21/02/2015
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Pour tout texte Rp de nature narrative se déroulant au sein du Grand Kah.
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Il était sept heures de l’après-midi et l’air s’était rempli de cette lourdeur caractéristique qui précédait les pluies saisonnières. Le ciel, qui avait été d’un beau bleu toute la journée, se couvrait peu à peu de nuages aux noms complexes et dont les formes laissaient deviner comment finirait la soirée. De la pluie. Léos, mains plongées dans les poches de son trenchoat, observait l’horizon par-delà le Lac Rouge. La pluie, qui viendrait éclabousser les éclats de la ville, s’ajouter au sang des pyramides antiques, dégouliner le long des tours plus récentes, des quelques monuments que la Révolution avait éparpillée çà et là, et de ceux qui, dressés par la réaction, avaient survécu aux terreurs successives. Une pluie purificatrice. Qui nettoierait tout, pour un temps. Et la vie, reprenant son cours, souillerait tout sur son passage. À nouveau. Alors c’était vrai. Le Kah était vraiment une roue. L’écrivain grogna. Dans son dos, des éclats de voix qui lui parvenaient à peine.

« Mais… Vous êtes absolument sûr de ce que vous dites ?
– Mais oui ! Oui ! C’est tout le problème, écoutez-moi un peu. »

Deux voix d’homme, au lourd accent latin. Léos soupira, sortie une main de ses poches pour se la passer sur le visage et se détourna pour de bon de sa contemplation, boitillant du bord de l’eau à l’intérieur de la Villa Régale, refermant la porte en verre épais derrière lui. Il se trouvait désormais dans un joli salon d’un luxe relativement inhabituel, témoignant d’économies et de mise en commun. Tableaux de maître, meubles style colonial, une bibliothèque d’ouvrages conservateurs... Et ils étaient là, les conjurés. Les actuels chefs de la faction Synarchiste. Des vieux fous, quelques rêveurs. Ceux qui, tout en ayant l’intelligence de savoir ce qui était bon pour le Kah, n’avaient pas celle de collaborer avec les radicaux. Ceux qui, en fait, se mettaient en danger pour la réalisation de leur rêve, au lieu de pragmatiquement se soumettre à ceux des dégénérés et Comités. Ceux, disons-le enfin, qui de tout le Kah étaient peut-être les seuls à mériter le titre de révolutionnaire.

Cette dernière pensée arracha un sourire Léos. Oui. Pour rien au monde il n’aurait échangé ses compagnons. Le club des Synarchiste, tant de fois interdit, dissous, porteur de l’idéologie la plus pure, avait de beaux jours devant lui. Il reprit son chemin et vint s’installer dans le confortable fauteuil rouge qui lui était réservé, faisant aussitôt signe à un chevalier qui attendait dans un coin, fidèle serviteur. L’homme s’éloigna du salon pour aller chercher le verre d’eau réclamé par son maître. Les conjurés continuaient de parler, quelques-uns saluèrent le retour de Léos d’un signe de tête.

« Non. » Le type qui prenait la parole était un genre de gros fonctionnaire, qui arrivait l’exploit d’être relativement gras tout en dégageant de la puissance. Il avait une voix de gros crapaud patibulaire. C’était d’ailleurs son surnom. « La Synarchie ne peut pas s’accommoder de la monarchie. Pas sous la forme impériale proposée par les Sukarettos. L’impérialisme centralisateur ? Le culte de la personnalité impériale ? Mais où voulez-vous que se trouvent nos intérêts dans cette affaire ? Un grand homme n’en pond pas automatiquement d’autres. La génétique n’est pas si forte.
– Ne soyons pas sots... » Ton fatigué d’un jeune homme qui semblait las de défendre sa position. Il se passa une main gantée de blanc sur le front, qu’il avait en sueur. « Nous ne savons pas ce que donnerait une nouvelle vice-royauté mais…
– Mais nous savons qu’un régime libéral nous permettrait d’étendre notre influence coupa le gros. Par là... » Il s’interrompit le temps d’un déglutissement qui sembla douloureux. Parfois ça lui prenait. « Par là je veux dire que nous savons que les médias et les entreprises pourraient être réparties intelligemment aux mains de quelques-uns.
– Le problème du libéralisme, lâcha un tiers, c’est que ce pouvoir pourrait être racheté par des étrangers ou des individus ne participant pas à la Loge. Ce qu’il faut c’est le corporatisme.
– T-t-t-t. Même sans, on pourrait s’entendre. En tout cas l’oligarchie économique est la seule manière d’assurer le pouvoir de l’élite sur la population sans risquer de le perdre tout entier au profit d’un crétin couronné. En plus l’héritière impériale est une femme, une métèque et – à priori – une athée. Et puis ces clips musicaux c’est – passez-moi l’expression – d’un goût de merde… Non l’empire n’a rien à nous offrir.
– Vous manquez de connaissances historiques, le crapaud ; Dites-lui, Léos. »

Le chef conjuré haussa un sourcil. Il se redressa un peu dans son fauteuil et fit mine de hausser les épaules. Il aimait ces petits débats. Plus que tout, il aimait y mettre un terme en imposant son point de vue. C’était un avant-goût du pouvoir qu’il aurait un jour. Une oligarchie d’élite, mais soumise à sa volonté. Car il était le leader naturel, comme dans toute meute, dans tout groupe. L’alpha, en quelque sorte. Au moins par la simple force des mots. C’était lui, l’idéologue.

« Eh bien, que dire ?
– L’empire ! La Synarchie et le premier empire, expliquez-lui !
– Oh !... » Il soupira, indiqua la bibliothèque et claque des doigts. « Angel, pourriez-vous aller me chercher, hm. Jin Sukaretto, Empereur du Kah, volume deux ? C’est l’énorme format, couverture bleue, tout en haut du meuble. »

Le dénommé Angel sauta de sa chaise pour s’exécuter prestement. Il traversa la moitié de la pièce, grimpa sur un tabouret pour attraper le livre demandé puis vint le placer dans la main tendue de Léos, qui se repositionna sur son siège et le feuilleta à la recherche d’un chapitre précis.

« L’un des seuls livres sur l’empereur qui ne soit pas exclusivement à charge. » Il parlait presque pour lui-même. « Pour un genre de communiste centralisateur, Henmin Guillery était un historien qui méritait d’être lu. Voyons. Là. »

Il s’interrompit et planta son regard d’acier, d’une froideur de dague, dans celui de l’homme à qui il devait faire la leçon. Celui-là s’était reculé sur le canapé où il était assis, jambes croisés, bras étendus, le tissu de son costume tendu sur sa peau flasque. Il attendait avec un demi-sourire, curieux de voir quelle vérité allait émaner du passé. Le gros crapaud, pour être une créature répugnante, était aussi intelligent. Surtout, il connaissait ses limites et compensait ses lacunes historiques par une curiosité sincère et, plus important, une compétence financière qui le rangeait parmi les plus grands de la région. Léos acquiesça.

« Voilà. C’est en fait très simple. Le premier empire n’est pas apparu tout seul. C’était plutôt une dernière tentative de la raison et du sens – entendez des partis conservateurs et réactionnaires – pour résister à la folie des comités. Une entente de financiers, de bourgeois en tout genre. Il y avait même des loyalistes à l’ancienne métropole, et d’anciens nobles, aussi. Les grandes lignes du gouvernement avaient été établies avant même le coup et Jin Sukaretto a uniquement été choisi après le refus du premier général auquel on avait proposé la combine et la mort accidentel du second. C’était un opportuniste intéressé par l’argent et qui ne voyait que son intérêt financier. Il avait accepté de légiférer sur le libre-marché, de créer une banque privée à fond d’État ayant le monopole du papier monnaie… Vous connaissez tous ce qu’a fait l’empire pour la propriété et le commerce, évidemment que les idées ne venaient pas de ce jaune. » Il afficha un sourire ironque. « Passons. Pendant qu’il remplissait ses poches des taxes et vivait dans le luxe, il laissait des groupes d’experts lui dicter sa politique. Vous comprenez, maintenant ?
– C’est effectivement… » Le crapaud ne termina pas sa phrase, faisant un petit geste de main qui en disant long sur sa pensée. « Eh bien, je vois ce que nous aurions pu faire l’époque. Mais pardons de le dire, les impériaux sont des crétins idéalistes. Je doute qu’ils soient au courant, vous voyez ; Ils me font plus l’effet de vouloir restaurer l’empire des pamphlets de propagande. La gloire militaire et nationale, l’hérédité, ces enfantillages.
– Vous avez tout à fait raison. L’alliance de la synarchie et de l’empire aurait pu se faire à l’époque. Maintenant c'est trop tard. Le monarchisme est devenu un repaire d’aventuriers stupides et de gosses. Alors nous ne pourrons pas faire gouvernement avec eux. Et il faut bien prendre garde qu’il ne leur vienne pas à l’esprit de ranimer les intégralistes !... Mais si on veut chasser les rouges, il va bien falloir faire alliance avec tout le monde ; Vous me comprenez bien ? Faire alliance puis… Comment pourrait-on dire. Puis traiter le problème dans un second temps. »

Il renifla, se pinça le nez et referma le livre d’un geste un peu sec. Fini le Léos joueur et satisfait, il était de nouveau pensif et un peu froid. Malgré tout il offrit un petit sourire à l’assemblée, probablement pour remercier ses pairs des applaudissements polis qui avaient suivi la fin de son discours. Quand tout fut bon, il leva simplement une main.

« Bien. Reprenons, maintenant. Avant ce petit échange vous deviez me parler de la conspiration des bombes. »

Des attentats sous faux-drapeau. Tenter de plonger les comités dans la confusion, de rendre nécessaire plus de centralisation, ou de monter la population contre le gouvernement ; D’une manière ou d’une autre, la conspiration des bombes représentait le meilleur espoir de la Synarchie. Son responsable – Endors Legal – allait justement expliquer ses avancées quand la situation vrilla. Du point de vue de Léos, tout se passa très rapidement. Des images confuses. Chaque fois qu’il y repensait elles étaient différentes. Comme si sa mémoire était un puzzle éclaté, et qu’à chaque tentative pour le reconstituer il trouvait des pièces différentes.

Ça avait commencé par un bruit sourd, à l’étage de la Villa. Puis un cri étouffé et un très audible « Ah, eh bien merde » teinté de ce détestable accent indigène. Puis ils l’avaient tous vu, le serviteur qui avait déboulé dans le salon en courant, une lame plantée dans la nuque. Il s’effondra en un hoquet. Toucha le sol au moment précis où les conjurés se levèrent. Mouvement de panique. Le crapaud pointa une main grasse vers les escaliers, comme pour souligner ce que tout le monde avait déjà compris. Léos, plus vif, se retourna vers la porte-fenêtre et le lac. Vite. Peut-être que dans la confusion, il pourrait disparaître. Il n’avait pas le temps de penser au reste. Fuir. Quitter les lieux. Il boita comme il put.

Peine perdue.

Un instant seulement après la chute du serviteur, ce fut une grenade incapacitante qui roula dans la pièce. Son explosion, accompagnée d’un puissant « BANG », plongea les synarchistes dans la stupeur. Aveuglés, assourdis, certains trébuchèrent sur le mobilier, ou les uns sur les autres. Le crapaud, pour sa part, commença l’une de ses fameuses crise d’hyper-ventilation. Léos porta une main à ses yeux et cria en se renversant en arrière. Il y eut un tir de fusil d’assaut. Derrière le voile de ses acouphènes il entendit un mot simple.

«ÉGIDE ! »

Les braves chevaliers synarchistes qui gardaient le bâtiment. Il ne faisait aucun doute que ceux à l’étage étaient déjà mort, mais il y en avait un bon contingent au rez-de-chaussée. Peut-être qu’ils sauraient les protéger ?

Non.

Pas contre l’Égide.

Il y eut d’autres rafales, des tirs, des cris. Les types de l’Égide déboulaient par les escaliers à l’étages. D’autres arrivaient par les fenêtres, défonçant le double-vitrage comme s’il s’agissait d’écrans de sucre. Les chevaliers tentaient de prendre position, se cachant derrière le mobilier, les murs, attrapant leurs fusils de chasse, leurs armes de poing, mitraillant, vidant chargeur sur chargeur en direction des attaquants. Et ceux-là, minutieux, derrières leurs boucliers d’acier. Un tir, un autre. Les tombaient comme des mouches Festival de grenades incapacitantes, Léos commença à ramper. Souffle court, goût de fer das la bouche, sensation acide qui lui remontait depuis l’estomac. Dans son dos il entendait les cris. Les chevaliers reculaient, il se retourna pour voir l’un des synarchistes – le jeune aux gants blancs – attraper un pistolet pour se faire sauter le crâne. Son cerveau rosé répandu sur le tapis. Le traître ! Léos enrageait. Comment osait-il se tuer, s’ils devaient se faire prendre ils devaient faire corps, ils…

Un chevalier tomba devant lui, éborgné. La dernière chose que Léos eut le temps de constater, avant qu’une crosse ne s’abatte à l’arrière de son crâne, ce fut que la balle qui avait pénétré l’œil du milicien était bleue, molle, et probablement en caoutchouc. L’Égide attaquait à l’incapacitant. Alors quoi, on avait déjà statué sur leur sort ? Soudain, Léos se dit que s’il avait eu une arme, lui aussi se serait tué.

Puis tout devint noir.
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Station de métro de l'avenue de la liberté

Lac-rouge, de son nom révolutionnaire "Commune ville-libre", était en proie à une certaine agitation.

Depuis plus de deux siècles.

Depuis le début de la révolution, en fait; Avec quelques rares interruptions correspondant aux tentatives centralisatrices ou autoritaires, auxquelles n'étaient pas étrangers les ancêtres de Rai Sukaretto. L'idée arracha un sourire froid à la citoyenne Actée alors qu'elle finissait d'enfiler sa veste pour sortir de son appartement. Cette même Rai Sukaretto qui participait maintenant aux séances du Comité. Qu'elle devait supporter quotidiennement. Le pardon n'avait pas que des bons côtés.

Bien entendu il était difficile de cerner les nuances qui avaient caractérisé cette agitation. Si l’on s’en reportait aux rapports officiels, aux livres d’histoire, on se retrouvait simplement face à une suite de lieux communs peu parlants. Tant d’hommes exécutés, de lois passées, complots démantelés, de clubs créés, dispersés. Tel orateur trouve la mort à telle occasion. Tel grand homme menant les foules contre le parlement. Tel droit donné à telle minorité. Inauguration d’un nouveau monument, milice armée dans les communes côtières, changement de système politique. Le club du Temple prend le pouvoir. Le club Saphir prend le pouvoir. Les modérés prennent le pouvoir, puis les radicaux. Vingt têtes tombent. Putsch de l’armée. Le Culte de la Raison remis en cause et ainsi de suite. Rien de tout ceci n’était pas très romantique ou même digeste. Il s’agissait d’une suite de faits, d’éléments qui, à vrai dire, ne permettait pas de pleinement appréhender les nuances. Au final, et c'était la position d'Actée, il fallait calculer le succès de la révolution non-pas en considérant les actions transitoires ni même en faisant une somme des différents ensemble, mais bien en observant d'où on était parti, et où on en était. Cette façon de faire lui était reprochée par différents clubs - c'était l'argument favori des technocrates pour la contrer en débat, par exemple - mais elle insistait. Et alors ? Quand bien même la science a participé à l'amélioration du sort commun, ce n'est qu'un outil comme un autre. On ne paie pas le marteau à la place de l'ouvrier, si ? Les éléments extérieurs ayant participé au succès des objectifs révolutionnaires doivent être perçus comme faisant partie intégrante de la révolution, car d'autres régimes auraient pu les utiliser de la mauvaise manière et générer - par exemple - des outils d'inégalisation. C'était sa position. Une position qui lui permettait un point de vue d'un redoutable optimisme sur la situation du Grand Kah. Le moteur de la révolution avait été la colère et le désir de vengeance. Désormais, le Grand-Kah carburait à l’espoir et à la fierté.

L'asiatique acquiesça pour elle-même. Oui. Preuve en était, le Kah avait élue la descendante de ses dictateurs les plus notables au poste suprême. Plutôt que de mourir, la révolution avait muté. A l’image de sa capitale, elle s'était bonifiée avec le temps. Avait créée une culture qui lui était propre, qui détonnait avec celle de l'ancien monde, peut-être.

Lac-Rouge n’avait plus grand-chose à voir avec la ville qu’elle avait été. Encore un constat qu'Actée se faisait quotidiennement en se rendant sur le lieu de réunion du Comité de Volonté Publique. A l’époque, par exemple il n’y avait pas de transports en commun, on devait remonter toute l’avenue Liberté à pied. Non pas qu'elle ait jamais connue cette lointaine période. Mais elle le savait. Tout le monde le savait.

Elle marcha un peu moins de dix minutes dans le dédale de rues propres qui composait le quartier où elle logeait. Des immeubles récents couverts de plaques blanches bleues et rouges, dressés autour de squares et de jardins individuels et traversés par un monorail suspendu. Actée grimpa les marches de la station, glissa un boncos dans le distributeur de billets et passa le portique la séparant du quai, qui était vide. Les réunions du Comité avaient lieu en soirée, à une heure où la population tendait à rentrer du travail. Le principe étant à l'origine que le Comité - ou plutôt le parlement - devait être en mesure de recevoir des délégations de la population laborieuse. La situation avait évoluée avec la calibration du système communal et l'évolution des technologies et méthodes, de telle façon que cet horaire signifiait simplement aux yeux d'Actée qu'elle voyageait généralement dans des rames vides. Comme elle était un peu en avance elle s'arrêta devant l'énorme panneau d'affichage public qui occupait un bon tiers du mur de la station. Une petite femme très droite, cheveux ramenés en arrière, coincée dans on costume gris, strict, tenant une mallette. Elle ne payait vraiment pas de mine. Le panneau, au contraire, était d'une masse énorme. Divisé en une série de rectangles dédiés aux communes du quartier, un second espace réservé aux communes extérieures - qui pouvaient afficher sur demande auprès des communes locales - et un dernier, un pur affichage libre; Il y avait des notes, bulletins d’information en tout genre. De la réclame, aussi. Untel disait avoir sa production semestrielle de bière. Untel ouvrait une exposition éphémère d'art abstrait. Telle commune cherchait un sculpteur pour honorer un citoyen remarquable récemment décédé etc. Il y avait aussi - ça fit hausser un sourcil à Actée - une affichette donnant les adresses de plusieurs points de distribution où on pouvait amener un disque vierge ou une disquette de donnée pour acquérir le troisième volume de Kakumei, teikoku, kyūketsuki, ou "Révolution, empire et vampires". Un visual novel s'amusant à ré-imaginer la période du premier empire et y incluant des suceurs de sang. Les précédents avaient eu droit à un petit succès qui avait précipité une campagne de don permettant au cercle de créateurs en étant à l'origine de se concentrer sur la création du troisième. C'était à peu près comme ça que fonctionnait l'art au sein du Kah. Malgré le salaire universel la plupart des citoyens s'assuraient un confort supplémentaire en produisant de la "valeur" dont le surplus revenait à leur commune. Des communes pouvaient décider de financer des projets artistiques à l'aide de ce surplus ou bien des citoyens pouvaient tout simplement se contenter de leur salaire universel et consacrer leur temps à la production d'un objet culturel. La plupart du temps les créateurs reconnus recevaient aussi des dons de leurs fans, les autres pouvaient aussi exposer et défendre leurs idées en assemblée pour récolter quelques fonds individuels ou communaux. Une forme de mécénat public, en somme, qui avait amené à la création de quelques projets réellement monumentaux. Sans même parler des syndicats audiovisuel.

Comme le monorail arrivait à quai, Actée se détourna de l'affichage pour y entrer et s'installa près d'une fenêtre. Elle salua l'unique autre passager d'un "Salut et fraternité" d'usage et ouvrit son porte-document pour en faire émerger un assistant personnel qu’elle activa, relisant ses notes en vue de la réunion à venir.

Le monorail se mit en marche, courant le long de l'avenue des eaux, entre deux larges canaux dont l'existence précédait même la colonisation et bordés de terrasses en tout genre, avant d'obliquer pour remonter le long du jardin du Musée Républicain des peuples Autochtones, adossé à la vieille académie de la concorde. Les colons avaient, dès leur installation, fait de leur mieux pour coexister avec les autochtones du Grand Kah. Malgré les inévitables politiques discriminantes et esclavagistes. Au final, lors de la révolution, les descendants des indigènes et les prolétaires opprimés firent alliance. Depuis, les frontières entre autochtones et colons s'étaient peu à peu effacées. Syncrétisme, c'était le mot. Et l'art de vivre moins matérialiste des populations locale avait inspiré les premiers républicains, jusqu'au culte de l'Être suprême qui faisait office de philosophie politique majoritaire.

Le tram suspendu fit un bref détour et se retrouva au sommet d'une butte depuis laquelle on pouvait observer l'ensemble des vieux quartiers, des toits plats s’étendant jusqu'au bord du lac sur lequel la ville était dressée. De l'autre côté de l'eau, des villes industrielles et des communes militaires. Commune Ville-libre assurait son indépendance par les armes, au moins traditionnellement. Le monorail continua, s'arrêta aux pieds de structures administrative d'où commençaient à dégorger des fonctionnaires, puis s'engagea enfin sur l'Avenue Liberté, ancienne Avenue real, remontant jusqu'à la commune fortifiée d'Axis Mundi. Où se trouvait le Parlement Général. Par sens du défi- ou d'une ironie superbement morbide - on avait laissé au centre des énormes temples pyramidaux une statue du vice-roi et de sa reine. Lorsque Actée émergea de sa rame elle prit la peine d'approcher des deux figures de pierre, trônant au milieu de la grande place. Comme d'habitude ils étaient couverts de banderole, de graffitis ironiques. Elle les fixa, renifla avec mépris et porta une main en visière au dessus de ses yeux pour regarder le grand temple qui se trouvait dans le prolongement direct du couple. Soixante-dix mètres de haut. Elle pivota sur ses talons, observa les figures de pierre. Soupira.

"A quoi s'attendre, après tout ?"

Chaque traversée du complexe monumental était pour elle l'occasion de mieux comprendre pourquoi on avait sauvegardé les statues. Dans une petite ville de province elles auraient sans doute fait forte impression mais laissées telles quelles au milieu d'une telle débauche de palais, de temples, de pyramides en tout genre, de structure architecturale parfaite, de planification urbaine qui à l'époque dépassait tout ce qui se faisait dans les métropoles coloniales... Au mieux, le daïmio et sa femme ne semblaient pas à leur place. Au pire, ils marquaient clairement leur infériorité. Deux colons, perdus dans un piège à loup de la taille d'un pays entier. Leur sort tenait finalement du destin. Actée repris sa route.

Devant elle s'amassait une foule opaque, entourant l'une des pyramides mineures, où se dressait un juge-prêtre de l'Être suprême et des notaires de la Magistrature. Le juge déclamait une liste de nom et de crimes. Des slogans révolutionnaires étaient scandés par le public et, parfois, le bruit caractéristique d'un couperet raisonnait. Aujourd'hui on démantelait le complot synarchiste. Irrécupérables oligarques, réactionnaires, dangereux pour le Grand Kah dans son ensemble. Actée avait elle-même cosignée les listes d'arrestations avec le reste du comité. La Magistrature avait été particulièrement sévère avec les conjurés mais enfin, la loi était la loi. Et s'ils devaient mourir...

Haussement d'épaules. Actée contourna la foule et se fraya un passage jusqu'au parlement général.
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Les nouvelles recrues de la garde attendaient en rang. Face à elles une tribune et derrière, l’étendu d’un plan d’eau, parfaitement artificiel, autour duquel s’étendaient les structures de plusieurs appartements brutalistes datant des années 60. Les lieux avaient été entièrement conçus par un même directoire d’architectes, à la demande express du Parlement Général d’alors, pour loger celles et ceux qui avaient perdu leur foyer lors de la révolution contre le régime des Sukaretto. Le résultat était d’un genre assez original au moins selon les standards de la région. Un grand plan d’eau oblongue. D’une part des immeubles de quatre étages d’un béton élégamment modelé, structures spacieuses sur pilotis, organisés autour de jardins et dont la forme générale prenait des airs art déco et, à l’opposé du lac artificiel, d’autres immeubles. Trois étages, ceux-là, et d’un néoclassicisme assez absolu rappelant les villes des populations nahuatl. C’était eux qu’on avait décidé de remodeler en casernes. Les communes locales avaient donné leur accord, plus personne n’habitait depuis longtemps dans ces structures qu’on avait depuis changé en réserve secondaire. La reconversion en camp d’entraînement avait été l'affaire d'une semaine de travaux, sous la supervision directe du Comité de la Volonté Publique. Il s'agissait de créer une caserne modèle devant former des soldats modèles. Une expérience qu'on espérait reproduire dans chaque commune.

Les soldats étaient arrivés de toute l'union. Si l’idée de la guerre tendait à hérisser les poils d'une partie des députés – principalement par peur et rejet des idées centralisatrices – la population en elle-même estimait la Révolution comme guerrière. C’était des citoyens en arme qui avaient renversé les tyrans. On ne défendait pas ses droits avec des mots ; Pas face aux brutes, en tout cas. Et des brutes, le monde en était plein.

La conclusion s'imposait ainsi de façon assez évidente.

Alors les volontaires s’étaient présentés, et en nombre tel qu’on avait été obligé de les trier. Après tout il ne s’agissait pour l’instant que de doubler la taille de la garde d’Axis Mundis, de passer de dix-milles à vingt-milles hommes formés et équipés pour le combat. Mais ce n'était qu'un premier pas, ce qu'expliquait d'ailleurs le citoyen Mayhuasca, perché à la tribune. Le type était un véritable enragé quand il le voulait, ce qui pouvait surprendre de la part de celui qui passait au premier abord pour un sinistre petit maigrelet, excellent théoricien mais manquant de présence. Edgar Alvaro Maximus de Rivera et Actée Iccauhtli, venus en délégation avec le radical, observaient la petite scène depuis leur position, bien à l'écart.

« Il se débrouille bien. » Actée. Elle avait toujours apprécié les ardeurs de son collègue. À côté d’elle, De Rivera haussa les épaules, il avait arrêté de regarder le discours pour se concentrer sur un groupe d’oiseau tournoyant au-dessus du plan d’eau. Les deux individus n'avaient pas grand-chose à voir l'un avec l'autre de telle façon qu'il était presque étonnant de les savoir collègues, travaillant quotidiennement ensemble, au sein d'un même commité. L'une était une petite asiatique aux traits légèrement ingrats : yeux globuleux, bouche un peu tordue, peau bosselée, constamment dédaigneuse, cernée, coincée dans une veste grise ouverte sur une chemise bleue et une cravate pourpre, et l'autre : grand slave d'âge mûr, cheveux gris abondans, peau couleur bronze, traits mous mais au sein desquels on devinait comme une espèce d'ancienne ardeur qui pouvait à tout moment ressurgir. Lui portait un long manteau type trench-coat. Pas de cravate mais une série de pins représentant son soutien à diverses communes, syndicats et clubs politiques, accrochés au niveau de sa poitrine et sur ses épaulières en rond-de-cuir.

L’autrice repris. « Vous êtes un ancien militaire, ça devrait vous plaire, non ?
– C’était essentiel, il a bien défendu notre projet. 

Un manque total d'ardeur, il alignait les mots sans s'y arrêter, lâchant un constat des plus laconiques qui déplu à Actée. Elle aurait voulu de la vigueur, trouver quelqu'un capable de lui renvoyer la balle et de lui vanter les mérites des armes – ou au contraire de s'y opposer fermement.

« Mais ?
– Hm. » Il haussa les épaules et se passa une main sur le visage. Sa peau flexible se déforma brièvement à son contact, accentuant encore l'air las du citoyen. « Un réarmement. Est-ce qu’un seul des députés sait seulement à quel point la tâche va être complexe ? Leur commission s'en rendra bien compte, de toute façon. Nous allons avoir besoin d’espace. De beaucoup plus d’espace qu’ils n’ont concédés à nous en donner pour l’instant.
– C’est un début. » Elle lui lança un regard en coin. Il acquiesça, à l'évidence bien décidé à ne pas s'engager dans un grand débat. Actrée retint un commentaire acerbe. « Il aurait pu parler de la force défensive des communes extra-marines, elle a toujours été irréprochable.
– Sans doute.
– Bon. Qu’est-ce qui vous inquiète, mon vieux ? »

Il arrêta de regarder ses oiseaux, réorientant lentement son regard vers Actée. Celle-là avait croisé les bras, son visage était marqué de son habituel mélange de sévérité et de bouderie.

«Le Grand Kah se rouvre sur le monde. Comme vous le vouliez. Sauf qu'il n’est absolument pas près. Nous avons tout oublié de l'international. »

Elle haussa un peu les épaules, décroisa les bras pour se recoiffer d'un geste machinal.

« Nous apprendrons. »

Il la fixa, cherchant à percevoir si elle se moquait de lui ou était sérieuse. L'autrice était une personnalité particulière qu'il s'avait intelligente et hargneuse, aussi estima-t-il qu'elle cherchait sans doute à l'irriter. Il lui rendit un sourire fatigué.

« Nous sommes des amateurs dans un monde de professionnel, Actée. Vous avez précipité l’ouverture de l’Union et maintenant…
– Maintenant ? »

Il plongea les mains dans les poches de son manteau gris. Le membre du comité semblait las, fatigué. Il affichait maintenant un sourire très neutre.

« Maintenant nous verrons bien. » Il lui tourna le dos, se dirigeant lentement dans la direction opposée à celle de la tribune où continuait de parler Aquilon. « Marchons un peu. »

Actée lui emboîta le pas, secouant la tête.

« Maintenant nous ne pouvons plus faire marche arrière. C'est ce qui vous dérange, non ? » De Rivera commençait à comprendre où elle voulait en venir. Quand elle reprit ce fut d'un ton joyeux. « Vous êtes de la génération prudente, Edgar. De celle qui a tenté de gélifier la Révolution. De la transformer en une espèce de pièce de musée, n'existant qu'en tant qu'idée fixe dans un environnement contrôlé. Pas vous personnellement, d'accord, mais votre génération dans son ensemble. Un excès de prudence, ou peut-être une peur de l'adversité. En tout cas voilà, vous avez voulu concilier Révolution et fin de l'histoire. Alors que la Révolution c'[i]est[/] l'Histoire. Elle avance constamment, change. On ne fait pas geler de l'eau bouillante.
– Métaphore limitée, Actée.
– Mais vous savez que j'ai raison. » Elle se passa à nouveau une main dans les cheveux et sembla hésiter, sa mine se renfrognant un peu. « J'ai forcé l'ouverture du Kah pour empêcher les vôtres de nous écraser sous leur attentisme. Maintenant il y a trop de variables et d'inconnus pour ne rien faire. C'était nécesaire pour assurer que ce nouveau cycle suive son cours. Le Kah est une roue et le propre d'une roue c'est de tourner.
– Vous n'avez pas à justifier votre action auprès de moi. J'ai approuvé l'ouverture du Kah.
– Vous l'avez accepté sous un certain nombre de condition.
– Parce que je reconnaissais que vous aviez raison, au moins sur certains points. »

Elle le dépassa pour lui faire face, bras croisés, encore.

« Je vous écoute, alors. Qu'est-ce qui pose encore problème.
– Rien. Mais nous allons faire face à un important défis intérieur. Avec les communes. »

Un sujet qu'il maîtrisait bien mieux que l'autrice, celle-là s'écarta pour le laisser passer et reprit la marche en silence, désormais très attentive.

« Nous allons devoir trouver des partenaires internationaux, pour justifier notre ouverture d'une part et la rendre utile de l'autre. Or le Kah accepte généralement l'idée selon laquelle nous sommes la seule entité véritablement libre et égalitaire. Ce qui signifie que toute alliance avec une entité étrangère pourrait passer pour une forme de trahison de nos idéaux. » Il grogna. « J'ai lu vos documents. Je suis assez d'accord avec votre réponse à ce problème, en fait. Tout accord mutuellement bénéfique avec une nation étrangère doit être considéré et justifié, sur le plan idéologique, en prenant le parti de considérer ce qui aide le plus la révolution. Notre position sera de dire qu'on peut s'accorder avec une dictature oligarchique, par exemple, si cela rapport plus d'avantage au Kah et donc à la révolution qu'un accord moins rentable avec une nation moins détestable. Tout en prenant en compte et en retirant de ces avantages ceux procurés à la nation oligarchique. Il faut donc pour chaque accord estimer à quel point il nous renforce et à quel point il renforce les positions de ce que nous cherchons à abattre. Cependant il faut aussi estimer l'aspect de l'influence que pourrait obtenir l'Union sur la scène internationale, et du regard que pourraient porter les communes sur notre action. Cette espèce de pragmatisme n'est pas aussi évidente à comprendre que l'idéalisme des radicaux.
– Nous verrons bien.
– Vous avez déjà une idée en tête, n'est-ce pas ?
– Nous en parlerons au comité de ce soir. J’espère pouvoir rapidement la proposer aux Communes.
– Soit. Alors en attendant je n'ai plus rien à ajouter. »
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Un air de campagne.

La voie ferrée est une vieille dame. Suivant la ligne d’un vieux sentier indigène, elle règne ici depuis plus d’un siècle. C’était l’une de ces premières grandes liges, partant du nord peuplé en direction du sud, éternelle obsession des colons, qui l’avaient transmis bien malgré eux aux indépendantistes. Le sud. Cette jungle épaisse, ces monts escarpés qu’il fallait sans cesse cartographier, comprendre, étudier. On ne pouvait pas le comprendre. Pas même l’apprivoiser, en fait. On pouvait vivre avec. L’Union s’en sortait bien. Cette voie avait aidée.

C’était en dix-huit cent quarante. L’industrialisation n’était plus tout à fait un mot nouveau, mais tardait à s’implanter dans un pays aux héritages agricoles. On avait recyclé les manufactures du nord, mais le pays vivait encore de maïs et de sucre. Les haciendas, devenues phalanstère, répondaient aux besoins du pays. Et les communes, alors, s’industrialisaient à leur rythme, sans qu’une quelconque centralisation du processus n’ordonne l’affaire. Ce n’était pas pire que dans les régimes capitalistes, où l’industrie pullulait selon les plans d’individus seuls. Là non-plus, il n’y avait pas vraiment de plan directeur.

Les communes travaillaient à entrer dans ce qu’on appelait alors la modernité. Elles s’entendaient pour mettre en commun leurs moyens, et les petites fabriques laissaient place à de grandes usines. Les sentiers à des routes, parfois des rails.

La ligne nord sud, qui allait de la pointe nord du territoire et s’enfonçait profondément dans ses zones inexplorées, avait commencé comme ça. Les communes riches et urbanisées du nord, soucieuses d’accélérer le transport des biens et des individus, s’entendirent pour fabriquer, secteur par secteur, une grande voie. Arrivée aux frontières de la civilisation telle qu’on l’entendait alors, des ingénieurs décidèrent de relever le défi technique que représentait alors l’édification d’un tel chemin à travers la canopée profonde. Le but était de relier les grandes villes du sud, survivant dans un relatif isolement, à la capitale administrative de la Confédération. Des années plus tard, on installa la voie.

Ce fut un succès retentissant. On célébra tant l’exploit des ingénieurs que la victoire sur la nature, cette frontière naturelle qui avait jusque-là empêché l’Union de se parler. Le désenclavement enrichi les régions du sud, et ouvrit la région sauvage à la « civilisation ». Des phalanstères s’y installèrent, des outils et matières qu’on ne pouvait déplacer dans la jungle que via les fleuves, lors de longs et dangereux trajets de péniches, abondèrent selon les besoins des communes locales. Des communautés autochtones, qui avaient signé la charte de l’Union mais ne s’y intéressaient pas outre mesure, commencèrent à prendre la mesure de ce que pouvait amener la coopération, et certaines ethnies, certaines cultures, apparurent pour la première fois à Axis Mundis.

Plus qu’une vieille dame, la voie ferrée était une respectable matriarche, dont les descendants faisaient encore leur office.

Ce succès avait ouvert la voie à une véritable mania des infrastructures, qui survécu même à la seconde restauration, durant laquelle l’empereur fit édifier des ponts et des routes. Selon toute vraisemblance, pour permettre le passage de sa troupe dans des régions qui, sitôt reliées à l’Union s’en voyaient privés, et n’entendaient pas laisser leur liberté mourir.

Beaucoup de lignes furent abandonnées, après ça. Avec elles des petites localités minières et agricoles, dont l’existence éphémère répondait aux exigences d’un commité communal ou d’un industriel impérial. Ces petites lignes disparurent, vaincues par la disparition de leur raison d’être, ou par l’apparition du moteur à combustion. Un bus, une camionnette, remplie parfois le rôle d’un train, sans que n’y soit associé les importants frais d’entretien. Tout de même, de nombreuses communes tenaient à leurs rails, et s’y attachaient envers et contre tous dans un romantisme coûteux mais pas dénué de charme. Les petites communes, séparées d’heures de marche ou de voiture, s’en retrouvaient rapprochées par la vitesse des rames. Et toute cette histoire d’amour pour le train ne s’était pas calmée avec le temps. Loin de durer cinq ans comme le veut la coutume , ou peut-être la science, il s’était accentué, jouissant du véritable boom que furent les trains à grande vitesse. Ces années de grande confiance en la technologie, d’espoir naïf pour l’avenir, permis la montée en puissances des idées technocrates, jusqu’à leur cooptation au rôle suprême de la coordination de la confédération. Une nouvelle mania des infrastructures. Des trains, des aérodromes, des routes. Le téléphone partout, et les réseaux transkah, qui devaient relier la nation dans un préambule fascinant d’internet et du big data, érigés au coût d’immenses efforts.

Les bénéfices furent marginaux, selon certains. D’autres se félicitent encore de cette évolution du Grand Kah, dont les effets se traduisent encore aujourd’hui dans une fascination toute particulière des anciennes générations pour la haute technologie. Oui, le communalisme est social et doit s’édifier sur des préceptes sociétaux. Mais oui, aussi, l’Internet, les automates, les véhicules électriques, l’énergie solaire… Les technologies sont d’une aide indéniable.

Et la vieille dame, pas tout à fait indifférent aux changements du temps, continuait de guider les trains.
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Du Nouveau pour la Marine


Sur le principe il y avait assez peu de raisons de croire que les choses iraient mal.

Bien entendu, elles pouvaient toujours dégénérer. D’un point de vue strictement statistique, le risque zéro n’existait pas. En fait, en considérant tous les facteurs impliqués, on pouvait même se dire qu’il existait une chance importante que la situation ne se déroule pas au mieux. Ce qui, pour Cuxtluot, revenait peu au prou au même. C’est que les nouveaux chantiers navals de l’Union avaient des choses à prouver, et qu’on ne leur passerait sans doute pas la moindre erreur.

C’est qu’il y avait une forme de racisme, ou au moins d’opposition affichée à la Marine au sein de l’Union. Personne ne niait son importance — le territoire confédéral était éclaté à travers tout les océans, il était essentiel de maintenir un présence importante dans ces eaux pour sécuriser toutes ces communes que l’on qualifiait d’exclaves. Cependant, la Marine passait pour la traîtresse. L’Impériale. La monarchiste. Même si les évènements avaient maintes fois donnés tors aux accusateurs, même si on avait lavé les vieux péchés dans le sang des nouveaux pécheurs, même si l’on avait donné tous les gages d’une pensée fermement communaliste et d’une action excédant en fidélité celle des chevaliers du ciel et en professionnalisme celle des gardes communaux, on restait suspects. C’était un fait de la culture. L’amirauté voulait lutter contre, le faire disparaître, dilué dans les accomplissements et les bonnes occasions. Aussi, cette rencontre devait bien se passer.

Et donc, sur le principe, et nonobstant ce préjudice contre la marine, il y avait assez peu de raisons de croire que les choses iraient mal.

Déjà c’était une rencontre que le Directoire lui-même avait proposé d’organiser, à la demande officieuse de quelques représentants à la Convention. Ceux-là étaient, semble-t-il, très curieux de voir le résultat de dix ans d’augmentation du budget alloué à la marine. On leur avait promis une amélioration de la capacité opérationnelle, une plus grande capacité de projection et une force navale moderne et capable, correspondant aux standards modernes voir, en fait, les surpassant sur plusieurs points.
C’est-à-dire, une nouvelle flotte d’escorte, des sous-marins et deux portes-avions. Les premiers portes-avions kah-tanais construits sur le sol de l’Union depuis environs un demi-siècle. Bien entendu ils n’étaient pas exactement à la pointe de la pointe. En fait, les appareils à la pointe de la pointe arriveraient bien assez tôt.On en avait déjà commandé la construction, ce que les membres de la députation ne savaient pas encore.

Cuxtluot attendait sur le quai occidental d’Aleph. La dernière fois que la vieille forteresse avait reçue des visiteurs, ils venaient de Teyla. Une destination pas beaucoup plus lointaine que le Grand Kah continental, considéra simplement le représentant. Cette dernière rencontre s’était très bien passée et avait permis la signature d’un certain nombre d’accords que l’on devait encore pleinement faire fructifier, certes, mais qui n’en demeuraient pas moins d’importants succès pour la diplomatie confédérale. Cette nouvelle rencontre serait tout aussi réussie, oui. Elle donnerait lieu à de nouvelles opportunités.

Quelque-chose approchait. Une tache grise sur le bleu de l’horizon, dont il détermina qu’il devait s’agir d’une vedette de la marine amenant les délégués. Cuxtluot se redressa et joint les mains dans son dos. Désormais la silhouette se dessinait clairement. L’esquif fendait l’eau à bonne vitesse, ralentissant légèrement en approchant de l’île. Désormais elle suivait une trajectoire courbe qui visait à la rapprocher du quai. Enfin, elle s’arrêta. On jeta des cordes que des fusiliers marins attachèrent aux bites d’amarrage, déploya une passerelle et un officier de la garde mis pied à terre, se retournant pour aider une citoyenne un peu âgée à descendre. Elle était accompagnée des autres représentants en mission. Une brochette d’individus représentants tout le spectre politique. Il y avait une formidable dans ses vêtements baroques un peu ridicules, un technocrate propre sur lui, quelques radicaux en tenue traditionnelle de députés, un social démocrate, et la vieille femme devait être une représentante de la Conserve ou d’un autre mouvement centriste. Cuxtluot s’inclina.

« Bienvenue à Aleph. Nous vous attentions pour commencer. Les représentants du Directoire sont déjà arrivés. »

Ils acquiescèrent. La merveilleuse parla d’un ton légèrement haut perché.

« C’est un accueil d’une sobriété !... »

Le technocrate toussota dans son poing.

«  Excuse-nous cette arrivée tardive, citoyen. Les représentants Nazumis nous ont retenus plus longtemps que prévu. Pouvons-nous y aller ?
Suivez-moi s’il vous plaît.
— Ah, et il est inutile de nous faire une visite guidée. Nous sommes familiers des lieux. »

Il afficha un sourire un peu amical à l’adresse de Cuxtluot, sympathisant sans doute avec la position de ce dernier. Il n’était jamais facile – ou agréable – d’être l’unique représentant d’une instance face à celles et ceux venus la juger. Le représentant de la marine ne se laissa pas démonter, se contentant de guider tout ce petit monde jusqu’à des jeeps qui attendaient au bout des quais.

« De toute façon ce n’est pas une visite de courtoisie, citoyen. Mais si vous voulez la base après la présentation je suis sûr que ça pourra se discuter avec le citoyen-gouverneur. »

L’autre haussa un peu les épaules, mais l’idée sembla satisfaire à la merveilleuse. L’excentricité proverbiale de ce camp politique le rendait relativement imprévisible mais permettait, aussi, de les exploiter un allié de circonstances sur la base d’actions simplement symboliques. Une fois installés dans le cortège de jeep, la doyenne de la députation s’installe à côté de Cuxluot.

« Nous ne sommes pas venus ici pour tailler un costard à la marine. J’espère qu’elle le sait.
— Nous sommes habitués à la… Méfiance des commités, citoyenne. Sauf ton respect nous savons quel genre d’effet pourraient avoir un rapport négatif ou simplement mitigé.
— Pas d’inquiétude à avoir, alors. »

Elle eut un petit rire aimable. La jeep circulait entre les canons anti-aériens et les dômes de béton des bunkers. On devinait quelques sites de lancement de missile et des bureaux administratifs sur les hauteurs de l’île. De grandes terrasses avaient été réaménagées en terrain de manœuvre. On commençait aussi à deviner les grues et structures métalliques du port Est, vers lequel semblait se diriger le convoi.

« Tu sais, la Convention a revu sa position sur la marine.
— Mais cherche à faire des économies. La flotte reste l’enfant pauvre.
— L’Impériale... » Elle se reprit. Ce surnom, s’il était entré dans le langage courant, pouvait avoir une vocation insultante. Surtout dans la bouche d’une députée. « La flotte n’a pas autant l’occasion de briller qu’elle le devrait. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas utile. J’ai moi-même commandé des rapports sur l’importance d’une flotte moderne et les moyens de continuer son expansion sans gréver les budgets confédéraux.
— Tu dois passer pour une sacrée Cassandre, non ?
— Pour être honnête c’est aussi la raison de cette visite. Je n’en suis pas à l’initiative mais c’est une bonne occasion de me donner raison. »

Il acquiesça sans rien dire. Les jeux politiques. Négociations budgétaires. Transfert d’intérêts et de compétences, tout ce petit jeu qui maintenait la confédération vivante le dépassait un peu. Il fallait en être pour le comprendre pleinement. Le financement de l’armée, notamment, était une question d’une complexité infâme et ce notamment parce que les comités successifs tenaient des lignes radicalement différentes quant à la nécessiter d’une force d’intervention capable, notamment. Meredith et Caucase, par exemple, avaient fait voter un programme de coalition quasi-isolationniste, et devaient maintenant préserver l’expansion de la flotte confédérale sans pour autant trahir leurs objectifs affichés de paix et d’armement relatif. Caucase en était ravi, évidemment. Lui ne s’intéressait réellement qu’à l’Union. La modernisation de ses structures. L’amélioration des conditions d’existence matérielle de ses habitants. Meredith, elle… C’était différent. Et si à l’époque de sa nomination il était de bon ton de réprouver l’interventionnisme, elle n’avait jamais été une pacifiste. Trop pragmatique pour ça. Elle voulait la paix, mais ne s’opposait pas à la Garde. Elle devait cependant défendre un programme datant d’une époque où l’Union était traumatisée par une défaite humiliante et coûteuse. Le plus inquiétant était que les radicaux d’alors passaient pour modérés en comparaison aux radicaux actuels, dont la voix portait haut et fort maintenant qu’ils s’étaient saisis des questions militaires laissés par les modérés. Chaque débat de rectification du programme amenait à des débats les renforçant, encore et encore. Leur militarisme à eux était inquiétant, débridé, impérialiste.

Mais Meredith s’était montrée intelligente. Elle avait joué ses cartes avec intelligence et son commité avait organisé des opérations militaires réduites, respectueuses des puissances régionales, modérées, et remportée autant de victoires permettant de justifier l’existence d’une armée forte sans pour autant apporter le moindre crédit aux théories quasiment complotistes des uns ou aux mythes exceptionnalistes des autres.

Maintenant que l’Union avait une marine digne de ce nom, Cuxluot ne pouvait s’empêcher de se demander si elle appliquerait la même méthode, donnerait à la flotte quelques petites missions visant à renforcer sa crédibilité sans provoquer une guerre réelle. Un jeu dangereux, tous comptes faits.

Les jeeps s’arrêtèrent aux pieds du port est d’Aleph. Les masses immenses de deux protes-avions projetaient une ombre froide et grande comme le monde sur l’ensemble du port. Les députés échangèrent quelques mots. Cuxluot s’avança.

« Vous les aviez sans doute déjà vus sur l’intranet ou dans des journaux. Admettez que c’est un peu plus impressionnant en vrai. »

Quelques rires. La merveilleuse s’approcha pour lui demander des détails techniques. Au début il avait considéré qu’il s’agissait d’une nouvelle excentricité, mais la précision et l’exactitude des sujets évoqués le força rapidement à l’évidence : cette citoyenne savait de quoi elle parlait. Alors qu’ils traversaient la plateforme permettant d’embarquer, il se permit de lui répondre par une question.

« Citoyenne, tu as une expérience dans l’ingénierie navale ?
— J’ai lu mes fiches.
 Agathe est trop humble, rétorqua la vieille femme. Elle est membre de virtuellement toutes les commissions liées aux affaires maritimes depuis six ans.
— C’est un hobby, se défendit l’intéressée. Je ne prétends pas avoir le niveau d’un ingénieur. »

Cuxluot acquiesça.

« Mais vous comprenez ce que vous voyez. La convention prend cette rencontre au sérieux. »

Il regretta aussitôt d’avoir prononcé aussi ouvertement sa pensée, mais les autres ne s’en indignèrent pas, et la citoyenne Agathe se contenta d’acquiescer d’un air un peu ironique. La Convention était parfois critiquée pour son amateurisme, propre à toute instance démocratique — réellement démocratique — devant déployer des sommes importantes d’expertise dans tous les domaines possibles et imaginables. Fréquemment on devait trouver des experts et les intégrer aux commissions pour épauler les conventionnels. Il était rare que ceux-là soient eux-mêmes experts. Et si elle n’était pas à proprement dit une experte, elle était tout de même en mesure de donner un avis éclairé aux siens. C’était ce qui comptait.

Depuis le pont du porte-avion, on avait la nette impression d’être au sommet du monde. Aleph était couverte d’une colline et de structures à étages, ce qui avait pour effet d’accentuer encore cette impression plutôt que de la mitiger : il était bizarre de voir des flancs de colline au même niveau que soi. C’était une vision habituellement réservée aux montagnards ayant terminé quelques ascensions. Tout de même, il y avait là une immensité presque abstraite, qu’on pouvait difficilement imaginer. Certains ici avaient déjà visités des appareils portes-hélicoptères ou des frégates de la flotte communale. Ceux-là s’imaginaient sans doute que les portes-avions ne devaient pas être beaucoup plus grands que ça. Ceux-là étaient dans l’erreur.

C’était une plate d’acier couvert de marquage, s’étendant sur trois cents mètres de long pour cinquante de larges. L’ensemble avait quelque-chose d’autant plus exceptionnel qu’un groupe de fusiliers montaient la garde pour tenir compagnie aux nombreux officiers des différents services de la garde venus inspecter l’appareil. On avait déployé des tables à proximité du château, où se trouvaient des mets divers et quelques coupes. L’occasion avait quelque-chose d’amusant. Comme un genre d’apéro dînatoire improvisé au sommet d’une machine de mort. En fait, c’était très exactement ça. Les membres de la délégation se dispersèrent pour saluer les officiers. Ils connaissaient déjà beaucoup d’entre eux et les échanges commencèrent invariablement sur quelques commentaires regrettant que les gardes et les députés n’aient pu faire le trajet ensemble. C’était comme ça. Pour Cuxluot c’était un franc succès. Si ses invités étaient de bonne humeur, cela s’en ressentirait dans leur rapport.

Après quelques minutes, il fit en sorte de rassembler les députés pour leur proposer une visite des coursives. Ce vaisseau, expliqua-t-il, pouvait transporter un équipage de plus de cinq cents marins, sans compter les fusiliers. C’était peut-être l’engin le plus complexe de la garde communale et il pouvait à lui-seul décourager la flotte d’une bonne partie des puissances navales du globe. Sans pour autant devenir une thalassocratie, le Grand Kah devenait, enfin, une puissance navale digne de ce nom. Le modèle, avoua-t-il cependant, avait aussi une qualité expérimentale.

« Vous voyez, expliqua-t-il d’un ton léger, nous savons que nous aurions pu faire mieux. Bien mieux, même. Et sur à peu près tous les points. Certains systèmes ne sont pas aussi bien montés qu’ils l’auraient pu, les dernières avancées de l’industrie de l’armement nous font dire que nous aurions pu placer plus de lance-torpilles et de tourelles. Dans l’ensemble, ce vaisseau et son frère sont des modèles expérimentaux. Bien suffisants pour nos besoins et largement supérieurs à ce que la plupart des pays peuvent nous opposer, cependant nous pouvons faire mieux.
— Pourquoi ne pas avoir fait mieux ? »

La vieille députée le fixait avec intensité.

« La technologie ne le permettait pas, expliqua-t-il. Mais nous avons une solution qui devrait vous plaire.
— Ah oui ?
— Lancer la production de deux nouveaux porte-avions. Plus modernes. En fait, et il pencha la tête sur le côté. J’irai même jusqu’à dire à la pointe. »
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Une réunion secrète à la Convention Générale

« Concernant la Communaterra, il devient de plus en plus évident que nous devons prendre une décision rapide. Nous pouvons laisser le régime s’armer et devenir un partenaire utile ou acter l’échec de leur révolution dès maintenant. Leurs choix géostratégiques et leur gestion de la politique locale laissent entendre que leur radicalité, loin d’être intrinsèque, est le fait d’une camarilla contre-révolutionnaire dont les objectifs de conquête par le sang ne cesseront de poser problème.

Nous avons plusieurs choix, évidemment, et il faut naturellement craindre qu’une intervention contre leur gouvernement ne provoque une rancœur durable.

Seulement, leur politique créera quoi qu’il en soit d’importants troubles amenant, de toute façon, à des rancœurs.

En bref la question est la suivante :

Considérant leur politique. Leur instabilité. Leur propension à s’armer et lourdement, à s’allier aux pires régimes de la sphère rouge, pouvons-nous faire confiance à la Communaterra ? Si oui sur quelles bases et à quelle fin, si non quelle décision devons nous prendre.

Est-il grave qu’un régime de ce type s’arme ? Les troubles qu’il provoque sans cesse sont-ils à notre avantage ou handicapent-ils l’avènement du Kah ? Sur le plan pratique les conflits incessants en Paltoterra ont renforcés l’Image du Grand Kah et amenés à l’édification de relations d’excellence avec le duché de Sylva. Ces relations ne dépendent certes pas de ces troubles mais exploitent pleinement le capital géopolitique amassé en réglant les crises locales. D’un autre côté l’existence de la Communaterra et de sa politique pourrait pousser des nations hostiles à intervenir frontalement dans la zone d’intérêt kah-tanaise.

Dans le même ordre d’idée nous devons nous demander si une prise de pouvoir kah-tanaise dans la région provoquerait les conclusions attendues. Par là il faut comprendre, si nous occupons la région pour la pacifier le sera-t-elle réellement ? N’y a-t-il pas un risque que la communaterra reste instable et contre-productive une fois sous notre gestion directe. Auquel cas ses prochaines instabilités risqueraient de nous être reprochées.

La situation actuelle – la mise sous tutelle d’une partie de la communaterra par nos forces et sous la forme d’un traité contraignant – ne semble du reste pas avoir été comprise par nos aimables voisins : c’est-à-dire qu’ils sont à ce stade persuadés de pouvoir simplement profiter de nos accords et n’ont pas compris que la raison même de ce protectorat est une réaction directe à leur incapacité à mener une politique destinée à renforcer leur révolution et sa politique intérieure.

Nous devons donc prendre une décision et nous y tenir : allons nous laisser la Communaterra se développer sous une forme libre et devenir un partenaire du Kah ou devons nous considérer qu’à ce stade ce mouvement représente dors-et-déjà une instance dangereuse pour la révolution dans son ensemble.

La parole est à la citoyenne Maiko. »

« Citoyennes et citoyens, vous connaissez déjà ma position aussi je sais que certains ici ne manqueront pas de souffler, de soudain se montrer distraits, en bref d’ignorer que ma voix n’est pas tant la mienne que celle de millions des nôtres, ça, au moins, j’en suis sûre.

Pas que j’ignore que chacun d’entre nous représente en somme quelques milliers de citoyens, mais beaucoup de représentants ici présents partagent l’opinion que je vais défendre.

La vérité, celle qu’il faut exprimer une fois et pour de bon, c’est que la Communaterra ne sera jamais une alliée du Grand Kah. Elle nous en donne chaque jour des preuves un peu plus importantes.

Je suis une radicale, vous le savez. Et je n’ai pas peur des propos radicaux, vous l’avez constaté. Vous savez donc que ce n’est pas la politique de nos voisins qui m’inquiète, pas plus que les crises qu’il provoque, pas plus non plus que leurs propos incendiaires mais, sur le principe, strictement compréhensibles dans un spectre révolutionnaire. Spectre que je n’ai, personnellement, jamais quitté. Nous ne reprochons pas à la Communaterra d’être un mouvement radical. La vérité est qu’il pourrait rester tels quels, en termes d’idées, et qu’un jour nous le savons, l’Union finirait pas s’aligner sur leurs méthodes, dans ce balancier que nous connaissons, qui nous amène encore et encore du réformisme à l’action directe, de la radicalité, enfin, au réformiste reconstructeur. Alors ! Si demain nous devenons radicaux, il n’y aurait sans doute plus rien pour nous empêcher d’agir ensemble, main dans la main, contre les ordures et les monstres que nous haïssons déjà de concert !

Alors ! De quoi s’agit-il, vous demandez vous sans doute ? Quelle séparation éternelle exige, non, impose ! une action de l’Union contre cette république ? Qu’est-ce qui demande de nous que nous ne soyons, cette fois, pas patients ? Que nous cautérisons la plaie sans la laisser cicatriser ? Le saignement est-il si grave ? Y a-t-il hémorragie ? Non ! Mais il y a infection. La véritable différence entre la Communaterra et l’Union est purement et simplement essentielle ! La nature de ce mouvement en fait, tout simplement, un mouvement ennemi !

Entendez-moi ! Je parle bien de l’essence de ce mouvement ! De ce qui se solidifiera, demain, si nous le laissons devenir un régime ! L’âme qui anime le gouvernement du Communaterra est une âme flétrie et mauvaise. Une âme, surtout, qui aurait eu du sens dans un monde sans Grand Kah ! C’est bien le problème, oui : cette révolution se fait sans compter le poids de l’Histoire ! Entends revenir aux premiers jours de la révolution et, par conséquent, nous faire perdre deux siècles d’Histoire ! Le souci Historique et de légitimité que ne manquera pas, que ne manque pas déjà de créer cette vérité est évident ! Combien de fois devront nous, à l’avenir, lutter avec un peuple pour réaliser soudain que leurs efforts sont divisés entre nous et la Communaterra ? Et si certains nous diront que le mauvais exemple qu’il donne nous érigent en entité politique responsable et fréquentable, cela n’est pas suffisant pour permettre la survie de ceux qui nous ignorent !

N’est-ce donc pas une parodie sordide de notre Union que cette république ? Elle qui reprend notre calendrier et le remet à zéro ? Elle qui se prétend terre de tout les humains quand nous le sommes déjà ? Elle qui regarde la violence de nos exécutions, mesurées, servies par la justice, et leur préfère l’assassinat brutal de dix mille hommes ?!

Car c’est aussi ça ! Et ne me dites pas, vous qui dépensez tant d’énergie à vous prétendre piliers de moral, que vous avez déjà oublié ! Dix mille morts ! Une frontière de béton à la frontière Sylvoise ! Un meurtre écologique qui suit un meurtre de masse. La Loduarie des tropiques, y a-t-il plus à dire, vraiment ? Il n’y a qu’un cœur battant de la révolution, et ce cœur est généreux, puissant, juste avant tout. Ce qui nous fait face tue, pille, massacre. Ignore l’histoire du mouvement international et refuse de mener une politique normale. Ce qui nous fait face entend croître sans ordre ou plan. Ce qui nous fait face entend métastaser, et exploiter jusqu’à la dernière goutte de nos accomplissements à cette fin.

Ce qui nous fait face, donc, est un cancer.

Je ne vois personne ici qui puisse me prouver le contraire. Personne ici qui puisse me regarder dans les yeux, regarder les citoyennes et citoyens de l’Union dans les yeux. Le faire et dire que la Communaterra est une alliée sûre. Qu’elle sert l’action du mouvement révolutionnaire. Le faire et dire que ses écarts se calmeront. Que lorsqu’elle sera armée jusqu’aux dents elle suivra la ligne et se montrera utile. Ce que nous faisons tous mine d’ignorer, au fond, c’est qu’ils s’arment. Ils s’arment ! Mais oui citoyennes et citoyens ! Nous-même ne sommes nous pas prêts à leur vendre des sous-marins et d’autres appareils de combat ? Nous allons les rendre insauvables ! En leur donnant les moyens de leurs ambitions désordonnées nous allons les laisser transformer la Révolution en brouillon.

Je vous laisse réfléchir et tirer les conclusions qui s’imposent : la base de notre pensée n’est-elle pas rationnelle ? N’avons-nous pas écrit les grands principes du socialisme grâce à l’observation pratique des évènements ? Notre pensée est scientifique. Nous savons comment s’est comporté la Communaterra. Comment se comportera-t-elle ? Elle s’est comportée de façon erratique. Il va sans dire que si elle en avait les moyens à l’époque, certaines crises diplomatiques se seraient soldées par en crise militaire. Parce que leur mouvement est faible, nous avons obtenus la paix et la pacification de ce qui devait l’être.

Je réitère. Pensez-vous que les succès diplomatiques de l’Union ont été obtenus par la force de notre rhétorique ? De notre légitimité révolutionnaire ?

Le pensez-vous vraiment ? De la part d’une nation qui ne connaît l’Histoire et ni ne s’y intéresse ?

Ce sont nos armes qui rendent possible nos victoires avec ces chiens fous ! Qu’est-ce qui a changé entre hier et aujourd’hui ? Rien ! Rien, ils deviennent plus polis, sans doute. Se montrent doux pour gagner du temps. Oh, oui, ça ils peuvent prétendre avoir compris. Ils en donnent certains signes extérieurs, démonstratifs. Oh ils peuvent dire qu’ils veulent améliorer leurs relations avec le paix à la frontière duquel ils créent un mur. Ils peuvent dire vouloir la paix avec celui-là tout en invitant des Loduariens sur le sol. Ils peuvent dire vouloir la paix tout en achetant des armes.

Demain, les cargaisons pharoises, peut-être même kah-tanaises, arriveront sur place. Ironie dramatique terrible, ce seront des armes du LiberalIntern qui tueront nos protecteurs de la Révolution lorsqu’ils devront piquer la bête. Je ne doute pas un seul instant que le Communaterra laissera ses pires démons s’exprimer une fois en mesure de nous résister. Non, ne rions pas, ils ne nous rattraperont pas. Mais ils pourront nous faire du mal. Et ils n’y manqueront pas. Ce prétendu centre mondial de la révolution, qui ne parle qu’aux Eurycommunistes, nous jalousera, nous jalouse déjà. Nous haïra. Nous hait déjà.

Alors ! Nous pourrions évidemment interdire au Pharois de leur vendre. Et refuser à nos Syndicats ce même droit. Nous pourrions conserver une communaterra sans armes et sans armées. Nous pourrions laisser cette masse bouillonnante devenir une masse morte et la laisser disparaître. Nous pourrions simplement les voir, hurler de rage dans une cage que nous aurions construite à leur intention. Et leur imposer ainsi de concentrer leurs efforts là où ils seront utiles : sur leur propre développement.

Cette solution serait une solution de faible, j’ose le dire, une erreur.

Ce mouvement peut développer ses propres armes. Ce régime extermine déjà ses propres citoyens. Ce mouvement, je le répète une fois encore, a les mots de sa propre fin : sa parole tue, mais par suicide. Demain, même sans arme, le Communaterra donnera à quelqu’un une raison de l’envahir. Il l’a déjà fait. Et notre protection seule reviendrait en bref à faire d’importants efforts, à nous sacrifier pour quoi ? Pour un mouvement tortionnaire et imbécile.

La vérité c’est que nous devons transformer la chair, la masse du mouvement pour en faire un merveilleux ensemble de communes. Nous voulons faire du monde un jardin ? Ils sont une jungle à défraîchir.. La Communaterra, en fin de compte, est une opportunité pour nous tous. Nous devons la saisir.

C’est notre devoir historique. »
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Scène quotidienne

La lumière blafarde des écrans éclairait inégalement la pièce, révélant quelques formes, tissus, draps et câbles courant sur le sol, entre les meubles et les armoires métalliques où reposaient les serveurs, et l’opératrice assise en tailleur sur son coussin. Maigre, blême, sérieuse, elle s’était aménagée un espace un peu plus confortable au milieu de cet espace cru et froid : sur sa gauche se trouvait un plateau de bois posé à-même le sol et sur lequel reposaient de petites coupelles où restaient des miettes de biscuits, une tasse dont l’intérieur blanc était couvert d’un épais dépôt de thé séché. Derrière, à portée de main, quelques livres aux couvertures criardes et des carnets étiquetées. Sur sa droite reposaient des disques et câbles en rab, posés pèle-mêles dans une boite métallique dont ils débordaient largement. On pouvait supposer qu’elle les avait récupérés à divers occasions et qu’elle les gardait près d’elle car elle en faisait un usage fréquent. Si tout ici semblait désordonné, rien n’était poussiéreux.

En fait, l’endroit pouvait rappeler un nid. L’opératrice était moins une femme qui avait aménagé son espace de travail qu’un animal ayant trouvé un endroit sûr, et s’y étant construit une cachette. Ses choses étaient moins rangées et organisées que posées là selon la logique de l’entassement. On posait des choses similaires aux mêmes endroits, c’était tout. Inutile d’en faire plus. Quelque part sur un meuble, une enceinte sans-fil en vieille d’une ou deux générations crachotait des accords de guitare et la voix élégante d’une chanteuse des années 70. Parfois, l’opératrice battait vaguement la mesure d’une main, parfois encore elle faisait claquer sa langue contre son palais et réduisait la console sur laquelle elle travaillait pour changer de morceau.

Parfois, aussi, elle se contentait de soupirer.

« Non mais ‘sont sérieux... »

Les yeux rivés sur son écran, elle se mordit la lèvre inférieure et se gratta le front, prenant très manifestement sur elle. On toqua à la porte. Elle se redressa et pivota vers le fond de la pièce.

« Hm ?
— Tu veux bouffer ?
— Oh t’es un amour Louise. »

La porte fut ouverte pas une grande afro-kah-tanaise. Vêtu d’un pantalon large et une chemise en lin sur laquelle on avait brodé « Make films, not war ! » en grosse lettre rouges, elle tenait un plateau où reposait une assiette de légumes frits, des couverts, une orange. L’odeur épicée du plat se mélangeait mal à celle, métallique, des nombreux serveurs. Heureusement elle les recouvrit rapidement, remplaçant l’odeur de fond, poussiéreuse, par un parfum qui rappelait les villages côtiers et les plats d’avant-guerre. La jeune femme passa au-dessus des câbles sans même les regarder, et s’arrêta devant l’opératrice, son regard passant brièvement sur le plateau de coupelles et de tasses. L’opératrice l’avait regardé approcher avec un regard reconnaissant. L’afro-kah-tanaise soupira.

« Il est quinze heures, si t’es pas capable de t’arrêter pour manger tu devrais te mettre des minuteurs. »

La remarque n’avait pas été prononcée sur le ton du reproche. Elles se connaissaient depuis longtemps et Louise s’était avéré être une réserve assez inépuisable de patience envers sa colocataire. Non pas que celle-là ait jamais manquée à ses obligations, mais il y avait chez Louise un instinct, peut-être lié à son statut de grande sœur, qui la poussait à surveiller de près le bien-être physique de ses proches. L’hygiène de vie était l’un des domaines où l’opératrice ne brillait pas. Elle toussota, faisant mine de ne pas comprendre.

« Tu voulais qu’on mange ensemble ? T’aurais pu venir me chercher.
— Je l’ai fait, tu n’as pas répondu.
— Ah... »

L’opératrice se passa une main dans les cheveux, tirant en arrière une mèche brune et grasse, puis se leva du coussin.

« Merci. »

Elle attrapa le plateau et acquiesça en signe de remerciement. Elle avait son petit sourire gêné, quelque chose qui passait généralement pour un aveu : elle s’excusait mais elle recommencerait. Louise soupira puis lui sourit en retour.

« Régale-toi championne. Et ce soir je ne suis pas là, je sors avec les autres. Tu veux venir ?
— Vous allez où ?
— Au Shame. »

L’opératrice se pencha pour poser le plateau au sol, considérant l’offre. Elle aimait bien le Shame. C’était un endroit cool et très safe. Deux caractéristiques qu’elle jugeait profondément codépendantes. Un endroit cool était un endroit où il était bon d’être vu. Il n’était pas bon d’être vu dans un coin craignos. Au mieux il existait des lieux qui arrivaient à se faire passer pour cools, provoquant le passage occasionnel de quelques noms réputés, mais tout le monde savait faire la différence. Elle se gratta le menton.

« C’est quoi ce soir, un DJ set ? »

Louise sembla réfléchir puis acquiesça. Le Shame invitait pas mal d’artistes de la scène locale. Elle voulut ressortir le nom précis des types, dès-fois que cela puisse influer sur la position de sa colocataire, mais abandonna très rapidement : elle ne faisait pas attention à ce genre de détails et ne les retenait pas conséquent pas. Sa réponse fut plus courte qu’elle ne l’aurait aimé.

« C’est ça.
— D’accord. » L’opératrice haussa les épaules puis afficha un pauvre sourire.« Ils m’ont foutu les serveurs du commuNet en vrac, je ne sais pas si je vais avoir le temps de tout réparer avant ce soir.
— Merde. T’as pas un collègue qui peut prendre la relève ?
— Ils sont déjà dessus, je me sentirais mal de les abandonner. Esprit de corps, tout ça. »

Elle s’abaissa pour se réinstaller sur son coussin. Son regard se posa sur le plateau. Les légumes prenaient une allure étrange sous l’éclairage blafard de ses moniteurs. Il les tentait d’un aspect maladif que l’opératrice avait parfaitement accepté : c’était, après tout, la teinte de son quotidien.

« En tout cas ça a l’air super bon.
— Demain c’est toi qui cuisines.
— Je me suis mis une alarme. » Elle sourit en voyant Louise lever un pouce approbateur. « Et si t’as pas fait la vaisselle, laisse. Je m’en occuperai avant ton retour.
— D’accord. »

Elle rabaissa la main et affecta une mimique amusée avant de se retourner vers la sortie. L’opératrice la suivit du regard, puis se retourna lorsqu’elle eut passée la porte. Retour aux moniteurs. Les infrastructurelles matricielles n'allaient pas se réparer toutes seules.
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