Posté le : 09 juin 2025 à 09:57:26
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L’émissaire des luttes à venir
Le citoyen Chandler descendit du taxi et paya le chauffeur malgré l’insistance de ce dernier, qui semblait vouloir lui offrir la course. Devant lui s’étendait le décor curieusement familier du port de Saya, engoncé dans une chaleur de fin d’après-midi, lente et attentive.
Au fond, les ports industriels tendaient à se ressembler. Il ne remarquerait les spécificités de celui-là que s’il restait assez longtemps pour le connaître. Or il n’était pas dit que cela arrive, son passage était prévu pour ne durer qu’un temps. Le contraire, il le savait, eut été politiquement malavisé.
Il s’élança sur la chaussée vide. Plus rien ne circulait depuis le début de la grève. Sans la rejoindre, les camionneurs avaient bien intégré qu’il était inutile d’essayer de passer. La route longeait la clôture du port, sur laquelle on avait dressé des banderoles et collé des affiches. Des gros textes blancs et noirs sur un fond rouge, des mots d’ordre simples mais évoquant immédiatement les grands mouvements d’il y a trois ans. Et des drapeaux qui pendaient en haut de certaines des grues du port, lesquelles se tenaient parfaitement immobiles, dominant un paysage vallonné de conteneurs empilés. On aurait presque pu croire que le mouvement était généralisé, qu’il ne s’agissait pas d’un oasis de résistance au cœur d’une ville sinon bien complaisante.
Quelques grévistes tenaient le piquet çà et là, la plupart étaient rassemblés de l’autre côté de la grille, sous des barnums et autour de feux. Et sinon ? Sinon personne. Chandler sourit. Il semblait que même ses amis des renseignements généraux avaient arrêté de le suivre. Il faut dire qu’ils n’avaient pas vraiment su comment réagir quand il s’était retourné pour leur poser des questions. Rien de méchant, il n’était qu’un reporter du Regard, publication modérée du Paltoterra, qui se demandait bien pourquoi ces types lui collaient les basques. Est-ce que la pourtant si libérale république du Sunjin faisait suivre tous les journalistes étrangers qui passaient dans le coin ? Au final, ils avaient dû considérer que cela ne valait pas le coup, ou estimer que sa destination était de toute façon assez claire pour ne pas nécessiter de l’y suivre. Quand un kah-tanais débarquae dans ce genre de contexte, on peut raisonnablement estimer que c’est pour s’y intéresser. Question de culture, ou d’habitude. Question de fierté nationale, aussi.
Encore que les kah-tanais, il y en avait un tas, au Mokhaï. Peuplant les bureaux des agences d’aide au développement, les structures coopératives et de formation, quelques quartiers d’expatriés où se rassemblaient travailleurs étrangers et monde culturel. Ils se faisaient simplement plus discrets ici et au nord, dans le Pegaha. Là où le gouvernement et la nouvelle bourgeoisie voyait leur présence d’un mauvais œil.
Les nationalistes étaient sélectifs dans leur xénophobie, et avaient organisé la surveillance de leur fief selon une hiérarchie nationale précise. Kah-tanais, danger. Stranéen, suspect. Jashurien, problématique. Fujiwan, tolérable. Personne ne trouvait grâce à leurs yeux, mais on pouvait bien s’appuyer sur les uns pour chasser les autres.
Au Sunjin, les choses étaient un peu différentes. Les acteurs de la nouvelle économie libérale et leurs alliés du gouvernement cherchaient encore sur quel pied danser, et acceptaient théoriquement toute population, sans discrimination de genre, d’origine, d’appartenance religieuse ou politique. Un pays qui se concevait comme une république d’agents économiques. Un rêve libéral qui voulait s’implanter dans un territoire qu’on avait pris soin de reconstruire à l’opposée de ces valeurs abstraites de liberté d’entreprendre et d’avoir faim.
Heureusement que ces types ne représentaient pas le peuple, se dit simplement le citoyen Chandler en arrivant devant le groupe de docker qui tenaient la porte. Des jeunes portant l’uniforme d’une université voisine leur apportaient des sacs dans lesquels il devina des bouteilles – sans doute de l’alcool de riz, à la forme – et des boîtes alimentaires. Il leva la main pour les saluer.
« Salut et fraternité ! Je suis le journaliste du Regard, ajouta-t-il comme si sa formule de salutation ne suffisait pas à l’identifier.
– Le kah-tanais ? »
Il acquiesça à l’intention du jeune docker, visage encore lisse et mains déjà calleuses, qui lui avait répondu. Les grévistes lui sourirent. Certains lui firent signe d’approcher. Le docker, surtout. Il lui mit une tape amicale sur l’épaule.
« Entre camarade !
– Des types me suivaient depuis mon hôtel.
– La police est à cran. »
Quelques acquiescements entendu. Personne ne semblait surpris, ou s’en alarmer. Ce n’était pas surprenant. Le Sunjin ne s’était jamais montre trop aventureux dans ses tentatives de contrôler le monde ouvrier. Pister un étranger dans la rue était encore "admissible", tant qu’il n’y avait pas eu de violences, de disparition forcée, d’acte incitant à la peur, ou à la colère. Son regard se porte sur les étudiants. Il devait y en avoir, peut-être pas eux, mais d’autres, qui jouaient ce même rôle tout en informant le gouvernement. Maintenant le monde universitaire fonctionnait de telle manière que des individus aux sympathies gouvernementales auraient de toute façon été identifiés de longue date par leurs camarades. Les étudiants le suivirent lorsqu’il passa la grille et pénétra dans le port à l’arrêt. Plutôt, ils prirent la même direction que lui.
« On nous dit que vous veniez, » dit l’un d’entre eux. Grand, lunettes sur le nez, un début de barbe. Une autre, taille moyenne, cheveux bouclés, celle qui tenait le sac de vivres, acquiesça.
« Tout le monde est content que vous vous impliquez. C’est vraiment super.
– Que nous nous impliquions ? »
Chandler sourit, et n’ajouta rien. Il cherchait du regard sa destination. Les étudiants étaient sans doute déjà venus, car ils semblaient savoir où ils allaient, soit vers des locaux en bordure de quais, semblant correspondre à ce qu’on lui avait indiqué. Il calqua son pas sur eux.
« Je suis juste un journaliste. Je viens rendre compte de ce qui se passe. Les raisons de la grève, le comportement du patronat local. »
L’étudiante lui sourit avec politesse.
« Je capte. »
Chandler était à peu près sûr qu’il ne les avait pas convaincu. De toute façon l’implication des kah-tanais dans le monde économique et syndical n’était un secret pour personne. L’économie bourgeoise qui se construisait dans certaines régions du Mokhaï, comme ici, ne se faisait pas sur les ruines d’une ancienne colonie, ou au profit d’une thérapie de choc post-dictature. Elle s’implantait, difficilement, dans un maillage déjà efficace de coopératives et de structures communales, en profitant d’importantes aides gouvernementales. Au fond, même le très libéral gouvernement de Sunjin en était réduit à un capitalisme d’État sans lequel la bourgeoisie en serait encore à panser ses plaies. Et les kah-tanais, en tant qu’ensemble abstrait et complexe, avaient leurs entrées dans le pays réel. L’économie du Mokhaï fonctionnait en composante notable du tissus commercial de l’Union des Communes, ce qui pouvait pousser à se demander pourquoi les libéraux s’entêtaient à agir comme ils le faisaient. N’avaient-ils pas conscience que leur combat était perdu d’avance ?
Non, pas d’avance. A vrai dire il leur restait bien un moyen d’arriver à leurs fins. Ils pouvaient toujours reconstruire une économie de privation et d’oligarchie, et compter sur le vote populaire pour entériner leurs choix. S’extraire des cercles libertaires et se mettre au service d’autres économies. Fujiwa, Jashuria, les candidats régionaux ne manquaient pas. Mais ça, évidemment, c’était sans compte sur les grèves.
Ils arrivaient devant le terminal portuaire occupé. Des travailleurs tenaient la ligne, plus nombreux qu’à l’entrée, discutant sous des tentes, quelques-uns jouaient de la musique. D’autres faisaient la queue devant un food truck associatif ; les restaurants participatifs soutenaient naturellement les grévistes. L’étudiante aux cheveux bouclés pivota vers Chandler.
« Et si nous nous réclamions du Kah, vous nous aideriez directement ? »
Lui avait retiré sa veste, qu’il portait par dessus son bras. Ici, au moins, l’air marin rafraîchissait un peu l’atmosphère. Il sourit à la jeune femme. Son tempérament aussi était rafraîchissant.
« Est-ce qu’on vous laisserait faire ?
– Ah, parce que vous refuseriez ? »
Il secoua la tête.
« Non, mais les pays voisins ? On dira que vous êtes nos vassaux, que vous n’avez pas eu le choix. Et si ça vous dessinait une cible dans le dos ?
– Pourquoi ils s’intéresseraient à nous ? On est pas si important que ça.
– En tout cas vous l’êtes assez pour qu’on vous aide. »
La réponse sembla la satisfaire. Les étudiants deux le saluèrent puis se dirigèrent vers le food truck. Laissé à lui-même, Chandler pris la direction des locaux, faisant comme s’il ne remarquait pas la manière qu’avaient les regards de s’attarder sur sa présence. Les questions muettes abandonnées sitôt formulées. Les gens comme lui représentaient un espoir, pour les gens comme eux. Une position qu’il n’appréciait pas particulièrement. Les travailleurs étaient leur propre espoir. Lui n’était qu’un facilitateur. Il aurait été particulièrement déplaisant de prétendre diriger un mouvement dont la nature même était organique.
A l’intérieur, l’air était climatisé, et inodore. S’il n’avait pas particulièrement fait attention à l’odeur du port, le contraste lui fit réaliser sa puanteur. Odeur de fioul, de graisse, de poisson mort, de métal rouillé. Ici, l’odeur proprette de bureaux. L’espace de travail anodin et acculturé des cols-blancs. Des affiches étaient disposaient avec soin contre les murs, recrutement pour tel ou tel poste, communication sur des règles d’hygiène élémentaires et sur des évènements ayant lieu en ville. Une femme propre sur elle se trouvait derrière le comptoir de l’accueil. Elle sourit à son approche. Chandler nota qu’elle portait tout de même, sur le revers de sa veste, un pins orné du logo de l’intersyndicale.
« Les camarades sont à la salle de réunion du premier.
– Merci, citoyenne. »
Chandler monta l'escalier en moquette grise, notant le silence relatif des lieux. Le vrai cœur battant du port était dehors, avec les grévistes. Ici, c'était le centre névralgique, le cerveau qui tentait de coordonner les membres. La salle de réunion était vaste, une grande table ovale en imitation bois occupait le centre. Autour, une dizaine de personnes, hommes et femmes d'âges variés, certains portant encore leurs bleus de travail, d'autres en tenue plus administrative. Au mur, une carte du port de Saya, annotée de feutres de différentes couleurs, des zones encerclées, des flèches indiquant des flux. On leva les yeux à son entrée. Une femme d'une cinquantaine d'années, les cheveux gris coupés courts et un regard perçant, se leva.
« Chandler ? Je suis Myung-Hee, coordinatrice pour le syndicat des dockers de Saya. Bienvenue. Installes-toi, on t'attendait. »
Sa voix était posée, mais on y sentait une autorité naturelle. Chandler lui serra la main, puis salua l'assemblée d'un signe de tête avant de s'asseoir sur une chaise vide.
« Myung-Hee, citoyens, citoyennes. Merci de me recevoir. Le Regard suit avec la plus grande attention la situation ici à Saya. Ce que vous entreprenez est courageux. »
Myung-Hee eut un léger sourire.
« Courageux, ou désespéré. C'est peut-être la même chose. Tu as vu la situation, en arrivant. Nos camarades tiennent bon, mais pour combien de temps ? Le gouvernement et les patrons nous foutent la pression. Leurs journaux nous traitent d'agitateurs, de saboteurs... Ils font mine de ne pas comprendre. »
Un homme plus jeune, le visage émacié et les yeux cernés, prit la parole. C'était visiblement un des meneurs du piquet de grève à l'entrée.
« Ils comprennent très bien, Myung-Hee. Ils savent que si nous gagnons ici, à Saya, ce sera un exemple pour tout le Mokhaï. Un exemple que ni les libéraux de Sunjin, ni les nationalistes pashgaars de Pegaha, ni même les sociotraites du gouvernement fédéral ne veulent voir se propager. Ils ont peur que le peuple découvre qu'il peut se passer d'eux. »
Chandler écoutait attentivement, prenant quelques notes.
« Et quelle est votre analyse de la situation ? Au-delà des revendications immédiates sur les salaires et la précarité, quel est l'enjeu de cette grève pour vous ? »
Myung-Hee croisa les mains sur la table.
« L'enjeu, citoyen, est simple. Il s'agit de savoir qui contrôle le travail et ses fruits dans ce pays. Allons-nous continuer à enrichir une minorité de propriétaires, d'actionnaires étrangers ou locaux, qui se moquent bien du sort des travailleurs tant que les dividendes tombent ? Ou allons-nous enfin mettre en place les principes communalistes que la révolution de 2010, puis les grandes luttes de 2013, devaient instaurer ? Le gouvernement fédéral parle de reconstruction, de prospérité, mais cette prospérité, pour qui est-elle ? Pour les patrons des compagnies maritimes qui fixent les tarifs depuis leurs bureaux à l'étranger ? Pour les élites de Pegaha qui rêvent d'un État ethnique fort mais qui oublient de payer décemment leurs mineurs ? Pour nos amis du Fujiwa qui, sous couvert d'aide humanitaire, avancent leurs pions économiques et lorgnent sur nos ressources et nos infrastructures ? »
Son ton était monté d'un cran, empreint d'une colère froide.
« Tu sais, citoyen, » reprit-elle plus calmement, « beaucoup de nos camarades croient aux promesses du Grand Kah. Ils ont vu les coopératives se monter, les formations, l'aide au développement. C'était une bouffée d'air après des années de chaos et de dictature. Mais pour quelle résultat ? Cette reconstruction, cette communalisation partielle, est menacée. Menacée par des forces qui veulent nous ramener à une économie de prédation, où le travailleur est un serf. Menacée par un gouvernement fédéral qui semble paralysé, incapable d'imposer une vision progressiste à l'ensemble des États. C'était bien la peine de prendre notre indépendance de l'Empire. »
Chandler opina.
« L'Union des Communes observe en effet avec perplexité la tournure des événements. Vous menez une guerre contre le capital qui s'est réinstallé ici, ou qui n'a jamais vraiment disparu. Mais c'est un capital qui, au Mokhaï, est encore fragile. Il est parasitaire, dépendant des aides publiques et des largesses des États fédérés pour survivre et prospérer. La grève générale de 2013, qui a été déclenchée par la menace d'un rapprochement indigne avec l'ancien colonisateur, a manqué de le renverser complètement. Il est dommage, avec le recul, que nous ne soyons pas allés au bout du processus à ce moment-là. Sans doute le pays, et peut-être même nos propres structures kah-tanaises ici, n'étaient pas encore prêts pour une transformation aussi radicale à l'échelle de toute la Fédération. »
Il marqua une pause, laissant ses mots infuser. Les appels à la modération, il savait combien ils pouvaient être frustrants pour ceux qui étaient en première ligne de la lutte. Il insista pourtant, sur un ton qui se voulait celui d'un analyste, d'un observateur avisé plus que d'un donneur d'ordres.
« La situation politique et sociale est beaucoup plus claire aujourd'hui qu'en 2013, et les forces bourgeoises, libérales comme nationalistes, risquent de chercher à se consolider, à créer des faits accomplis, notamment en s'appuyant sur des partenaires extérieurs comme le Fujiwa, qui voient d'un mauvais œil toute alternative à leur modèle. Nous n'allons pas, et vous n'allez pas, laisser faire. Mais concrètement, Myung-Hee, citoyens, » dit-il en balayant l'assemblée du regard, « concrètement, quelle est votre stratégie à court et moyen terme ? Comment envisagez-vous de sortir de ce blocage ici à Saya, et plus largement, d'impulser un véritable changement au niveau fédéral ? »
Myung-Hee échangea un regard avec ses camarades avant de répondre.
« La grève générale de 2013, a manqué son but final mais elle nous a fait réaliser notre force. Le gouvernement fédéral a dû reculer sur la question de l'Empire du Nord. Il a entendu, du moins en partie, la voix du peuple. Mais les sociaux-démocrates de l'USR, même alliés aux socialistes du PSR, n'ont pas eu le courage, ou la volonté politique, de démanteler les structures d'exploitation qui perdurent à Pegaha et Sunjin. Ils n'ont pas su, ou pas voulu, imposer une véritable refédéralisation des armées qui mettrait fin aux milices privées des barons locaux. Ils n'ont pas empêché Pegaha de se jeter dans les bras du Fujiwa. »
Chandler croisa les bras et pris quelques instants pour réfléchir, avant d'enfin offrir sa réponse. En fait il savait déjà ce qu'il était venu dire, et entendre. Il était moins ici pour passer une information que pour officialiser ce dont on se doutait déjà.
« Alors nous disons que si les travailleurs du Mokhaï, de tous les États, de toutes les usines, de tous les ports et de toutes les mines, décident d'organiser une nouvelle grève générale, une grève qui ne se contentera pas de revendications sectorielles mais qui portera un projet politique clair – celui de la Charte de Ghaliya, celui du pouvoir aux travailleurs et aux communes – alors oui, le Grand Kah se tiendra prêt. Nous nous assurerons, cette fois, par tous les moyens nécessaires, qu'elle puisse aller jusqu'au bout. Qu'elle ne soit pas trahie. Que la volonté populaire ne soit pas une fois de plus confisquée par des manœuvres politiciennes ou des intérêts étrangers. Le moment n'est peut-être pas encore venu pour cet appel ultime, mais il approche. Chaque lutte comme la vôtre ici à Saya, chaque victoire, même partielle, nous en rapproche. L'Union des Communes ne dirigera pas votre lutte, ce serait une insulte à votre intelligence et à votre courage. Mais elle sera là pour la soutenir, pour la protéger, et pour garantir que, cette fois, le peuple du Mokhaï puisse enfin bâtir la société qu'il mérite. »
Le silence emplit la pièce. Chandler avait été clair. La balle était dans le camp des travailleurs du Mokhaï. La solidarité kah-tanaise était acquise, mais l'initiative, la décision finale, leur appartenait.