11/05/2017
16:17:30
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[Chronique] Frontière vivante

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Comme dans les rêves scabreux des premiers fascistes, il existait au sud de l’Union une frontière humaine, vivante et sanguinaire. Une frontière qu’on serait tenté de croire éternelle. Qu’un rapide regard sur l’Histoire nous pousserait à considérer comme dans l’ordre des choses. Une frontière où le sang coulait depuis deux siècles, plus encore peut-être, et coulerait sans doute pour de nombreuses années.

Sauf, bien entendu, si l’Union pouvait y faire quoi que ce soit. Car c’était elle, qui y imposait le sang, en refusant qu’on lui échappe. En tout cas c’était une lecture des évènements. La Lecture de l’Union, pour sa part, était qu’elle était un tout. Et que ce tout ne pouvait être désagrégé que de l’accord de ses partis, qui n’acceptaient pas de l’être par une force extérieure et armée. Où en termes autrement plus simples : il y avait de l’orpaillage, du trafic à la frontière, des guérillas fascistes d’abord, maintenant religieuses. Rien qui ne soit toléré par les accords communaux. Par le peuple du Grand Kah. Rien qui ne puisse échapper à la loi du peuple, ou à ses canons. Alors la frontière éternelle, le sud éternel, continuerait de saigner. Parce qu’il s’agissait aussi de rappeler à chacun à quoi amenait cette tentation séparatiste. Au sang. La réponse était au sang. C’était toujours la réponse, à toutes les questions, dans les profondeurs de cette jungle.

Irial MacClancy avait été forcé de s’en rendre compte, à force de côtoyer l’endroit. Et s’il restait convaincu qu’il existait un Grand Kah plaisant, chaleureux, fraternel et presque inimaginables pour un enfant de la féodalité tel que lui, son expérience de la Grande Roue restait pour l’heure celle de ses montagnes forestières, sourdes et opaques, parcourues par l’ennemi et les milices des prêtres juges. C’était à prévoir : on l’avait envoyé, lui comme d’autres, en qualité d’interprète pour la Protection Civile de l’Union. Où serait utile un interprète damann, sinon dans la région où sévissaient les fanatiques en exils ? Il était ici, pour reprendre la formule consacrée, pour finir la guerre civile commencée des années plus tôt dans son pays natal. Les souches des maladies féodales et théocrates s’étaient exilés dans entre les monts kah-tanais. Il était normal que la République Socialiste aide à s’occuper du problème. Une diplomatie de la guerre qui avait pour l’heure réussi à justifier d’excellents rapports, quoi qu’assez silencieux, entre le Grand Kah et la Damannie populaire. Une diplomatie de la guerre, aussi, qu’il résumait comme de la "praxis". Il ne faisait qu’incarner, bien que de façon orchestrée par un régime, cette fameuse fraternité révolutionnaire.

Irial avait grandi dans le sud de la Damannie. Dans la région qui était, traditionnellement, la plus réticente à la révolution. Celle, aussi, où elle avait été la plus violente. Au nord du pays, les anarchistes et les communistes avaient rapidement fait alliance pour ne pas s’entre-tuer. Les forces démocrates, après une longue hésitation, avaient refusées de bouger contre des alliés objectifs, au moins dans le cadre de cette guerre. Les ultra-libéraux avaient bien tiré quelques coups de fusils, mais c’en était globalement resté là et le nord n’avait eu à souffrir que de "quelques" guérillas dont les morts ne s’accompagnaient pas de destructions massives. C’était le sud, le cœur des mouvements réactionnaires, féodaux, qui avait été rasé. L’intervention étrangère avait bien aidé, en la matière, et l’action conjuguée de blindés et d’artillerie avait transformée cette ancienne région minière en énorme terrain constructible. Au moins ça avait occupé les mains des gouvernements successifs, donc la politique sociale avait pu se limiter, pour un temps, à la reconstruction des logements et de l’industrie. C’était toujours populaire, d’autant plus quand c’était nécessaire. Irial aurait aimé emporter une autre image de son pays, avec lui, mais il ne pouvait rien y faire. Quand il pensait à la maison, il revoyait sa petite ville natale, et plus précisément l’état dans lequel elle s’était trouvée après la guerre.

Tout avait flambé. Enfin à l’époque, tout flambait, et activement avec ça. On ne pouvait pas passer un jour sans entendre parler d’un nouvel obus tombé en périphérie, d’un nouveau sabotage, d’une nouvelle explosion, de nouveaux morts. Le sud était plongé dans une confusion des plus totales, largement renforcée par la simple existence de quatre ou cinq réseaux révolutionnaires concurrents qu’une longue tradition régionaliste avait empêché de travailler ensemble : ce n’était pas que les démocrates ne voulaient pas travailler avec la gauche, et que celle-là méprisait trop les partisans de la république absolue. Non. C’était que personne n’avait compris l’intérêt immédiat de la collaboration. On pensait, par ignorance ou par naïveté, que la somme des efforts individuels serait égale à leur alliance. Et puis de toute façon cela fonctionnait parfaitement. Oui. Cela fonctionnait...

À l’époque, Irial MacClancy habitait dans un immeuble le long des rues commerçantes. Celui qui attendait un ravalement de façade depuis peut-être dix ans. Avec le début du conflit on avait gentiment indiqué aux locataires que ce n’était plus à l’ordre du jour, ce qui avait beaucoup amusé les plus cyniques d’entre eux. Pour avoir un humour assez noir – soi-disant une caractéristique du clan MacClancy – Irial n’en fut pas moins déçu, notamment parce qu’il craignait vraiment de voir son habitat subir le même sort que des milliers d’autres à travers le pays. Il ne tenait pas particulièrement à devenir sans-abris. Mais ces préoccupations étaient bassement terriennes, et il avait appris, comme des millions d’autres, à penser de façon politique. Avant la guerre, il travaillait au sein d’une guilde, traduisant des documents et participant à des meetings avec des acheteurs ou des vendeurs étrangers. C’était peut-être pour ça qu’il avait si spontanément accepté la révolution comme nécessaire; Il faisait partie de cette classe privilégiée qui, bien que totalement privée de pouvoir politique, jouissait d’une certaine richesse marchande lui offrant le privilège du temps, qu’il passait à penser. Penser à l’extérieur, notamment, et à la prospérité des pays étrangers, dont le système politique permettait à la société de s’enrichir dans son ensemble. Le reste était venu lentement, et de façon tortueuse. La conclusion, en tout cas, était qu’il n’aimait pas la féodalité, et qu’il en était venu à la mépriser, puis à la haïr. Mais la féodalité, elle, n’avait pas conscience d’être détestée. Les nobles étaient des imbéciles, et des oisifs. Peut-être qu’individuellement ils présentaient des qualités, mais en tant qu’ensemble on ne pouvait imaginer classe sociale plus incapable de tout. Ils n’avaient pas senti le vent tourner, parce qu’ils n’avaient jamais considérés les serfs comme autre-chose que du bétail. Les guildes elles-mêmes échappaient à leur perception du monde, et ces institutions plus ou moins indépendantes n’existaient à leurs yeux que comme de vagues structures que l’on pouvait taxer et qui ne représentaient, en tant que telles, rien d’autres que des interfaces entre les maisons et le monde extérieur, hostile. La guilde était un monte-charge, peut-être, ou un vide-ordure. En tout cas pas quelque-chose que l’on devait craindre. Par conséquent on pouvait y parler librement de choses, y compris politiques. De plus le régime féodal n’était pas à proprement parler un régime policier. C’était un régime incapable, violent et arbitraire, oui, mais trop arriéré pour se doter de moyens sécuritaires efficaces. Il ne surveillait pas sa population, il ne la comprenait pas. En parlant République, on risquait de se faire frapper par des partisans de l’ordre ancien, peut-être qu’un noble un peu plus dégourdit que d’autres organiserait une chasse ou une action punitive. Mais ça n’avait rien d’évident, rien de systémique. C’est ce qui avait permis à autant de foyers insurrectionnels d’apparaître simultanément. Ce qui avait permis aux guildes de devenir des partis, et à leurs membres de devenir des révolutionnaires.

Aux premiers jours de la révolution, Irial avait coupé les ponts avec le clan et la guilde. En tout cas c’est ce qu’il avait prétendu faire. Il passait pour un bon citoyen, fidèle et parfaitement dénué de sens idéologique. Cherchant un travail, il s’était finalement présenté devant les bureaux qu’avaient installés les forces loyalistes à deux pas de chez lui. Ils avaient réquisitionné l’hôtel particulier d’un ancien prince marchand et l’avaient couvert d’étendards noirs et de drapeaux liés à la noblesse. A l’intérieur, c’était le chaos. On déménageait des meubles, des cartons pleins de bibelots étaient vidés ou remplis par des soldats en uniformes dépareillés, les différents bureaux de recrutement, accessibles depuis le grand hall, étaient inégalement remplis. Lorsqu’il expliqua quelles étaient ses compétences, Irial se vit proposé de traduire des missives destinées aux volontaires étrangers participant à la guerre. Ce qu’il avait accepté. C’était un métier plus sûr qu’on pouvait le croire au premier abord. Il avait des horaires de bureau, traduisait des lettres et des dossiers, en rédigeait d’autres pour l’armée.

Et faisait en sorte que les informations sensibles fuitent dans les réseaux républicains, qui eux les transféraient ensuite à l’armée coalisée des démocrates et socialistes. C’était assez simple. Il employait ses contacts dans la guilde, notamment des types qui avant la guerre achetaient du bois pour le compte de coopératives kah-tanaises installées dans la région. Il ne comprenait pas grand-chose à ce pays ni à ses habitants, mais les trouvait assez sympathiques et savait, de façon à peu près sûre, qu’eux-mêmes n’étaient pas très fans de la féodalité. Ils devaient avoir leurs propres services de sécurité, car ils ne furent jamais inquiétés par les forces loyalistes, pourtant Irial n’eut jamais l’impression d’être suffisamment doué pour que son petit double-jeu passe inaperçu. Il apprit bien plus tard, et sans en être surpris, que son contact régulier au sein de la coopérative avait lui-même été missionné par les services secrets de son pays, et qu’il avait accepté par sens du devoir.

Tout ça avait changé lorsque l’armée révolutionnaire était arrivé dans la région. La ville tomba avant même qu’elle n’y mette les pieds : un mouvement d’inspiration démocrate mis le feu à plusieurs installations militaires et barricada les rues en l’espace d’une nuit. L’action avait été parfaitement coordonnée. Cela faisait quelques jours qu’on entendait les échos de l’artillerie s’abattant dans les faubourgs, mais ces explosions furent beaucoup plus proches, elles durent réveiller tout le monde en ville. Depuis son appartement, Irial avait pu voir plusieurs foyers d’incendie, d’énormes lueurs rouges-oranges embrasant des sites clefs qu’il reconnaissait. Caserne de la garde, château d’un noble, quartier général d’une milice damanniste. Puis il vit, en bas de sa fenêtre, la barricade où se pressaient des types en uniformes dépareillés, brandissant des drapeaux verts. Ils criaient des ordres, il y eut quelques tirs...

Irial se changea en vitesse, s’arma d’un fusil de chasse qui avait appartenu à son grand père et trouva un drap de la bonne couleur dans lequel il se déchira un brassard. Quand il arriva en bas, deux nouvelles barricades avaient poussées et des miliciens en noirs, des ultra-nationalistes, ralliés aux féodaux, tentaient d’approcher sous un tir nourrit qui leur imposa rapidement de retourner se cacher à l’angle de la rue. Il reconnut un épicier parmi les insurgés, celui-là le salua, on se donna du camarade, on compta les munitions, la nuit fut très longue et Irial n’eut pas à tué, même s’il tira à de nombreuses reprises. Au petit matin, la ville était libre, la milice s’était composée cent-huitième bataillon de la garde nationale et son "comité central", un ensemble de volontaires issus de la petite bourgeoisie et des franges les plus révolutionnaires des serfs, se composa gouvernement urbain. Sous l’impulsion des plus à gauche on essaya d’étendre au maximum l’expérience démocratique avant que la fin de la guerre ne vienne normaliser tout ça. Une autre histoire, rendue plus compliquée encore par la mort du premier consul de la république et l’élection d’une remplaçante ô combien plus socialiste... Et centralisatrice.

Concernant Irial, il termina la guerre sur le front, servant à nouveau d’interprète, cette fois entre les hommes et femmes des légions internationales et ceux de l’armée républicaine. Une mission importante qu’il considéra avoir remplie sans zèle, mais efficacement. Quelqu’un devait s’être fait la même réflexion car ce fut à cause de cette expérience qu’on lui proposa de partir pour l’Union, de prolonger l’expérience guerrière. Le membre de guilde était rentré dans l’armée, semblait-il pour de bon.


Les bureaux de la sécurité extérieure étaient installés dans un bâtiment anonyme, dans la périphérie Est de Baidhenor. La structure jouissait d’un anonymat très relatif qui ne devait pas faire grande illusion chez les riverains : des hommes de la garde révolutionnaire montaient la garde devant les murs, qui étaient surmontés de barbelés. En un sens tout le monde savait qu’il s’agissait d’une structure de l’armée, ou peut-être de la police. Elle n’était simplement pas décrite comme telle sur les plans de la ville.

Quand Irial MacClancy fut déposé par un bus sur la rue faisant face à l’immeuble, il le trouva surtout très triste. C’était un exemple frappant d’architecture moderniste. Un rectangle de béton couvert d’un dallage granitique régulier mais de couleur hétérogène. Le premier étage était deux fois plus haut que les suivants, et le tout aurait en fait pu être assez joli, s’il avait été compris dans un ensemble architectural adapté plutôt qu’isolé, derrière ses murs et sa sécurité, dans un quartier post-industriel qui tardait encore à se reconvertir franchement en zone d’habitation. Tout de toute façon, se dit Irial, tout le pays est à reconstruire. Il avait entendu parlé des préfabriqués en béton qui sortaient, à rythme rapide, de ces nouvelles usines. Une technologie importée du Grand Kah, ou de Loduarie peut-être. De quoi reloger une population dégagée par la guerre civile, ou permettre l’édification rapide d’un parc industriel. L’ensemble était dans un style qui heurtait un peu les sensibilités naturellement conservatrices des damanns, plus habitués à leurs verts cottages et à leurs domaines nobiliaires, mais c’était aussi ça, la révolution. Et il y avait des impératifs qui dépassaient le désire de beauté, comme celui de ne pas laisser une grande partie de la population entassée dans des logements de fortunes.

Au moins, conclut-il intérieurement, concernant ces bureaux, on avait mis un sympathique revêtement sur les murs.

Une fois dedans il dut passer par toutes les procédures de sécurité auxquels il avait appris à s’atteindre durant son bref passage dans l’armée républicaine. Passage sous un portique de sécurité - technologie pharoise, vérification de ses documents dans une base de donnée – l’ordinateur de l’agent d’accueil était kah-tanais, rapide fouille au corps avec un appareil portatif, marqué du logo d’une multinationale nazuméenne. Toutes les technologies ou presque étaient importées, dans un pays qui ne pouvait rattraper le retard imposé par des siècles de féodalité tardive qu’en faisant venir les expertises d’ailleurs. Les couloirs, au moins, avaient un aspect proprement Damann. Pas au sens où on l’aurait entendu peut-être dix ans plus tôt, mais au sens nouveau qui était apparu avec la révolution : des posters de propagandes s’alignaient proprement, représentants Sineag Buiseid dans la continuité d’Anduin Deoir, des foules de chemises rouges souriantes, des ouvriers et kolkhoziens virils travaillant sur quelques grands chantiers. Et des nœuds celtiques, partout, sous toutes les formes. L’une des affiches, nota Irial, incitait à la liberté d’expression et de pensée. Des « idées nouvelles en Damanie ». Le contraste le fit sourire.

Une jeune femme en uniforme vert-de-gris lui demanda de le suivre jusqu’au bureau où il avait été convoqué. Ce n’était pas le terme qu’on avait employé, bien-sûr. En fait, il était clair pour Irial qu’il devait être important aux plans du gouvernement, car on l’avait traité avec le plus grand soin depuis le début de cette situation. La lettre qu’il avait reçue faisait état d’une « invitation », qu’il pouvait refuser ou reporter en cas d’indisponibilité, et tout s’était fait très sereinement. L’administration s’était montrée prévenante et – plus étrange encore – efficace, en l’espace de quelques jours il avait pu fixer une date qui ne l’handicapait pas dans ses nouvelles fonctions de contrôleur général des importations du port de Cinadhon, puis on lui avait défrayé d’avance les frais pour le transport jusqu’à la nouvelle capitale républicaine, puis dans le réseau de transports en commun de celle-là.

Tout de même, il s’agissait bien d’une convocation en ça qu’on avait besoin de lui, et qu’un certain sens du devoir l’empêchait de tout à fait refuser la demande. Ce qu’ils devaient bien savoir, en se basant sur les dossiers de l’armée républicaine.

Sa guide l’accompagna jusqu’au troisième étage du bâtiment, puis devant l’épaisse porte un bois d’un bureau. Le couloir était assez large et ressemblait à s’y méprendre à ceux des bureaux d’une quelconque entreprise. L’armée et ses services s’étaient bien implantés, on était loin des camps de fortune et des chaotiques QG de campagne de la guerre civile. À en croire le bruit, quelqu’un photocopiait quelque-chose à l’angle du couloir. La femme en uniforme toqua à la porte, on l’invita à entrer, Irial dans son sillage.

« Colonel ? Le camarade Irial MacClancy est là.
Merci Danna, installez-vous Irial. Danna, son dossier s’il vous plaît. »

Irial se posa sur la chaise située devant le bureau du colonel. Sa guide passa une prote qui semblait amener à une salle de stockage. Les lieux sentaient le tabac et le vieux papier. Il s’en dégageait un charme autrement moins impersonnel que les couloirs traversés jusqu’alors. Le colonel avait pris soin de décorer l’endroit de façon discrète, adaptée à la relative retenue que lui imposait son rôle et l’endroit. Il y avait un cadre sur son bureau, lui-même organisé avec soin - presses papiers dans un coin, portes-documents dans l’autre, écran d’ordinateur un peu excentré. La grande fenêtre dans son dos donnait sur une cours qu’Irial n’aurait pas deviné depuis la rue, le plan du bâtiment devait être plus carré que rectangulaire. Plusieurs personnes s’y trouvaient, fumant entre les haies. Un drapeau Damann révolutionnaire, d’un joli vert, était plié dans un cadre triangulaire, su sommet de la bibliothèque. Un drapeau de la république sociale, rouget et or, était accroché sur sa petite Hampe, pas trop loin de la fenêtre. Le colonel acquiesça en voyant le regard de son invité se poser sur la bannière.

« Vous êtes socialistes, Irial ?
- Républicain avant tout, colonel. »

Le militaire acquiesça comme si ça allait de soit, puis tendit une main amicale en direction de son interlocuteur.

« Je vous en prie, appelez-moi Regency. Nous avons fait la guerre civile, nous sommes des égaux.
Si j’en crois ce que dit la camarade Buiseid nous sommes tous des égaux.
Amen. » approuva joyeusement son interlocuteur, et Irial se dit qu’il semblait extrêmement jovial pour un officier supérieur.

Cela-dit, les officiers issus de la révolution avaient des profils que l’on pouvait considérer inhabituels. D’anciens héros, des individus qui ne se destinaient pas nécessairement à la guerre et avaient trouvés leur vocation sur le tas, par l’impératif du moment. Après tout Regency avait raison : ils étaient tous des camarades, ici. Danna réapparue, elle souriait d’un air poli et avait des manières discrètes qui lui avaient immédiatement fait penser aux serviteurs professionnels qui faisaient tourner les domaines de l’ancienne noblesse. Elle semblait un peu trop jeune pour avoir participé à la guerre en qualité d’engagée volontaire. Ses traits avaient encore quelque-chose de juvénile. Pourtant elle était là. Peut-être avait-t-elle été dame de compagnie ou valet de chambre avant la guerre. Peut-être avait-elle profité de sa proximité avec la noblesse pour agir d’une façon utile à la résistance puis à la république insurrectionnelle. Peut-être, aussi, avait-elle rejoint l’armée plus tard. Une fois la guerre terminée. Il ne jugea pas utile de lui demander, lui souriant d’un air simple alors qu’elle approchait du colonel puis lui tendre une pochette cartonnée qu’il posa sur le bureau avant d’ouvrir un tiroir.

« Cigare ?
Non merci. »

Le tiroir fut refermé.

« Merci Danna, vous pouvez y aller.
Camarades. »

Elle salua puis quitta le bureau, et Regency sourit.

« Elle nous vient des jeunesses rouges. Je me doute qu’elle doit autant travailler pour nous que pour le parti. Mais que voulez-vous.
Deoir voulait que l’armée soit politique. Buiseid veut le contraire. Je supposer qu’on ne peut pas éviter ce genre de choses.
Peut-être pas. De toute façon ce n’est pas très grave. » Il se reprit. « Pas en ce qui vous concerne. Durant la guerre, vous étiez avec le... » Il fouilla un peu le dossier puis en fit émerger un document. « 13ème de Volontaires, dit bataillon Rempart. C’est bien ça ?
C’est ça. Un groupe combine de troupes aéroportées et d’artillerie kah-tanaises.
Comment ça se passait ? »

Irial hésita. Le ton du colonel était toujours aussi amical, mais la discussion n’avait pas grand chose de badine.

« C’est à dire ? Bien, nous avons gagnés la guerre, les féodaux n’avaient pas de quoi abattre leurs hélicoptères et la résistance nous faisait quotidiennement parvenir de nouvelles coordonnées pour les batteries... C’était une belle opération de bout en bout.
Et et vous avez même été médailles pour ça, non ? »

Il acquiesça en indiquant le dossier.

« C’est sans doute indiqué là-dedans. Nœud de Bravoure, Nœud des compagnons de la République, le premier consul m’a même personnellement remis une Triskèle vers la fin du conflit.
Une Triskèle ? »

Il semblait incrédule. Ouvrant un autre tiroir du bureau, il fit émerger un petit boîtier de velours vert et l’ouvrit pour présenter une médaille. Elle avait la forme d’une croix composée de trois branches en spirales.

« Comme celle-là ?
C’est ça.
C’est étrange, ça ne figure pas sur votre dossier. »

Il rangea la médaille et fixe longuement le dossier, comme si l’information allait finir par en sortir d’elle-même. Irial haussa un peu les épaules.

« Pourtant je l’ai. Si vous voulez ma présence doit pouvoir se retrouver dans les minutes de la cérémonie. C’était à la fin de la guerre, peut-être qu’il s’agit d’une erreur administrative.
Peut-être... » Le colonel semblait réellement perturbé. Il secoua la tête. « Qu’importe. Vous informerez mon bureau de cette erreur et nous fournirez les informations utiles. Date et lieu de la cérémonie, notamment. Nous réglerons tout ça.
D’accord. Et par rapport à votre question initiale ?
Oui, c’était à propos des kah-tanais. » Regency fit mine de réfléchir, il lissait sa moustache mécaniquement, et regardait à nouveau le dossier avant de lever son regard en direction d’Irial, et de retourner à son air initial, avenant. « Vous vous entendiez bien avec eux ?
Oui. Ce sont de bons soldats. Et puis j’avais l’expérience de la Guilde marchande. J’en avais déjà rencontré avant, si vous voulez.
Des gens bizarres, non ?
Un peu. » Ce qui, dans sa bouche et dans ce contexte, voulait dire « je ne crois pas; pas tant que ça. Peut-être, si vous voulez. » Le colonel acquiesça.

« Mais vous vous entendiez avec eux.
J’étais l’un de leurs interprètes, expliqua-t-il. Je n’avais pas le choix. Mais ce n’était pas bien difficile. Ce sont des gens accessibles.
Tant mieux. » Il se tut un instant avant de prendre. « En fait nos amis kah-tanais nous ont demandés de leur fournir de l’aide. Un renvoie d’ascenseur pour leur participation à la guerre civile. Vous voyez Irial, certains damannistes radicaux considèrent qu’ils sont coupables de leur défaite. Et ont décidés qu’il serait plus simple de leur faire payer que de renverser la République. »
Cela paraissait un peu absurde à Irial, qui acquiesça tout de même. Il ne prétendait pas comprendre ce qui pouvait pousser un fanatique religieux à agir de telle ou telle manière. Peut-être simplement que les montagnes et jungles paltoterranes offraient plus d’opportunité de guérilla que les collines et plaines humides de Damanie. Le colonel continuait d’un ton égal.

« Et il s’avère que le Grand Kah, pour contenir une population daman plutôt importante, a besoin de personnes capables de les éclairer sur la doctrine damanniste, les méthodes de ces fanatiques. Et puis c’est aussi une question politique. » Il se redressa sur sa chaise. Le regard d’Irial alla instinctivement du colonel au drapeau rouge, accroché derrière lui. « La première consule pense qu’il serait correct d’envoyer des volontaires pour aider le Grand Kah. Ce n’est pas exactement comme l’aide qu’ils nous ont fournis au sein de la coalition démocrate, mais c’est déjà un bon début. Je vais vous dire, Irial, tout ça c’est pour éviter de perdre la face. Les damannistes viennent de chez nous, ce serait mal venu de laisser nos alliés s’en débarrasser seuls. »

Et il sourit à nouveau.

« Cigare ? »


Traditionnellement, se dit Irial, on doit penser à ce genre de chose avant de prendre une décision. Ce n’est pas comme si on pouvait prendre des décisions aussi importantes sur un coup de tête. Bien entendu on pouvait toujours refuser de réfléchir, et sauter sur une occasion. Et parfois réfléchir au sujet, l’examiner sous toutes les coutures, considérer longuement le résultat auquel pouvait amener un choix ou un autre, n’amènerait pas à une plus grande latitude dans la décision. Ou, en d’autres termes, parfois un choix n’en était pas un, et on pouvait très facilement se retrouver coincé. S’il n’avait pas refusé la mission exposée par le colonel Regency, il n’avait pas pour autant eu l’impression d’avoir le choix. On lui avait certes exprimé l’obligation sous la forme d’une question mais maintenant il fallait bien comprendre une chose : refuser aurait été déplaire à l’administration. Et l’administration, qu’on le veuille ou non, avait encore beaucoup à faire en matière de pardon. Elle attendait de ses membres une grande obéissance. Elle pouvait, aussi, frapper de façon brutale et décisive quiconque lui déplaisait trop ouvertement.
Heureusement pour lui, Irial avait le goût du devoir, à défaut d’avoir celui de l’aventure. Il avait passivement accepté de partir au Grand Kah, de représenter son pays auprès des communes et de servir d’expert culturel daman, quand bien même il ne se sentait pas particulièrement qualifié, et quand bien même il n’était pas sûr d’en avoir vraiment envie. C’était une continuation de la guerre civile. Au final il fallait bien la finir. En tant que révolutionnaire, ça ne tenait peut-être qu’à ça : l’envie de terminer, et pour de bon, ce qui avait été commencé à la naissance de la République. Il n’aurait pas su dire. De toute façon c’était comme ça. Il était bien trop tard pour reculer.

Quelques jours après sa rencontre avec le colonel, on toqua à la porte de l’appartement d’Irial, qui se retrouva face à face avec Danna, l’envoyée des jeunesses rouges, lorsqu’il ouvrit la porte. Elle portait toujours le même uniforme vert-de-gris mais, nota Irial, ses cheveux étaient coiffés différemment. La frange avait laissé place à un chignon. Pour le reste elle lui fit strictement la même impression : elle semblait professionnelle, cordiale d’une façon désaffectée. Une scoute, en quelque sorte. Qui semblait prendre à cœur la révolution et considérer avec une naïveté un peu touchante que tout le daman était un camarade, soit un égal et, par défaut, un ami. Irial supposa qu’elle devait exister dans cette vision binaire du monde dans lequel existaient uniquement les alliés de la révolution et ses ennemis. Il n’avait pas une grande idée des organismes de jeunesse du parti de la première consule.

Tout de même, il l’invita à entrer dans son appartement et lui servit du thé.

« Le colonel vous envoie ? » commença-t-il pendant que l’eau bouillait. Elle acquiesça, puis lui sourit.

« Vous avez un bel appartement.
– J’ai de la chance, j’ai rapidement été logé après la guerre. » Il soupira. « L’ancien s’est pris un obus, vers la fin. Heureusement j’étais sur les listes prioritaires en tant qu’ancien combattant.
– Dans ce cas ce n’est pas de la chance, c’est mérité. » Elle lui sourit avec assurance, puis ses yeux verts retournèrent à leur observation de la cuisine. Elle lui fit penser à un oiseau, ses gestes avaient quelque-chose de sûr, de précis : son regard se posait sur un objet et sa tête suivait seulement après. Elle sourit de plus belle. « Mais je voulais parler de la décoration. J’aime beaucoup les plantes, surtout. »

C’est que l’appartement était effectivement très vert. Une habitude qui datait de la Guilde marchande. À l’époque, l’un des contacts d’Irial lui offrait fréquemment des bonzaïs, auxquels il avait ajouté des fleurs exotiques, des bulbes, quelques plantes grasses. Bien entendu tout était parti en fumée avec le fameux tir d’obus. Mais ses camarades révolutionnaires ou anciens de la guilde n’avaient pas manqués de lui offrir de nombreuses plantes lors de son réemménagement, et le non-avertit aurait pu croire que l’accumulation de plantes datait de longues années. Comme il aimait beaucoup ses plantes, la remarque le fit à son tour sourire.

« Il faudrait que je trouve quelqu’un pour les arroser pendant mon absence.
– Si vous n’avez pas de solution, » répondit-elle d’un ton raisonnable, « je suis sûre que le colonel trouvera un volontaire au sein de la sécurité extérieure. »

Irial haussa les épaules et servit le thé. La possibilité lui avait bien effleuré l’esprit, mais l’idée de laisser quelqu’un de l’intérieur dans son appartement et sans supervision ne lui plaisait pas. Il était un citoyen fidèle et, de toute façon, la Damanie esquivait prudemment les écueils autoritaires que l’on associait souvent au socialisme d’État. Tout de même, il y avait là une notion qui lui déplaisait fondamentalement. Bien décidé à ne rien en montrer, il conserva un air détaché et posa les deux tasses sur la table en formica, du côté de la fenêtre. Elle le remercia, attrapa la tasse et souffla à la surface de l’eau. Se faisant, elle prit un air très concentré, sérieux. Irial fut à nouveau choqué de voir comme elle semblait jeune. Lui-même n’était pas un vieillard, à peine trentenaire. Mais elle était presque une gamine. C’était à se demander ce qu’elle faisait dans cet uniforme. Il avala une gorgée de thé et regarda par la fenêtre. Dehors, il faisait particulièrement moche. Une journée daman.

« Nous avons fait les arrangements pour votre départ. »

Elle avait reposé la tasse, et le fixait. Il acquiesça.

« D’accord.
 Le ministère vous a pris une place dans un avion qui part de Baidhenor jusqu’à Armouanez. C’est aux Îles Marquises, » précisa-t-elle aussitôt.

Irial acquiesça. Il avait déjà visité les territoires kah-tanais d’Eurysie, à l’époque de la guilde.

« Je connais. Le climat n’est pas meilleur qu’ici, la culture très similaire. Pour on peu on pourrait se croire à la maison.
– Ah oui ? Intéressant, il faudrait peut-être que je visite un jour. » Elle sembla y réfléchir, avant d’ajouter : « Là-bas vous aurez un contact qui prendra en charge tout le trajet jusqu’au Grand Kah, et, heu, pour le reste c’est eux qui s’en occupent. »

Elle plongea une main à l’intérieur de son uniforme, puis en fit émerger une pochette plastique qui, aux yeux d’Irial, ressemblait beaucoup à un sac congélation. Elle la posa sur la table et la fit glisser sans rien dire. À l’intérieur du plastique se trouvaient trois livrets à couverture de cuir synthétique neufs. Elle tapota le papier du bout de l’index.

« Le ticket d’avion, un passeport militaire et des documents qui disent clairement que vous travaillez pour nous.
– "Nous" ?
– Le ministère, le gouvernement de la République. Ce n’est pas vraiment une mission secrète. C’est plus de la représentation.
– J’avais cru comprendre. Honnêtement je ne sais pas vraiment à quoi je pourrais servir, là-bas.
– De contact, de traducteur si nécessaire. » Elle semblait soudain un peu mal à l’aise, Irial secoua la tête sans rien dire. Elle continua. « Aussi, le colonel pense que ça serait utile à la République que certains des damannistes ne soient pas jugés là-bas mais ici. Pour mettre un terme final à la guerre civile. »

Irial haussa les sourcils. Il s’attendait à quelque-chose de cet ordre, mais n’aimait pas la façon dont c’était introduit.

« Il ne l’a pas mentionné lorsque nous nous sommes rencontrés. »

Elle acquiesça et haussa un peu les épaules. Bien sûr, elle se rendait compte que ce n’était pas correct, mais elle n’y pouvait pas grand-chose.

« C’est arrivé tardivement sur la table. Avec les élections.
– Autre-chose que je devrais savoir ?
 Non. » Puis elle prit le temps de réfléchir, et répéta, cette fois en souriant. « Non. De toute façon les kah-tanais comprendront que nous voulions les juger ici. C'est légitime, non ? »

Il préféra ne pas s’avancer sur le sujet. Durant la guerre civile, les kah-tanais avaient respectés les demandes des damans. On avait évité les exécutions sommaires, les sacrifices rituels, les opérations menées contre l’avis des comités révolutionnaires. Les volontaires et militaires de l’Union s’étaient placés au service de la jeune République, et s’en étaient tenus à ce rôle. Cependant, Irial allait être chez eux. Il serait l’étranger, l’invité. Rien n’indiquait qu’on le laisserait émettre des demandes ou des revendications. Il connaissait le caractère des kah-tanais. Ils pouvaient être assez intraitables sur les questions de justice. Quant au sens que prenait le mot, il pouvait changer d’une commune à l’autre. Si les damannistes s'étaient montrés trop cruels, on ne les laisserait pas passer la frontière. Même en qualité de prisonniers.

Tout de même, c’était bien pour ça qu’on l’envoyait en personne, plutôt que de simplement demander par missive à l’Union de préserver quelques prisonniers pour un jugement en Eurysie. Il allait devoir se faire l’avocat de cette demande. Et ça serait sans doute un effort important. Irial avala une gorgée de thé. Rien de tout ça ne l’alarmait. Il ferait de son mieux, voilà tout. Face à lui, Danna souriait toujours.

« Je ne vais pas m’imposer plus longtemps. Merci pour le thé. »

Elle se leva et il l’imita, la raccompagnant jusqu’à la porte d’entrée. Arrivée sur le seuil, la jeune femme s’arrêta et le fixa.

« S’il vous faut quoi que ce soit au Grand Kah, nous avons des hommes au Consulat. Vous n’aurez qu’à appeler, ils ont été prévenus.
– Parfait. »

Elle plaqua son poing au niveau de son cœur, un salut révolutionnaire classique, un peu désuet depuis la fin de la guerre civile, puis inclina la tête en avant.

« Bon voyage, camarade ! »

Et elle s’en fut. Deux jours plus tard, Irial avait quitté la Damanie.
26829
Le trajet jusqu’aux Marquises fut l’affaire de six heures dans un vol international, le direct Baidhenor Armouanez. Il avait été rétabli récemment. Avant la guerre il y avait assez peu de vols, même intérieurs. Le gros du trafic servait surtout à relier entrent-elles les deux grandes régions de Damanie. Naturellement ces rares vols étaient réservés aux marchands, les serfs n’avaient pas le droit de quitter les terres de leurs maîtres, qui eux-même utilisaient des vols privés. Le reste - marchandises, biens - passait par la mer. Après le conflit, l’une des petites concessions qu’avait fait la République aux partenaires qui l’avaient aidé à s’ériger fut de rapidement établir des lignes de communication maritimes et arienne internationales, favorisant mécaniquement une certaine coopération économique sur laquelle surfèrent les guildes indépendantes et les consortiums publics. L’incident qui avait vu un terminal de l’aéroport de Baidhenor délibérément ciblé par un missile impérial avait obligé la clôture d’un tiers des lignes aériennes partant du sud du pays, mais la situation s’était depuis normalisée.

Lorsqu’il avait préparé son voyage, Irial avait constaté qu’il n’irait pas à Lac-Rouge. Pourtant ça lui semblait être la chose à faire. D’une part certains trajets permettaient, en un ticket, de passer de la capitale damann à celle du Grand Kah (quand bien même la confédération refusait que l’on qualifie ainsi sa ville la plus importante, personne n’était dupe). De l’autre il espérait pouvoir y rencontrer les gens du Consulat, discuter avec ses contacts, se mettre à jour sur la hiérarchie, sur celles et ceux qui ne manqueraient pas de lui servir de supérieurs, même discrets, tout au long de sa mission.

Il n’en fut rien. Irial avait bien compris que son itinéraire une fois aux Marquises dépendait des kah-tanais, et ceux-là voulaient le voir partir pour le sud dès que possible. On jugea sans doute qu’il n’avait pas besoin de se concerter plus longuement avec les hommes de son gouvernement, qui le mettait de toute façon au service des communes.

On appris ainsi au damann qu’il changerait d’avion une fois à Armouanez, prenant un vol tardif qui ferait Sabanalarga puis Quilchalí, ville où il descendrait, et dont il n’avait jamais entendu parler.

Le direct Baidhenor Armouanez était un avion lié à une compagnie aérienne damann. Il en existait trois, toutes publiques, gérant respectivement les vols intérieurs, les vols en direction de l’Eurysie et ceux en direction des "régions lointaines". Dans le cadre de cette ligne, c’était la dernière qui était à la manœuvre. Les nombreux vols reliant la capitale de la République aux Marquises semblait pour sa part moins répondre à un besoin économique qu’à une pure position de prestige, participant à la volonté affichée du gouvernement de rapprocher le monde celtique tant culturellement qu’économiquement. Pour tout le reste, Irial supposait que l’opération était sinon contrôlée, au moins largement financée par des intérêts économiques kah-tanais : les stewards parlaient un syncrelangue sans accent lors de l’explication des consignes de sécurité, et la technologie de l’avion, qui lui sembla très en avance, portait la marque de plusieurs sociétés et coopératives de l’Union. Les écrans incrustés dans les fauteuils, notamment. Il n’avait jamais vu ça avant, et l’idée lui semblait étonnante mais peut-être pas tout à fait dénuée d’intérêt. En tout cas ça ne ressemblait pas à une idée damann. Pour lui ces écrans attestaient à eux seuls de la thèse d’une coopération : les Marquises avaient intérêt à voir une ligne les relier à la grande île, et laisser une compagnie damann occuper ce marché devait passer pour un acte de pure charité, un geste diplomatique satisfaisant les intérêts d’une nation amie qui, en retour, fournissait ses compagnies en appareils kah-tanais. Ou bien achetait des composants kah-tanais pour ses propres avions. La volonté autarciques des rouges s’accommodait sans doute mal d’une flotte entièrement étrangère, et l’appareil ne semblait pas dater de cette époque où la République ne pouvait pas encore produire ses propres engins et technologies.

Quoi qu’il en soit et quelle que fut la nature de l’avion, le vol fut des plus confortables.

Le train d’atterrissage heurta la piste d’Armouanez avec une secousse contenue, écho métallique à la fatigue qui pesait sur les épaules d’Irial MacClancy. Par le hublot ovale, maculé de sel et de la bruine persistante du septentrionale, il avait vu les Marquises s’arracher à l’océan. Des falaises d’un gris sombre, presque noir sous le ciel bas et chargé, plongeaient dans des eaux tumultueuses, sculptées par un vent qui semblait ne jamais vouloir faiblir. Un paysage austère, familier en un sens à son âme damane, mais teinté d’une rudesse insulaire qu’il ne connaissait pas. L’herbe rase qui s’accrochait aux replis du terrain était d’un vert intense, presque fluorescent sous la lumière diffuse.

L’aéroport d’Armouanez reflétait cette dualité. Des structures de béton brut, aux lignes fonctionnelles et épurées typiques de l’esthétique confédérale kah-tanaise, côtoyaient des ajouts plus anciens, peut-être des vestiges de l'époque où l'île n'était qu'un lointain comptoir eurysien avant de passer sous la Roue du Kah. La signalétique, gravée dans des plaques de métal brossé, déclinait ses informations en trois langues : le Syncrelangue officiel, avec ses idéogrammes anguleux et ses emprunts latins ; une graphie celtique locale, aux spirales complexes qui évoquaient les entrelacs des manuscrits anciens de Damanie ; et enfin, le daman standard, concession pragmatique aux échanges avec la mère-patrie eurysienne. Quelques membres de la Protection Civile kah-tanaise, dans leurs uniformes vert-olive adaptés au climat maritime et frais, patrouillaient avec une discrétion professionnelle, leurs visages impassibles contrastant avec l'agitation des voyageurs locaux, pêcheurs aux traits burinés ou familles revenant du continent. L'air sentait l'iode, le kérosène froid et quelque chose d'indéfinissable, une odeur de terre humide et de sel ancien.

Un homme l’attendait à la sortie de la zone de transit, une simple pancarte en carton à la main où son nom, "MacCLANCY", était tracé en lettres capitales un peu gauches. Il devait avoir la cinquantaine, le visage tanné par le soleil et le vent, sillonné de rides profondes autour des yeux clairs. Il portait une vareuse de pêcheur en toile épaisse par-dessus une chemise à carreaux, et une discrète broche aux trois spirales entrelacées de la nouvelle République Damane était épinglée à son col.

« Ronan Kergadec, » se présenta-t-il d’une voix un peu rocailleuse, où l’accent daman se teintait de la mélodie plus chantante des îles. « Le Consulat m’envoie. Vous avez fait bon voyage, citoyen ? »
La formalité du "citoyen" sonnait étrange dans sa bouche, comme un vêtement emprunté. Irial acquiesça, se contentant d’un « Ça a été. » Kergadec ne s’attarda pas en salamalecs. Les formalités furent expédiées avec une efficacité qui tenait plus de la routine que de l'empressement. On sentait chez lui une lassitude polie, le regard fuyant parfois vers le large comme s'il cherchait une réponse dans les vagues grises qui se brisaient au loin.
« Avant votre prochain départ, » proposa Kergadec, « un morceau sur le port ? Histoire de reprendre quelques forces. Ce qui vous attend... eh bien, c’est une autre paire de manches. »

La taverne donnait directement sur les quais animés du port d’Armouanez. Des casiers à homards s’empilaient près des bollards d’amarrage, et l’odeur âcre de la marée basse se mêlait aux effluves de poisson frit et de bière tiède. Les maisons qui bordaient le quai étaient bâties en pierre de granit sombre, leurs toits d’ardoise luisant sous la crachin intermittent. Des drapeaux kah-tanais, frappés de la Roue du Kah à huit branches, claquaient au vent à côté de bannières locales aux motifs celtiques plus complexes, triskèles et nœuds sans fin. D’une ruelle adjacente s’échappaient les accents plaintifs d’une cornemuse, soutenus par le rythme sourd d’un bodhrán et des voix d’hommes chantant une ballade mélancolique en langue marquise. Irial se sentit un instant transporté sur les côtes de sa propre enfance, avant que la guerre ne vienne tout emporter.

Ils s’installèrent à une table de bois brut, Kergadec commandant en langue locale deux assiettes de maquereau grillé et des chopes d’une bière ambrée. Le silence s’étira, confortable d’abord, puis chargé d’une attente non dite.

« Alors... Quilchalí ? » lança finalement Irial, essayant de rendre son ton aussi neutre que possible. « Jamais entendu parler. »

Kergadec poussa un soupir qui sembla venir du fond des âges. « C’est reculé, » dit-il en piquant une pomme de terre farineuse. « Dans les replis de la Cordillère Orientale, sur Paltoterra. Pas vraiment une brochure touristique, si vous voyez ce que je veux dire. » Il leva les yeux vers Irial. « Il y a eu des incidents, ces dernières semaines. La Coalition Damaniste... Eh bien ils se font plus pressants, plus audacieux. Des pertes sur des avant-postes kah-tanais, des trucs sales. Votre expertise est, disons, attendue de pied ferme. » Il mâchonna lentement, son regard perdu sur les chalutiers qui rentraient au port.

Plus tard, devant une carte murale de l'Union des Communes, Syndicats et Républiques du Grand Kah qui ornait un mur de la taverne – une œuvre peinte un peu passée de mode mais méticuleusement mise à jour –, Kergadec pointa un doigt buriné vers un minuscule point perdu dans une immense tache d’un vert presque noir, au sud du pays. « Là. » Le mot tomba, lourd de sous-entendus. « Pas vraiment la porte à côté. » Une lueur indéfinissable, peut-être de la pitié, passa dans ses yeux.

Avant de le raccompagner à la section des vols intérieurs de l’aéroport, Kergadec lui glissa un petit communicateur plat et scellé. « Pour le Consulat. Liaison cryptée. En cas de besoin absolu. Mais comprenez bien, MacClancy, là où vous allez, les réseaux... C’est une autre histoire. Les Kah-Tanais ont leurs propres systèmes, et ils ne partagent pas tout. » Il marqua une pause. « Personne ne partage tout, dans ce genre d’endroit. »

L’appareil qui attendait Irial sur le tarmac balayé par le vent était un cargo polyvalent de la Garde Communale, un bimoteur trapu et sans fioritures, peint d’un vert-de-gris mat qui absorbait la lumière. À bord, l’ambiance était différente. Une dizaine de passagers, pour la plupart des Kah-Tanais en uniformes fonctionnels de la Protection Civile ou des vêtements civils robustes adaptés à la brousse, le dévisagèrent avec une curiosité distante. Leurs visages étaient tannés, leurs regards directs, habitués à d’autres horizons que les embruns des Marquises. Personne ne parlait fort. Le personnel de bord, deux jeunes gens aux traits autochtones paltoterrans, donna les consignes en Syncrelangue avec une efficacité concise.

Les adieux de Kergadec avaient été brefs. Une poignée de main ferme. « Bon courage, MacClancy. Et que la Roue tourne en votre faveur, comme ils disent par ici. » Puis il s'était retourné, silhouette solide disparaissant dans l’activité bourdonnante du terminal.

Les moteurs toussèrent, puis prirent leur plein régime dans un vrombissement qui fit vibrer la carlingue. L’île des Marquises, avec ses falaises mélancoliques et son écho de culture celtique, s’effaça sous une couche de nuages bas. L’avion vira lourdement vers le sud-ouest, laissant l’océan derrière lui pour affronter la promesse massive et encore invisible du continent. Irial sentit un nœud se serrer dans son estomac. Ce n'était plus la guerre civile qu'il connaissait, les plaines et les collines de Damanie. C'était autre chose, un voyage vers un cœur de ténèbres dont il ne devinait encore ni la forme, ni la profondeur. La porte du labyrinthe venait de se refermer derrière lui.


L'appareil de la Garde Communale, un modèle trapu et bruyant conçu pour les pistes courtes et les conditions difficiles, s'était arraché à la mélancolie océanique d'Armouanez avec une brutalité qui contrastait singulièrement avec l'élégance presque feutrée du vol transcontinental. Irial, sanglé sur un siège métallique inconfortable, avait senti chaque soubresaut, chaque correction de trajectoire imposée par les vents capricieux qui balayaient les Marquises. Par le hublot ovale et rayé, il avait vu les falaises s'estomper, la silhouette blanche d'Armouanez se réduire à une maquette avant de disparaître sous une nappe de nuages bas et gris, couleur d'ardoise mouillée. La culture celtique, cette dernière amarre à une Eurysie lointaine et déjà nostalgique, s'effaçait.

Le vol vers Paltoterra fut une épreuve de patience et d'endurance. La cabine non pressurisée vibrait au rythme des moteurs suralimentés, l'air devenait plus rare, plus froid à mesure qu'ils gagnaient de l'altitude pour franchir les premières barrières montagneuses du continent. Autour de lui, les autres passagers – une poignée de miliciens kah-tanais aux uniformes disparates, le visage fermé, et quelques civils à l'apparence austère, sans doute des fonctionnaires ou des techniciens affectés à des postes reculés – restaient silencieux, absorbés dans leurs pensées ou un sommeil agité. Personne ne cherchait la conversation. Irial se sentait déjà profondément seul, un pion étranger sur un échiquier dont il commençait à peine à deviner la complexité hostile.

Puis, après ce qui lui parut une éternité de vibrations et de bourdonnements monotones, le paysage changea. Les crêtes enneigées laissèrent place à des pentes abruptes couvertes d'une forêt dense, d'un vert sombre, presque noir sous le ciel couvert. L'avion entama une descente heurtée, louvoyant entre des pics rocheux masqués par une brume tenace. Une chaleur moite commença à s'infiltrer dans la cabine, chargée d'odeurs inconnues, végétales et terreuses. Enfin, à travers une trouée dans les nuages, il l'aperçut : Quilchalí.

Ce n'était pas une ville au sens où Irial l'entendait. Plutôt un amas de constructions basses, quelques bâtiments en dur aux toits de tôle rouillée émergeant d'une mer de verdure exubérante, le tout niché au creux d'une vallée encaissée, dominée de toutes parts par des montagnes dont les sommets se perdaient dans la brume. L'aérodrome n'était qu'une simple piste en terre battue, rouge et ravinée par les pluies, bordée par des baraquements préfabriqués et quelques hangars décrépis. Un unique mât chétif arborait la Roue du Kah, emblème de l'Union, dont les couleurs semblaient déjà passées, délavées par l'humidité ambiante.

L'atterrissage fut brutal, l'appareil rebondissant plusieurs fois avant de s'immobiliser dans un crissement de freins et un nuage de poussière ocre. La porte s'ouvrit sur une bouffée d'air suffocant, saturé d'humidité et du parfum entêtant de la végétation en décomposition. Le contraste avec le vent frais des Marquises était saisissant. À peine eut-il posé le pied sur le sol spongieux que la sueur commença à perler sur son front. Le silence, après le vacarme du vol, était relatif ; un concert assourdissant d'insectes inconnus, de cris d'oiseaux stridents et de murmures indistincts montait de la forêt toute proche, une présence vivante et oppressante.

Un homme s'approcha, émergeant de l'ombre d'un hangar. Il portait l'uniforme disparate de la Protection Civile locale – pantalon de treillis fatigué, chemise kaki d'un modèle ancien, et un simple brassard aux couleurs de sa commune – mais son port de tête et la manière dont il ajusta son ceinturon où pendait un pistolet automatique d'un modèle kah-tanais récent dénotaient une certaine autorité. Il était grand, sec, la peau tannée par le soleil et les intempéries, le regard direct, presque dur. Des rides profondes creusaient son front et les commissures de ses lèvres.

« Citoyen MacClancy ? » Sa voix était grave, avec un accent rocailleux que Irial n'avait jamais entendu. « Je suis le Citoyen-Sergent Aris Tloatl. Responsable de votre liaison initiale. Bienvenue à Quilchalí. »

Un vague sourire étira ses lèvres minces, sans atteindre ses yeux. Il tendit une main calleuse à Irial, la poignée fut ferme et brève.

Irial sentit un premier frisson le parcourir, qui n'avait rien à voir avec la chaleur. C'était le contact avec une réalité nouvelle, âpre. La mission, si abstraite et bureaucratique à Baidhenor, commençait à prendre une consistance tangible, et celle-ci avait le goût amer de l'isolement et d'une menace diffuse, omniprésente, suintant de la jungle elle-même. Quilchalí n'était pas seulement une étape ; c'était le seuil. Le début de quelque chose dont il ne mesurait pas encore l'ampleur, mais dont l'ombre s'allongeait déjà sur lui.

Le Citoyen-Sergent Aris Tloatl conduisit Irial d'un pas rapide vers l'un des baraquements en dur qui semblait servir de quartier général local à la Protection Civile. L'intérieur était spartiate : quelques tables en bois brut, des chaises dépareillées, des cartes de la région punaisées aux murs à côté d'avis de recherche jaunis et d'ordres de mission couverts d'annotations manuscrites en Syncrelangue. Une odeur de café fort et de tabac froid flottait dans l'air, mêlée à celle, plus tenace, de la moisissure. Deux ou trois miliciens somnolaient sur des lits de camp dans un coin, leurs armes à portée de main, le visage marqué par la fatigue. Ils levèrent à peine les yeux au passage d'Irial et de Tloatl.

Le bureau du sergent était à peine plus grand qu'une cellule, séparé du reste par une simple cloison en planches mal jointes. Une unique ampoule nue pendait du plafond, diffusant une lumière jaunâtre et blafarde sur un bureau métallique encombré de dossiers, d'une radio grésillante et d'une tasse ébréchée contenant un liquide sombre. Tloatl désigna une caisse en bois retournée en guise de siège, avant de s'affaler lui-même sur une chaise qui protesta bruyamment sous son poids.

« Asseyez-vous, Citoyen. » Il farfouilla dans un tiroir, en sortit un paquet de cigarettes roulées à la main, en alluma une d'une allumette grattée sur le montant de son bureau, et tira une longue bouffée, les yeux mi-clos. La fumée âcre piqua la gorge d'Irial. « Alors, la Damanie vous envoie pour nous aider avec… nos visiteurs indésirables. » Un nouveau sourire fugace, toujours sans joie. « Un honneur. Ou une corvée, ça dépendra de votre point de vue d'ici quelques semaines. »

Irial attendit, sentant que le sergent prenait son temps. Il observait les cartes au mur, des tracés au crayon rouge indiquant des zones de patrouille, des points d'accrochage, des secteurs "à éviter". La jungle semblait y être un monstre tentaculaire, grignotant les rares espaces défrichés.

« Votre mission, telle qu'elle nous a été transmise par Axis Mundis, est de rejoindre le poste de commandement avancé du Citoyen-Général Mac Ulagraig. » Tloatl exhala un panache de fumée vers le plafond. « C'est lui qui centralise les opérations contre la Coalition dans ce secteur. Théoriquement. »

L'intonation sur le "théoriquement" n'échappa pas à Irial. « Et en pratique ? »

Tloatl haussa les épaules, un geste las qui semblait englober toute la complexité de la situation. « En pratique, Citoyen, la jungle a ses propres règles. Mac Ulagraig est un nom respecté, un vétéran des guerres contre la Junte. Un expert, dit-on. Mais son poste, il bouge. Les Damanistes ne sont pas des idiots. Ils savent harceler, disparaître, frapper là où on ne les attend pas. Les lignes de front, ici, ça n'existe pas. C'est un jeu de cache-cache mortel, sur un terrain qui est leur meilleur allié. »

Il écrasa sa cigarette dans un couvercle de ration vide. « Nous avons une escorte pour vous. Des locaux. Ils connaissent les pistes. Ou du moins, certaines pistes. Lyra Kestrel sera votre guide principale. Une femme du cru, les yeux et les oreilles de la forêt. Faites-lui confiance. Plus qu'à moi, sans doute. » Un autre rictus.

« Et la localisation exacte de cette base ? » demanda Irial, essayant de maintenir un ton professionnel malgré le malaise grandissant.
Fluctuante, » répondit Tloatl avec une franchise désarmante. « Nous avons des points de rendez-vous, des codes. Mais attendez-vous à ce que les plans changent. Souvent. La dernière position fiable que nous avions date d'il y a trois jours. Depuis... Disons que les communications ne sont pas notre point fort dans cette verdure étouffante. »

Il se pencha en avant, son regard se faisant plus perçant. « Écoutez, MacClancy. Je ne sais pas ce qu'on vous a raconté à Baidhenor ou même à Axis Mundis. Mais ici, ce n'est pas une guerre propre. Ce n'est pas une parade militaire. C'est une lutte pour chaque sentier, chaque source d'eau, chaque lopin de terre où ces fanatiques essaient de planter leur drapeau noir. Les prisonniers damans que vous cherchez, s'il y en a, Mac Ulagraig les aura. Mais ne vous attendez pas à un centre de détention cinq étoiles. Vous me suivez ? »

Le phrase resta en suspens, lourd de sous-entendus. Irial sentit la sueur couler le long de son dos. Le briefing avait le goût amer du désenchantement. La mission, déjà si vague, semblait s'effilocher avant même d'avoir réellement commencé. Il n'était pas seulement un expert culturel ; il était un appât, une justification, peut-être même une victime désignée d'avance dans un jeu dont les règles lui échappaient complètement.

Un bruit de rotors puissants, se rapprochant rapidement, interrompit le silence pesant. Tloatl leva la tête, une nouvelle expression animant brièvement son visage fatigué. Un mélange d'agacement et d'une sorte de respect contraint.

« Ah, » dit-il. « Notre cavalerie aérienne. Le Citoyen-Capitaine Varr et sa promenade matinale. Vous allez avoir un aperçu de l'autre facette de notre guerre ici. Celle qui vient du ciel. »

Il se leva, indiquant à Irial qu'il était temps de sortir. Le son des hélicoptères devenait assourdissant, faisant vibrer les planches du baraquement. Dehors, le ciel déjà chargé semblait s'assombrir davantage.

Le fracas des rotors était maintenant directement au-dessus d'eux, soulevant des tourbillons de poussière rouge et arrachant des feuilles aux arbres les plus proches de la piste. Trois hélicoptères de combat kah-tanais, des machines anguleuses peintes en vert olive sombre, se posèrent avec une précision étonnante sur l'étroite bande de terre battue. Leurs silhouettes massives et menaçantes semblaient totalement incongrues dans ce décor de nature primitive. Des silhouettes en sortirent rapidement, se déplaçant avec l'aisance de ceux qui sont habitués à cet environnement hostile.

L'un d'eux, plus grand que les autres, portant les insignes de Citoyen-Capitaine sur son col, s'avança vers Tloatl et Irial. Il retira son casque, révélant un visage jeune, presque imberbe, illuminé par un large sourire découvrant des dents très blanches. Ses cheveux blonds coupés courts étaient collés par la sueur. Malgré la fatigue évidente de son équipage, lui paraissait frais, presque exalté. C'était Kaelen Varr.

« Aris, vieux frère ! » lança-t-il d'une voix forte pour couvrir le bruit des turbines qui ralentissaient. Sa poignée de main avec Tloatl fut vigoureuse, presque trop. « Toujours aussi accueillant, ce trou, hein ? J'ai cru qu'on allait encore se prendre une de ces averses tropicales qui te transforment la piste en bourbier en dix secondes. »

Il se tourna vers Irial, son regard bleu acier brillant d'une curiosité amicale. « Et voici notre invité daman ! Citoyen MacClancy, c'est ça ? Kaelen Varr, à votre service et à celui de la Confédération. » Sa propre poignée de main fut tout aussi énergique. Il avait une présence charismatique, une sorte d'enthousiasme communicatif qui contrastait violemment avec la lassitude ambiante de Quilchalí.

« Capitaine, » salua Irial, se sentant légèrement intimidé.
Alors, Aris, » reprit Varr en se tournant de nouveau vers le sergent, ignorant presque Irial, « on a fait un peu de… jardinage ce matin. Quelques mauvaises herbes qui poussaient un peu trop près du sentier nord. Fallait bien aérer un peu tout ça. » Il fit un clin d'œil complice.

Tloatl garda une expression neutre. « Des orpailleurs, encore ? »
– Officiellement, oui. "Travailleurs illégaux exploitant les ressources de l'Union sans autorisation communale," » récita Varr avec une pointe d'ironie, imitant le jargon administratif. « Officieusement… qui sait ce qu'ils trafiquaient vraiment ? Armés jusqu'aux dents, en tout cas. On ne pouvait pas les laisser prospérer, hein ? Question de principe. Et puis, » il baissa légèrement la voix, se penchant vers Tloatl comme pour partager un secret entre initiés, « ça fait un excellent entraînement pour les nouveaux mitrailleurs. Faut bien qu'ils se fassent la main sur quelque chose qui bouge, avant d'affronter les autres. »

Il tapota l'épaule de Tloatl. « Bref, une promenade matinale revigorante. J'ai presque eu le temps de finir mon dernier modèle réduit hier soir. Un vieux chasseur de l'Empire Sukaretto, une pièce de collection. La peinture est délicate, surtout les décalcomanies sur la carlingue. Un vrai défi de patience. Vous devriez essayer, Aris, ça détend entre deux patrouilles dans ce cloaque. »

Il sortit un petit étui de sa poche, en tira une friandise kah-tanaise, une sorte de pâte de fruit gélifiée, et en proposa une à Irial. « Goûtez ça, citoyen. Ça vous donnera de l'énergie pour ce qui vous attend. »

Irial accepta, un peu décontenancé mais bien décidé de ne rien en laisser parrraitre. Après tout si son interlocuteur semblait un peu trop détaché à son goût, il n'y avait pas de cruauté affichée dans son ton, pas de haine palpable.

« Bon, » dit Varr en consultant une montre sophistiquée à son poignet. « On ne va pas traîner. J'ai pour mission de vous déposer un peu plus loin, Citoyen MacClancy. Plus près de la zone d'intérêt. Moins de marche pour vos vieilles jambes, » ajouta-t-il avec un clin d'œil à Tloatl, qui ne réagit pas. « Et ça nous donnera l'occasion de discuter un peu de vos hobbies, MacClancy. On ne sait jamais, on pourrait avoir des passions communes. La Damanie, c'est connu pour ses broderies, non ? Ou c'est la poterie ? »

Il sourit à nouveau, un sourire désarmant de naturel. Irial ne sut que répondre.

La montée à bord de l’hélicoptère de tête se fit dans une précipitation ordonnée. Kaelen Varr prit les commandes, son sourire toujours ancré aux lèvres, ses gestes précis sur le tableau de bord constellé de voyants lumineux et d'écrans multifonctions. Irial fut sanglé à un siège pliant juste derrière le cockpit, un casque antibruit lui écrasant les oreilles. Le vrombissement des turbines s'intensifia, soulevant une nouvelle fois la poussière ocre de Quilchalí, puis l'appareil s'arracha du sol avec une puissance verticale qui enfonça Irial dans son siège. Les deux autres hélicoptères décollèrent en formation serrée, trois insectes d'acier sombre grimpant rapidement au-dessus de la canopée informe.

La vallée de Quilchalí se réduisit à une simple échancrure dans l'océan de verdure. De là-haut, la jungle paraissait moins chaotique, une étendue texturée aux nuances infinies de vert, mais cette apparente monotonie masquait un relief tourmenté. L'hélicoptère suivait les méandres d'une rivière couleur de boue, son ombre glissant sur la cime des arbres géants comme un prédateur silencieux. Varr pilotait d'une main experte, l'autre tapotant parfois un rythme sur sa cuisse, fredonnant un air inaudible sous son casque. Il échangeait des communications brèves et techniques avec ses ailiers, des phrases en Syncrelangue hachées par les parasites. De temps à autre, Varr pivotait vers son passager pour lui poser des questions sur son pays ou la poterie – Irial n’avait pas eu le cœur de lui dire que non, la Damanie n’était pas un au lieu de la sculpture sur glaise.

Soudain, il pointa du doigt une zone en contrebas, une trouée plus claire dans la forêt dense, où l'on devinait des abris de fortune, des bâches tendues et la fumée d'un feu. Une clairière artificielle, témoignant d'une activité humaine récente.

« Regardez ça, Citoyen MacClancy, » sa voix crépita dans l'intercom du casque d'Irial, son ton enjoué à peine voilé par la distorsion métallique. « Nos jardiniers du dimanche. Ils ont l'air bien installés, non ? Un peu trop, à mon goût. »

L'escadrille descendit en piqué, les trois appareils se positionnant en une sorte de carrousel menaçant au-dessus de la clairière. Irial put distinguer des silhouettes humaines s'agitant en bas, courant dans tous les sens comme des fourmis surprises. Il n'y avait pas de sommation, pas d'avertissement. Les hélicoptères se contentèrent de tourner, de plus en plus bas, leurs ombres projetées balayant le campement dans un ballet intimidant. Les pales brassaient l'air avec une violence sonore qui devait être terrifiante au sol.

Quelques instants s'écoulèrent, une attente suspendue. Varr, les yeux plissés, observait la scène avec une concentration intense, un chasseur évaluant sa proie. Un léger sourire flottait toujours sur ses lèvres.

Puis, ce qui devait arriver arriva. Une étincelle jaillit du sol, suivie d'une détonation sèche et lointaine. Une petite fumée blanche s'éleva d'un des abris. Un tir. Isolé, désespéré.

Le sourire de Varr s'élargit. « Ah, les voilà qui se manifestent ! Prévisibles. » Sa voix était calme, presque satisfaite. Sans précipitation, il ajusta quelque chose sur son tableau de bord. Les mitrailleuses latérales des trois hélicoptères pivotèrent lentement, s'alignant sur le campement.

« Feu à volonté, » ordonna Varr, son ton celui d'un chef d'orchestre donnant le départ.

Le monde extérieur devint un déchaînement de bruit et de fureur. Les canons rotatifs crachèrent un déluge de balles traçantes, déchirant l'air avec un bruit de papier crépon géant lacéré. Le sol de la clairière explosa en gerbes de terre et de végétation. Les abris de fortune volèrent en éclats. Irial, malgré le casque, sentit les vibrations traverser son corps. Il vit des flammes jaillir, des silhouettes s'effondrer. Le spectacle était à la fois distant, comme vu à travers un écran, et horriblement intime. Les mitrailleurs, sanglés à leurs postes, opéraient leurs machines de mort avec une efficacité mécanique, leurs visages masqués par des visières sombres.

Varr maintenait son appareil en un vol stationnaire précis, observant les résultats avec une attention quasi clinique. Il corrigeait parfois la visée d'un de ses ailiers par une brève instruction. La symphonie de destruction dura plusieurs longues minutes, jusqu'à ce que plus rien ne bouge dans la clairière ravagée, fumante.

« Nettoyage terminé, » annonça Varr, son ton neutre. « Joli tir groupé sur le principal foyer de résistance, Sept-Un. Du bon travail. » Il tapota à nouveau sa cuisse. « On va pouvoir vous déposer, Citoyen MacClancy. Votre escorte doit commencer à s'impatienter. »

L'un des hélicoptères de flanc, celui qui avait essuyé le tir initial, signala un léger problème. Une fumée discrète s'échappait d'un des carénages moteur.

Varr écouta le rapport, son expression à peine modifiée. « Compris, Deux-Trois. Rien de grave, on dirait. Les mécanos de Quilchalí vont s'amuser un peu. » Il se tourna à moitié vers Irial, un nouveau sourire désinvolte. « Ah les cons ! Ils se sont mis en danger tout seuls, avec leur pétard. On ne leur demandait rien, juste de ne pas être là. Enfin… ils ne sont plus là, maintenant. »

L'escadrille reprit de l'altitude, laissant derrière elle la clairière dévastée, un trou béant et fumant dans le tapis vert de la jungle. L'atterrissage pour déposer Irial se fit un peu plus loin, dans une zone moins accidentée mais tout aussi isolée. Le contact avec le sol fut plus sec que prévu, l'hélicoptère de Varr accusant peut-être lui aussi un léger dommage invisible. La jonction avec une poignée d'hommes armés qui attendaient sous le couvert des arbres – l'escorte terrestre menée par Aris Tloatl – se fit rapidement. Les au revoir du Capitaine Varr furent brefs et cordiaux, comme s'il quittait des amis après une partie de campagne.

« Bonne continuation, Citoyen MacClancy, on se revoit plus tard ! »

Puis, les trois hélicoptères redécollèrent comme un ensemble, disparaissant rapidement au-dessus de la cime des arbres, laissant Irial et sa nouvelle escorte dans un silence soudain, oppressant, seulement troublé par le bourdonnement incessant de la jungle. Le sol sous ses pieds semblait moins stable qu'avant.
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Les rotors des hélicoptères s'estompèrent en un écho lointain, avalés par la densité végétale. Un silence presque physique retomba sur la petite clairière improvisée, un silence vibrant des mille et une stridulations de la jungle. Irial se sentit soudain exposé, minuscule sous le couvert des arbres géants dont les frondaisons formaient une voûte sombre à des dizaines de mètres au-dessus de sa tête. La chaleur, momentanément chassée par le souffle des pales, revint l'envelopper comme un linceul moite.

Le Citoyen-Sergent Aris Tloatl s'était détaché du groupe qui attendait sous les arbres et s'avança vers lui. Son visage buriné portait la même expression lasse qu'à Quilchalí, peut-être accentuée par le spectacle aérien auquel ils venaient tous d'assister en contrebas. Il portait une carabine d'assaut kah-tanaise standard, le canon légèrement pointé vers le sol, mais ses mains ne quittaient jamais la crosse ou le garde-main.

« Citoyen MacClancy, » dit Tloatl, sa voix grave absorbée par la végétation. « J'espère que le voyage avec le Capitaine Varr n'a pas été trop mouvementé. » Son regard croisa brièvement celui d'Irial, sans insister, laissant la question en suspens.
– Instructif, sergent, » répondit Irial, choisissant ses mots. Le goût métallique persistait dans sa bouche.

Tloatl hocha lentement la tête. « Le Capitaine a ses méthodes. Efficaces, souvent. Pas toujours subtiles. Les "chevaliers" du ciel sont souvent comme ça. » Il se tourna vers les autres membres de l'escouade, qui s'étaient approchés, leurs mouvements souples et silencieux contrastant avec la rigidité nerveuse d'Irial.

« Voici l'équipe qui vous mènera à travers cette charmante contrée, » reprit Tloatl, avec une pointe d'ironie dans la voix qui n'échappa pas à Irial. Il désigna une femme, la première du groupe. Elle était de taille moyenne, svelte, avec une musculature sèche dessinée sous son treillis élimé. Ses cheveux sombres étaient tirés en une natte serrée qui dégageait un visage aux traits fins, presque acérés, où brillaient des yeux d'un noir intense, vifs et scrutateurs. Elle portait un fusil plus court, adapté à la progression en milieu dense, et un long couteau de chasse était passé à sa ceinture. Son expression était neutre, presque indéchiffrable, mais son regard ne quittait pas Irial.

« Citoyenne Lyra Kestrel, » annonça Tloatl. « Mais tout le monde l'appelle Lynx. Pour des raisons évidentes. C'est elle qui lira les sentiers pour nous. La meilleure guide de cette partie de la jungle. Écoutez-la comme si votre vie en dépendait. Ce sera probablement le cas. »

Lynx inclina légèrement la tête en direction d'Irial, un salut minimaliste. Ses lèvres ne dessinèrent aucun sourire. Elle dégageait une aura de compétence tranquille, d'adaptation instinctive à cet environnement.

À côté d'elle se tenait un homme plus massif, la cinquantaine bien sonnée, le visage sillonné de rides profondes, la barbe poivre et sel taillée court. Une vieille cicatrice lui barrait la joue gauche. Malgré son âge apparent, il se tenait droit, une force brute émanant de ses épaules larges. Il portait une version plus lourde de la carabine kah-tanaise, et plusieurs poches supplémentaires alourdissaient son équipement.

« Citoyen Borin Taggart, » continua Tloatl. « Borin a vu plus de saisons dans cette jungle que nous tous réunis. Il a combattu la Junte ici même. Il connaît les vieilles ruses et les nouveaux dangers. Sa sagesse nous sera précieuse. »

Borin Taggart gratifia Irial d'un grognement qui pouvait passer pour un salut, puis cracha sur le côté une chique de quelque chose de brun. Son regard, bien que fatigué, était perçant et ne manquait pas d'une certaine malice.

Un jeune homme, à peine sorti de l'adolescence semblait-il, se tenait légèrement en retrait, presque timide. Il était plus grand et plus mince que les autres, son uniforme encore trop neuf, ses gestes un peu gauches. Il portait l'équipement standard de la Protection Civile, mais avec une application presque scolaire. C'était lui qui, à Quilchalí, avait paru le plus frais, le moins marqué.

« Et voici le Citoyen Elouan Ferik, » dit Tloatl, son ton se faisant un peu plus doux. « Elouan nous vient des Plaines Centrales. Il est plein de bonne volonté et apprend vite. N'est-ce pas, Elouan ? »

Le jeune homme adressa un sourire embarrassé et sincère à Irial. « À votre service, Citoyen MacClancy. » Sa voix était encore celle d'un adolescent.

Tloatl désigna ensuite deux autres figures, plus discrètes, qui se tenaient à la lisière des arbres. L'un était un jeune homme au visage émacié, aux yeux sombres et fuyants, qui semblait se fondre dans les ombres malgré le soleil filtrant à travers la canopée. Il se déplaçait avec une fluidité étonnante, presque sans bruit.

« Citoyen Jona, » dit simplement Tloatl. « Il ne parle pas beaucoup, mais il voit ce que les autres ratent. Nos yeux et nos oreilles avancés. » Jona se contenta d'un bref hochement de tête, son regard glissant sur Irial avant de retourner sonder les profondeurs de la forêt.

La dernière était une femme, petite et nerveuse, dont les doigts agiles semblaient constamment jouer avec le manche d'un des nombreux couteaux qui ornaient son équipement. Ses cheveux étaient coupés très court, accentuant l'intensité de son regard noir et mobile.

« Et la Citoyenne Myra. » Le ton de Tloatl se fit presque précautionneux. « Myra est… efficace. Très efficace pour débusquer les pièges et pour les… rencontres imprévues à courte distance. Essayez de ne pas la surprendre. » Myra lança à Irial un sourire rapide, un éclair de dents blanches dans son visage sombre, un sourire qui avait quelque chose de prédateur.

L'accueil général, malgré la situation et l'environnement, avait quelque chose de direct et d'une certaine manière, chaleureux. Pas d'effusions inutiles, mais une reconnaissance de sa présence, une acceptation pragmatique. Irial se sentit un peu moins seul, même si l'expertise affichée par chacun des membres de l'escouade soulignait cruellement son propre dénuement face à cet univers.

« Bien, » conclut Tloatl, « maintenant que les présentations sont faites, nous ne devrions pas tarder. Le Capitaine Varr a une notion du "dépôt discret" qui implique généralement d'attirer l'attention de tout ce qui rampe, vole ou marche à dix kilomètres à la ronde. » Il jeta un regard circulaire à la petite clairière. « Nous allons nous enfoncer un peu avant la première halte. »

Alors que le groupe commençait à s'organiser pour le départ, Irial s'approcha d'Aris Tloatl. « Sergent, une question, si vous permettez. »

Tloatl se tourna vers lui, une expression interrogative.

« Pourquoi ne pas être venu avec moi dans l'hélicoptère depuis Quilchalí ? Cela aurait semblé plus direct. »

Le sergent eut un léger haussement d'épaules, presque imperceptible. Il prit un instant avant de répondre, son regard perdu un instant dans la contemplation d'un enchevêtrement de lianes.

« Disons, Citoyen MacClancy, que je préfère garder les deux pieds sur la terre ferme autant que possible. » Il marqua une pause, puis ajouta, plus bas, comme pour lui-même : « Surtout quand c'est le Capitaine Varr qui tient le manche. »

Il n'en dit pas plus, se détournant pour donner quelques instructions à Lyra. Irial rumina cette réponse. Elle était à la fois pragmatique et étrangement philosophique, un premier aperçu de la mentalité complexe de ces hommes et femmes qui vivaient et combattaient sur cette frontière incertaine. La "propreté" de la violence aérienne de Varr contrastait déjà avec la promesse d'une immersion plus viscérale, plus intime avec la sauvagerie des lieux.

Il n'y eut pas de cérémonie de départ, pas de discours. À un signal discret de Lyra Kestrel, qui avait passé les dernières minutes à observer le couvert forestier avec une immobilité de statue, le petit groupe s'ébranla. Elle prit la tête, se glissant entre les troncs moussus et les fougères arborescentes avec une aisance qui tenait de la prestidigitation. Myra lui emboîta le pas, ses yeux vifs balayant le sol et les basses branches, ses couteaux toujours à portée de main. Jona, l'ombre silencieuse, fermait la marche, se retournant fréquemment, ses sens aux aguets. Irial se retrouva au centre du dispositif, encadré par Borin Taggart, dont la présence massive était curieusement rassurante, et le jeune Elouan Ferik, qui tentait visiblement de masquer sa nervosité par une application un peu trop rigide des consignes de déplacement en terrain hostile. Aris Tloatl, le sergent, flottait légèrement en retrait d'Irial, observant tout, ne disant rien.

La progression fut immédiatement difficile, une épreuve pour le corps et l'esprit d'Irial, si peu accoutumé à ce type d'environnement. Le sol, un enchevêtrement de racines, de feuilles mortes détrempées et de boue gluante, était inégal et glissant. À chaque pas, il fallait sonder le terrain, éviter les trous cachés, les branches basses qui griffaient le visage et s'accrochaient aux vêtements. La lumière du jour, déjà faible sous la canopée dense, se réduisait à des puits verdâtres et incertains, créant des jeux d'ombres et de lumières qui trompaient l'œil et rendaient toute distance difficile à évaluer.

L'air était une étuve. La moiteur saturait ses poumons, collait ses vêtements à sa peau, et chaque effort se traduisait par des flots de sueur qui lui brûlaient les yeux. Les bruits de la jungle, ce concert incessant d'insectes, de cris d'oiseaux inconnus, de craquements végétaux et de murmures indistincts, formaient une cacophonie oppressante qui mettait ses nerfs à rude épreuve. Il y avait une tension constante, la sensation que mille yeux invisibles les observaient depuis l'épaisseur du sous-bois.

Les Kah-Tanais, eux, semblaient évoluer dans leur élément. Lyra se déplaçait avec une grâce féline, lisant des signes invisibles pour Irial dans l'agencement des feuilles, la courbure d'une branche, la trace presque effacée d'un passage. Borin avançait d'un pas lourd mais régulier, sa respiration à peine audible, son expérience lui dictant chaque appui. Même Elouan, malgré sa gaucherie initiale, commençait à trouver un rythme, imitant les gestes des plus expérimentés.
Irial, lui, luttait. Ses bottes neuves, pourtant conçues pour la marche en terrain difficile, lui semblaient peser une tonne. Son sac à dos, bien que relativement léger, tirait sur ses épaules. Il trébuchait souvent, se rattrapant de justesse à une liane ou au bras secourable de Borin. Le Syncrelangue qu'il entendait parfois – des échanges brefs et techniques entre Lyra et Tloatl, ou entre Jona et Myra – lui parvenait comme une langue étrangère et menaçante, accentuant son sentiment d'isolement.

Après ce qui lui parut plusieurs heures d'une marche éreintante, où chaque mètre gagné était une petite victoire sur la jungle et sur sa propre fatigue, Lyra fit signe de s'arrêter. Ils étaient arrivés au bord d'une rivière paresseuse, aux eaux troubles et limoneuses, bordée d'une mangrove épaisse dont les racines plongeaient dans la vase comme des doigts squelettiques. La traversée s'annonçait délicate. Des troncs d'arbres abattus formaient un pont naturel précaire en certains endroits, mais l'eau stagnante et les rives boueuses dégageaient une odeur de putréfaction qui soulevait le cœur.

Tloatl s'approcha d'Irial, qui s'était laissé tomber sur une souche moussue, le souffle court. « Ça va, Citoyen ? Le premier contact est toujours saisissant. » Il y avait une pointe de compréhension dans sa voix, aucune moquerie.

Irial se contenta d'hocher la tête, incapable de formuler une phrase cohérente. Il but avidement à sa gourde, l'eau tiède et légèrement chlorée ayant un goût de paradis. Il observait Lyra et Jona qui sondaient déjà la rivière, cherchant le passage le plus sûr, leurs silhouettes se découpant à peine sur le fond sombre de la végétation. La jungle n'était pas seulement un décor ; c'était un adversaire, patient et implacable, qui testait déjà ses limites. Et le voyage ne faisait que commencer.

Le signal du départ fut discret, un simple geste de la main de Lyra Kestrel, la Lynx. Sans un mot, elle s'engagea sous le couvert épais, se fondant dans le dédale de troncs et de lianes avec une aisance déconcertante. Jona, l'ombre silencieuse, lui emboîta le pas, disparaissant presque aussitôt. Le reste du groupe suivit en une colonne lâche, Myra et ses couteaux fermant la marche, ses yeux noirs balayant constamment les alentours.

Irial, placé au milieu de la formation, entre Borin Taggart et le jeune Elouan Ferik, sentit immédiatement la différence. La clairière de l'atterrissage, déjà étouffante, paraissait presque aérée en comparaison de la pénombre verdâtre qui les engloutit. La lumière du soleil ne parvenait ici qu'en rares trouées, filtrée, diffractée, créant un jeu d'ombres mouvantes et trompeuses. L'air était immobile, saturé d'une humidité si dense qu'elle semblait se condenser sur sa peau, coller ses vêtements, rendre chaque respiration plus laborieuse. Un concert ininterrompu de sons inconnus l'enveloppait : le bourdonnement grave de gros insectes, le cri rauque d'un oiseau invisible, le froissement mystérieux de feuilles dans le sous-bois.

La progression était une épreuve. Il n'y avait pas de sentier visible à proprement parler, seulement une trace incertaine que Lyra semblait deviner plus qu'elle ne la voyait, se faufilant entre les troncs moussus, enjambant des racines noueuses grosses comme des serpents, écartant des rideaux de lianes épaisses comme des cordages. Le sol était un tapis spongieux de feuilles mortes, de terreau humide et de débris végétaux, où chaque pas s'enfonçait légèrement, demandant un effort constant pour s'arracher à cette étreinte molle. Par endroits, ils devaient se frayer un chemin à travers des bosquets de bambous géants dont les tiges s'entrechoquaient avec un cliquetis sec et creux, ou traverser des zones marécageuses où l'eau stagnante, couleur de thé noir, leur montait jusqu'aux genoux, libérant des odeurs âcres de vase et de pourriture.
Borin Taggart, juste devant Irial, avançait d'un pas lourd mais régulier, son souffle rauque rythmant la marche. De temps à autre, il marmonnait quelque chose dans sa barbe, un juron en Syncrelangue ou une observation sur l'état du terrain. Une fois, alors qu'Irial trébuchait sur une racine cachée, la main calleuse du vétéran le retint fermement, l'empêchant de tomber.

« Attention où tu poses tes pieds, » gronda-t-il sans méchanceté. « Cette garce de jungle, elle aime bien te faire des croche-pattes. Elle a ses petites manies. » Un sourire édenté fendit un instant son visage buriné.

Elouan Ferik, derrière Irial, semblait lutter. Sa respiration était plus courte, son visage déjà perlé de sueur malgré la pénombre. Il accrochait souvent son équipement neuf aux branches basses ou aux épines des palmiers-nains. Lyra, en tête, s'arrêtait parfois sans crier gare, levant une main pour immobiliser la colonne. Elle restait alors quelques secondes parfaitement immobile, la tête légèrement penchée, écoutant, humant l'air, avant de repartir d'un mouvement fluide. Ses décisions semblaient purement instinctives, incompréhensibles pour Irial, mais personne dans l'escouade ne les remettait en question.

Après ce qui parut à Irial plusieurs heures d'une marche exténuante, où la notion du temps elle-même semblait se dissoudre dans la monotonie verte et oppressante, Lyra fit signe de s'arrêter au bord d'un cours d'eau plus large que les autres. Ce n'était pas une rivière impétueuse, mais un ruban d'eau sombre et lent, bordé d'une mangrove épaisse aux racines aériennes enchevêtrées comme des membres squelettiques. Des troncs d'arbres abattus formaient des ponts précaires ou gisaient à demi immergés, couverts d'une mousse verdâtre et glissante.

« On va devoir traverser ici, » annonça Lyra, sa voix basse à peine audible par-dessus le clapotis de l'eau et le chœur des insectes. Elle désigna un endroit où les berges étaient moins abruptes. « L'eau n'est pas trop profonde, mais le courant peut être traître par endroits. Et attention où vous mettez les pieds dans l'eau. Il y a des locataires pas toujours commodes. » Son regard balaya rapidement la surface de l’eau.

Myra, la femme aux couteaux, s'avança et sonda prudemment la rive de la pointe de sa machette, ses yeux scrutant la surface trouble de l'eau. Elle échangea quelques mots rapides en dialecte local avec Lyra, des sons gutturaux qu'Irial ne comprit pas.

Aris Tloatl, qui avait observé la scène en silence, s'adressa au groupe. « Restez groupés. Borin, tu ouvres la marche avec Lyra. Elouan, tu restes près de moi. MacClancy, entre nous deux. Myra, Jona, vous couvrez nos arrières. On ne traîne pas. Un par un sur les troncs les plus solides, sinon à gué en faisant attention aux appuis. »

La perspective de se jeter dans cette eau opaque, où des formes indistinctes semblaient parfois glisser sous la surface, emplit Irial d'une répulsion instinctive. La "promenade" du Capitaine Varr lui paraissait soudain être un lointain souvenir, une forme de guerre presque abstraite, aseptisée, comparée à cette confrontation directe avec une nature primordiale et potentiellement hostile à chaque instant.

La traversée du cours d'eau se fit dans une tension palpable. Chacun avançait avec une extrême précaution, sondant le fond vaseux du bout de sa botte ou de sa crosse de fusil. L'eau, fraîche au premier contact, devint rapidement une présence tiède et limoneuse qui s'accrochait à la peau. Lyra et Borin, visiblement habitués, franchirent les passages les plus délicats avec une assurance tranquille, indiquant les meilleurs appuis, évitant les zones où le courant semblait plus fort ou les fonds trop meubles. Irial, les sens aux aguets, scrutait la surface sombre, s'attendant à chaque instant à voir surgir quelque forme menaçante. Il n'y eut heureusement aucun incident notable, si ce n'est Elouan qui manqua de perdre l'équilibre sur un tronc glissant et fut rattrapé de justesse par la poigne de fer d'Aris Tloatl.

Lorsqu'ils atteignirent enfin l'autre rive, trempés jusqu'à la taille et couverts de boue, un soupir de soulagement collectif parcourut le petit groupe. Ils s'éloignèrent rapidement de la berge, s'enfonçant à nouveau sous le couvert plus dense, comme pour échapper à l'emprise liquide de la rivière.

La marche reprit, aussi pénible qu'avant, mais avec une fatigue accrue. Le soleil, invisible à travers la canopée, avait dû commencer sa descente, car la luminosité ambiante baissait insensiblement, les ombres s'allongeant et se confondant. Lyra finit par dénicher une petite clairière, à peine plus grande qu'une pièce, dominée par les racines aériennes massives d'un ceiba colossal qui formaient comme des contreforts naturels. L'endroit semblait relativement sec et offrait une certaine protection.

« On s'arrête ici pour la nuit, » annonça Tloatl, laissant tomber son sac avec un bruit sourd. « Jona, Myra, premier tour de garde. Les autres, on s'installe. »

Un petit feu fut allumé avec une expertise consommée par Borin, utilisant du bois sec qu'il semblait avoir collecté au fur et à mesure de la marche. Les flammes crépitantes chassèrent un peu l'humidité et la pénombre, projetant des ombres dansantes sur les visages fatigués. Une relative détente s'installa. On sortit les rations, spartiates mais nourrissantes : galettes de maïs séché, quelques morceaux de viande fumée au goût âcre, et de l'eau puisée dans les gourdes après y avoir ajouté des pastilles de purification.

Borin Taggart, après avoir mâché longuement un morceau de viande, farfouilla dans sa musette et en sortit un petit paquet enveloppé dans de larges feuilles. Il le tendit à Irial. « Goûte ça, citadin. C'est de la pâte de yucca fermentée avec des larves de scarabée grillées. Ça ne paie pas de mine, mais ça tient au corps. » Son sourire édenté se fendit à nouveau.

Irial hésita une fraction de seconde, son estomac se contractant légèrement à la description, mais la faim et une certaine curiosité l'emportèrent. Il prit un petit morceau de la pâte brunâtre et le porta à sa bouche. Le goût était surprenant : terreux, légèrement acide, avec un arrière-goût fumé et une texture croquante apportée par les larves. Ce n'était pas mauvais, juste… différent. Terriblement différent de tout ce qu'il avait pu connaître. Il força un sourire de remerciement à Borin, qui sembla satisfait de sa réaction.

Alors que la nuit tombait complètement sur la jungle, transformant le monde extérieur en une masse d'ombres impénétrables d'où montaient des sons toujours plus étranges et inquiétants, Lyra Kestrel, assise près du feu, le visage éclairé par les flammes vacillantes, commença à parler. Sa voix, habituellement basse et neutre, prit une intonation plus douce, presque chantante. Elle s'exprimait en Syncrelangue, mais avec des tournures et un accent qui trahissaient d'autres origines.

« On raconte, » commença-t-elle, son regard perdu dans les braises, « qu'au commencement, il n'y avait que ténèbres et vide. Les dieux anciens, nos créateurs, se sont réunis dans la cité sacrée de Teotihuacan, bien loin d'ici, par-delà les montagnes et les déserts. Ils voulaient apporter la lumière au monde, créer un nouveau soleil pour éclairer les hommes qui allaient naître. Deux dieux se sont portés volontaires pour le sacrifice suprême : le puissant et orgueilleux Tecuciztecatl, paré de plumes de quetzal et de bijoux de jade, et le petit, le modeste Nanahuatzin, couvert de pustules et de haillons, mais au cœur pur. »

Elle marqua une pause, ses yeux noirs reflétant les flammes. Irial était captivé, oubliant un instant la fatigue, la moiteur, la menace omniprésente.

« Un immense brasier fut allumé au centre de Teotihuacan. Tecuciztecatl, le dieu fier, s'approcha le premier. Mais quatre fois il recula devant l'ardeur insupportable des flammes, son courage faiblissant. Alors Nanahuatzin, le petit dieu malade, sans une hésitation, se jeta dans le feu sacré. Son corps fut consumé, mais de ses cendres jaillit une lumière éblouissante : il était devenu le Soleil, notre père Tonatiuh. Voyant cela, et honteux de sa couardise, Tecuciztecatl se précipita à son tour dans les braises restantes. Lui aussi fut transformé, mais sa lumière était plus pâle, moins brillante. Il devint la Lune, Metztli, condamné à suivre le Soleil dans le ciel, son éclat toujours moindre. C'est ainsi que le jour et la nuit furent créés, par le sacrifice du plus humble et le remords du plus orgueilleux. »

Lyra se tut. Le feu crépitait doucement. Irial sentit un frisson le parcourir, qui n'avait rien à voir avec la température. La légende, racontée avec cette simplicité grave dans ce décor irréel, avait une puissance primitive, une résonance profonde. C'était un récit de création, de sacrifice, de lumière née des ténèbres, qui semblait étrangement en phase avec les propres tourments de la Damanie, avec les espoirs et les désillusions des révolutions. Il regarda Lyra, la descendante de ce peuple ancien, guide silencieuse dans ce labyrinthe vert, et il lui sembla voir en elle une parcelle de cette sagesse ancestrale, de cette capacité à trouver un sens dans un monde chaotique.

La nourriture partagée par Borin, la légende contée par Lyra, ces instants de répit fragile autour du feu créaient un lien ténu entre ces êtres venus d'horizons si différents, unis pour un temps par la nécessité et par la menace invisible de la jungle. C'était une humanité dépouillée, réduite à l'essentiel : la chaleur d'un feu, le partage d'un repas, la magie d'une histoire. Mais Irial savait, au fond de lui, que cette trêve était précaire, et que la jungle, avec ses "locataires pas toujours commodes", attendait son heure.

La nuit s'acheva sans incident majeur, si ce n'est les hurlements lointains d'une créature inconnue qui firent sursauter Irial à plusieurs reprises, et le grignotage incessant des moustiques que même la fumée du feu peinait à éloigner. Au premier signe d'une aube laiteuse filtrant à travers la canopée, le camp fut levé avec la même efficacité discrète que la veille. Les restes du feu furent soigneusement éteints et dispersés, ne laissant aucune trace visible de leur passage.

La progression reprit son rythme harassant. Irial, malgré la courte nuit de repos, sentait ses muscles endoloris et une fatigue sourde s'installer dans ses membres. La monotonie du paysage, cet océan de verts et de bruns qui se répétait à l'infini, commençait à peser sur son moral. Chaque liane ressemblait à la précédente, chaque tronc d'arbre à celui d'avant. Seule Lyra semblait y déceler des repères invisibles, modifiant parfois imperceptiblement leur direction, contournant un obstacle invisible pour le reste du groupe.

Plusieurs heures s'écoulèrent ainsi. Le silence de la marche n'était rompu que par le bruit de leurs pas, le froissement des feuilles et, occasionnellement, un bref échange à voix basse entre Tloatl et Lyra, ou un juron étouffé de Borin lorsqu'une branche lui cinglait le visage.

Ce fut Jona, l'ombre silencieuse, qui s'arrêta le premier, levant une main pour immobiliser la colonne. Il pointa du doigt quelque chose à travers un rideau de végétation particulièrement dense. Lyra le rejoint, et après quelques instants d'observation, elle fit signe aux autres d'approcher avec précaution.

En écartant les larges feuilles d'une plante grimpante, Irial découvrit ce qui se cachait derrière. Ce n'était pas un obstacle naturel, mais les vestiges d'une présence humaine. Une petite clairière, plus vaste que celle de leur bivouac, s'ouvrait devant eux, et au centre se dressaient les squelettes noircis de plusieurs huttes au toit de chaume effondré. Autour, la végétation commençait déjà à reprendre ses droits, des lianes s'enroulant autour des poteaux calcinés, de jeunes pousses perçant le sol boueux et jonché de débris. C'était un village, ou ce qu'il en restait. Un village abandonné.

Le groupe s'avança avec une prudence instinctive, les armes prêtes. Un silence de mort régnait sur les lieux, seulement troublé par le bourdonnement des mouches qui tournaient en nuées au-dessus de certains amas de détritus. L'odeur était âcre, un mélange de cendres froides, de pourriture et de quelque chose d'autre, une senteur métallique et douçâtre qu'Irial ne parvint pas à identifier immédiatement mais qui lui causa un frisson de malaise.

« Restez vigilants, » ordonna Tloatl à voix basse, son regard balayant les alentours. « Myra, Jona, reconnaissance périphérique. Les autres, on jette un œil ici, mais on ne touche à rien sans être sûr. »

Le village avait été déserté à la hâte, c'était évident. Des objets du quotidien gisaient épars : une poterie brisée près d'un foyer éteint, un outil agricole rouillé abandonné au milieu d'un carré de terre qui avait dû être un potager, des lambeaux de tissu accrochés à des branches. Mais ce n'était pas une simple fuite. Il y avait des signes de violence. Plusieurs huttes portaient des traces d'incendie, les montants de bois carbonisés pointant vers le ciel comme des doigts accusateurs. Sur le sol, ici et là, des taches sombres, presque noires, que la pluie n'avait pas encore réussi à effacer.

Elouan, le visage pâle, désigna un mur de hutte encore à demi debout. Quelqu'un y avait tracé à la hâte, avec ce qui ressemblait à du charbon de bois, un symbole grossier : une sorte de croix déséquilibrée, surmontée d'un cercle.

« Damaniste, » murmura Borin Taggart, son visage durci. « Le signe de leur "Nouvelle Aurore". J'ai déjà vu ça plus au nord, il y a quelques années. Des saloperies. »

Lyra, qui examinait le sol près d'une autre hutte, fit un signe. Elle avait découvert autre chose. Des empreintes de bottes, nombreuses, certaines profondes, indiquant le passage d'hommes lourdement chargés. Mais aussi, à côté, des traces plus petites, pieds nus, celles d'enfants peut-être.

« Ils sont partis vite, » dit-elle. « Ou on les a fait partir. »

Sur un autre mur, à peine visible sous une couche de suie, Irial distingua un autre type de marquage : la Roue du Kah, l'emblème de l'Union, mais il était barré d'une large croix rouge, comme pour le profaner ou le nier. À côté, des inscriptions en Syncrelangue, presque effacées : "Libération par le Feu Pur". La rhétorique typique de la Coalition.

Toutefois, en s'approchant d'une zone un peu à l'écart, près de ce qui avait dû être la place centrale du village, Aris Tloatl découvrit des douilles de munitions. Il en ramassa une, l'examina.

« Ça, c'est du calibre kah-tanais standard, » dit-il, son ton neutre ne parvenant pas à masquer une certaine tension. « Utilisé par la Protection Civile, ou par les autres. »

Le mystère s'épaississait. Le village avait-il été attaqué par les Damanistes, forçant les habitants à fuir ou les massacrant ? Ou bien les Kah-Tanais eux-mêmes avaient-ils procédé à une "évacuation", peut-être pour priver la Coalition d'un point d'appui ou de recrues potentielles, et l'opération avait mal tourné ? Les deux scénarios étaient plausibles dans cette région où les allégeances étaient floues et la violence, endémique. Les traces étaient ambiguës, comme si plusieurs couches d'événements s'étaient superposées.

Il n'y avait pas de corps. Du moins, aucun visible immédiatement. Mais cette absence même était inquiétante. S'il y avait eu un combat, où étaient les victimes ? S'il y avait eu une évacuation, pourquoi ces signes de destruction ?

La petite escouade n'avait pas le temps ni les moyens de mener une enquête approfondie. L'endroit était malsain, chargé d'une atmosphère de désolation et de menace latente. Tloatl donna l'ordre de repartir.

« Rien pour nous ici, » dit-il. « Juste des fantômes et des mauvaises questions. On continue. »

Le silence oppressant du village abandonné fut soudain déchiré. Un claquement sec, suivi d'un sifflement vicieux qui passa si près de la tête d'Irial qu'il sentit le souffle de l'air déplacé. Instinctivement, il se jeta au sol, imitant les mouvements rapides et aguerris des autres membres de l'escouade qui cherchaient déjà un abri derrière les restes calcinés des huttes ou les troncs d'arbres les plus proches.

« Contact ! » hurla Tloatl, sa voix couvrant à peine une nouvelle série de détonations. « Localisez les tirs ! Lynx, une position ? »

Des balles sifflaient maintenant de toutes parts, semblant provenir de la lisière de la jungle qui encerclait la clairière. Les assaillants étaient invisibles, bien dissimulés. La surprise avait été totale. L'exploration du village les avait rendus vulnérables.

Lyra Kestrel, plaquée contre un mur de hutte à demi effondré, répondit par des gestes rapides, pointant plusieurs directions. Ses yeux noirs perçaient l'ombre des arbres, cherchant une cible. Borin Taggart, à ses côtés, épaula sa lourde carabine et lâcha une courte rafale en direction d'un bouquet de fougères suspect, provoquant un concert de feuilles déchiquetées mais aucune riposte visible de ce point précis. Elouan Ferik, le visage livide, était recroquevillé derrière un vieux tonneau renversé, son arme tremblant entre ses mains. Il n'avait pas encore tiré.

Jona, l'ombre, avait disparu, se fondant littéralement dans le décor. Irial, le cœur battant à se rompre, rampa pour se mettre à couvert derrière un tas de décombres fumants. Il n'avait pas d'arme à feu, seulement le long couteau de survie que Tloatl lui avait remis. Il se sentait désespérément inutile.

Puis, les choses s'accélérèrent. Des silhouettes furtives émergèrent de la jungle, non pas du côté d'où venaient les tirs principaux, mais sur leur flanc gauche, là où la végétation était la plus dense. Ils étaient rapides, silencieux, armés de machettes et de couteaux longs et effilés. Leurs visages étaient barbouillés de terre et de suie, leurs yeux brillaient d'une lueur fanatique. Des Damanistes, sans aucun doute. Une embuscade bien coordonnée.

Myra, la femme aux couteaux, fut la première à réagir à cette nouvelle menace. Elle avait anticipé le mouvement, se retournant avec une vivacité féline. Deux de ses longs couteaux étaient déjà dans ses mains. Elle se jeta au-devant du premier assaillant, un homme massif brandissant une machette rouillée. Le choc fut bref, brutal. Un éclair d'acier, un cri étranglé. L'homme à la machette s'effondra, une tache rouge s'élargissant rapidement sur sa poitrine. Mais un deuxième assaillant, surgissant de son angle mort, la frappa violemment à la tempe avec le plat d'une autre machette. Myra tomba à genoux, sonnée. Avant qu'elle ne puisse se reprendre, une lame s'abattit.

« Myra ! » Le cri de Borin fut plus un rugissement de rage qu'un appel. Il pivota, sa carabine crachant la mort en direction des nouveaux venus, en fauchant un, mais exposant son propre flanc aux tirs qui continuaient de pleuvoir de la lisière opposée. Une balle lui arracha un morceau d'épaule, le faisant reculer en jurant.

Tloatl, tout en ripostant avec des rafales précises, hurlait des ordres. « Repli vers le centre ! Formez un cercle ! Elouan, tire, bon sang, tire ! »

Irial vit Lyra engager un combat désespéré au couteau avec un autre Damaniste, ses mouvements fluides et précis, esquivant les larges coups de son adversaire pour placer des pointes rapides. Jona était réapparu comme par magie, tirant à couvert avec son fusil à pompe, chaque détonation faisant reculer les assaillants les plus proches.

La fusillade devint un chaos assourdissant. L'odeur de poudre se mêlait à celle, métallique, du sang. Irial, collé au sol, sentait la terre trembler sous les impacts. Il vit un Damaniste se ruer vers Elouan, qui, enfin, par réflexe ou par pure terreur, leva son arme et tira une longue rafale incontrôlée qui déchiqueta l'assaillant à bout portant. Le jeune homme resta figé, les yeux écarquillés, le visage éclaboussé.

Le corps de Myra gisait immobile, une flaque sombre s'étendant sous elle. Son visage, si vif quelques instants plus tôt, était maintenant une poupée de cire aux yeux vides. La réalité de sa mort frappa Irial avec la violence d'un coup de poing. C'était la première perte directe du groupe, la première confrontation avec la brutalité intime du combat au corps à corps.

Soudain, aussi vite qu'elle avait commencé, l'attaque cessa. Les Damanistes survivants, voyant que l'effet de surprise était passé et que la résistance kah-tanaise était plus acharnée que prévu, se replièrent dans la jungle, emportant leurs blessés, disparaissant aussi silencieusement qu'ils étaient venus. Un dernier tir isolé claqua, puis le silence retomba, plus lourd encore qu'avant, chargé des échos du combat.

Il fallut plusieurs longues secondes avant que quelqu'un ne bouge. Tloatl fut le premier à se relever, balayant la lisière des arbres de son arme, s'assurant qu'il ne s'agissait pas d'une feinte. Borin, grimaçant de douleur, tenait son épaule ensanglantée. Elouan était toujours prostré, vomissant silencieusement. Lyra et Jona vérifiaient le périmètre, leurs visages sombres.

Le regard d'Irial était fixé sur le corps de Myra. La petite femme si vive, experte au couteau, était morte. Si rapidement. Si absurdement. La jungle avait réclamé son premier tribut au sein de leur groupe.

Tloatl s'approcha d'elle, s'agenouilla, ferma doucement ses yeux. Il récupéra ses couteaux, les essuya machinalement sur son pantalon avant de les ranger dans sa propre musette.

« On ne peut pas la laisser ici comme ça, » murmura Borin, la voix rauque.
– On n'a pas le choix, » répliqua Tloatl, son ton sans appel. « On ne peut pas la transporter. Et s'attarder ici, c'est inviter une nouvelle attaque. Ils savent où nous sommes maintenant. » Il se releva, le visage dur comme la pierre. « On prend ce qu'on peut de ses affaires. On doit bouger. Et vite. »

Pendant qu'ils se préparaient à repartir, la mort de Myra pesant sur eux comme un suaire, Tloatl tenta d'établir un contact radio avec Quilchalí ou tout autre avant-poste. Il manipula les boutons de son appareil, changeant de fréquence, répétant les codes d'appel. Rien. Que des grésillements, des parasites, le souffle vide de l'éther.

« Maudit soit cet enfer vert, » lâcha-t-il finalement, rangeant la radio avec un geste de frustration. « Impossible d'avoir qui que ce soit. La communication est coupée. On est seuls. »

Ces mots résonnèrent dans le silence du village profané. La mort de Myra, l'échec des communications. L'isolement était désormais total, la jungle une prison sans barreaux dont les murs se resserraient inexorablement autour d'eux. Le départ du village abandonné se fit dans une ambiance de défaite et d'appréhension accrue. Chaque ombre semblait cacher un ennemi, chaque bruissement de feuilles annoncer une nouvelle menace.
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Ils quittèrent le village abandonnés comme autant d'ombres, s'enfonçant plus profondément encore dans le labyrinthe végétal et laissant derrière eux le silence macabre et le spectre de Myra. La perte de la femme aux couteaux, la brutalité de l'embuscade, l'échec des communications avaient laissé des traces visibles. Les visages étaient plus tirés, les gestes plus lents, alourdis par une fatigue qui n'était plus seulement physique mais aussi nerveuse, morale. Borin Taggart, l'épaule bandée sommairement, grimaçait à chaque mouvement brusque mais refusait obstinément de ralentir le groupe, serrant les dents sur sa douleur. Elouan Ferik marchait comme un automate, son regard vide fixé sur les talons de celui qui le précédait, son arme tenue d'une main lâche, comme un fardeau inutile. Seuls Lyra Kestrel et Jona conservaient une apparence de vigilance aiguisée, leurs sens tendus à l'extrême, scrutant chaque ombre, chaque fourré, chaque branche suspecte. Aris Tloatl, en tête avec Lyra, imposait un rythme soutenu, conscient que l'immobilité ou la lenteur étaient des invitations au désastre.

La jungle elle-même semblait conspirer à leur épuisement. Le terrain devenait de plus en plus accidenté, une succession de montées abruptes sur des pentes glissantes couvertes de racines et de roches moussues, suivies de descentes périlleuses dans des ravins obscurs où l'air stagnait, lourd et vicié. Ils franchirent des cours d'eau à gué, l'eau glacée montant parfois jusqu'à leur poitrine, les alourdissant, s'infiltrant dans leurs bottes, leur offrant un répit illusoire avant que la chaleur moite ne revienne les écraser. Des essaims d'insectes voraces les harcelaient sans relâche, leurs piqûres laissant des marques rouges et enflammées sur la peau exposée. Des sangsues minuscules s'accrochaient à leurs chevilles dès qu'ils traversaient une zone marécageuse, qu'il fallait ensuite arracher avec dégoût, laissant derrière elles de petites blessures qui saignaient longtemps.

La végétation se faisait plus dense, plus hostile. Des lianes épineuses s'accrochaient à leurs vêtements, griffaient leurs visages. D'énormes fougères arborescentes aux frondes coupantes comme des rasoirs bordaient des sentiers à peine discernables. Parfois, ils devaient se frayer un chemin à la machette, chaque coup demandant un effort considérable dans l'atmosphère étouffante, le son mat de l'acier rencontrant le bois résonnant lugubrement sous la canopée. Les arbres eux-mêmes prenaient des formes torturées, leurs troncs recouverts d'une écorce rugueuse, de lichens aux couleurs maladives, leurs branches s'entremêlant en un réseau inextricable qui ne laissait filtrer qu'une lumière verdâtre, spectrale.

Les heures s'écoulaient sans repère, le soleil restant une présence invisible au-dessus de leur prison de verdure. La fatigue s'insinuait dans chaque muscle, chaque articulation. La faim les tenaillait, les rations volées dans le village en flammes n'étant qu'un maigre réconfort. La soif devenait un supplice, l'eau des gourdes, malgré les pastilles de purification, ayant un goût terreux et tiède. Les murmures de la jungle – le vent dans les feuilles, le cri d'un singe lointain, le clapotis d'une source cachée – prenaient des inflexions menaçantes, chaque son pouvant annoncer un danger.

Irial avançait dans une sorte de torpeur, ses pensées embrouillées par l'épuisement et la tension constante. Il se concentrait sur le simple fait de mettre un pied devant l'autre, d'éviter la branche qui pouvait lui crever un œil, la racine qui pouvait le faire chuter. Les détails de sa mission, la raison de sa présence dans cet enfer vert, commençaient à s'estomper, remplacés par les impératifs bruts de la survie. Il observait ses compagnons d'infortune, des silhouettes courbées sous le poids de leur équipement et de leur lassitude, leurs uniformes trempés de sueur et maculés de boue. Il n'y avait plus de place pour les conversations inutiles, seulement des échanges brefs, techniques, des avertissements murmurés. La camaraderie, si elle existait encore, était celle des bêtes traquées, un lien silencieux forgé dans l'épreuve commune.

Ils firent une halte brève, le temps d'avaler quelques bouchées et de boire avec parcimonie. Personne ne parlait. Les visages étaient des masques de fatigue et de résignation. Seuls les yeux de Lyra conservaient une flamme, une acuité animale qui ne faiblissait pas. C'est elle qui, après avoir humé l'air et examiné des traces imperceptibles au sol, indiqua une nouvelle direction, un chemin encore plus improbable à travers un rideau de bambous serrés comme les barreaux d'une cage. La progression reprit, lente, éprouvante, chaque pas une victoire sur l'épuisement, chaque heure passée une concession arrachée à la voracité de la jungle. L'usure des corps était visible, mais c'était celle des esprits qui commençait à se lire dans les regards de plus en plus absents, dans les gestes de plus en plus mécaniques. La frontière vivante les broyait lentement.

La journée s'étirait en une succession interminable de souffrances muettes. Le soleil, ou du moins la clarté diffuse qui tenait lieu de jour sous la canopée, avait dû atteindre son zénith invisible puis entamer sa descente, car la pénombre verdâtre s'épaississait, les contrastes s'adoucissant en une gamme infinie de gris et de verts sombres. Ils avaient franchi une crête rocheuse, glissant sur des pierres couvertes d'une mousse humide et perfide, puis s'étaient engagés dans une gorge étroite où un ruisseau cascadant formait de petites vasques d'eau claire et invitante. La tentation de s'y plonger, d'y laver la crasse et la fatigue, était immense, mais Tloatl, après une brève consultation avec Lyra, avait interdit toute halte prolongée. L'endroit, bien que magnifique avec ses rochers sculptés par l'érosion et ses fougères luxuriantes dégoulinant des parois, était trop encaissé, trop propice aux embuscades.

Ils continuèrent donc, longeant le ruisseau qui s'élargissait peu à peu, son murmure devenant un compagnonnage presque apaisant dans l'oppression sonore de la jungle. Puis, alors qu'Irial pensait que ses jambes allaient céder, que chaque pas était une agonie renouvelée, Lyra, en tête, s'arrêta net, levant une main. Cette fois, ce n'était pas le signal d'un danger immédiat, mais plutôt d'une surprise. Elle désigna une ouverture dans la végétation, une trouée de lumière plus intense.

Avec une prudence renouvelée, le groupe s'avança et déboucha sur un spectacle inattendu. C'était une petite clairière naturelle, baignée d'une lumière dorée qui filtrait à travers une brèche dans la voûte forestière. Au centre, un arbre immense, plus ancien et plus majestueux encore que les autres, étendait ses branches comme des bras protecteurs. Ses racines apparentes formaient des sculptures complexes, et son tronc était couvert d'orchidées sauvages aux couleurs éclatantes – des pourpres profonds, des jaunes lumineux, des blancs immaculés – dont le parfum suave et délicat flottait dans l'air, contrastant violemment avec les odeurs âcres de la jungle profonde. Une petite source d'eau cristalline bouillonnait doucement à ses pieds, formant un bassin limpide avant de s'écouler en un mince filet vers le ruisseau qu'ils avaient longé.

Mais ce n'était pas seulement la beauté du lieu qui saisit le groupe. Près de la source, indifférents à leur approche silencieuse, plusieurs animaux s'abreuvaient ou broutaient l'herbe tendre qui poussait à la lisière des arbres. Un couple de tapirs, ces créatures massives et paisibles au museau allongé, trempaient leurs pattes dans l'eau fraîche, leurs petits yeux noirs observant le monde avec une placidité ancestrale. Non loin d'eux, un agouti solitaire, une sorte de gros rongeur à la fourrure rousse, grignotait une baie tombée d'un arbuste. Et, voletant d'orchidée en orchidée, des papillons aux ailes immenses, d'un bleu métallique irréel ou d'un orange tigré de noir, apportaient des touches de couleur mouvante à ce tableau idyllique.

Un silence s'abattit sur les membres de l'escouade, un silence différent de celui de la tension ou de la fatigue. C'était un silence teinté d'émerveillement, presque de recueillement. Pendant un instant, les fusils semblèrent plus lourds, la menace de la guerre plus lointaine. Même Borin Taggart avait cessé de grommeler, son visage buriné s'adoucissant imperceptiblement. Elouan Ferik, les yeux écarquillés, laissa échapper un souffle léger, presque un soupir d'admiration.

Lyra Kestrel esquissa un sourire, le premier vrai sourire qu'Irial lui voyait depuis leur départ. C'était un sourire discret, mais qui illuminait son visage, révélant une facette insoupçonnée de sa personnalité.

« Un lieu de Kah, » murmura-t-elle, sa voix à peine plus qu'un souffle. « Un endroit où l'équilibre est encore préservé. Rare, de nos jours. »

Les animaux, finalement alertés par une présence ou un courant d'air, levèrent la tête. Il n'y eut pas de panique, pas de fuite éperdue. Les tapirs les observèrent un instant, puis, avec une lenteur majestueuse, s'éloignèrent tranquillement vers le couvert des arbres. L'agouti disparut dans un bruissement de feuilles. Seuls les papillons continuèrent leur ballet aérien, indifférents.

Le groupe resta quelques minutes immobiles, comme hypnotisé par la sérénité du lieu. C'était une parenthèse inattendue, un instant de grâce volé à la brutalité du monde. La lumière dorée, le parfum des orchidées, la pureté de l'eau, la présence paisible des animaux... tout cela semblait appartenir à un autre univers, un univers où la violence et la souffrance n'avaient pas leur place.

Aris Tloatl fut le premier à rompre le charme, bien qu'à regret, semblait-il. « C'est beau, » dit-il d'une voix étonnamment douce. « Mais on ne peut pas s'attarder. On ne sait jamais qui d'autre pourrait apprécier la vue. »

Ils remplirent leurs gourdes à la source, l'eau avait un goût pur et frais, une bénédiction après les breuvages fades et chlorés. Irial en but à longues goulées, sentant le liquide vivifiant apaiser sa gorge sèche et ranimer un peu son esprit engourdi. Il regarda une dernière fois la clairière, les orchidées, les papillons bleus. C'était une image qu'il emporterait avec lui, un éclat de beauté absurde au cœur des ténèbres.

La reprise de la marche fut encore plus difficile, comme si cet instant de paix avait rendu plus aigu le contraste avec la dure réalité de leur progression. Mais quelque chose avait changé. Un peu de la tension s'était dissipée, remplacée par une sorte de mélancolie douce-amère. Ils avaient entrevu un instant l'âme de la jungle, sa capacité à engendrer non seulement la mort et la décomposition, mais aussi une vie foisonnante et une beauté à couper le souffle. C'était un réconfort mince, mais un réconfort tout de même, dans l'épreuve qui se poursuivait. La progression restait lente, éprouvante, mais l'image de cette clairière baignée de lumière dorée persistait, un point lumineux dans l'obscurité grandissante de leur voyage.

Les jours qui suivirent la découverte de la clairière aux orchidées se fondirent en une bouillie indistincte de verts, de bruns et de gris, une litanie de fatigue, de faim et de tension nerveuse. La jungle ne relâchait jamais son étreinte. Chaque lever de soleil – ou plutôt, chaque éclaircissement progressif de la pénombre sous la canopée – ramenait la promesse d'une nouvelle journée d'efforts surhumains, de vigilance constante. Les nuits étaient courtes, peuplées de bruits inquiétants et de rêves fiévreux. Irial avait perdu toute notion du temps, des dates. Le monde extérieur, la Damanie, sa mission initiale, tout cela semblait appartenir à une vie antérieure, à une réalité parallèle dont il était irrémédiablement coupé. Sa seule certitude était la présence de ses compagnons d'infortune, leurs silhouettes harassées se découpant dans la lumière tamisée, leurs souffles rauques, le cliquetis de leur équipement.

La nourriture se faisait rare. Les rations volées au village incendié avaient été consommées depuis longtemps, et les compléments apportés par la chasse discrète de Jona ou la cueillette experte de Lyra – quelques racines amères, des baies au goût âcre, un petit rongeur attrapé au collet – ne suffisaient qu'à maintenir une survie précaire. L'eau, puisée dans des sources incertaines et traitée avec les dernières pastilles de purification, avait un goût de vase et de chlore qui retournait l'estomac. Les corps s'amaigrissaient, les uniformes pendaient sur des membres décharnés, les joues se creusaient, les yeux s'enfonçaient dans les orbites, brillant d'une lueur inquiétante où se mêlaient la faim et la fièvre latente.

Un après-midi, alors qu'ils longeaient péniblement une crête dominant une vallée plus large, un son inattendu déchira le silence habituel de la jungle. Ce n'était pas le cri d'un animal ni le bruissement du vent, mais quelque chose de mécanique, de puissant, qui se rapprochait rapidement. Puis ils les virent : trois hélicoptères kah-tanais, les mêmes machines anguleuses et menaçantes que celles du Capitaine Varr, mais cette fois, ils ne volaient pas en formation d'attaque. Ils passaient haut au-dessus de la vallée, se dirigeant vers le sud, et de leurs flancs ne tombaient pas des rafales de mitrailleuses, mais une musique étrange, déformée par la distance et l'écho des montagnes.

C'étaient des chants révolutionnaires kah-tanais, Irial en reconnut quelques bribes, des hymnes appris lors de son passage dans la guilde ou entendus lors des cérémonies avec les volontaires. Mais la musique, diffusée par de puissants haut-parleurs fixés aux appareils, avait quelque chose d'irréel, de presque fantomatique dans ce décor sauvage. Les mélodies martiales, les chœurs enflammés, semblaient se perdre dans l'immensité verte, une tentative absurde d'imposer un ordre humain, une idéologie, à une nature qui les ignorait superbement. Les hélicoptères passèrent, la musique s'estompa, laissant derrière eux un silence encore plus profond, et un sentiment d'étrangeté, de décalage. Pourquoi cette musique ? Était-ce une forme de propagande, un message destiné à des oreilles invisibles, ou simplement la manifestation d'une excentricité propre aux forces opérant dans cette zone ? Personne dans le groupe ne commenta.

Plus tard, alors qu'ils suivaient le cours d'une rivière plus large, dont les eaux boueuses charriaient des branches et des débris végétaux, ils aperçurent une autre manifestation de la présence kah-tanaise. Un patrouilleur fluvial, une barge blindée peinte aux couleurs de la Garde Communale, remontait lentement le courant en sens inverse, son moteur diesel pétaradant bruyamment. À son bord, des silhouettes en uniforme s'agitaient. Lorsqu'ils aperçurent le petit groupe d'Irial sur la rive, des cris s'élevèrent du bateau, des gestes furent échangés. Mais la distance, le bruit du moteur et le clapotis de l'eau rendaient toute communication intelligible impossible. Les hommes sur le bateau agitaient les bras, certains semblaient crier des encouragements, d'autres pointaient vers l'amont, d'autres encore faisaient des signes plus ambigus, des moulinets frénétiques, des gestes circulaires dont Irial et ses compagnons ne parvinrent pas à saisir la signification. Était-ce de la joie de voir d'autres Kah-Tanais ? Un avertissement concernant un danger plus loin sur la rivière ? Une manifestation de la folie qui semblait guetter quiconque s'attardait trop longtemps dans cet enfer vert ? Le bateau passa, emportant avec lui ses messages énigmatiques, laissant le groupe d'Irial avec un surcroît de perplexité et un sentiment diffus d'être les jouets d'un destin absurde, dont les signes étaient aussi illisibles que les traces laissées par les animaux dans la boue.

Ce soir-là, alors qu'ils établissaient leur campement précaire, Irial s'assit un peu à l'écart, observant le feu que Borin avait allumé. La succession de ces rencontres – la musique révolutionnaire tombant du ciel, les gestes incompréhensibles des hommes sur le bateau – avait fait naître en lui une sorte de vertige métaphysique. Quelle était la réalité de ce monde ? Étaient-ils les acteurs d'un drame cohérent, ou les figurants d'une pièce absurde dont le metteur en scène était la jungle elle-même, ou peut-être une entité plus vaste, plus indifférente encore ? La mission, les Damanistes, le Grand Kah... tout cela lui semblait de plus en plus lointain, des concepts abstraits sans prise sur la réalité immédiate de la faim, de la peur, de la fatigue. Seule comptait la prochaine gorgée d'eau, le prochain repos, la prochaine aube incertaine. Il sentait son identité, ses certitudes, s'effilocher comme un vieux tissu usé par les éléments.

Soudain, un geste rapide de Lyra le tira de sa rêverie. Elle s'était approchée sans bruit d'un bouquet de larges feuilles près duquel Elouan s'apprêtait à poser son sac. D'un mouvement expert et incroyablement rapide, elle glissa son long couteau sous une liane tendue à ras du sol, à peine visible. Il y eut un déclic sec, et un lourd branchage armé de pointes de bambou acérées s'abattit avec violence à l'endroit exact où Elouan allait mettre le pied, s'enfonçant profondément dans le sol meuble. Un piège. Rudimentaire mais mortel.

Elouan, le souffle coupé, la regarda avec des yeux ronds de terreur et de gratitude. Lyra se contenta de ranger son couteau, son visage impénétrable. « Toujours regarder où on marche, » dit-elle simplement, sa voix neutre. Puis elle acquiesça, et se força à sourire. « Et où on s'arrête. La jungle a mille yeux. Et mille dents. »

L'incident, bref et brutal, ramena Irial à la réalité la plus crue. Les questionnements métaphysiques étaient un luxe. Ici, la seule philosophie qui vaille était celle de la survie. Et la survie, dans cette jungle, était une affaire de vigilance de chaque instant, un art que seuls des êtres comme Lyra semblaient maîtriser pleinement. Les autres n'étaient que des proies en sursis.

Après une éternité de marche aveugle, ponctuée par les échos lointains d'une guerre dont ils ne saisissaient que des fragments sonores et visuels aussi fugaces qu'inquiétants, un changement subtil dans l'atmosphère annonça une proximité humaine. Une odeur âcre de fumée de bois vert, différente de celle de leurs propres feux de camp, se mêla aux effluves de terre humide et de décomposition végétale. Puis, des sons plus distincts : des éclats de voix, un martèlement métallique irrégulier, et ce qui ressemblait à des tirs sporadiques, étouffés par la distance et la densité du couvert.

Lyra Kestrel, toujours en tête, fit signe au groupe de ralentir, puis de s'arrêter complètement à la lisière d'une zone où la jungle s'éclaircissait brutalement. Jona, son alter ego silencieux, s'était déjà glissé en avant, disparaissant comme une couleuvre dans les hautes herbes. Il revint quelques minutes plus tard, son visage aussi impénétrable que d'habitude, et fit un rapport succinct à Aris Tloatl par gestes et murmures.

Tloatl se tourna vers les autres. « Un avant-poste. Kah-tanais, à première vue. Mais... quelque chose ne tourne pas rond. » Son froncement de sourcils trahissait une inquiétude qui ne lui était pas coutumière. « On dirait qu'ils sont occupés. Restez sur vos gardes. On avance en ordre dispersé, à couvert. »

Ils émergèrent de la jungle avec une extrême précaution, se faufilant entre les troncs pour déboucher sur le périmètre d'une installation rudimentaire. C'était un assemblage hétéroclite de tranchées peu profondes creusées à la hâte, de sacs de terre éventrés, de barricades de branchages et de tôle ondulée, le tout disposé en un cercle approximatif autour de quelques baraquements en planches et de tentes déchirées. Une fumée noire et grasse s'élevait paresseusement d'un bâtiment qui semblait avoir été récemment incendié. Des caisses de munitions éventrées jonchaient le sol boueux, côtoyant des rations à moitié consommées, des pansements souillés et des débris d'équipement.

Le chaos qui régnait sur les lieux n'était pas celui d'une bataille rangée, frénétique et ordonnée, mais plutôt celui d'une altercation de rue qui aurait mal tourné et se serait étirée sur des jours, une sorte de siège indolent et absurde. Des hommes en uniformes kah-tanais dépareillés – certains de la Protection Civile, d'autres de milices communales reconnaissables à leurs brassards élimés – étaient disséminés le long du périmètre défensif. Certains tiraient de manière erratique en direction de la lisière de la jungle d'où provenaient des coups de feu tout aussi sporadiques, une sorte de dialogue armé sans conviction. D'autres étaient assis nonchalamment contre les sacs de terre, fumant des cigarettes roulées ou nettoyant leurs armes avec une lenteur exaspérante. Un groupe jouait à un jeu de dés compliqué sur une caisse renversée, ponctuant leurs lancers de jurons et de rires rauques, indifférents aux balles qui sifflaient occasionnellement au-dessus de leurs têtes. Personne ne semblait véritablement commander.

De l'autre côté de la ligne de défense improvisée, depuis la lisière des arbres, des insultes en daman et en Syncrelangue fleuri fusaient, auxquelles les défenseurs kah-tanais répondaient avec une verve égale et des gestes obscènes. C'était moins un échange de tirs qu'un concours de provocations ordurières, une guerre des nerfs menée à coups d'invectives. La situation avait quelque chose de profondément irréel, une parodie de combat où la tension le disputait au grotesque.

Aris Tloatl laissa échapper un sifflement entre ses dents. « Par la Roue... qu'est-ce que c'est que ce bordel ? » Il s'adressa à son groupe : « Restez ici, à couvert. Lynx, Jona, avec moi. On va essayer de trouver quelqu'un qui ressemble à un responsable. Borin, tu gardes un œil sur Elouan et sur le Citoyen MacClancy. »

Irial, le ventre noué, observa la scène avec une incrédulité grandissante. Cela ne ressemblait à rien de ce qu'il avait pu connaître durant la guerre civile en Damanie, même aux moments les plus désorganisés. C'était un chaos lent, flegmatique, une sorte d'abcès purulent au cœur de la jungle.

Tloatl, Lyra et Jona s'avancèrent prudemment vers le centre du camp, naviguant entre les hommes apathiques et les débris. Irial les vit s'adresser à plusieurs individus. Un homme barbu, visiblement ivre, qui portait les galons arrachés d'un sergent de la Protection Civile sur une chemise civile crasseuse, leur fit un signe vague en direction d'un baraquement dont la porte pendait sur ses gonds. « Le lieutenant ? Juste là-bas, je crois Vous ne l’avez pas trouvé ? » lança-t-il en ricanant avant de se saisir de son fusil et de se diriger vers l’enceinte.

Le bureau indiqué était vide, à l'exception d'une table renversée et de papiers éparpillés sur le sol piétiné. Ils interrogèrent un autre groupe, des jeunes miliciens qui semblaient plus occupés à se partager une mangue à moitié pourrie qu'à surveiller leur secteur. « Un officier ? Ben... y'a bien la Citoyenne-Capitaine Zela, mais elle est partie avec une patrouille hier. Ou avant-hier. Elle va revenir. » Leur indifférence était palpable.

Finalement, alors que Tloatl commençait à montrer des signes d'impatience, un soldat plus âgé, le visage marqué par des cicatrices anciennes, les dévisagea avec une curiosité lasse. Tloatl lui expliqua qu'il cherchait le commandant du poste. Le soldat le regarda de haut en bas, puis désigna les insignes de sergent sur le col de Tloatl.

« Mais... » commença le soldat, une lueur de surprise et d'incompréhension dans ses yeux injectés de sang, « c'est vous, non ? Avec ces galons-là, qui d'autre ça pourrait être ? »

La question, posée avec une sincérité désarmante, laissa Tloatl sans voix un instant. La hiérarchie, l'ordre, tout semblait s'être dissous dans l'atmosphère fiévreuse et illisible de cet avant-poste perdu. Le dépit et une colère froide commençaient à marquer les traits d'Aris Tloatl face à l'absurdité de la situation. Il laissa tomber la discussion avec le soldat aux yeux vides et revint vers le reste du groupe, qui attendait toujours à la lisière du campement improvisé, observant avec une méfiance grandissante le spectacle de cette garnison en déliquescence. Le sergent secoua la tête, un geste d'impuissance et de dégoût.

« C'est pire que ce que je pensais, » lâcha-t-il à voix basse, s'adressant plus à lui-même qu'aux autres. « Il n'y a personne aux commandes ici. C'est la cour des miracles armée jusqu'aux dents. On ne peut rien attendre d'eux. Ni ravitaillement, ni information fiable. »

Les tirs sporadiques continuaient, un échange paresseux mais constant, comme une respiration sifflante de la guerre. Par moments, une rafale plus nourrie éclatait, suivie d'un silence tendu, puis les insultes reprenaient de plus belle entre les deux camps, un dialogue de sourds ponctué de détonations. La chaleur était suffocante, l'air chargé de l'odeur de poudre, de latrines improvisées et de ce relent douceâtre de mort ancienne.

Soudain, Irial vit un mouvement sur sa gauche. Jona. Il s'était détaché du groupe sans un bruit, rampant déjà le long d'une rigole boueuse qui menait vers un angle mort du périmètre, un secteur où la végétation de la jungle léchait presque les barricades de fortune. Il n'avait pas son fusil à pompe. À la place, un long couteau de combat était serré entre ses dents, la lame luisante reflétant brièvement un rayon de soleil malade qui avait réussi à percer la canopée. Ses yeux, habituellement fuyants et insondables, brillaient d'une intensité nouvelle, une sorte de concentration prédatrice, presque animale.

Il progressait avec une fluidité reptilienne, chaque mouvement calculé, invisible pour les défenseurs kah-tanais avachis à quelques mètres de lui. Il se dirigeait vers un amoncellement de caisses vides et de sacs de terre d'où Irial avait cru distinguer, un peu plus tôt, le départ de plusieurs tirs particulièrement précis visant le cœur du camp. Des Damanistes embusqués, sans doute, profitant de l'incurie des défenseurs.

Juste avant de disparaître complètement derrière un monticule de terre, Jona tourna la tête une fraction de seconde, et son regard croisa celui d'Irial. Ce fut un échange bref, insaisissable, mais Irial y lut quelque chose d'étrange, une sorte de résignation froide, une acceptation tranquille de ce qui allait suivre. Un adieu silencieux, peut-être. Ou la reconnaissance d'une affinité dans l'absurdité, un salut d'une ombre à une autre qui commençait à peine à percevoir la profondeur des ténèbres environnantes. Irial comprit, avec une certitude glacée qui lui noua les entrailles, que Jona ne reviendrait pas. Il ne s'agissait pas d'une intuition rationnelle, mais d'une conviction viscérale, née de ce regard et de l'atmosphère délétère du lieu. Jona allait s'acquitter d'une tâche, peut-être sa dernière, disparaître dans le chaos pour y apporter une touche de sa propre violence silencieuse, avant d'être lui-même englouti.

L'image de Jona, couteau entre les dents, s'évanouissant dans le décor comme une émanation de la jungle elle-même, eut un effet catalyseur sur Irial. La faim, qui le tenaillait depuis des jours, devint soudain impérieuse, une urgence physique qui balaya les dernières bribes de sa prudence ou de sa loyauté envers les protocoles. La mission, le Sergent Tloatl, la survie du groupe, tout cela recula devant la nécessité brute, animale, de se nourrir. Si l'autorité kah-tanaise s'était dissoute en ce lieu, alors les règles qui le liaient à elle n'avaient plus cours. Il n'y avait plus d'alliés à qui demander de l'aide, plus de chaîne de commandement à respecter. Seulement le chaos, la faim, et l'opportunité.

Son regard balaya le camp. Il repéra une tente à moitié éventrée, un peu à l'écart de la ligne de feu principale, près de laquelle s'entassaient des caisses en bois portant les inscriptions standard des rations de la Garde Communale. Deux miliciens étaient assis non loin, partageant une pipe et riant grassement à une plaisanterie, le dos tourné à la tente. Ils semblaient aussi indifférents au danger qu'à la discipline.

Une décision muette se forma dans l'esprit d'Irial. Il n'en parla à personne, pas même à Borin ou à Tloatl. Il attendit son moment, observant le flux et le reflux des tirs, les allées et venues erratiques des soldats. Puis, profitant d'une rafale particulièrement nourrie qui attira l'attention de tous vers la lisière opposée de la jungle, il se glissa hors de son abri, rampant bas sur le sol, utilisant chaque débris, chaque monticule de terre comme couvert. Son cœur battait la chamade, non pas de peur du combat, mais de la transgression qu'il s'apprêtait à commettre. C'était un vol. Un acte de survie égoïste, peut-être, mais dans ce lieu où la raison avait déserté, c'était aussi l'acte le plus sensé qu'il pouvait envisager. Il fallait des vivres. Et il allait les prendre.

Chaque mètre parcouru à découvert était une éternité. Irial sentait les regards des miliciens désœuvrés comme des brûlures dans son dos, s'attendant à chaque instant à une interpellation, un cri, une balle perdue. Mais l'apathie générale du camp jouait en sa faveur. Personne ne prêta attention à cette silhouette courbée qui se faufilait entre les détritus, pas plus qu'on ne semblait remarquer les tirs sporadiques ou les insultes qui continuaient de fuser depuis la lisière de la jungle. Il atteignit enfin la tente éventrée, se glissant à l'intérieur par une déchirure dans la toile.


L'endroit empestait le renfermé et la moisissure. Des sacs de couchage souillés étaient jetés en désordre, quelques effets personnels épars témoignaient d'une occupation récente mais abandonnée. Les caisses de rations étaient là, certaines déjà ouvertes et pillées, mais d'autres encore intactes, scellées par des bandes métalliques. Avec des mains tremblantes, Irial s'empara d'un coupe-boulon rouillé abandonné dans un coin et s'attaqua aux scellés d'une caisse. Le métal céda avec un grincement qui lui parut assourdissant dans le silence relatif de la tente.

À l'intérieur, des paquets de rations de combat kah-tanaises : barres énergétiques compactes, sachets de poudre nutritive, viande séchée sous vide, pastilles de purification d'eau. Un trésor. Il en fourra autant qu'il put dans sa propre musette déjà bien vide, puis dans les poches de son treillis, agissant avec une précipitation fébrile, conscient du temps qui lui était compté. Chaque seconde passée ici augmentait le risque d'être découvert.

Alors qu'il refermait sa musette, un bruit de pas à l'extérieur le figea. Il se plaqua contre la toile, retenant son souffle. Une voix pâteuse, celle d'un des miliciens qui riaient plus tôt, se fit entendre. « T'es sûr qu'il restait du tabac là-d'dans, Yoric ? J'aurais juré qu'on avait tout fumé. » Une autre voix, plus jeune, répondit : « Peut-être que le lieutenant en a planqué. On va jeter un œil. »

Les pas se rapprochèrent. Irial chercha désespérément une issue. Il n'y en avait qu'une, la déchirure par laquelle il était entré, et elle était maintenant du côté des miliciens. Son cœur cognait sourdement contre ses côtes. Il était pris.

Soudain, une détonation formidable, bien plus puissante que les tirs habituels, secoua le camp. Un cri de douleur et de surprise monta, suivi d'une rafale de tirs nourris et désordonnés provenant de l'intérieur même du périmètre défensif. Puis, le silence, encore plus pesant qu'avant. Les voix des miliciens près de la tente s'étaient tues. Irial entendit des pas précipités s'éloigner, des appels confus.

C'était Jona. Ou du moins, l'écho de son action. L'ombre silencieuse avait frappé.

N'attendant pas davantage, Irial se glissa hors de la tente. La scène avait changé. Plusieurs miliciens gisaient au sol près des caisses et des sacs de terre où il avait vu Jona se diriger. D'autres, réveillés de leur torpeur, couraient dans tous les sens, tirant au hasard, cherchant un ennemi qui avait déjà disparu. Jona lui-même était introuvable. Englouti par la jungle, ou par la mort qu'il avait semée. Personne ne semblait se soucier d'Irial ou de la tente aux vivres.

Il rejoignit son groupe en rampant, le cœur toujours battant, mais avec une satisfaction amère. Il avait réussi. Il avait des vivres. Le prix de ce larcin, il ne le connaissait pas encore, mais dans l'immédiat, c'était une victoire.

Aris Tloatl, Lyra et Borin le regardèrent arriver, leurs visages tendus. Ils avaient entendu l'explosion, les tirs. Ils avaient vu le chaos s'intensifier brièvement.

« Jona ? » demanda simplement Tloatl, son regard cherchant une réponse dans celui d'Irial.

Irial secoua la tête. « Je ne sais pas. Il y a eu une action de son côté. Puis plus rien. » Il n'en dit pas plus sur son propre larcin. Il n'y avait pas de place pour la honte ou les justifications ici. Seulement pour la survie.

Le sergent hocha lentement la tête, son visage se durcissant encore. Une autre perte. Une autre ombre avalée par cet enfer vert. Il n'y avait pas de temps pour le deuil.

« On dégage, » ordonna-t-il d'une voix rauque. « Cet endroit va devenir un nid de frelons d'ici peu. Les Damanistes vont vouloir leur revanche. Et nos "alliés" ici ne tiendront pas une heure de plus. »

Ils quittèrent l'avant-poste du délire aussi vite que leurs jambes endolories le leur permettaient, laissant derrière eux la fumée, les cris sporadiques, et le fantôme de Jona. Le goût des vivres volés se mêlait à celui, plus amer, de la perte et de la culpabilité diffuse. La jungle les accueillit à nouveau dans son étreinte suffocante, mais cette fois, ils emportaient avec eux un peu plus que leur simple désespoir. Ils avaient de quoi tenir quelques jours de plus. À quel prix, l'avenir le dirait. La progression reprit, lente, éprouvante, mais avec un nouveau poids dans les musettes, et un vide de plus dans leurs rangs.

Ils marchèrent pendant ce qui leur parut une éternité, s'éloignant aussi vite que possible du bourbier qu'était devenu l'avant-poste. Le silence était lourd entre eux, rompu seulement par le bruit de leurs pas et le halètement de leur respiration. La perte de Jona, bien que non confirmée, pesait comme une chape de plomb. Il était une ombre, mais une ombre qui leur appartenait, une parcelle de leur cohésion défaillante engloutie par le chaos. Elouan Ferik, toujours hagard, trébuchait plus souvent, ses yeux vides ne semblant plus enregistrer le terrain hostile. Borin Taggart, l'épaule toujours douloureuse, jurait à voix basse à chaque racine ou liane qui entravait sa progression. Lyra Kestrel, en tête avec Aris Tloatl, conservait son incroyable capacité à dénicher un semblant de piste dans cet enchevêtrement, mais son visage habituellement si impénétrable trahissait une tension nouvelle, une fatigue plus profonde.

Finalement, alors que la lumière déclinante commençait à transformer la jungle en un royaume d'ombres indistinctes, Tloatl fit signe de s'arrêter. Ils avaient trouvé un petit renfoncement rocheux, à demi caché par un rideau de larges feuilles, offrant un abri relatif pour la nuit. La prudence la plus élémentaire aurait commandé de ne pas faire de feu, mais l'humidité pénétrante, la faim qui les rongeait et le besoin viscéral d'un minimum de réconfort l'emportèrent. Un très petit feu fut allumé, ses flammes chiches projetant des lueurs dansantes sur les visages terreux et exténués.

Ce fut Irial qui rompit le silence pesant. Sans un mot, il ouvrit sa musette et en sortit les paquets de rations kah-tanaises qu'il avait dérobés. Il les déposa au centre du petit cercle qu'ils formaient, sous le regard surpris de ses compagnons. Il y avait là des barres énergétiques denses, des sachets de viande séchée et salée, quelques tubes de pâte nutritive concentrée. Un festin, comparé à la frugalité de leurs derniers repas.

Un long silence suivit. Les yeux de Borin s'arrondirent légèrement, une lueur de convoitise mêlée d'incrédulité dans son regard. Elouan sembla sortir un instant de sa torpeur, ses narines frémissant faiblement. Lyra et Tloatl échangèrent un regard rapide, indéchiffrable.

« Où où as-tu trouvé ça, MacClancy ? » demanda finalement Tloatl, sa voix rauque. Il n'y avait pas de reproche dans son ton, seulement une sorte de curiosité lasse.

Irial rencontra son regard. « L'intendance de l'avant-poste était désorganisée, » répondit-il simplement, sans plus de détails. Il n'y avait aucune fierté dans sa voix, aucune bravade. Juste le constat d'un acte dicté par la nécessité.

Un autre silence. Puis Borin Taggart laissa échapper un petit rire sec, un son qui ressemblait à du bois mort se brisant. « Désorganisée, hein ? Ah, si Jona avait été là, il aurait pu vider leur armurerie sans qu'ils s'en rendent compte. » L'évocation de Jona fit retomber un instant le voile de tristesse, mais la perspective de la nourriture semblait plus forte.

Lentement, presque avec cérémonie, Irial commença à distribuer les rations, veillant à faire des parts aussi égales que possible. Il n'y eut aucune bousculade, aucune avidité visible. Chacun accepta sa part avec une sorte de gravité silencieuse. Ce n'était pas seulement de la nourriture ; c'était un sursis, un peu de force volée à la mort et au désespoir qui les cernaient.

Ils mangèrent lentement, savourant chaque bouchée, chaque calorie précieuse. Le goût fade et industriel des rations n'avait jamais paru aussi délicieux. Le craquement des barres énergétiques, la mastication laborieuse de la viande séchée étaient les seuls sons qui troublaient le crépitement du feu et les murmures de la jungle nocturne. Il n'y avait pas de conversations, pas de remerciements explicites. Les mots étaient inutiles.

Ce partage, né d'un acte de larcin, créa un lien étrange et puissant entre eux. C'était une solidarité de la misère, une communion des damnés. Ils étaient des fantômes festoyant sur des miettes volées, au bord d'un abîme de verdure et de folie. En regardant les visages de ses compagnons éclairés par les flammes – le masque de douleur de Borin, l'absence effrayante d'Elouan, la vigilance farouche de Lyra, la fatigue insondable de Tloatl – Irial se sentit, pour la première fois depuis longtemps, faire partie de quelque chose. Une communauté fragile, éphémère, unie non pas par des idéaux ou une mission, mais par la simple et brutale nécessité de survivre un jour de plus, une heure de plus.

Lorsque le repas fut terminé, et que les derniers emballages vides furent jetés dans les flammes, une sorte de paix lasse s'installa. La faim, pour un temps, était apaisée. Les corps, bien qu'épuisés, avaient retrouvé un semblant de force. Personne ne parla de Jona. Personne ne parla de l'avant-poste. Ils étaient là, ensemble, dans le petit cercle de lumière du feu, un îlot précaire d'humanité au milieu d'un océan de ténèbres. Et pour cette nuit au moins, cela semblait suffire.

Le lendemain, l'illusion de réconfort apportée par le repas de la veille s'était déjà dissipée, remplacée par la dure réalité de la marche. Ils progressaient maintenant dans une zone où la jungle semblait moins dense par endroits, laissant place à des étendues de hautes herbes aux arêtes coupantes et à des bosquets d'arbres plus clairsemés, aux troncs blanchis par le soleil et le temps. Le terrain était plus découvert, offrant moins d'abris naturels, ce qui ne fit qu'accroître la tension au sein du groupe. Chaque bruissement dans les herbes, chaque silhouette lointaine pouvait annoncer une nouvelle menace.

Ils suivaient une piste à peine visible, une simple trace dans la terre battue, lorsque Lyra, comme à son habitude, leva la main, immobilisant la colonne. Elle pointa du doigt une forme sombre et immobile à une cinquantaine de mètres en avant, à un endroit où la piste semblait se rétrécir entre deux monticules de terre couverts d'une végétation broussailleuse.

En s'approchant avec une extrême prudence, se déplaçant d'arbre en arbre, ils purent distinguer un groupe d'hommes armés qui bloquaient le passage. Ils étaient quatre. L'un d'eux se détachait singulièrement des autres. Il était grand, dégingandé, et portait une chemise hawaïenne aux motifs floraux criards, délavée et déchirée par endroits, sur un pantalon de treillis kaki. Des lunettes de soleil aux verres miroirs, d'un modèle fantaisiste que l'on aurait plutôt vu sur une plage que dans cet enfer vert, cachaient ses yeux. Un fusil d'assaut d'un modèle inconnu à Irial, visiblement modifié et personnalisé, était négligemment passé à son épaule. Ses trois compagnons étaient vêtus d'uniformes paramilitaires disparates, sans insignes ni marquages permettant de les identifier, leurs visages étaient durs, inexpressifs, leurs armes tenues prêtes. Ils dégageaient une aura de professionnalisme froid, contrastant avec l'apparence excentrique de leur apparent leader.

Non loin d'eux, sur le côté de la piste, Irial remarqua une zone où la terre avait été récemment remuée, formant un rectangle suspect, comme une fosse fraîchement comblée ou attendant d'être remplie. L'air autour d'eux était lourd, chargé d'une menace muette.

Aris Tloatl fit signe à son groupe de s'arrêter, restant à une distance respectueuse mais non agressive. Il s'avança seul de quelques pas, les mains visibles, loin de son arme.

« Salutations, citoyens, » lança Tloatl d'une voix forte mais neutre. « Nous sommes une patrouille de la Confédération. En transit. »

L'homme à la chemise à fleurs ne bougea pas pendant un long moment, se contentant de les observer derrière ses lunettes miroirs. Puis, il fit un geste lent de la tête, presque un rictus. Sa voix, quand il parla, était étonnamment basse, monocorde, dépourvue de toute inflexion.

« La Confédération, hein ? » Il laissa la phrase en suspens, comme s'il savourait l'ambiguïté. « Des Kah-tanais, alors. » Ce n'était pas une question, mais une affirmation. Il fit un pas en avant, ses mouvements souples et déliés malgré sa carrure. « Quel genre de Kah-tanais ? »

La question flotta dans l'air immobile, chargée d'une signification insaisissable. Tloatl fronça les sourcils. « Comment ça, quel genre ? Nous sommes des citoyens de l'Union, au service des communes. »

L'homme à la chemise à fleurs eut un petit rire sec, sans joie. « Les communes, oui. Mais lesquelles ? Celles des Plaines Centrales, de la Côte Nord ? Ou celles d'ici, celles qui saignent, celles qui connaissent la vraie couleur de la terre et du sang ? » Son regard, invisible derrière les verres, semblait les transpercer. « Vous venez d'où, les "confédérés" ? »

La tension monta d'un cran. Les trois autres miliciens s'étaient légèrement écartés, leurs armes toujours pointées de manière non ostentatoire mais indubitablement menaçante. Borin Taggart avait discrètement armé sa carabine. Lyra ne bougeait pas, mais ses doigts s'étaient resserrés sur la crosse de son fusil.

Tloatl garda son calme, mais Irial pouvait voir une veine battre à sa tempe. « Notre origine n'a pas d'importance. Nous sommes en mission officielle. Nous devons passer. »
– Tout le monde doit passer, » rétorqua l'homme à la chemise à fleurs, sa voix toujours aussi plate. « C'est le problème. Ça devient encombré, par ici. Trop de passages. Trop de genres différents. » Il fit un geste vague en direction de la fosse fraîchement remuée. « On essaie de maintenir un peu d'ordre. À notre façon. »

L'atmosphère était électrique. Il était clair que ces hommes n'étaient pas des alliés, ni même des neutres. Leur interrogation sur l'origine géographique semblait être une sorte de test, une manière de jauger leur loyauté, leur appartenance à une faction inconnue qui opérait selon ses propres règles sanglantes. Ils étaient les gardiens d'un seuil, et le prix du passage semblait élevé.

Le regard de l'homme excentrique s'arrêta sur Elouan Ferik. Lentement, très lentement, sans un mot, le jeune soldat sortit quelque chose de l'une de ses poches. Une grenade. Une petite sphère métallique, la goupille encore en place, mais son pouce était fermement appuyé sur le levier. Il la tenait devant lui, offerte à la vue de tous, son regard fixe, presque halluciné, rivé sur l'homme à la chemise à fleurs.

Un silence de mort s'abattit. Personne ne bougea. L'homme à la chemise à fleurs cessa de sourire. Ses lunettes miroirs reflétaient la scène, déformant les visages tendus. On aurait pu entendre une mouche voler. La tension était à son paroxysme, une corde sur le point de rompre. L'acte d'Elouan était celui d'un homme acculé, prêt à tout faire sauter plutôt que de céder un pouce de plus à la folie ambiante.

Pendant un temps qui parut infini, l'homme à la chemise à fleurs et Elouan se fixèrent. Puis, avec la même lenteur calculée qu'il avait montrée jusqu'alors, l'homme fit un imperceptible signe de tête à ses compagnons. Sans un mot, sans précipitation, les quatre miliciens reculèrent d'un pas, puis d'un autre. Puis, toujours en fixant le groupe d'Irial, et surtout Elouan et sa grenade, ils se détournèrent et s'effacèrent dans la végétation sur le côté de la piste, disparaissant aussi silencieusement qu'ils étaient apparus. Ils ne dirent rien. Leurs silhouettes immobiles et menaçantes se fondirent dans les ombres, laissant derrière eux un vide encore plus angoissant que leur présence.

Le groupe d'Irial resta figé pendant de longues secondes, le souffle court. Elouan tenait toujours la grenade, son visage baigné de sueur, ses yeux brillant d'une lueur fiévreuse. Aris Tloatl jeta un regard à la ronde puis fit un signe devant lui.

« On fonce. »
Ils ne s'attardèrent pas, cherchant à mettre autant de distance que possible entre eux et ce carrefour de démence. Elouan, bien que visiblement secoué, marchait avec une sorte de raideur nouvelle, comme si l'épreuve l'avait vidé de ses dernières illusions mais lui avait conféré une détermination sombre.

C'est au cours de cette marche forcée, alors que le soleil invisible commençait à décliner et que la jungle s'emplissait des bruits discordants du crépuscule, qu'Irial commença à sentir les premiers signes insidieux de la fièvre. D'abord un léger frisson, malgré la chaleur étouffante, qui parcourut son échine. Puis une sensation de lourdeur dans les membres, une fatigue qui n'était plus seulement due à l'effort physique mais à quelque chose de plus profond, une usure intérieure. Sa tête devint cotonneuse, ses pensées plus lentes, plus confuses.

Il tenta d'ignorer ces symptômes, les mettant sur le compte de l'épuisement, de la faim, de la tension nerveuse accumulée. Il serra les dents, se concentrant sur le rythme de la marche, sur les talons boueux de Borin Taggart qui le précédait. Mais la sensation de malaise persistait, s'intensifiait. Une chaleur anormale commença à irradier de sa peau, contrastant avec les frissons qui le parcouraient par vagues. Les couleurs de la jungle, déjà si intenses et déroutantes, lui parurent encore plus vives, presque douloureuses à regarder. Les sons – le cri perçant d'un oiseau, le bourdonnement lancinant des insectes, le murmure du vent dans les hautes frondaisons – semblaient amplifiés, agressifs.

Sa gorge était sèche, sa langue pâteuse. Il but avidement l'eau tiède de sa gourde, mais cela n'apporta qu'un soulagement éphémère. Une douleur sourde commença à battre derrière ses tempes, un marteau invisible rythmant chaque pas. Il se surprit à trébucher plus souvent, ses pieds semblant s'accrocher à des obstacles imaginaires. Sa perception de l'environnement se troublait, les contours des arbres et des lianes devenant flous, se mêlant en une masse verdâtre et indistincte.

Lors d'une courte halte pour reprendre leur souffle, Aris Tloatl le dévisagea avec une attention nouvelle. « Tu as une drôle de couleur, MacClancy, » dit le sergent, son ton plus préoccupé que d'habitude. « Ça ne va pas ? »

Irial voulut répondre que tout allait bien, mais les mots sortirent avec difficulté, sa voix lui parut lointaine, comme appartenant à quelqu'un d'autre. « Juste... Un peu fatigué. La chaleur... »

Tloatl posa le dos de sa main calleuse sur le front d'Irial. Le contact fut frais, presque agréable, pendant une fraction de seconde, avant que la main ne se retire. « Tu es brûlant, » constata le sergent sans ambages.

Lyra Kestrel s'approcha, son regard noir et perçant examinant Irial avec une intensité clinique. Elle lui ouvrit une paupière, observa ses yeux, puis renifla brièvement son haleine. Elle échangea quelques mots rapides en dialecte nahuatl avec Borin, qui hocha la tête d'un air grave.

« Il faut qu'on trouve un endroit pour la nuit, vite, » dit Lyra à Tloatl. « Et il lui faut de l'eau, beaucoup d'eau. Et du repos. Sinon... » Elle ne termina pas sa phrase, se contentant de hausser les épaules.

La nouvelle de la fièvre d'Irial sembla jeter un froid supplémentaire sur le groupe déjà éprouvé. C'était un nouveau fardeau, une nouvelle vulnérabilité. Ils étaient loin de tout secours, coupés du monde, et la jungle, avec ses maladies insidieuses, venait de réclamer une nouvelle victime potentielle.

La recherche d'un abri pour la nuit prit une urgence nouvelle. La lumière baissait rapidement, et la perspective de devoir marcher dans l'obscurité avec un homme fiévreux était une perspective terrifiante. Irial, soutenu par Borin, avançait maintenant dans un état second, ses jambes flageolantes, son esprit dérivant entre des bribes de réalité et des images confuses, des souvenirs de la Damanie se mêlant aux formes mouvantes et menaçantes de la jungle. La brûlure intérieure s'intensifiait, consumant ses dernières forces, le tirant inexorablement vers un abîme de délire et d'inconscience. Le contact avec la réalité tangible s'effilochait, laissant place à la tyrannie des sensations exacerbées et des pensées désordonnées.

La fièvre d'Irial était une présence brûlante, un ennemi intime qui sapait ses forces et tordait sa perception du monde. Lyra lui avait fait avaler de force une décoction amère de plantes qu'elle avait cueillies en chemin, ainsi que deux pilules d'un blanc crayeux sorties d'une petite boîte métallique portant les insignes de la Pharmacopée Communale Kah-Tanaise. C'étaient des antipyrétiques et des antipaludéens à large spectre, un traitement d'urgence standard dans ces contrées. Le goût chimique des médicaments se mêlait désagréablement à l'amertume des herbes, mais Irial but sans protester, trop faible pour résister, conscient que sa survie en dépendait. Le repos forcé et l'hydratation constante aidèrent à contenir la flambée initiale, mais la fièvre restait là, latente, une braise rougeoyant sous la cendre, prête à se raviver au moindre signe de faiblesse.

Ils reprirent leur marche le lendemain, Irial se sentant vidé mais lucide, bien que chaque mouvement lui coûtât un effort considérable. Ils progressaient maintenant dans un secteur où la jungle s'ouvrait par endroits sur des savanes arborées, de vastes étendues d'herbes hautes et sèches parsemées de bosquets d'acacias épineux et de termitières géantes aux formes étranges. Le terrain était plus découvert, offrant une meilleure visibilité, mais aussi moins de couvert en cas d'attaque.

Ce fut dans l'une de ces savanes, alors qu'ils traversaient une zone particulièrement exposée sous un soleil de plomb qui avait enfin percé la couverture nuageuse, que le premier tir claqua. Un son sec, distant, suivi du sifflement aigu d'une balle qui passa bien au-dessus de leurs têtes, se perdant dans le lointain.

« À terre ! Sniper ! » hurla Tloatl, se jetant au sol en même temps que les autres.

Irial sentit le sol brûlant contre sa joue. Il rampa maladroitement pour se mettre à l'abri derrière une termitière friable, son cœur battant à tout rompre. Un deuxième tir, plus proche cette fois, souleva un petit nuage de poussière à quelques mètres de Borin, qui avait trouvé refuge derrière un maigre buisson épineux.

La situation était infernale. Ils étaient cloués au sol, en plein découvert, sous le feu d'un tireur invisible. Tenter de localiser sa position dans cette immensité d'herbes et de bosquets clairsemés relevait de la gageure. Répliquer à l'aveugle serait un gaspillage de munitions précieuses.

« D'où ça vient, Lynx ? » murmura Tloatl dans sa radio portable, le volume au minimum.

La voix de Lyra crépita en retour, à peine audible. « Difficile à dire. Écho trompeur. Peut-être de la colline rocheuse, à neuf heures. Ou des grands arbres, à trois heures. Il est bon. Il attend. »

Les minutes s'égrénèrent, interminables, sous le soleil implacable. La chaleur était accablante. La sueur coulait dans les yeux d'Irial, piquant, brouillant sa vision. Chaque bruissement d'herbe, chaque cri d'oiseau semblait annoncer une nouvelle détonation. La tension était insoutenable.

Puis, un nouveau tir, mais celui-ci ne venait pas de la même direction. Il semblait provenir de leur flanc droit, et la balle ne les visait pas, mais souleva la poussière loin devant eux, dans la direction approximative d'où le premier sniper aurait pu tirer. Un contre-tir ?

Tloatl échangea un regard interrogateur avec Lyra. Étaient-ils pris entre deux feux ? Ou un autre groupe avait-il engagé leur harceleur ?

Soudain, une silhouette se dressa à une centaine de mètres sur leur droite, émergeant d'un épais massif de hautes herbes où elle était restée invisible jusqu'alors. L'homme portait un uniforme de la Garde Communale en lambeaux et, chose incongrue, une guitare basse électrique sanglée dans son dos, l'instrument luisant étrangement sous le soleil. Il fit un geste rapide de la main en direction du groupe d'Irial, un signe qui semblait vouloir dire "Restez à couvert", avant de replonger dans les herbes. Quelques instants plus tard, un nouveau tir sec retentit de sa position, suivi d'un silence.

Le premier sniper ne tira plus. Après de longues minutes d'attente angoissante, où chaque seconde semblait durer une heure, Tloatl prit le risque de lever la tête. Rien. Le silence de la savane n'était plus troublé que par le vent léger qui faisait onduler les herbes.

L'homme à la guitare basse réapparut, cette fois s'avançant prudemment vers eux, son fusil toujours épaulé, mais moins menaçant. Il s'arrêta à quelques mètres, les observant. Son visage était émacié, couvert d'une barbe de plusieurs jours, mais ses yeux avaient une lueur vive, un mélange de fatigue et d'une sorte d'amusement désabusé.

« Salutations, camarades, » lança-t-il d'une voix rauque mais claire, en Syncrelangue. « Le soleil tape fort, aujourd'hui. Pas vrai ? »

Tloatl se releva lentement, suivi par les autres. « Qui êtes-vous, citoyen ? Et merci pour le coup de main. Si c'en était un. »

L'homme eut un rictus. « Kenji Sakamoto. Garde Communale. » Il tapota sa basse. « Bloqué entre ce salaud de tireur et vous depuis hier soir. Il avait l'air de vous attendre. J'ai pensé qu'un peu de diversion musicale, version plomb, pourrait changer l'ambiance. »

Il s'approcha, tendant une main vers Tloatl. « Mon unité a été dispersée, disons, il y a quelques jours, plus au nord. Une embuscade bien sentie. J'essayais de rejoindre Quilchalí, ou n'importe quel endroit avec moins de trous de balles et plus de rations. » Son regard s'attarda sur Irial. « Un nouveau visage. Pas du coin, celui-là, hein ? »
– Citoyen Irial MacClancy, de la République Damane, » se présenta Tloatl. « En mission spéciale. »

Kenji Sakamoto haussa un sourcil. « La Damanie ? Eh bien. On voit du pays, par ici. » Il regarda à nouveau la direction d'où venait le premier sniper. « Je crois que votre admirateur a décampé pour l'instant. Mais il reviendra peut-être. Ou ses copains. Ce coin est un vrai carrefour de dingues. »

Il jeta un regard circulaire à la savane désolée, puis à sa basse. « Alors, vous allez où, comme ça, avec un Daman sous le bras et l'air de chercher les ennuis ? Si ça ne vous dérange pas, je ferais bien un bout de chemin avec vous. La solitude, c'est bien pour composer, mais pour éviter les balles, c'est moins pratique. »

Tloatl, après un bref instant d'hésitation et un regard échangé avec Lyra, accepta. Un fusil de plus, surtout un qui savait s'en servir, n'était pas de refus.
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