Mundis. Les Actées, les De Riviera... Même Meredith semblait avoir perdue sa force vitale, aspirée par les murs des anciens palais. On était loin de la Voix de Kotios, appelant à la défense nationale. Elle jouait un jeu politique discret et silencieux.

Le maître à pensée de Maiko était un poète, et sa politique elle-même se composait comme une fresque lyrique. Elle était comme une artiste traversée d’émotions, inspirée par des muses. Le Kah. La Roue sanglante de l’Histoire. Et, souvent, elle se sentait prise de sentiments.

Elle repensa à son premier grand discours. Il n’avait en fait rien de "grand". Mais composait la naissance des Sections. L’Histoire s’en souviendrait comme d’un passage mythique, presque christique. Oui. Quelque-chose que l’on pourrait aisément comparer à l’un des épisodes de la vie du prophète des chrétiens. Lui aussi partait de rien, avait commencé en parlant aux laissés pour compte. Peu nombreux et miséreux. Les vétérans et mécontents de cette première réunion étaient ses apôtres, quoi-que depuis longtemps dispersés dans une masse anonyme, celle du peuple.

Mais rien de tout ça n’avait d’importance, et elle y repensait, car elle y avait dit quelque-chose qui, en cet instant, lui revenait. Avec un sentiment de malaise, de tristesse, de défaite, assise sur la plage arrière d’une Tokemura Spirit V.8, elle se souvient de sa profession de foi.

Elle n’était rien. Elle n’était pas un choix.

Elle était l’absence de choix, et ne représentait que le trou béant où viendraient s’engouffrer les autres. Ils la remplissaient de leur être. Leur substance. Elle était, en quelque sorte, le creuset d’un Kah futur.

Le doute s’évacua de lui-même. Elle savait comment gérer cette défaite ; C’était l’évidence même. Que disaient-ils, déjà ? Que le naturel revenait au galop ? Son naturel était la victoire et la récupération. Aucune défaite n’en était une, pour autant qu’elle lui arrive à elle. Elle pouvait transformer le réel.

La voiture s’arrêta à proximité d’une des entrées du Smithsonian Park. Les moins blessés de ses sectionnels avaient organisé un rang d’honneur que des photographes du mouvement s’échinaient à immortaliser. Elle ouvrit la portière et descendit, levant une main à l’adresse de la foule de ses adeptes, déjà rassemblée dans sur le parterre d’herbe. La neige n’avait plus rien de blanche. Elle se transformait en mélasse.

Maiko progressa. C’était son peuple, devant elle. La première génération d’une légion à venir. Et autour d’elle, l’air magnétique, cette odeur de sang et de fer. Il y avait ce sentiment constant d’exaltation et d’épiphanie, lorsqu’il s’agissait de parler, modeler les avis, modeler le réel. Elle sentait aussi la haine d’une foule autre, étrangère, un moi quasi psychologique qui s’accumulait dans les rues et avenues autour du parc. Qui osait, lentement, se déverser autour des barrières, observer les animaux en cage. Leur hostilité aussi la nourrissait.

L’un des anti-fasciste l’insulta, de réactionnaire peut-être. Puis on se mit à chanter quelques classiques du répertoire local. Which Side Are You on ?, évidemment, qui laissa rapidement place à whirlwinds of danger. Le chant de l’éphémère Vangardist Republic of Aleucia. Le chant d’une défaite malheureuse. Ces gens savaient-ils seulement ce qu’ils chantaient ? Pensaient-ils vraiment pouvoir intimider les vrais croyants, ceux qui tueraient pour le Kah et le socialisme, avec quelques promesses d’une révolution gâchée ? Ils ne comprenaient rien.

Agacée, elle leva un poing et cria vive les communes. Le cri et le geste fut repris dans ses rangs, on scanda encore et encore, pour couvrir le chant de plus en plus tonitruant des opposants. Maiko laissa faire, se pressant jusqu’à une tribune qu’on lui avait improvisé au centre du parc. Tout ça avait quelque-chose de pathétique. Les photos officielles et des articles devraient suffire à le magnifier, espérait-elle. On pouvait rêver.

Elle grimpa sur l’estrade, considéra la foule, l’animal humain qui lui faisait face. Acquiesça. Les choses se diraient simplement. Il ne serait pas utile de rendre les choses plus compliquées qu’elles ne l’étaient déjà.

« Camarades ! », commença-t-elle selon les termes d’usage. Puis comme à son habitude, elle trouva les mots justes.
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