14/07/2016
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Pour tout texte Rp de nature narrative se déroulant au sein du Grand Kah.
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Il était sept heures de l’après-midi et l’air s’était rempli de cette lourdeur caractéristique qui précédait les pluies saisonnières. Le ciel, qui avait été d’un beau bleu toute la journée, se couvrait peu à peu de nuages aux noms complexes et dont les formes laissaient deviner comment finirait la soirée. De la pluie. Léos, mains plongées dans les poches de son trenchoat, observait l’horizon par-delà le Lac Rouge. La pluie, qui viendrait éclabousser les éclats de la ville, s’ajouter au sang des pyramides antiques, dégouliner le long des tours plus récentes, des quelques monuments que la Révolution avait éparpillée çà et là, et de ceux qui, dressés par la réaction, avaient survécu aux terreurs successives. Une pluie purificatrice. Qui nettoierait tout, pour un temps. Et la vie, reprenant son cours, souillerait tout sur son passage. À nouveau. Alors c’était vrai. Le Kah était vraiment une roue. L’écrivain grogna. Dans son dos, des éclats de voix qui lui parvenaient à peine.

« Mais… Vous êtes absolument sûr de ce que vous dites ?
– Mais oui ! Oui ! C’est tout le problème, écoutez-moi un peu. »

Deux voix d’homme, au lourd accent latin. Léos soupira, sortie une main de ses poches pour se la passer sur le visage et se détourna pour de bon de sa contemplation, boitillant du bord de l’eau à l’intérieur de la Villa Régale, refermant la porte en verre épais derrière lui. Il se trouvait désormais dans un joli salon d’un luxe relativement inhabituel, témoignant d’économies et de mise en commun. Tableaux de maître, meubles style colonial, une bibliothèque d’ouvrages conservateurs... Et ils étaient là, les conjurés. Les actuels chefs de la faction Synarchiste. Des vieux fous, quelques rêveurs. Ceux qui, tout en ayant l’intelligence de savoir ce qui était bon pour le Kah, n’avaient pas celle de collaborer avec les radicaux. Ceux qui, en fait, se mettaient en danger pour la réalisation de leur rêve, au lieu de pragmatiquement se soumettre à ceux des dégénérés et Comités. Ceux, disons-le enfin, qui de tout le Kah étaient peut-être les seuls à mériter le titre de révolutionnaire.

Cette dernière pensée arracha un sourire Léos. Oui. Pour rien au monde il n’aurait échangé ses compagnons. Le club des Synarchiste, tant de fois interdit, dissous, porteur de l’idéologie la plus pure, avait de beaux jours devant lui. Il reprit son chemin et vint s’installer dans le confortable fauteuil rouge qui lui était réservé, faisant aussitôt signe à un chevalier qui attendait dans un coin, fidèle serviteur. L’homme s’éloigna du salon pour aller chercher le verre d’eau réclamé par son maître. Les conjurés continuaient de parler, quelques-uns saluèrent le retour de Léos d’un signe de tête.

« Non. » Le type qui prenait la parole était un genre de gros fonctionnaire, qui arrivait l’exploit d’être relativement gras tout en dégageant de la puissance. Il avait une voix de gros crapaud patibulaire. C’était d’ailleurs son surnom. « La Synarchie ne peut pas s’accommoder de la monarchie. Pas sous la forme impériale proposée par les Sukarettos. L’impérialisme centralisateur ? Le culte de la personnalité impériale ? Mais où voulez-vous que se trouvent nos intérêts dans cette affaire ? Un grand homme n’en pond pas automatiquement d’autres. La génétique n’est pas si forte.
– Ne soyons pas sots... » Ton fatigué d’un jeune homme qui semblait las de défendre sa position. Il se passa une main gantée de blanc sur le front, qu’il avait en sueur. « Nous ne savons pas ce que donnerait une nouvelle vice-royauté mais…
– Mais nous savons qu’un régime libéral nous permettrait d’étendre notre influence coupa le gros. Par là... » Il s’interrompit le temps d’un déglutissement qui sembla douloureux. Parfois ça lui prenait. « Par là je veux dire que nous savons que les médias et les entreprises pourraient être réparties intelligemment aux mains de quelques-uns.
– Le problème du libéralisme, lâcha un tiers, c’est que ce pouvoir pourrait être racheté par des étrangers ou des individus ne participant pas à la Loge. Ce qu’il faut c’est le corporatisme.
– T-t-t-t. Même sans, on pourrait s’entendre. En tout cas l’oligarchie économique est la seule manière d’assurer le pouvoir de l’élite sur la population sans risquer de le perdre tout entier au profit d’un crétin couronné. En plus l’héritière impériale est une femme, une métèque et – à priori – une athée. Et puis ces clips musicaux c’est – passez-moi l’expression – d’un goût de merde… Non l’empire n’a rien à nous offrir.
– Vous manquez de connaissances historiques, le crapaud ; Dites-lui, Léos. »

Le chef conjuré haussa un sourcil. Il se redressa un peu dans son fauteuil et fit mine de hausser les épaules. Il aimait ces petits débats. Plus que tout, il aimait y mettre un terme en imposant son point de vue. C’était un avant-goût du pouvoir qu’il aurait un jour. Une oligarchie d’élite, mais soumise à sa volonté. Car il était le leader naturel, comme dans toute meute, dans tout groupe. L’alpha, en quelque sorte. Au moins par la simple force des mots. C’était lui, l’idéologue.

« Eh bien, que dire ?
– L’empire ! La Synarchie et le premier empire, expliquez-lui !
– Oh !... » Il soupira, indiqua la bibliothèque et claque des doigts. « Angel, pourriez-vous aller me chercher, hm. Jin Sukaretto, Empereur du Kah, volume deux ? C’est l’énorme format, couverture bleue, tout en haut du meuble. »

Le dénommé Angel sauta de sa chaise pour s’exécuter prestement. Il traversa la moitié de la pièce, grimpa sur un tabouret pour attraper le livre demandé puis vint le placer dans la main tendue de Léos, qui se repositionna sur son siège et le feuilleta à la recherche d’un chapitre précis.

« L’un des seuls livres sur l’empereur qui ne soit pas exclusivement à charge. » Il parlait presque pour lui-même. « Pour un genre de communiste centralisateur, Henmin Guillery était un historien qui méritait d’être lu. Voyons. Là. »

Il s’interrompit et planta son regard d’acier, d’une froideur de dague, dans celui de l’homme à qui il devait faire la leçon. Celui-là s’était reculé sur le canapé où il était assis, jambes croisés, bras étendus, le tissu de son costume tendu sur sa peau flasque. Il attendait avec un demi-sourire, curieux de voir quelle vérité allait émaner du passé. Le gros crapaud, pour être une créature répugnante, était aussi intelligent. Surtout, il connaissait ses limites et compensait ses lacunes historiques par une curiosité sincère et, plus important, une compétence financière qui le rangeait parmi les plus grands de la région. Léos acquiesça.

« Voilà. C’est en fait très simple. Le premier empire n’est pas apparu tout seul. C’était plutôt une dernière tentative de la raison et du sens – entendez des partis conservateurs et réactionnaires – pour résister à la folie des comités. Une entente de financiers, de bourgeois en tout genre. Il y avait même des loyalistes à l’ancienne métropole, et d’anciens nobles, aussi. Les grandes lignes du gouvernement avaient été établies avant même le coup et Jin Sukaretto a uniquement été choisi après le refus du premier général auquel on avait proposé la combine et la mort accidentel du second. C’était un opportuniste intéressé par l’argent et qui ne voyait que son intérêt financier. Il avait accepté de légiférer sur le libre-marché, de créer une banque privée à fond d’État ayant le monopole du papier monnaie… Vous connaissez tous ce qu’a fait l’empire pour la propriété et le commerce, évidemment que les idées ne venaient pas de ce jaune. » Il afficha un sourire ironque. « Passons. Pendant qu’il remplissait ses poches des taxes et vivait dans le luxe, il laissait des groupes d’experts lui dicter sa politique. Vous comprenez, maintenant ?
– C’est effectivement… » Le crapaud ne termina pas sa phrase, faisant un petit geste de main qui en disant long sur sa pensée. « Eh bien, je vois ce que nous aurions pu faire l’époque. Mais pardons de le dire, les impériaux sont des crétins idéalistes. Je doute qu’ils soient au courant, vous voyez ; Ils me font plus l’effet de vouloir restaurer l’empire des pamphlets de propagande. La gloire militaire et nationale, l’hérédité, ces enfantillages.
– Vous avez tout à fait raison. L’alliance de la synarchie et de l’empire aurait pu se faire à l’époque. Maintenant c'est trop tard. Le monarchisme est devenu un repaire d’aventuriers stupides et de gosses. Alors nous ne pourrons pas faire gouvernement avec eux. Et il faut bien prendre garde qu’il ne leur vienne pas à l’esprit de ranimer les intégralistes !... Mais si on veut chasser les rouges, il va bien falloir faire alliance avec tout le monde ; Vous me comprenez bien ? Faire alliance puis… Comment pourrait-on dire. Puis traiter le problème dans un second temps. »

Il renifla, se pinça le nez et referma le livre d’un geste un peu sec. Fini le Léos joueur et satisfait, il était de nouveau pensif et un peu froid. Malgré tout il offrit un petit sourire à l’assemblée, probablement pour remercier ses pairs des applaudissements polis qui avaient suivi la fin de son discours. Quand tout fut bon, il leva simplement une main.

« Bien. Reprenons, maintenant. Avant ce petit échange vous deviez me parler de la conspiration des bombes. »

Des attentats sous faux-drapeau. Tenter de plonger les comités dans la confusion, de rendre nécessaire plus de centralisation, ou de monter la population contre le gouvernement ; D’une manière ou d’une autre, la conspiration des bombes représentait le meilleur espoir de la Synarchie. Son responsable – Endors Legal – allait justement expliquer ses avancées quand la situation vrilla. Du point de vue de Léos, tout se passa très rapidement. Des images confuses. Chaque fois qu’il y repensait elles étaient différentes. Comme si sa mémoire était un puzzle éclaté, et qu’à chaque tentative pour le reconstituer il trouvait des pièces différentes.

Ça avait commencé par un bruit sourd, à l’étage de la Villa. Puis un cri étouffé et un très audible « Ah, eh bien merde » teinté de ce détestable accent indigène. Puis ils l’avaient tous vu, le serviteur qui avait déboulé dans le salon en courant, une lame plantée dans la nuque. Il s’effondra en un hoquet. Toucha le sol au moment précis où les conjurés se levèrent. Mouvement de panique. Le crapaud pointa une main grasse vers les escaliers, comme pour souligner ce que tout le monde avait déjà compris. Léos, plus vif, se retourna vers la porte-fenêtre et le lac. Vite. Peut-être que dans la confusion, il pourrait disparaître. Il n’avait pas le temps de penser au reste. Fuir. Quitter les lieux. Il boita comme il put.

Peine perdue.

Un instant seulement après la chute du serviteur, ce fut une grenade incapacitante qui roula dans la pièce. Son explosion, accompagnée d’un puissant « BANG », plongea les synarchistes dans la stupeur. Aveuglés, assourdis, certains trébuchèrent sur le mobilier, ou les uns sur les autres. Le crapaud, pour sa part, commença l’une de ses fameuses crise d’hyper-ventilation. Léos porta une main à ses yeux et cria en se renversant en arrière. Il y eut un tir de fusil d’assaut. Derrière le voile de ses acouphènes il entendit un mot simple.

«ÉGIDE ! »

Les braves chevaliers synarchistes qui gardaient le bâtiment. Il ne faisait aucun doute que ceux à l’étage étaient déjà mort, mais il y en avait un bon contingent au rez-de-chaussée. Peut-être qu’ils sauraient les protéger ?

Non.

Pas contre l’Égide.

Il y eut d’autres rafales, des tirs, des cris. Les types de l’Égide déboulaient par les escaliers à l’étages. D’autres arrivaient par les fenêtres, défonçant le double-vitrage comme s’il s’agissait d’écrans de sucre. Les chevaliers tentaient de prendre position, se cachant derrière le mobilier, les murs, attrapant leurs fusils de chasse, leurs armes de poing, mitraillant, vidant chargeur sur chargeur en direction des attaquants. Et ceux-là, minutieux, derrières leurs boucliers d’acier. Un tir, un autre. Les tombaient comme des mouches Festival de grenades incapacitantes, Léos commença à ramper. Souffle court, goût de fer das la bouche, sensation acide qui lui remontait depuis l’estomac. Dans son dos il entendait les cris. Les chevaliers reculaient, il se retourna pour voir l’un des synarchistes – le jeune aux gants blancs – attraper un pistolet pour se faire sauter le crâne. Son cerveau rosé répandu sur le tapis. Le traître ! Léos enrageait. Comment osait-il se tuer, s’ils devaient se faire prendre ils devaient faire corps, ils…

Un chevalier tomba devant lui, éborgné. La dernière chose que Léos eut le temps de constater, avant qu’une crosse ne s’abatte à l’arrière de son crâne, ce fut que la balle qui avait pénétré l’œil du milicien était bleue, molle, et probablement en caoutchouc. L’Égide attaquait à l’incapacitant. Alors quoi, on avait déjà statué sur leur sort ? Soudain, Léos se dit que s’il avait eu une arme, lui aussi se serait tué.

Puis tout devint noir.
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Station de métro de l'avenue de la liberté

Lac-rouge, de son nom révolutionnaire "Commune ville-libre", était en proie à une certaine agitation.

Depuis plus de deux siècles.

Depuis le début de la révolution, en fait; Avec quelques rares interruptions correspondant aux tentatives centralisatrices ou autoritaires, auxquelles n'étaient pas étrangers les ancêtres de Rai Sukaretto. L'idée arracha un sourire froid à la citoyenne Actée alors qu'elle finissait d'enfiler sa veste pour sortir de son appartement. Cette même Rai Sukaretto qui participait maintenant aux séances du Comité. Qu'elle devait supporter quotidiennement. Le pardon n'avait pas que des bons côtés.

Bien entendu il était difficile de cerner les nuances qui avaient caractérisé cette agitation. Si l’on s’en reportait aux rapports officiels, aux livres d’histoire, on se retrouvait simplement face à une suite de lieux communs peu parlants. Tant d’hommes exécutés, de lois passées, complots démantelés, de clubs créés, dispersés. Tel orateur trouve la mort à telle occasion. Tel grand homme menant les foules contre le parlement. Tel droit donné à telle minorité. Inauguration d’un nouveau monument, milice armée dans les communes côtières, changement de système politique. Le club du Temple prend le pouvoir. Le club Saphir prend le pouvoir. Les modérés prennent le pouvoir, puis les radicaux. Vingt têtes tombent. Putsch de l’armée. Le Culte de la Raison remis en cause et ainsi de suite. Rien de tout ceci n’était pas très romantique ou même digeste. Il s’agissait d’une suite de faits, d’éléments qui, à vrai dire, ne permettait pas de pleinement appréhender les nuances. Au final, et c'était la position d'Actée, il fallait calculer le succès de la révolution non-pas en considérant les actions transitoires ni même en faisant une somme des différents ensemble, mais bien en observant d'où on était parti, et où on en était. Cette façon de faire lui était reprochée par différents clubs - c'était l'argument favori des technocrates pour la contrer en débat, par exemple - mais elle insistait. Et alors ? Quand bien même la science a participé à l'amélioration du sort commun, ce n'est qu'un outil comme un autre. On ne paie pas le marteau à la place de l'ouvrier, si ? Les éléments extérieurs ayant participé au succès des objectifs révolutionnaires doivent être perçus comme faisant partie intégrante de la révolution, car d'autres régimes auraient pu les utiliser de la mauvaise manière et générer - par exemple - des outils d'inégalisation. C'était sa position. Une position qui lui permettait un point de vue d'un redoutable optimisme sur la situation du Grand Kah. Le moteur de la révolution avait été la colère et le désir de vengeance. Désormais, le Grand-Kah carburait à l’espoir et à la fierté.

L'asiatique acquiesça pour elle-même. Oui. Preuve en était, le Kah avait élue la descendante de ses dictateurs les plus notables au poste suprême. Plutôt que de mourir, la révolution avait muté. A l’image de sa capitale, elle s'était bonifiée avec le temps. Avait créée une culture qui lui était propre, qui détonnait avec celle de l'ancien monde, peut-être.

Lac-Rouge n’avait plus grand-chose à voir avec la ville qu’elle avait été. Encore un constat qu'Actée se faisait quotidiennement en se rendant sur le lieu de réunion du Comité de Volonté Publique. A l’époque, par exemple il n’y avait pas de transports en commun, on devait remonter toute l’avenue Liberté à pied. Non pas qu'elle ait jamais connue cette lointaine période. Mais elle le savait. Tout le monde le savait.

Elle marcha un peu moins de dix minutes dans le dédale de rues propres qui composait le quartier où elle logeait. Des immeubles récents couverts de plaques blanches bleues et rouges, dressés autour de squares et de jardins individuels et traversés par un monorail suspendu. Actée grimpa les marches de la station, glissa un boncos dans le distributeur de billets et passa le portique la séparant du quai, qui était vide. Les réunions du Comité avaient lieu en soirée, à une heure où la population tendait à rentrer du travail. Le principe étant à l'origine que le Comité - ou plutôt le parlement - devait être en mesure de recevoir des délégations de la population laborieuse. La situation avait évoluée avec la calibration du système communal et l'évolution des technologies et méthodes, de telle façon que cet horaire signifiait simplement aux yeux d'Actée qu'elle voyageait généralement dans des rames vides. Comme elle était un peu en avance elle s'arrêta devant l'énorme panneau d'affichage public qui occupait un bon tiers du mur de la station. Une petite femme très droite, cheveux ramenés en arrière, coincée dans on costume gris, strict, tenant une mallette. Elle ne payait vraiment pas de mine. Le panneau, au contraire, était d'une masse énorme. Divisé en une série de rectangles dédiés aux communes du quartier, un second espace réservé aux communes extérieures - qui pouvaient afficher sur demande auprès des communes locales - et un dernier, un pur affichage libre; Il y avait des notes, bulletins d’information en tout genre. De la réclame, aussi. Untel disait avoir sa production semestrielle de bière. Untel ouvrait une exposition éphémère d'art abstrait. Telle commune cherchait un sculpteur pour honorer un citoyen remarquable récemment décédé etc. Il y avait aussi - ça fit hausser un sourcil à Actée - une affichette donnant les adresses de plusieurs points de distribution où on pouvait amener un disque vierge ou une disquette de donnée pour acquérir le troisième volume de Kakumei, teikoku, kyūketsuki, ou "Révolution, empire et vampires". Un visual novel s'amusant à ré-imaginer la période du premier empire et y incluant des suceurs de sang. Les précédents avaient eu droit à un petit succès qui avait précipité une campagne de don permettant au cercle de créateurs en étant à l'origine de se concentrer sur la création du troisième. C'était à peu près comme ça que fonctionnait l'art au sein du Kah. Malgré le salaire universel la plupart des citoyens s'assuraient un confort supplémentaire en produisant de la "valeur" dont le surplus revenait à leur commune. Des communes pouvaient décider de financer des projets artistiques à l'aide de ce surplus ou bien des citoyens pouvaient tout simplement se contenter de leur salaire universel et consacrer leur temps à la production d'un objet culturel. La plupart du temps les créateurs reconnus recevaient aussi des dons de leurs fans, les autres pouvaient aussi exposer et défendre leurs idées en assemblée pour récolter quelques fonds individuels ou communaux. Une forme de mécénat public, en somme, qui avait amené à la création de quelques projets réellement monumentaux. Sans même parler des syndicats audiovisuel.

Comme le monorail arrivait à quai, Actée se détourna de l'affichage pour y entrer et s'installa près d'une fenêtre. Elle salua l'unique autre passager d'un "Salut et fraternité" d'usage et ouvrit son porte-document pour en faire émerger un assistant personnel qu’elle activa, relisant ses notes en vue de la réunion à venir.

Le monorail se mit en marche, courant le long de l'avenue des eaux, entre deux larges canaux dont l'existence précédait même la colonisation et bordés de terrasses en tout genre, avant d'obliquer pour remonter le long du jardin du Musée Républicain des peuples Autochtones, adossé à la vieille académie de la concorde. Les colons avaient, dès leur installation, fait de leur mieux pour coexister avec les autochtones du Grand Kah. Malgré les inévitables politiques discriminantes et esclavagistes. Au final, lors de la révolution, les descendants des indigènes et les prolétaires opprimés firent alliance. Depuis, les frontières entre autochtones et colons s'étaient peu à peu effacées. Syncrétisme, c'était le mot. Et l'art de vivre moins matérialiste des populations locale avait inspiré les premiers républicains, jusqu'au culte de l'Être suprême qui faisait office de philosophie politique majoritaire.

Le tram suspendu fit un bref détour et se retrouva au sommet d'une butte depuis laquelle on pouvait observer l'ensemble des vieux quartiers, des toits plats s’étendant jusqu'au bord du lac sur lequel la ville était dressée. De l'autre côté de l'eau, des villes industrielles et des communes militaires. Commune Ville-libre assurait son indépendance par les armes, au moins traditionnellement. Le monorail continua, s'arrêta aux pieds de structures administrative d'où commençaient à dégorger des fonctionnaires, puis s'engagea enfin sur l'Avenue Liberté, ancienne Avenue real, remontant jusqu'à la commune fortifiée d'Axis Mundi. Où se trouvait le Parlement Général. Par sens du défi- ou d'une ironie superbement morbide - on avait laissé au centre des énormes temples pyramidaux une statue du vice-roi et de sa reine. Lorsque Actée émergea de sa rame elle prit la peine d'approcher des deux figures de pierre, trônant au milieu de la grande place. Comme d'habitude ils étaient couverts de banderole, de graffitis ironiques. Elle les fixa, renifla avec mépris et porta une main en visière au dessus de ses yeux pour regarder le grand temple qui se trouvait dans le prolongement direct du couple. Soixante-dix mètres de haut. Elle pivota sur ses talons, observa les figures de pierre. Soupira.

"A quoi s'attendre, après tout ?"

Chaque traversée du complexe monumental était pour elle l'occasion de mieux comprendre pourquoi on avait sauvegardé les statues. Dans une petite ville de province elles auraient sans doute fait forte impression mais laissées telles quelles au milieu d'une telle débauche de palais, de temples, de pyramides en tout genre, de structure architecturale parfaite, de planification urbaine qui à l'époque dépassait tout ce qui se faisait dans les métropoles coloniales... Au mieux, le daïmio et sa femme ne semblaient pas à leur place. Au pire, ils marquaient clairement leur infériorité. Deux colons, perdus dans un piège à loup de la taille d'un pays entier. Leur sort tenait finalement du destin. Actée repris sa route.

Devant elle s'amassait une foule opaque, entourant l'une des pyramides mineures, où se dressait un juge-prêtre de l'Être suprême et des notaires de la Magistrature. Le juge déclamait une liste de nom et de crimes. Des slogans révolutionnaires étaient scandés par le public et, parfois, le bruit caractéristique d'un couperet raisonnait. Aujourd'hui on démantelait le complot synarchiste. Irrécupérables oligarques, réactionnaires, dangereux pour le Grand Kah dans son ensemble. Actée avait elle-même cosignée les listes d'arrestations avec le reste du comité. La Magistrature avait été particulièrement sévère avec les conjurés mais enfin, la loi était la loi. Et s'ils devaient mourir...

Haussement d'épaules. Actée contourna la foule et se fraya un passage jusqu'au parlement général.
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Les nouvelles recrues de la garde attendaient en rang. Face à elles une tribune et derrière, l’étendu d’un plan d’eau, parfaitement artificiel, autour duquel s’étendaient les structures de plusieurs appartements brutalistes datant des années 60. Les lieux avaient été entièrement conçus par un même directoire d’architectes, à la demande express du Parlement Général d’alors, pour loger celles et ceux qui avaient perdu leur foyer lors de la révolution contre le régime des Sukaretto. Le résultat était d’un genre assez original au moins selon les standards de la région. Un grand plan d’eau oblongue. D’une part des immeubles de quatre étages d’un béton élégamment modelé, structures spacieuses sur pilotis, organisés autour de jardins et dont la forme générale prenait des airs art déco et, à l’opposé du lac artificiel, d’autres immeubles. Trois étages, ceux-là, et d’un néoclassicisme assez absolu rappelant les villes des populations nahuatl. C’était eux qu’on avait décidé de remodeler en casernes. Les communes locales avaient donné leur accord, plus personne n’habitait depuis longtemps dans ces structures qu’on avait depuis changé en réserve secondaire. La reconversion en camp d’entraînement avait été l'affaire d'une semaine de travaux, sous la supervision directe du Comité de la Volonté Publique. Il s'agissait de créer une caserne modèle devant former des soldats modèles. Une expérience qu'on espérait reproduire dans chaque commune.

Les soldats étaient arrivés de toute l'union. Si l’idée de la guerre tendait à hérisser les poils d'une partie des députés – principalement par peur et rejet des idées centralisatrices – la population en elle-même estimait la Révolution comme guerrière. C’était des citoyens en arme qui avaient renversé les tyrans. On ne défendait pas ses droits avec des mots ; Pas face aux brutes, en tout cas. Et des brutes, le monde en était plein.

La conclusion s'imposait ainsi de façon assez évidente.

Alors les volontaires s’étaient présentés, et en nombre tel qu’on avait été obligé de les trier. Après tout il ne s’agissait pour l’instant que de doubler la taille de la garde d’Axis Mundis, de passer de dix-milles à vingt-milles hommes formés et équipés pour le combat. Mais ce n'était qu'un premier pas, ce qu'expliquait d'ailleurs le citoyen Mayhuasca, perché à la tribune. Le type était un véritable enragé quand il le voulait, ce qui pouvait surprendre de la part de celui qui passait au premier abord pour un sinistre petit maigrelet, excellent théoricien mais manquant de présence. Edgar Alvaro Maximus de Rivera et Actée Iccauhtli, venus en délégation avec le radical, observaient la petite scène depuis leur position, bien à l'écart.

« Il se débrouille bien. » Actée. Elle avait toujours apprécié les ardeurs de son collègue. À côté d’elle, De Rivera haussa les épaules, il avait arrêté de regarder le discours pour se concentrer sur un groupe d’oiseau tournoyant au-dessus du plan d’eau. Les deux individus n'avaient pas grand-chose à voir l'un avec l'autre de telle façon qu'il était presque étonnant de les savoir collègues, travaillant quotidiennement ensemble, au sein d'un même commité. L'une était une petite asiatique aux traits légèrement ingrats : yeux globuleux, bouche un peu tordue, peau bosselée, constamment dédaigneuse, cernée, coincée dans une veste grise ouverte sur une chemise bleue et une cravate pourpre, et l'autre : grand slave d'âge mûr, cheveux gris abondans, peau couleur bronze, traits mous mais au sein desquels on devinait comme une espèce d'ancienne ardeur qui pouvait à tout moment ressurgir. Lui portait un long manteau type trench-coat. Pas de cravate mais une série de pins représentant son soutien à diverses communes, syndicats et clubs politiques, accrochés au niveau de sa poitrine et sur ses épaulières en rond-de-cuir.

L’autrice repris. « Vous êtes un ancien militaire, ça devrait vous plaire, non ?
– C’était essentiel, il a bien défendu notre projet. 

Un manque total d'ardeur, il alignait les mots sans s'y arrêter, lâchant un constat des plus laconiques qui déplu à Actée. Elle aurait voulu de la vigueur, trouver quelqu'un capable de lui renvoyer la balle et de lui vanter les mérites des armes – ou au contraire de s'y opposer fermement.

« Mais ?
– Hm. » Il haussa les épaules et se passa une main sur le visage. Sa peau flexible se déforma brièvement à son contact, accentuant encore l'air las du citoyen. « Un réarmement. Est-ce qu’un seul des députés sait seulement à quel point la tâche va être complexe ? Leur commission s'en rendra bien compte, de toute façon. Nous allons avoir besoin d’espace. De beaucoup plus d’espace qu’ils n’ont concédés à nous en donner pour l’instant.
– C’est un début. » Elle lui lança un regard en coin. Il acquiesça, à l'évidence bien décidé à ne pas s'engager dans un grand débat. Actrée retint un commentaire acerbe. « Il aurait pu parler de la force défensive des communes extra-marines, elle a toujours été irréprochable.
– Sans doute.
– Bon. Qu’est-ce qui vous inquiète, mon vieux ? »

Il arrêta de regarder ses oiseaux, réorientant lentement son regard vers Actée. Celle-là avait croisé les bras, son visage était marqué de son habituel mélange de sévérité et de bouderie.

«Le Grand Kah se rouvre sur le monde. Comme vous le vouliez. Sauf qu'il n’est absolument pas près. Nous avons tout oublié de l'international. »

Elle haussa un peu les épaules, décroisa les bras pour se recoiffer d'un geste machinal.

« Nous apprendrons. »

Il la fixa, cherchant à percevoir si elle se moquait de lui ou était sérieuse. L'autrice était une personnalité particulière qu'il s'avait intelligente et hargneuse, aussi estima-t-il qu'elle cherchait sans doute à l'irriter. Il lui rendit un sourire fatigué.

« Nous sommes des amateurs dans un monde de professionnel, Actée. Vous avez précipité l’ouverture de l’Union et maintenant…
– Maintenant ? »

Il plongea les mains dans les poches de son manteau gris. Le membre du comité semblait las, fatigué. Il affichait maintenant un sourire très neutre.

« Maintenant nous verrons bien. » Il lui tourna le dos, se dirigeant lentement dans la direction opposée à celle de la tribune où continuait de parler Aquilon. « Marchons un peu. »

Actée lui emboîta le pas, secouant la tête.

« Maintenant nous ne pouvons plus faire marche arrière. C'est ce qui vous dérange, non ? » De Rivera commençait à comprendre où elle voulait en venir. Quand elle reprit ce fut d'un ton joyeux. « Vous êtes de la génération prudente, Edgar. De celle qui a tenté de gélifier la Révolution. De la transformer en une espèce de pièce de musée, n'existant qu'en tant qu'idée fixe dans un environnement contrôlé. Pas vous personnellement, d'accord, mais votre génération dans son ensemble. Un excès de prudence, ou peut-être une peur de l'adversité. En tout cas voilà, vous avez voulu concilier Révolution et fin de l'histoire. Alors que la Révolution c'[i]est[/] l'Histoire. Elle avance constamment, change. On ne fait pas geler de l'eau bouillante.
– Métaphore limitée, Actée.
– Mais vous savez que j'ai raison. » Elle se passa à nouveau une main dans les cheveux et sembla hésiter, sa mine se renfrognant un peu. « J'ai forcé l'ouverture du Kah pour empêcher les vôtres de nous écraser sous leur attentisme. Maintenant il y a trop de variables et d'inconnus pour ne rien faire. C'était nécesaire pour assurer que ce nouveau cycle suive son cours. Le Kah est une roue et le propre d'une roue c'est de tourner.
– Vous n'avez pas à justifier votre action auprès de moi. J'ai approuvé l'ouverture du Kah.
– Vous l'avez accepté sous un certain nombre de condition.
– Parce que je reconnaissais que vous aviez raison, au moins sur certains points. »

Elle le dépassa pour lui faire face, bras croisés, encore.

« Je vous écoute, alors. Qu'est-ce qui pose encore problème.
– Rien. Mais nous allons faire face à un important défis intérieur. Avec les communes. »

Un sujet qu'il maîtrisait bien mieux que l'autrice, celle-là s'écarta pour le laisser passer et reprit la marche en silence, désormais très attentive.

« Nous allons devoir trouver des partenaires internationaux, pour justifier notre ouverture d'une part et la rendre utile de l'autre. Or le Kah accepte généralement l'idée selon laquelle nous sommes la seule entité véritablement libre et égalitaire. Ce qui signifie que toute alliance avec une entité étrangère pourrait passer pour une forme de trahison de nos idéaux. » Il grogna. « J'ai lu vos documents. Je suis assez d'accord avec votre réponse à ce problème, en fait. Tout accord mutuellement bénéfique avec une nation étrangère doit être considéré et justifié, sur le plan idéologique, en prenant le parti de considérer ce qui aide le plus la révolution. Notre position sera de dire qu'on peut s'accorder avec une dictature oligarchique, par exemple, si cela rapport plus d'avantage au Kah et donc à la révolution qu'un accord moins rentable avec une nation moins détestable. Tout en prenant en compte et en retirant de ces avantages ceux procurés à la nation oligarchique. Il faut donc pour chaque accord estimer à quel point il nous renforce et à quel point il renforce les positions de ce que nous cherchons à abattre. Cependant il faut aussi estimer l'aspect de l'influence que pourrait obtenir l'Union sur la scène internationale, et du regard que pourraient porter les communes sur notre action. Cette espèce de pragmatisme n'est pas aussi évidente à comprendre que l'idéalisme des radicaux.
– Nous verrons bien.
– Vous avez déjà une idée en tête, n'est-ce pas ?
– Nous en parlerons au comité de ce soir. J’espère pouvoir rapidement la proposer aux Communes.
– Soit. Alors en attendant je n'ai plus rien à ajouter. »
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Un air de campagne.

La voie ferrée est une vieille dame. Suivant la ligne d’un vieux sentier indigène, elle règne ici depuis plus d’un siècle. C’était l’une de ces premières grandes liges, partant du nord peuplé en direction du sud, éternelle obsession des colons, qui l’avaient transmis bien malgré eux aux indépendantistes. Le sud. Cette jungle épaisse, ces monts escarpés qu’il fallait sans cesse cartographier, comprendre, étudier. On ne pouvait pas le comprendre. Pas même l’apprivoiser, en fait. On pouvait vivre avec. L’Union s’en sortait bien. Cette voie avait aidée.

C’était en dix-huit cent quarante. L’industrialisation n’était plus tout à fait un mot nouveau, mais tardait à s’implanter dans un pays aux héritages agricoles. On avait recyclé les manufactures du nord, mais le pays vivait encore de maïs et de sucre. Les haciendas, devenues phalanstère, répondaient aux besoins du pays. Et les communes, alors, s’industrialisaient à leur rythme, sans qu’une quelconque centralisation du processus n’ordonne l’affaire. Ce n’était pas pire que dans les régimes capitalistes, où l’industrie pullulait selon les plans d’individus seuls. Là non-plus, il n’y avait pas vraiment de plan directeur.

Les communes travaillaient à entrer dans ce qu’on appelait alors la modernité. Elles s’entendaient pour mettre en commun leurs moyens, et les petites fabriques laissaient place à de grandes usines. Les sentiers à des routes, parfois des rails.

La ligne nord sud, qui allait de la pointe nord du territoire et s’enfonçait profondément dans ses zones inexplorées, avait commencé comme ça. Les communes riches et urbanisées du nord, soucieuses d’accélérer le transport des biens et des individus, s’entendirent pour fabriquer, secteur par secteur, une grande voie. Arrivée aux frontières de la civilisation telle qu’on l’entendait alors, des ingénieurs décidèrent de relever le défi technique que représentait alors l’édification d’un tel chemin à travers la canopée profonde. Le but était de relier les grandes villes du sud, survivant dans un relatif isolement, à la capitale administrative de la Confédération. Des années plus tard, on installa la voie.

Ce fut un succès retentissant. On célébra tant l’exploit des ingénieurs que la victoire sur la nature, cette frontière naturelle qui avait jusque-là empêché l’Union de se parler. Le désenclavement enrichi les régions du sud, et ouvrit la région sauvage à la « civilisation ». Des phalanstères s’y installèrent, des outils et matières qu’on ne pouvait déplacer dans la jungle que via les fleuves, lors de longs et dangereux trajets de péniches, abondèrent selon les besoins des communes locales. Des communautés autochtones, qui avaient signé la charte de l’Union mais ne s’y intéressaient pas outre mesure, commencèrent à prendre la mesure de ce que pouvait amener la coopération, et certaines ethnies, certaines cultures, apparurent pour la première fois à Axis Mundis.

Plus qu’une vieille dame, la voie ferrée était une respectable matriarche, dont les descendants faisaient encore leur office.

Ce succès avait ouvert la voie à une véritable mania des infrastructures, qui survécu même à la seconde restauration, durant laquelle l’empereur fit édifier des ponts et des routes. Selon toute vraisemblance, pour permettre le passage de sa troupe dans des régions qui, sitôt reliées à l’Union s’en voyaient privés, et n’entendaient pas laisser leur liberté mourir.

Beaucoup de lignes furent abandonnées, après ça. Avec elles des petites localités minières et agricoles, dont l’existence éphémère répondait aux exigences d’un commité communal ou d’un industriel impérial. Ces petites lignes disparurent, vaincues par la disparition de leur raison d’être, ou par l’apparition du moteur à combustion. Un bus, une camionnette, remplie parfois le rôle d’un train, sans que n’y soit associé les importants frais d’entretien. Tout de même, de nombreuses communes tenaient à leurs rails, et s’y attachaient envers et contre tous dans un romantisme coûteux mais pas dénué de charme. Les petites communes, séparées d’heures de marche ou de voiture, s’en retrouvaient rapprochées par la vitesse des rames. Et toute cette histoire d’amour pour le train ne s’était pas calmée avec le temps. Loin de durer cinq ans comme le veut la coutume , ou peut-être la science, il s’était accentué, jouissant du véritable boom que furent les trains à grande vitesse. Ces années de grande confiance en la technologie, d’espoir naïf pour l’avenir, permis la montée en puissances des idées technocrates, jusqu’à leur cooptation au rôle suprême de la coordination de la confédération. Une nouvelle mania des infrastructures. Des trains, des aérodromes, des routes. Le téléphone partout, et les réseaux transkah, qui devaient relier la nation dans un préambule fascinant d’internet et du big data, érigés au coût d’immenses efforts.

Les bénéfices furent marginaux, selon certains. D’autres se félicitent encore de cette évolution du Grand Kah, dont les effets se traduisent encore aujourd’hui dans une fascination toute particulière des anciennes générations pour la haute technologie. Oui, le communalisme est social et doit s’édifier sur des préceptes sociétaux. Mais oui, aussi, l’Internet, les automates, les véhicules électriques, l’énergie solaire… Les technologies sont d’une aide indéniable.

Et la vieille dame, pas tout à fait indifférent aux changements du temps, continuait de guider les trains.
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Du Nouveau pour la Marine


Sur le principe il y avait assez peu de raisons de croire que les choses iraient mal.

Bien entendu, elles pouvaient toujours dégénérer. D’un point de vue strictement statistique, le risque zéro n’existait pas. En fait, en considérant tous les facteurs impliqués, on pouvait même se dire qu’il existait une chance importante que la situation ne se déroule pas au mieux. Ce qui, pour Cuxtluot, revenait peu au prou au même. C’est que les nouveaux chantiers navals de l’Union avaient des choses à prouver, et qu’on ne leur passerait sans doute pas la moindre erreur.

C’est qu’il y avait une forme de racisme, ou au moins d’opposition affichée à la Marine au sein de l’Union. Personne ne niait son importance — le territoire confédéral était éclaté à travers tout les océans, il était essentiel de maintenir un présence importante dans ces eaux pour sécuriser toutes ces communes que l’on qualifiait d’exclaves. Cependant, la Marine passait pour la traîtresse. L’Impériale. La monarchiste. Même si les évènements avaient maintes fois donnés tors aux accusateurs, même si on avait lavé les vieux péchés dans le sang des nouveaux pécheurs, même si l’on avait donné tous les gages d’une pensée fermement communaliste et d’une action excédant en fidélité celle des chevaliers du ciel et en professionnalisme celle des gardes communaux, on restait suspects. C’était un fait de la culture. L’amirauté voulait lutter contre, le faire disparaître, dilué dans les accomplissements et les bonnes occasions. Aussi, cette rencontre devait bien se passer.

Et donc, sur le principe, et nonobstant ce préjudice contre la marine, il y avait assez peu de raisons de croire que les choses iraient mal.

Déjà c’était une rencontre que le Directoire lui-même avait proposé d’organiser, à la demande officieuse de quelques représentants à la Convention. Ceux-là étaient, semble-t-il, très curieux de voir le résultat de dix ans d’augmentation du budget alloué à la marine. On leur avait promis une amélioration de la capacité opérationnelle, une plus grande capacité de projection et une force navale moderne et capable, correspondant aux standards modernes voir, en fait, les surpassant sur plusieurs points.
C’est-à-dire, une nouvelle flotte d’escorte, des sous-marins et deux portes-avions. Les premiers portes-avions kah-tanais construits sur le sol de l’Union depuis environs un demi-siècle. Bien entendu ils n’étaient pas exactement à la pointe de la pointe. En fait, les appareils à la pointe de la pointe arriveraient bien assez tôt.On en avait déjà commandé la construction, ce que les membres de la députation ne savaient pas encore.

Cuxtluot attendait sur le quai occidental d’Aleph. La dernière fois que la vieille forteresse avait reçue des visiteurs, ils venaient de Teyla. Une destination pas beaucoup plus lointaine que le Grand Kah continental, considéra simplement le représentant. Cette dernière rencontre s’était très bien passée et avait permis la signature d’un certain nombre d’accords que l’on devait encore pleinement faire fructifier, certes, mais qui n’en demeuraient pas moins d’importants succès pour la diplomatie confédérale. Cette nouvelle rencontre serait tout aussi réussie, oui. Elle donnerait lieu à de nouvelles opportunités.

Quelque-chose approchait. Une tache grise sur le bleu de l’horizon, dont il détermina qu’il devait s’agir d’une vedette de la marine amenant les délégués. Cuxtluot se redressa et joint les mains dans son dos. Désormais la silhouette se dessinait clairement. L’esquif fendait l’eau à bonne vitesse, ralentissant légèrement en approchant de l’île. Désormais elle suivait une trajectoire courbe qui visait à la rapprocher du quai. Enfin, elle s’arrêta. On jeta des cordes que des fusiliers marins attachèrent aux bites d’amarrage, déploya une passerelle et un officier de la garde mis pied à terre, se retournant pour aider une citoyenne un peu âgée à descendre. Elle était accompagnée des autres représentants en mission. Une brochette d’individus représentants tout le spectre politique. Il y avait une formidable dans ses vêtements baroques un peu ridicules, un technocrate propre sur lui, quelques radicaux en tenue traditionnelle de députés, un social démocrate, et la vieille femme devait être une représentante de la Conserve ou d’un autre mouvement centriste. Cuxtluot s’inclina.

« Bienvenue à Aleph. Nous vous attentions pour commencer. Les représentants du Directoire sont déjà arrivés. »

Ils acquiescèrent. La merveilleuse parla d’un ton légèrement haut perché.

« C’est un accueil d’une sobriété !... »

Le technocrate toussota dans son poing.

«  Excuse-nous cette arrivée tardive, citoyen. Les représentants Nazumis nous ont retenus plus longtemps que prévu. Pouvons-nous y aller ?
Suivez-moi s’il vous plaît.
— Ah, et il est inutile de nous faire une visite guidée. Nous sommes familiers des lieux. »

Il afficha un sourire un peu amical à l’adresse de Cuxtluot, sympathisant sans doute avec la position de ce dernier. Il n’était jamais facile – ou agréable – d’être l’unique représentant d’une instance face à celles et ceux venus la juger. Le représentant de la marine ne se laissa pas démonter, se contentant de guider tout ce petit monde jusqu’à des jeeps qui attendaient au bout des quais.

« De toute façon ce n’est pas une visite de courtoisie, citoyen. Mais si vous voulez la base après la présentation je suis sûr que ça pourra se discuter avec le citoyen-gouverneur. »

L’autre haussa un peu les épaules, mais l’idée sembla satisfaire à la merveilleuse. L’excentricité proverbiale de ce camp politique le rendait relativement imprévisible mais permettait, aussi, de les exploiter un allié de circonstances sur la base d’actions simplement symboliques. Une fois installés dans le cortège de jeep, la doyenne de la députation s’installe à côté de Cuxluot.

« Nous ne sommes pas venus ici pour tailler un costard à la marine. J’espère qu’elle le sait.
— Nous sommes habitués à la… Méfiance des commités, citoyenne. Sauf ton respect nous savons quel genre d’effet pourraient avoir un rapport négatif ou simplement mitigé.
— Pas d’inquiétude à avoir, alors. »

Elle eut un petit rire aimable. La jeep circulait entre les canons anti-aériens et les dômes de béton des bunkers. On devinait quelques sites de lancement de missile et des bureaux administratifs sur les hauteurs de l’île. De grandes terrasses avaient été réaménagées en terrain de manœuvre. On commençait aussi à deviner les grues et structures métalliques du port Est, vers lequel semblait se diriger le convoi.

« Tu sais, la Convention a revu sa position sur la marine.
— Mais cherche à faire des économies. La flotte reste l’enfant pauvre.
— L’Impériale... » Elle se reprit. Ce surnom, s’il était entré dans le langage courant, pouvait avoir une vocation insultante. Surtout dans la bouche d’une députée. « La flotte n’a pas autant l’occasion de briller qu’elle le devrait. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas utile. J’ai moi-même commandé des rapports sur l’importance d’une flotte moderne et les moyens de continuer son expansion sans gréver les budgets confédéraux.
— Tu dois passer pour une sacrée Cassandre, non ?
— Pour être honnête c’est aussi la raison de cette visite. Je n’en suis pas à l’initiative mais c’est une bonne occasion de me donner raison. »

Il acquiesça sans rien dire. Les jeux politiques. Négociations budgétaires. Transfert d’intérêts et de compétences, tout ce petit jeu qui maintenait la confédération vivante le dépassait un peu. Il fallait en être pour le comprendre pleinement. Le financement de l’armée, notamment, était une question d’une complexité infâme et ce notamment parce que les comités successifs tenaient des lignes radicalement différentes quant à la nécessiter d’une force d’intervention capable, notamment. Meredith et Caucase, par exemple, avaient fait voter un programme de coalition quasi-isolationniste, et devaient maintenant préserver l’expansion de la flotte confédérale sans pour autant trahir leurs objectifs affichés de paix et d’armement relatif. Caucase en était ravi, évidemment. Lui ne s’intéressait réellement qu’à l’Union. La modernisation de ses structures. L’amélioration des conditions d’existence matérielle de ses habitants. Meredith, elle… C’était différent. Et si à l’époque de sa nomination il était de bon ton de réprouver l’interventionnisme, elle n’avait jamais été une pacifiste. Trop pragmatique pour ça. Elle voulait la paix, mais ne s’opposait pas à la Garde. Elle devait cependant défendre un programme datant d’une époque où l’Union était traumatisée par une défaite humiliante et coûteuse. Le plus inquiétant était que les radicaux d’alors passaient pour modérés en comparaison aux radicaux actuels, dont la voix portait haut et fort maintenant qu’ils s’étaient saisis des questions militaires laissés par les modérés. Chaque débat de rectification du programme amenait à des débats les renforçant, encore et encore. Leur militarisme à eux était inquiétant, débridé, impérialiste.

Mais Meredith s’était montrée intelligente. Elle avait joué ses cartes avec intelligence et son commité avait organisé des opérations militaires réduites, respectueuses des puissances régionales, modérées, et remportée autant de victoires permettant de justifier l’existence d’une armée forte sans pour autant apporter le moindre crédit aux théories quasiment complotistes des uns ou aux mythes exceptionnalistes des autres.

Maintenant que l’Union avait une marine digne de ce nom, Cuxluot ne pouvait s’empêcher de se demander si elle appliquerait la même méthode, donnerait à la flotte quelques petites missions visant à renforcer sa crédibilité sans provoquer une guerre réelle. Un jeu dangereux, tous comptes faits.

Les jeeps s’arrêtèrent aux pieds du port est d’Aleph. Les masses immenses de deux protes-avions projetaient une ombre froide et grande comme le monde sur l’ensemble du port. Les députés échangèrent quelques mots. Cuxluot s’avança.

« Vous les aviez sans doute déjà vus sur l’intranet ou dans des journaux. Admettez que c’est un peu plus impressionnant en vrai. »

Quelques rires. La merveilleuse s’approcha pour lui demander des détails techniques. Au début il avait considéré qu’il s’agissait d’une nouvelle excentricité, mais la précision et l’exactitude des sujets évoqués le força rapidement à l’évidence : cette citoyenne savait de quoi elle parlait. Alors qu’ils traversaient la plateforme permettant d’embarquer, il se permit de lui répondre par une question.

« Citoyenne, tu as une expérience dans l’ingénierie navale ?
— J’ai lu mes fiches.
 Agathe est trop humble, rétorqua la vieille femme. Elle est membre de virtuellement toutes les commissions liées aux affaires maritimes depuis six ans.
— C’est un hobby, se défendit l’intéressée. Je ne prétends pas avoir le niveau d’un ingénieur. »

Cuxluot acquiesça.

« Mais vous comprenez ce que vous voyez. La convention prend cette rencontre au sérieux. »

Il regretta aussitôt d’avoir prononcé aussi ouvertement sa pensée, mais les autres ne s’en indignèrent pas, et la citoyenne Agathe se contenta d’acquiescer d’un air un peu ironique. La Convention était parfois critiquée pour son amateurisme, propre à toute instance démocratique — réellement démocratique — devant déployer des sommes importantes d’expertise dans tous les domaines possibles et imaginables. Fréquemment on devait trouver des experts et les intégrer aux commissions pour épauler les conventionnels. Il était rare que ceux-là soient eux-mêmes experts. Et si elle n’était pas à proprement dit une experte, elle était tout de même en mesure de donner un avis éclairé aux siens. C’était ce qui comptait.

Depuis le pont du porte-avion, on avait la nette impression d’être au sommet du monde. Aleph était couverte d’une colline et de structures à étages, ce qui avait pour effet d’accentuer encore cette impression plutôt que de la mitiger : il était bizarre de voir des flancs de colline au même niveau que soi. C’était une vision habituellement réservée aux montagnards ayant terminé quelques ascensions. Tout de même, il y avait là une immensité presque abstraite, qu’on pouvait difficilement imaginer. Certains ici avaient déjà visités des appareils portes-hélicoptères ou des frégates de la flotte communale. Ceux-là s’imaginaient sans doute que les portes-avions ne devaient pas être beaucoup plus grands que ça. Ceux-là étaient dans l’erreur.

C’était une plate d’acier couvert de marquage, s’étendant sur trois cents mètres de long pour cinquante de larges. L’ensemble avait quelque-chose d’autant plus exceptionnel qu’un groupe de fusiliers montaient la garde pour tenir compagnie aux nombreux officiers des différents services de la garde venus inspecter l’appareil. On avait déployé des tables à proximité du château, où se trouvaient des mets divers et quelques coupes. L’occasion avait quelque-chose d’amusant. Comme un genre d’apéro dînatoire improvisé au sommet d’une machine de mort. En fait, c’était très exactement ça. Les membres de la délégation se dispersèrent pour saluer les officiers. Ils connaissaient déjà beaucoup d’entre eux et les échanges commencèrent invariablement sur quelques commentaires regrettant que les gardes et les députés n’aient pu faire le trajet ensemble. C’était comme ça. Pour Cuxluot c’était un franc succès. Si ses invités étaient de bonne humeur, cela s’en ressentirait dans leur rapport.

Après quelques minutes, il fit en sorte de rassembler les députés pour leur proposer une visite des coursives. Ce vaisseau, expliqua-t-il, pouvait transporter un équipage de plus de cinq cents marins, sans compter les fusiliers. C’était peut-être l’engin le plus complexe de la garde communale et il pouvait à lui-seul décourager la flotte d’une bonne partie des puissances navales du globe. Sans pour autant devenir une thalassocratie, le Grand Kah devenait, enfin, une puissance navale digne de ce nom. Le modèle, avoua-t-il cependant, avait aussi une qualité expérimentale.

« Vous voyez, expliqua-t-il d’un ton léger, nous savons que nous aurions pu faire mieux. Bien mieux, même. Et sur à peu près tous les points. Certains systèmes ne sont pas aussi bien montés qu’ils l’auraient pu, les dernières avancées de l’industrie de l’armement nous font dire que nous aurions pu placer plus de lance-torpilles et de tourelles. Dans l’ensemble, ce vaisseau et son frère sont des modèles expérimentaux. Bien suffisants pour nos besoins et largement supérieurs à ce que la plupart des pays peuvent nous opposer, cependant nous pouvons faire mieux.
— Pourquoi ne pas avoir fait mieux ? »

La vieille députée le fixait avec intensité.

« La technologie ne le permettait pas, expliqua-t-il. Mais nous avons une solution qui devrait vous plaire.
— Ah oui ?
— Lancer la production de deux nouveaux porte-avions. Plus modernes. En fait, et il pencha la tête sur le côté. J’irai même jusqu’à dire à la pointe. »
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Une réunion secrète à la Convention Générale

« Concernant la Communaterra, il devient de plus en plus évident que nous devons prendre une décision rapide. Nous pouvons laisser le régime s’armer et devenir un partenaire utile ou acter l’échec de leur révolution dès maintenant. Leurs choix géostratégiques et leur gestion de la politique locale laissent entendre que leur radicalité, loin d’être intrinsèque, est le fait d’une camarilla contre-révolutionnaire dont les objectifs de conquête par le sang ne cesseront de poser problème.

Nous avons plusieurs choix, évidemment, et il faut naturellement craindre qu’une intervention contre leur gouvernement ne provoque une rancœur durable.

Seulement, leur politique créera quoi qu’il en soit d’importants troubles amenant, de toute façon, à des rancœurs.

En bref la question est la suivante :

Considérant leur politique. Leur instabilité. Leur propension à s’armer et lourdement, à s’allier aux pires régimes de la sphère rouge, pouvons-nous faire confiance à la Communaterra ? Si oui sur quelles bases et à quelle fin, si non quelle décision devons nous prendre.

Est-il grave qu’un régime de ce type s’arme ? Les troubles qu’il provoque sans cesse sont-ils à notre avantage ou handicapent-ils l’avènement du Kah ? Sur le plan pratique les conflits incessants en Paltoterra ont renforcés l’Image du Grand Kah et amenés à l’édification de relations d’excellence avec le duché de Sylva. Ces relations ne dépendent certes pas de ces troubles mais exploitent pleinement le capital géopolitique amassé en réglant les crises locales. D’un autre côté l’existence de la Communaterra et de sa politique pourrait pousser des nations hostiles à intervenir frontalement dans la zone d’intérêt kah-tanaise.

Dans le même ordre d’idée nous devons nous demander si une prise de pouvoir kah-tanaise dans la région provoquerait les conclusions attendues. Par là il faut comprendre, si nous occupons la région pour la pacifier le sera-t-elle réellement ? N’y a-t-il pas un risque que la communaterra reste instable et contre-productive une fois sous notre gestion directe. Auquel cas ses prochaines instabilités risqueraient de nous être reprochées.

La situation actuelle – la mise sous tutelle d’une partie de la communaterra par nos forces et sous la forme d’un traité contraignant – ne semble du reste pas avoir été comprise par nos aimables voisins : c’est-à-dire qu’ils sont à ce stade persuadés de pouvoir simplement profiter de nos accords et n’ont pas compris que la raison même de ce protectorat est une réaction directe à leur incapacité à mener une politique destinée à renforcer leur révolution et sa politique intérieure.

Nous devons donc prendre une décision et nous y tenir : allons nous laisser la Communaterra se développer sous une forme libre et devenir un partenaire du Kah ou devons nous considérer qu’à ce stade ce mouvement représente dors-et-déjà une instance dangereuse pour la révolution dans son ensemble.

La parole est à la citoyenne Maiko. »

« Citoyennes et citoyens, vous connaissez déjà ma position aussi je sais que certains ici ne manqueront pas de souffler, de soudain se montrer distraits, en bref d’ignorer que ma voix n’est pas tant la mienne que celle de millions des nôtres, ça, au moins, j’en suis sûre.

Pas que j’ignore que chacun d’entre nous représente en somme quelques milliers de citoyens, mais beaucoup de représentants ici présents partagent l’opinion que je vais défendre.

La vérité, celle qu’il faut exprimer une fois et pour de bon, c’est que la Communaterra ne sera jamais une alliée du Grand Kah. Elle nous en donne chaque jour des preuves un peu plus importantes.

Je suis une radicale, vous le savez. Et je n’ai pas peur des propos radicaux, vous l’avez constaté. Vous savez donc que ce n’est pas la politique de nos voisins qui m’inquiète, pas plus que les crises qu’il provoque, pas plus non plus que leurs propos incendiaires mais, sur le principe, strictement compréhensibles dans un spectre révolutionnaire. Spectre que je n’ai, personnellement, jamais quitté. Nous ne reprochons pas à la Communaterra d’être un mouvement radical. La vérité est qu’il pourrait rester tels quels, en termes d’idées, et qu’un jour nous le savons, l’Union finirait pas s’aligner sur leurs méthodes, dans ce balancier que nous connaissons, qui nous amène encore et encore du réformisme à l’action directe, de la radicalité, enfin, au réformiste reconstructeur. Alors ! Si demain nous devenons radicaux, il n’y aurait sans doute plus rien pour nous empêcher d’agir ensemble, main dans la main, contre les ordures et les monstres que nous haïssons déjà de concert !

Alors ! De quoi s’agit-il, vous demandez vous sans doute ? Quelle séparation éternelle exige, non, impose ! une action de l’Union contre cette république ? Qu’est-ce qui demande de nous que nous ne soyons, cette fois, pas patients ? Que nous cautérisons la plaie sans la laisser cicatriser ? Le saignement est-il si grave ? Y a-t-il hémorragie ? Non ! Mais il y a infection. La véritable différence entre la Communaterra et l’Union est purement et simplement essentielle ! La nature de ce mouvement en fait, tout simplement, un mouvement ennemi !

Entendez-moi ! Je parle bien de l’essence de ce mouvement ! De ce qui se solidifiera, demain, si nous le laissons devenir un régime ! L’âme qui anime le gouvernement du Communaterra est une âme flétrie et mauvaise. Une âme, surtout, qui aurait eu du sens dans un monde sans Grand Kah ! C’est bien le problème, oui : cette révolution se fait sans compter le poids de l’Histoire ! Entends revenir aux premiers jours de la révolution et, par conséquent, nous faire perdre deux siècles d’Histoire ! Le souci Historique et de légitimité que ne manquera pas, que ne manque pas déjà de créer cette vérité est évident ! Combien de fois devront nous, à l’avenir, lutter avec un peuple pour réaliser soudain que leurs efforts sont divisés entre nous et la Communaterra ? Et si certains nous diront que le mauvais exemple qu’il donne nous érigent en entité politique responsable et fréquentable, cela n’est pas suffisant pour permettre la survie de ceux qui nous ignorent !

N’est-ce donc pas une parodie sordide de notre Union que cette république ? Elle qui reprend notre calendrier et le remet à zéro ? Elle qui se prétend terre de tout les humains quand nous le sommes déjà ? Elle qui regarde la violence de nos exécutions, mesurées, servies par la justice, et leur préfère l’assassinat brutal de dix mille hommes ?!

Car c’est aussi ça ! Et ne me dites pas, vous qui dépensez tant d’énergie à vous prétendre piliers de moral, que vous avez déjà oublié ! Dix mille morts ! Une frontière de béton à la frontière Sylvoise ! Un meurtre écologique qui suit un meurtre de masse. La Loduarie des tropiques, y a-t-il plus à dire, vraiment ? Il n’y a qu’un cœur battant de la révolution, et ce cœur est généreux, puissant, juste avant tout. Ce qui nous fait face tue, pille, massacre. Ignore l’histoire du mouvement international et refuse de mener une politique normale. Ce qui nous fait face entend croître sans ordre ou plan. Ce qui nous fait face entend métastaser, et exploiter jusqu’à la dernière goutte de nos accomplissements à cette fin.

Ce qui nous fait face, donc, est un cancer.

Je ne vois personne ici qui puisse me prouver le contraire. Personne ici qui puisse me regarder dans les yeux, regarder les citoyennes et citoyens de l’Union dans les yeux. Le faire et dire que la Communaterra est une alliée sûre. Qu’elle sert l’action du mouvement révolutionnaire. Le faire et dire que ses écarts se calmeront. Que lorsqu’elle sera armée jusqu’aux dents elle suivra la ligne et se montrera utile. Ce que nous faisons tous mine d’ignorer, au fond, c’est qu’ils s’arment. Ils s’arment ! Mais oui citoyennes et citoyens ! Nous-même ne sommes nous pas prêts à leur vendre des sous-marins et d’autres appareils de combat ? Nous allons les rendre insauvables ! En leur donnant les moyens de leurs ambitions désordonnées nous allons les laisser transformer la Révolution en brouillon.

Je vous laisse réfléchir et tirer les conclusions qui s’imposent : la base de notre pensée n’est-elle pas rationnelle ? N’avons-nous pas écrit les grands principes du socialisme grâce à l’observation pratique des évènements ? Notre pensée est scientifique. Nous savons comment s’est comporté la Communaterra. Comment se comportera-t-elle ? Elle s’est comportée de façon erratique. Il va sans dire que si elle en avait les moyens à l’époque, certaines crises diplomatiques se seraient soldées par en crise militaire. Parce que leur mouvement est faible, nous avons obtenus la paix et la pacification de ce qui devait l’être.

Je réitère. Pensez-vous que les succès diplomatiques de l’Union ont été obtenus par la force de notre rhétorique ? De notre légitimité révolutionnaire ?

Le pensez-vous vraiment ? De la part d’une nation qui ne connaît l’Histoire et ni ne s’y intéresse ?

Ce sont nos armes qui rendent possible nos victoires avec ces chiens fous ! Qu’est-ce qui a changé entre hier et aujourd’hui ? Rien ! Rien, ils deviennent plus polis, sans doute. Se montrent doux pour gagner du temps. Oh, oui, ça ils peuvent prétendre avoir compris. Ils en donnent certains signes extérieurs, démonstratifs. Oh ils peuvent dire qu’ils veulent améliorer leurs relations avec le paix à la frontière duquel ils créent un mur. Ils peuvent dire vouloir la paix avec celui-là tout en invitant des Loduariens sur le sol. Ils peuvent dire vouloir la paix tout en achetant des armes.

Demain, les cargaisons pharoises, peut-être même kah-tanaises, arriveront sur place. Ironie dramatique terrible, ce seront des armes du LiberalIntern qui tueront nos protecteurs de la Révolution lorsqu’ils devront piquer la bête. Je ne doute pas un seul instant que le Communaterra laissera ses pires démons s’exprimer une fois en mesure de nous résister. Non, ne rions pas, ils ne nous rattraperont pas. Mais ils pourront nous faire du mal. Et ils n’y manqueront pas. Ce prétendu centre mondial de la révolution, qui ne parle qu’aux Eurycommunistes, nous jalousera, nous jalouse déjà. Nous haïra. Nous hait déjà.

Alors ! Nous pourrions évidemment interdire au Pharois de leur vendre. Et refuser à nos Syndicats ce même droit. Nous pourrions conserver une communaterra sans armes et sans armées. Nous pourrions laisser cette masse bouillonnante devenir une masse morte et la laisser disparaître. Nous pourrions simplement les voir, hurler de rage dans une cage que nous aurions construite à leur intention. Et leur imposer ainsi de concentrer leurs efforts là où ils seront utiles : sur leur propre développement.

Cette solution serait une solution de faible, j’ose le dire, une erreur.

Ce mouvement peut développer ses propres armes. Ce régime extermine déjà ses propres citoyens. Ce mouvement, je le répète une fois encore, a les mots de sa propre fin : sa parole tue, mais par suicide. Demain, même sans arme, le Communaterra donnera à quelqu’un une raison de l’envahir. Il l’a déjà fait. Et notre protection seule reviendrait en bref à faire d’importants efforts, à nous sacrifier pour quoi ? Pour un mouvement tortionnaire et imbécile.

La vérité c’est que nous devons transformer la chair, la masse du mouvement pour en faire un merveilleux ensemble de communes. Nous voulons faire du monde un jardin ? Ils sont une jungle à défraîchir.. La Communaterra, en fin de compte, est une opportunité pour nous tous. Nous devons la saisir.

C’est notre devoir historique. »
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Scène quotidienne

La lumière blafarde des écrans éclairait inégalement la pièce, révélant quelques formes, tissus, draps et câbles courant sur le sol, entre les meubles et les armoires métalliques où reposaient les serveurs, et l’opératrice assise en tailleur sur son coussin. Maigre, blême, sérieuse, elle s’était aménagée un espace un peu plus confortable au milieu de cet espace cru et froid : sur sa gauche se trouvait un plateau de bois posé à-même le sol et sur lequel reposaient de petites coupelles où restaient des miettes de biscuits, une tasse dont l’intérieur blanc était couvert d’un épais dépôt de thé séché. Derrière, à portée de main, quelques livres aux couvertures criardes et des carnets étiquetées. Sur sa droite reposaient des disques et câbles en rab, posés pèle-mêles dans une boite métallique dont ils débordaient largement. On pouvait supposer qu’elle les avait récupérés à divers occasions et qu’elle les gardait près d’elle car elle en faisait un usage fréquent. Si tout ici semblait désordonné, rien n’était poussiéreux.

En fait, l’endroit pouvait rappeler un nid. L’opératrice était moins une femme qui avait aménagé son espace de travail qu’un animal ayant trouvé un endroit sûr, et s’y étant construit une cachette. Ses choses étaient moins rangées et organisées que posées là selon la logique de l’entassement. On posait des choses similaires aux mêmes endroits, c’était tout. Inutile d’en faire plus. Quelque part sur un meuble, une enceinte sans-fil en vieille d’une ou deux générations crachotait des accords de guitare et la voix élégante d’une chanteuse des années 70. Parfois, l’opératrice battait vaguement la mesure d’une main, parfois encore elle faisait claquer sa langue contre son palais et réduisait la console sur laquelle elle travaillait pour changer de morceau.

Parfois, aussi, elle se contentait de soupirer.

« Non mais ‘sont sérieux... »

Les yeux rivés sur son écran, elle se mordit la lèvre inférieure et se gratta le front, prenant très manifestement sur elle. On toqua à la porte. Elle se redressa et pivota vers le fond de la pièce.

« Hm ?
— Tu veux bouffer ?
— Oh t’es un amour Louise. »

La porte fut ouverte pas une grande afro-kah-tanaise. Vêtu d’un pantalon large et une chemise en lin sur laquelle on avait brodé « Make films, not war ! » en grosse lettre rouges, elle tenait un plateau où reposait une assiette de légumes frits, des couverts, une orange. L’odeur épicée du plat se mélangeait mal à celle, métallique, des nombreux serveurs. Heureusement elle les recouvrit rapidement, remplaçant l’odeur de fond, poussiéreuse, par un parfum qui rappelait les villages côtiers et les plats d’avant-guerre. La jeune femme passa au-dessus des câbles sans même les regarder, et s’arrêta devant l’opératrice, son regard passant brièvement sur le plateau de coupelles et de tasses. L’opératrice l’avait regardé approcher avec un regard reconnaissant. L’afro-kah-tanaise soupira.

« Il est quinze heures, si t’es pas capable de t’arrêter pour manger tu devrais te mettre des minuteurs. »

La remarque n’avait pas été prononcée sur le ton du reproche. Elles se connaissaient depuis longtemps et Louise s’était avéré être une réserve assez inépuisable de patience envers sa colocataire. Non pas que celle-là ait jamais manquée à ses obligations, mais il y avait chez Louise un instinct, peut-être lié à son statut de grande sœur, qui la poussait à surveiller de près le bien-être physique de ses proches. L’hygiène de vie était l’un des domaines où l’opératrice ne brillait pas. Elle toussota, faisant mine de ne pas comprendre.

« Tu voulais qu’on mange ensemble ? T’aurais pu venir me chercher.
— Je l’ai fait, tu n’as pas répondu.
— Ah... »

L’opératrice se passa une main dans les cheveux, tirant en arrière une mèche brune et grasse, puis se leva du coussin.

« Merci. »

Elle attrapa le plateau et acquiesça en signe de remerciement. Elle avait son petit sourire gêné, quelque chose qui passait généralement pour un aveu : elle s’excusait mais elle recommencerait. Louise soupira puis lui sourit en retour.

« Régale-toi championne. Et ce soir je ne suis pas là, je sors avec les autres. Tu veux venir ?
— Vous allez où ?
— Au Shame. »

L’opératrice se pencha pour poser le plateau au sol, considérant l’offre. Elle aimait bien le Shame. C’était un endroit cool et très safe. Deux caractéristiques qu’elle jugeait profondément codépendantes. Un endroit cool était un endroit où il était bon d’être vu. Il n’était pas bon d’être vu dans un coin craignos. Au mieux il existait des lieux qui arrivaient à se faire passer pour cools, provoquant le passage occasionnel de quelques noms réputés, mais tout le monde savait faire la différence. Elle se gratta le menton.

« C’est quoi ce soir, un DJ set ? »

Louise sembla réfléchir puis acquiesça. Le Shame invitait pas mal d’artistes de la scène locale. Elle voulut ressortir le nom précis des types, dès-fois que cela puisse influer sur la position de sa colocataire, mais abandonna très rapidement : elle ne faisait pas attention à ce genre de détails et ne les retenait pas conséquent pas. Sa réponse fut plus courte qu’elle ne l’aurait aimé.

« C’est ça.
— D’accord. » L’opératrice haussa les épaules puis afficha un pauvre sourire.« Ils m’ont foutu les serveurs du commuNet en vrac, je ne sais pas si je vais avoir le temps de tout réparer avant ce soir.
— Merde. T’as pas un collègue qui peut prendre la relève ?
— Ils sont déjà dessus, je me sentirais mal de les abandonner. Esprit de corps, tout ça. »

Elle s’abaissa pour se réinstaller sur son coussin. Son regard se posa sur le plateau. Les légumes prenaient une allure étrange sous l’éclairage blafard de ses moniteurs. Il les tentait d’un aspect maladif que l’opératrice avait parfaitement accepté : c’était, après tout, la teinte de son quotidien.

« En tout cas ça a l’air super bon.
— Demain c’est toi qui cuisines.
— Je me suis mis une alarme. » Elle sourit en voyant Louise lever un pouce approbateur. « Et si t’as pas fait la vaisselle, laisse. Je m’en occuperai avant ton retour.
— D’accord. »

Elle rabaissa la main et affecta une mimique amusée avant de se retourner vers la sortie. L’opératrice la suivit du regard, puis se retourna lorsqu’elle eut passée la porte. Retour aux moniteurs. Les infrastructurelles matricielles n'allaient pas se réparer toutes seules.
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Crise prolongée de la modernité.

Une jeune femme se lève dans un bar.

Un vieil homme dans une rue.

Un duo de vétérans, dans un comité local.

Dans une laverie.

Dans un garage.

Dans un théâtre.

Dans.

Dans.
Dans.
Dans.
Et toujours les mêmes mots. La même exigence.

« Plus vite. Plus vite. Plus vite ! PLUS VITE ! »

Quelque chose s’est brisé, les démons sont lâchés dans la nature.

Deux faces d'une même pièce


« Il y a une rencontre à faire entre la vitesse machinale de l’industrie et celle plus liquide de nos ambitions », déclara Maiko en posant son regard sur la foule. Sa foule. Elle la savait déjà acquise. Pas imbécile, évidemment, et il faudrait trouver les mots juste pour lui partager sa pensée, mais acquise. Déjà prête à marcher pour elle. Avec elle. Avec, oui. Elle devait adapter son vocabulaire. La chute promise des modérés ouvrait certes la voie à un nouveau monde de violence et d’action, mais elle ne pouvait pas, sémantiquement, gagner, transformer l’Union, la faire muter dans une direction adaptée, sans l’aide des non-alignés. Et on ne les ferait pas marcher sans leur promettre la démocratie totale telle qu’ils la concevaient.

Et par ailleurs cela ne dérangeait pas Maiko. Elle restait une démocrate. Ce n’est pas qu’elle critiquait la démocratie communale. Elle la voulait simplement plus animée. Il ne fallait pas tout changer. Pas briser ce qui fonctionnait. C’était un problème de sang, en bref. Le sang devait couler, chauffer, exprimer ses exigences avec force et fracas.

Oui. Et donc il y avait la foule. Sa foule. Elle sourit et se redressa de toute sa taille derrière le pupitre . Le podium improvisé lui donnait une vue d’ensemble sur ce qui était devenu son peuple. Loin, loin le temps des quelques premiers. Des grands frustrés et des vétérans, des quelques fous, des vrais croyants qui l’écoutaient aligner le constat pesant de l’échec de l’Union dans une salle commune. Les temps avaient changé. Le changement, estima-t-elle, n’a pas vocation à être positif. Il faudrait un mot plus adapté. Elle soupesa la question. Tout s’était révolutionné. De la petite bande d’utopistes en noir il ne restait qu’un noyau dur. Le reste s’était étendu, la première cellule était devenue cellule centrale, le reste avait pris corps.

« Une rencontre à faire, oui. Une jonction. Il y a trois ans, sur la base d’un modèle modéré, nous avons décidé collectivement d’associer nos efforts aux critiques du citoyen Caucase et à ses efforts pour réformer la société agraire et répondre aux rares mais réels manquements de notre belle union. Ces efforts ce sont faits en ordres dispersés, hélas. Car si Caucase s’est penché sur la ruralité, c’est Meredith qui était aux industries, et dans l’ensemble, les deux mains ne se parlaient pas. L’artisan a un regard global sur l’action de ses doigts. Pourquoi l’Union se refuse-t-elle une unité d’action ?

Je les entends déjà ! Les timorés ! Les modérés ! Les représentants qui utilisent cette dispersion pour protéger leur pouvoir. Je les entends dire « centralisateurs ! », accuser, gueuler comme les bêtes acculées qu’ils sont ! Eh bien qu’ils crient donc, leurs récriminations nous honorent. Nous savons !...
 »

Maiko fut interrompue par des acclamations. Elle leva les mains. Au fond elle souriait. Ils pensaient comme elle. L’idée de ces modérés les révoltait, leur imposait une profonde colère, juste au demeurant. Mais il fallait donner le change. Il fallait donner l’image d’une femme de gouvernement. Il était trop tôt pour dire les choses ouvertement. Pas quand on envahissait le Communaterra pour ces mêmes raisons. Elle attendait que les esprits s’apaisent.

Non, pensa-t-elle. Reste les étrangers. Jusqu’au bout j’avancerai en secret. Il faudra qu’ils le comprennent sans avoir à le dire.

Ils comprendront,
décida-t-elle enfin. Ils sont mon peuple. Nous sommes les mêmes. Ils comprendront. Ce que je sais, ils le conçoivent.

Maiko laissa ses mains redescendre doucement : le silence était revenu. Restait l’attente vorace, presque boulimique, de celles et ceux qui étaient venus l’entendre. Venus s’entendre eux-mêmes : comprendre enfin comment ils pensaient, pourquoi ils le pensaient. Faire corps.

Fut un temps elle s’était considérée belle femme, sans en faire une qualité particulière elle appréciait ce fait ou plutôt cette impression de factualité. Maintenant elle n’y pensait plus, considérait presque la beauté, qualité féminine par essence, comme potentiellement problématique. Si ce n’était pour ces alliés des Formidables, elle aurait abandonné depuis longtemps l’entretien de son être en tant que tel au profit d’un entretien plus politique. Un entretien doté d’une certaine forme de puissance virile. Elle devait faire être, incarnation de la révolution, avant d’être femme. Maiko devait disparaître. Ou plutôt devenir le sens nouveau d’un certain nombre d’idées et de fonctions. La vitesse, l’industrie, la machine. Elle devait devenir machine. Machine politique puis machine dirigeante. Un fait de chair et d’os, de sang et de nerfs. Une créature qui incarnerait toute entière la volonté du peuple réel. La volonté du pays. Elle devait devenir cet avatar du Kah donc l’Union avait besoin. Pour l’heure elle s’y dirigeait lentement, mutait. Considérait avec une certaine satisfaction la mort progressive de son égo. La désagrégation progressive de sa personnalité au sein de sa mission. Elle faisait mine d’ignorer que sa mission était une pure émanation de son être, et que la disparition de l’un dans l’autre n’était en somme qu’un processus d’appropriation de ce qui lui appartenait déjà.

Elle sourit d’un air heureux. Chez elle la joie était discrète. Il y avait toujours cette maîtrise. Ce sourire froid, léger, cet air impossible, inatteignable, au-delà des choses.. L’exaltée christique dont avait besoin l’Union, oui. Et leva les bras.

« Nous savons ce qu’il faut faire. Nous sommes comme les bêtes : nous sentons l’air du temps. Nous avons vu de quoi était fait l’avenir. De quoi il pourrait être fait. Nous savons quelles conséquences suivront quels actes. Nous sommes rationnels, tout est observable : nous observons. Nous savons. Nous sommes les seuls, ici, à être rationnels. »

Son peuple comprenait. Son peuple grandirait, s’étendrait. Ils deviendraient l’Union.



Meredith ne croyait plus en la possibilité de sa victoire, mais était persuadée de sa nécessité. Situation qui lui rappelait cruellement les dernières élections générales. Cinq ans plus tôt. Cinq ans qu’elle avait passé à lutter, lutter pour l’Union, lutter pour l’avenir d’un rêve qui n’était pas le sien : elle était kah-tanaise de nationalité, mais pas révolutionnaire de cœur. C’était peut-être ce qui faisait d’elle une remarquable modérée. Même son antifascisme tenait plus de la culture que de la pensée construite. Elle était anthropologue : elle voyait l’Union sous la forme d’un ensemble de symptômes à comprendre, à traiter. Sa politique était celle d’un docteur compatissant, en fin de compte. Et si sa voix tonnait fort des accents de la raison, si elle était l’oratrice du centre, la grande anti-fasciste de Kotios, l’architecte de nombreuses paix ou tentatives de paix, c’était par nécessité plus que par opinion.

Naturellement elle ne se considérait pas comme juste par essence. Elle avait des biais, et elle les connaissait. Elle ne pouvait que faire au mieux. Faire au mieux et analyser ses résultats. Ils étaient bons, bons partout. Pourtant, et elle le savait, la ligne modérée ne gagnerait pas cette fois. Ce n’était pas possible. Pas pour elle. Il ne restait rien à faire : l’opinion kah-tanaise était avide de changement, de radicalité. Elle exigeait la reconstruction puis, sitôt remise sur pied, trouvait les mécanismes les plus ultimes de son propre anéantissement. Une pulsion de sabotage, peut-être. Quelque chose qui devait avoir un lien avec la saudade, avec une culture enfouit profondément dans la mémoire du peuple. Quelque chose qui resterait à jamais la tare viscérale du Grand Kah.

Pourtant elle devait essayer de gagner. De faire porter sa voix une fois encore. D’amener à un grand et beau changement. Elle devait trouver l’énergie, la déployer une ultime fois. Elle ne pourrait empêcher la tempête qui approchait. Elle la voyait, à l’horizon. Il était trop tard pour éviter sa venue. Elle pouvait, au mieux, limiter les dégâts.

Si le chaos ne dure que cinq ans, si le chaos est moins grave d’un centième, si ce qui vient est moins radical de si peu, alors j’aurais fait mon devoir.

Cette pensée n’avait rien de réconfortant, mais Meredith e s’attendait pas au moindre réconfort. Sa mission tenait du sacerdote, et sans y trouver la moindre importance mystique, elle estimait du reste devoir supporter la solitude qui l’accompagnait. Ce n’était pas la position d’un moine ou d’un guerrier : ces deux entités étaient cénobites, ne se séparaient pas de leur groupe. Elle n’était pas non-plus une femme providentielle. Elle était au mieux la forme choisie par les modérés pour porter leurs espoirs. Elle était une représentante de la nation, et elle irait au bout de son mandat. Elle le ferait sans passion particulière, mais avec toute l’efficacité effroyable qu’elle pouvait déployer. Elle avait peu d’imagination mais une formidable capacité d’analyse. Elle savait que les modérés pouvaient encore changer les choses.

Quand elle se présenta aux siens, Meredith avait l’air sereine. Les représentants des mouvements réformistes étaient tous là. Ils n’avaient pas non-plus abandonnés ou, plus précisément, faisaient mine d’encore y croire. Elle leur sourit et acquiesça

« Le mandat décidé par la Convention a été appliqué et nous avons obtenu d’excellents résultats, comme vous le savez sans doute. Lorsque nous avons été désignés pour représenter l’Union au sein des comités, le Grand Kah était en crise totale. Désormais elle se trouve stable et en bonne voie de progrès. Il semble évident qu’à ce stade nous représentons peut-être l’option la plus sérieuse pour continuer l’amélioration progressive de la qualité de vie et du développement des moyens de défense. C’est aussi sur cela que nous devrons communiquer en préparant notre programme pour la Convention. »

Des acquiescements, quelques-uns soulignaient leurs petites fiches, prenaient des notes. D’autres discutaient à voix basse. On considérait les propos de la Voix avec le plus grand sérieux. Bien. Ils étaient concentrés. Peut-être qu’ils ne savaient même pas que leur rôle serait au mieux de mitiger la victoire des radicaux. Ou peut-être le savaient-ils et, comme elle, étaient en paix avec cette idée.

« Nous allons faire face à des critiques émanant de groupes d’opinion n’ayant pour ainsi dire jamais fait appliquer de programmes au Grand Kah en ce cycle. Des gens sans héritages, ne représentant en somme qu’une idée vague. Une promesse sans structure. Quelque chose qui, en somme, ne peut se critiquer de façon concrète. Ce sera leur force tandis que l’aspect éminemment tangible de nos accomplissements prête a voir leur incomplétude. Chaque fois que nous prendrons la parole pour annoncer ce qu’il reste à faire ils nous demanderont pourquoi cela n’a pas déjà été fait. Ce sont des populistes au sens le plus classique du terme. Des fantômes politiques, qui hanteront sans cesse la scène politique.

Nous allons donc exorciser les lieux. Purement et simplement. Il faut stériliser le champ de bataille et les combattre pas à pas. L’humeur est à la violence et au sang. Nous devons rappeler où amène cette voie et que la patience est dans la nature de notre peuple. Nous sommes des citoyens chasseurs, et le chasseur patient, seul, attrape sa proie.

Ne nous pressons pas. Ils le feront à notre place. Ils ne pourront de toute façon pas prendre l’initiative, toute leur stratégie reposera sur nos mouvements, et la réponse qu’ils pourront y appliquer.

Soyons patients, donc. Et faisons le nécessaire pour préserver ce qui doit l’être. 
»

Plus vite !
Quelque chose s’est brisé
Quelque chose s’est brisé
Quelque chose s’est brisé

Plus vite !


les démons sont lâchés les démons sont lâchés les démons sont lâchés
Plus vite !

dans la naturedans la naturedans la nature
30013
Le Mal du Siècle

Avertissements de ContenuCe texte contient des descriptions explicites de violence graphique / Gore
L'aube sur Nouvelle Praxis déployait une délicatesse chromatique sur la surface du lac intérieur, vaste miroir liquide où le ciel naissant se contemplait. Une aquarelle fugace de roses pâles et d’oranges ténus, promesse d’une journée ordonnée sous le regard bienveillant de l’Union. L'air portait en lui cette pureté étudiée, un mélange subtil exhalé par les nénuphars filtrants des canaux régulateurs, par la résine discrète des séquoias nains qui ponctuaient les jardins suspendus entre les structures d'habitation bioclimatiques, et par l'arôme presque sacré du pain complet sortant, à heures fixes, des fours collectifs de la boulangerie « Le Grain Partagé ». Sur les passerelles en composite de bois recyclé qui enjambaient l'eau calme, reliant les alvéoles résidentielles aux centres d'activités communales, les citoyens se croisaient déjà. Leurs silhouettes fonctionnelles traçaient des lignes efficientes dans la lumière douce. Leurs saluts matinaux – « Salut et Fraternité ! », « Que la Roue guide vos pas ! » – composaient une trame sonore apaisante, juste assez présente pour rompre le silence sans le violer, se mêlant au glissement feutré des navettes électriques sur les voies liquides et au bourdonnement éolien, lointain et régulier, venu des hautes tours énergétiques confédérales. C'était la respiration calme et maîtrisée de l'harmonie sociale, l'utopie non plus rêvée mais vécue, gérée, optimisée.

██ ███████ était une de ces silhouettes, une note juste dans la partition matinale. Il traversait la Place de la Concorde Citoyenne, vaste esplanade minérale adoucie par des îlots de mousses savamment entretenues. D'un geste infime, presque réflexe, il ajusta le tombé impeccable du col de sa tunique de travail – un lin brut couleur terre de Sienne, dont la coupe sobre avait reçu l'approbation unanime du sous-comité d'esthétique vestimentaire communale le trimestre précédent. Il croisa le regard d’une collègue de la commission voisine, celle de la Biodiversité Lacustre. Citoyenne Elara promenait son chien, un lévrier afghan dont l'élégance dégingandée contrastait avec la rigueur fonctionnelle des lieux. Son sourire était une offrande solaire. ██ lui rendit un signe de tête mesuré, l'ébauche d'un sourire flottant une fraction de seconde sur ses lèvres. Calibré. La juste distance. Exprimer la reconnaissance de l'autre au sein du collectif sans pour autant initier l'échange superflu, le désordre potentiel de la conversation impromptue. Maintenir l'équilibre, toujours. Sa fonction au Commissariat au Consensus, au sein de la division Analyse des Dynamiques Cohésives, l'exigeait. Il était un observateur, un facilitateur discret. Sa tâche était de comprendre les flux, les tensions sous-jacentes, pour mieux huiler les rouages du grand mécanisme commun. Ne jamais être l'aspérité, la vague sur l'eau calme.

Sa journée de travail s’ordonna selon le rythme prévisible et rassurant des impératifs administratifs. 8h30 : Réunion préparatoire sur la nouvelle phase de l'enquête trimestrielle concernant la perception citoyenne des initiatives intercommunales. Le taux de satisfaction global atteignait 72,7%, une progression de 0,4% par rapport au trimestre précédent. Il nota mentalement l’importance de dissocier les facteurs endogènes et exogènes de cette légère fluctuation positive. 10h00 : Participation active au groupe de réflexion transversal sur l'impact psycho-social potentiel des nouvelles interfaces mémorielles collectives holographiques. Il souleva une question pertinente sur la standardisation des protocoles d'accès mémoriel pour les citoyens souffrant de troubles cognitifs légers. 11h30 : Rédaction du rapport préliminaire sur l’optimisation sémantique des chartes régissant les espaces de bon voisinage intergénérationnel. Sa prose fut, comme à l'accoutumée, un modèle de précision dénuée d'affect. Des mots comme des briques, assemblant une structure logique irréprochable.

La pause méridienne se tint au réfectoire panoramique du quatorzième étage, dont les baies vitrées offraient une vue imprenable sur les géométries apaisantes de Nouvelle Praxis. Il partagea sa ration nutritive équilibrée (protéines végétales texturées, quinoa local, légumes de saison bio-sourcés) à une table ronde avec Citoyen Finnian du département Planification Urbaine Participative et Citoyenne Lena, hydro-botaniste au Contrôle Qualité des Eaux. Finnian, nature expansive, décrivait avec une animation non feinte les atermoiements de sa commune locale quant à la réallocation des parcelles de culture verticale sur le toit du Centre Civique. Lena, plus introvertie, exprimait à voix basse son inquiétude face à la prolifération récente d’une algue filamenteuse, Lyngbya hieronymusii, dans le canal Ouest reliant le Lac aux bassins de phytoépuration. ██ écoutait. Son écoute était active, totale. Il enregistrait les variations tonales, la gestuelle – parfois excessive – de Finnian, la façon dont Lena pinçait nerveusement le coin de sa serviette en papier de bambou recyclé. Il observait les textures. La légère moiteur qui perlait au front de Finnian sous la lumière artificielle douce mais constante. La courbe délicate, presque translucide, du pavillon de l'oreille de Lena lorsqu'elle penchait la tête pour consulter son datapad personnel. Chaque détail était une donnée. Une information brute sur l'état émotionnel et physique de ses interlocuteurs. Une cartographie discrète des surfaces humaines, classée mentalement, sans jugement apparent, dans les vastes archives de son observation interne. Catalogage neutre, disait la procédure mentale qu'il s'imposait.

L'après-midi, il se plongea dans l'étude des flux migratoires internes. Un ballet complexe de citoyens se déplaçant entre les Communes Supérieures du Delta Fluvial et celles des Hauts Plateaux Cristallins. Des chiffres. Des graphiques en courbes lisses. Des projections statistiques basées sur des algorithmes prédictifs éprouvés. L'abstraction pure, le langage sécurisant des données désincarnées. Son regard, pourtant, fut accroché par une photographie d'archive illustrant une section du rapport : un groupe de travailleurs saisonniers engagés pour la récolte des baies de Goji Solarus sur les terrasses des Plateaux. Leurs visages étaient des cartes tannées par le vent et le soleil intense de l'altitude. L'un d'eux, un jeune homme au regard direct, presque défiant, arborait une cicatrice fine, d'un blanc nacré sur sa peau sombre, courant en diagonale sur sa pommette gauche. ██ utilisa l'interface tactile de son poste de travail pour zoomer subtilement sur ce détail. Il examina la texture légèrement surélevée de la peau cicatricielle, la façon dont elle accrochait différemment la lumière, la promesse d'une résistance distincte, d'une histoire inscrite dans la chair même. Une pensée traversa son esprit, rapide comme un influx nerveux : La narration du tissu. Il la classa immédiatement. Observation non pertinente. Corrélation esthétique subjective sans valeur analytique. Il revint aux courbes de migration.

Le soir tomba sur Nouvelle Praxis comme un voile de soie grise. ██ rejoignit l'assemblée du Quartier du Marais Tranquille, tenue dans l'amphithéâtre en bambou lamellé-collé du Centre Communal. À l'ordre du jour : la finalisation du projet de nouvelle signalétique pour les voies cyclables prioritaires. Le débat fut vif, les arguments échangés avec cette passion maîtrisée qui caractérisait la démocratie directe kah-tanaise. Citoyenne Ishka, architecte paysagiste à la voix forte et aux convictions tranchées, défendait avec ferveur une approche purement iconographique, universelle et immédiate. Face à elle, Citoyen Valmir, linguiste spécialisé dans les dialectes minoritaires, argumentait pour une signalétique hybride, intégrant des micro-textes en syncrelangue standard et dans les trois idiomes régionaux les plus représentés, par souci d'inclusivité maximale pour les nouveaux arrivants et les citoyens moins familiers des codes visuels dominants. ██ écouta. Il disséqua la rhétorique, nota les points de friction, identifia les compromis possibles. Il admirait cette mécanique complexe, cette alchimie lente par laquelle la volonté collective émergeait du frottement des volontés individuelles. Il prit la parole une unique fois, voix calme et posée. Il suggéra une implémentation pilote en deux phases : test comparatif des deux systèmes sur des secteurs distincts pendant six mois, suivi d'une évaluation quantitative et qualitative par un panel citoyen tiré au sort, pondéré selon les données socio-linguistiques du quartier. Sa proposition, pragmatique, mesurée, fut accueillie comme une solution élégante. Elle fut intégrée au protocole de décision final après un bref échange et un vote de confirmation rapide. Quelques regards reconnaissants se tournèrent vers lui. Le Citoyen ███████. Toujours cette capacité à dénouer les nœuds, à trouver le chemin médian. La fiabilité faite homme. Nul ne perçut l'éclair fugace, presque subliminal, de calcul analytique dans ses yeux lorsqu'ils suivirent la tension délicate des muscles sterno-cléido-mastoïdiens d'Ishka quand, dans un emportement oratoire, elle rejeta la tête en arrière, exposant la courbe vulnérable de sa gorge. Une ligne. Une texture. Une donnée de plus.

Le trajet du retour fut une décompression silencieuse à travers les allées désormais calmes de Nouvelle Praxis. La ville s'endormait sous un ciel sans étoiles, la pollution lumineuse étant strictement contrôlée mais la couverture nuageuse légère suffisante pour masquer la voûte céleste. Son appartement coopératif l'attendait, bastion de son ordre intérieur. Les murs blancs semblaient boire la faible lumière ambiante, les meubles fonctionnels projetaient des ombres nettes. Seules les estampes aux motifs géométriques complexes semblaient contenir une vie propre, une vibration silencieuse dans l'immobilité générale. Il ferma la porte derrière lui. Le déclic du verrou magnétique résonna dans le silence. Le monde extérieur, avec son harmonie bruyante et ses interactions constantes, était maintenant scellé dehors. Il ressentait cette fatigue particulière, non pas du corps, mais de la surface. Une lassitude d'avoir maintenu la façade, d'avoir joué le rôle. Un besoin impérieux de se retirer, de plonger sous la surface lisse des apparences.

Le rituel était immuable, une transition nécessaire entre le monde extérieur des surfaces polies et ce territoire intérieur où les profondeurs appelaient. La douche fut d'abord un assaut brûlant, l'eau si chaude qu'elle semblait vouloir dissoudre l'enveloppe même de la peau, effacer les dernières traces des interactions sociales, les miasmes invisibles des regards croisés, des paroles échangées. Puis le choc glacial, une clarté brutale qui resserrait les pores, aiguisait les sens, ramenait la conscience à la pure matérialité du corps – son propre corps, pour l'instant. Le frottement de la brosse rêche sur l'épiderme était une prière sans mots, un acte d'exfoliation qui allait au-delà du physique, cherchant à atteindre une nudité plus fondamentale, une table rase avant l'œuvre à venir.

La cloison insonorisée, parfaitement intégrée au mur du bureau, glissa latéralement, obéissant à l'empreinte rétinienne de ██. Derrière, ce n'était plus une pièce, mais une absence : l'absence de chaleur, de couleur familière, d'humanité conventionnelle. Le laboratoire s'ouvrait, cathédrale froide d'acier inoxydable baignant dans la lumière bleutée et implacable des tubes néon intégrés au plafond. Pas d'ombre ici, seulement une clarté chirurgicale qui révélait chaque détail avec une précision obscène. Les instruments attendaient, alignés sur leurs supports magnétiques, reflets déformés de la silhouette de ██. Scalpels aux lames affûtées comme des murmures de coupe, scies à os vibrantes dont le potentiel ronronnement était une menace silencieuse, écarteurs aux courbes cruelles, pinces délicates prêtes à saisir l'éphémère. L'air, filtré à l'extrême, portait cette odeur caractéristique d'ozone, une senteur de vide et d'électricité statique. Au centre, trônait le bloc, table d'acier brossé, immense et froide, dont les rainures discrètes convergeaient vers un orifice d'évacuation. Un autel pour une liturgie inconnue.

Ce soir, l'offrande était prête. Le corps du jeune coursier reposait sur l'acier, dépouillé de son uniforme, simple forme humaine ramenée à sa condition première : matière organique, volume attendant la déconstruction. Il n'était plus le garçon timide aux mains fines, mais un paysage à explorer, un texte cryptique dont ██ allait déchiffrer chaque couche, chaque pli secret. La peau diaphane, encore marquée par la rougeur fugace de la vie, était la première couverture, la surface trompeuse qu'il fallait percer pour atteindre la vérité dessous.

Le premier scalpel glissa, traçant une ligne nette du sternum au pubis. Une incision précise, presque respectueuse dans sa technicité. La peau s'ouvrit comme un fruit trop mûr, révélant la nacre pâle du tissu adipeux, puis la richesse plus sombre de la musculature sous-jacente. ██ observait, non pas avec l'œil du médecin cherchant la pathologie, mais avec celui du cartographe découvrant un nouveau continent. Il lisait les lignes de la chair, les ramifications bleutées des veines superficielles comme des fleuves sur une carte ancienne. Il touchait, du bout du doigt ganté, la texture – ici lisse, là légèrement granuleuse. Une histoire silencieuse s'écrivait sous ses doigts, celle des tensions vécues, des efforts fournis, inscrite dans la trame même des fibres.

Puis l'exploration s'approfondit, le style de l'acte mutant avec elle. Les parois thoraciques cédèrent, architecture d'ivoire s'ouvrant sur le trésor sanglant. Symphonie pourpre des viscères nichés dans leur alcôve humide. Les poumons, coraux mous exhalant un air fantôme, dentelle alvéolaire où s'était piégée la dernière angoisse. Il les soupesa, palpa leur fragilité aérienne. Le cœur, masse musculaire dense, rubis sombre dont le dernier battement résonnait encore dans le silence métallique, pendule arrêtée sur une heure inconnue. Il le fit tourner entre ses doigts, en chercha la signature secrète, le noyau dur de la volonté perdue. Le doigt glissant sur l'aorte, conduit lisse et puissant, puis explorant le labyrinthe intestinal, long fleuve nacré charriant les secrets digestifs, les restes ultimes du monde extérieur absorbé. Chaque organe était une géographie étrange, une contrée aux textures inouïes : la densité presque minérale du foie, l'élasticité complexe de la rate, la forme parfaite et double des reins, filtres ultimes des humeurs vitales. Lire les présages dans les reflets sombres de la bile, dans la couleur profonde du sang coagulé. Une haruspicine froide, mécanique, cherchant non pas l'avenir, mais la compréhension brute de l'agencement du présent défunt.

Vint le dépeçage méthodique, la réduction de la forme à ses composants essentiels. La peau, séparée avec une lenteur presque cérémonielle, étendue comme une carte vierge, portant encore l'empreinte des grains de beauté, des cicatrices infimes, hiéroglyphes d'une vie ordinaire. Les muscles, découpés le long de leurs attaches, suivant les lignes de force naturelles, révélant l'entrelacs complexe des tendons, cordages brillants reliant l'os à la puissance. Chaque groupe musculaire, une province distincte, avec sa texture propre, sa densité, sa mémoire cinétique muette. Il isolait une fibre, la roulait entre ses doigts, en testait la résistance. La mâchoire travaillait lentement sur un fragment choisi, non pour la saveur, inexistante, mais pour la sensation intime de l'assimilation, l'absorption de la structure même. Coloniser le corps par la mastication. Puis l'os, vérité ultime et résistante. La scie fine entama sa complainte aiguë, libérant une fine poussière blanche qui dansait dans les rais de lumière bleutée. Révéler la structure cachée, l'armature silencieuse. Et au cœur de l'os, la moelle, substance primordiale, gelée sombre et riche, goût de terre ancienne et de vide intersidéral. Il racla, recueillit cette essence fondamentale, comme un alchimiste cherchant la pierre philosophale dans les ultimes réduits de la matière.

Ce n'était ni de la boucherie aveugle, ni de la chirurgie réparatrice. C'était une forme de lecture intense, une déconstruction visant à comprendre par le toucher, par la vue, par l'ingestion symbolique. Une appropriation totale, non pas de la personne, mais de sa matérialité essentielle. Il démantelait le puzzle de la chair pour en saisir la logique profonde, l'agencement secret.

Le repas, s'il fallait l'appeler ainsi, fut une conclusion presque abstraite à cette exploration. Un fragment minuscule, choisi non pour sa noblesse mais pour une texture particulière qui avait retenu son attention – peut-être la résistance singulière d'un tendon intercostal, ou la douceur granuleuse d'une glande surrénale. Chauffé à la vapeur, déposé sur une assiette d'acier vide. Il le consomma lentement, les yeux fermés, se concentrant uniquement sur les sensations tactiles dans sa bouche. Chaque pression de la dent, chaque mouvement de la langue était une analyse. Il ne goûtait rien, il ressentait la structure intime de la matière ingérée, l'ultime résistance avant la dissolution. C'était cela, la connaissance véritable : l'assimilation complète, la fusion par la digestion. L'autre devenant une partie de lui-même, non pas métaphoriquement, mais littéralement. Une communion solitaire et stérile au cœur de la machine sociale parfaite.

Quand ce fut terminé, un silence dense remplit le laboratoire. Le corps n'était plus un mystère à déchiffrer, mais un ensemble de composants classifiés, attendant leur traitement final. ██ demeura immobile un instant, face au bloc d'acier désormais presque nu. Ni triomphe, ni regret. Peut-être la confirmation silencieuse d'une intuition lancinante sur la nature mécanique et interchangeable de la matière vivante. Ou peut-être, simplement, le vide qui suit l'accomplissement d'un besoin impérieux, aussi étrange soit-il. La lecture était achevée. L'oracle charnel avait parlé son langage muet.

Le rituel était immuable, une mue silencieuse s'opérant entre le monde policé des surfaces et ce lieu secret où la chair attendait son dépeçage. La douche fut une agression volontaire, d'abord la brûlure vive de l'eau calcinant la peau, effaçant par abrasion les contacts futiles de la journée, les sourires échangés comme des monnaies sans valeur, les mots convenus flottant encore dans l'air mental. Puis le choc glacial, morsure cristalline ramenant la conscience à son enveloppe première, palpitante sous l'assaut thermique. La brosse dure crissait, exfoliant plus que l'épiderme, arrachant l'identité sociale couche par couche, jusqu'à atteindre une matière nue, frémissante, prête pour une autre forme de contact, une lecture plus profonde.

La cloison insonorisée, intégrée avec une discrétion parfaite au mur neutre du bureau, obéit à l'empreinte unique de sa rétine, glissant sans un souffle. Derrière, ce n'était pas une pièce, mais un négatif du monde extérieur. Froid glacial, lumière clinique d'un bleu cadavérique émanant des longs tubes au plafond, air filtré vibrant d'une odeur d'ozone et d'un arrière-goût métallique. Ici, pas de compromis chaleureux, pas d'esthétique communale. Seulement l'acier inoxydable, partout. Reflets fragmentés, déformants, sur les plans de travail, les paillasses, les façades des unités de réfrigération silencieuses. Les instruments attendaient, ordonnés avec une maniaquerie qui tenait moins de l'organisation que de l'obsession, reposant sur leurs berceaux magnétiques comme des reliques d'un culte inconnu. Scalpels fins comme des chuchotements de lame, bistouris aux courbes savantes invitant à la séparation, scies à os dont les dents microscopiques promettaient une mélopée stridente sur la matière dure, écarteurs déployant leurs bras métalliques comme des insectes prédateurs attendant de maintenir béante la plaie du monde, pinces fines prêtes à saisir le filament le plus ténu de la vie défaite. Et au centre, le bloc. Table d'acier massif, surface immense et froide, légèrement inclinée vers le drain central, rainurée de canaux invisibles attendant les fluides tièdes. Un autel pour une dévotion sans nom, une messe solitaire et charnelle.

L'attente de ce soir prenait fin. La patience, cette vertu qu'il performait si bien au dehors, s'effaçait ici devant une urgence plus profonde, une faim qui n'était pas de l'estomac mais d'une curiosité plus viscérale, une nécessité de savoir par le contact direct, par la déconstruction intime. Le sujet était là. Le jeune homme du service Courrier Inter-Commissariats. Désormais simple matière offerte sur l'acier froid. Son corps, dépouillé de l'uniforme fonctionnel, livrait la blancheur vulnérable de la chair à la lumière bleue et impitoyable. Il n'était plus le garçon timide aux mains fines, mais un paysage inconnu, une énigme étendue attendant d'être ouverte, lue, explorée jusqu'à l'os, consommée dans son essence même. La peau diaphane, membrane délicate où s'inscrivaient encore les fantômes de la circulation sanguine, était la première page du livre interdit, la surface trompeuse qu'il fallait déchirer pour atteindre les vérités cachées dessous.

Le premier contact de la lame fut presque délicat, une caresse d'acier traçant une ligne fine, rouge perle, qui courait du creux vulnérable de la clavicule jusqu'au nombril effacé. Puis l'incision s'affirma, devint morsure, déchirant l'illusion d'intégrité. La peau céda avec un bruit infime, humide, s'ouvrant comme une gousse de fruit étrange pour révéler la couche nacrée et luisante de la graisse sous-cutanée, puis, plus profondément, la cartographie complexe et sombre de la paroi musculaire, veinée de filets bleutés. ██ suivait les lignes anatomiques, non pas avec la distance calculée d'un anatomiste, mais avec l'intensité tactile d'un sculpteur découvrant les secrets intimes de son bloc de marbre vivant. Il palpait la résistance variable des tissus, lisait du bout des doigts gantés les tensions muettes inscrites dans les fibres, décryptait l'histoire silencieuse du corps – un grain de beauté ici, une ancienne éraflure à peine visible là. Chaque détail était une lettre dans un alphabet inconnu.

Il écarta les chairs, plongeant ses mains gantées dans la cavité chaude et soudain étrangère du torse. L'odeur changea, s'alourdit, devint celle, âcre et métallique, du sang frais exposé à l'air filtré, mêlée à une note plus douceâtre, presque sucrée, émanant des profondeurs organiques. Une bouffée de chaleur monta du corps ouvert, portant avec elle le parfum ultime de la vie récemment éteinte. La cage thoracique fut ouverte, non sans effort. Les côtes, ces arceaux d'ivoire pâles, résistèrent un instant avant de céder dans un craquement sec et sourd sous la pression calculée des écarteurs, dévoilant enfin le théâtre intérieur, la scène cramoisie où les organes reposaient dans leur écrin humide et sombre, comme des joyaux baroques dans une crypte secrète. Là, les poumons. Masses spongieuses et délicates d'un rose veiné de gris, semblables à des coraux étranges échoués après la marée du dernier souffle. Il les souleva délicatement, sentant leur texture aérienne, presque immatérielle, leur fragilité de dentelle alvéolaire où l'air avait autrefois dansé. Une pression légère, et un filet de liquide rosé s'en échappa. Puis le cœur, retiré de son sac péricardique comme un trésor de son coffret, muscle dense et puissant, encore tiède, rubis sombre dont les dernières palpitations étaient un écho fantôme dans le silence du laboratoire. Il le tourna et le retourna dans sa paume, en pesa la densité, en suivit les artères coronaires comme des rivières gravées sur une carte secrète. Une goutte de sang perla sur le latex noir de son gant. Il la porta à ses lèvres, lentement. Goût de fer intense, de sel primordial, de la source même de la vitalité défaite. Non pas pour comprendre une fonction, mais pour absorber une essence, une signature chimique.

L'exploration descendit plus bas, dans l'abdomen. Le foie, vaste continent d'un pourpre sombre et lisse, occupant l'hypochondre droit, sa texture presque cireuse sous le doigt, une masse dense et énigmatique. Les reins, fèves jumelles d'un brun violacé, nichées dans leur gangue graisseuse, architecture complexe de filtres silencieux. L'estomac, poche musculaire souple, contenant les vestiges à demi-digérés du dernier repas du coursier – image grotesque et dérisoire du monde extérieur persistante au cœur de l'intime. Et l'intestin, long serpent nacré aux reflets irisés, déroulé avec une patience infinie, mètre après mètre de ce labyrinthe chaud et glissant, révélant les replis complexes de sa muqueuse veloutée. Chaque organe était une découverte tactile, une énigme de forme et de substance. Il palpait, pressait doucement parfois, comme pour lire une réponse dans la résistance de la chair, dans la viscosité des fluides. Une forme de divination manuelle, une lecture à travers la matière même.

Puis vint la déconstruction systématique, l'effeuillage. La peau fut retirée en grands lambeaux souples, avec une précision qui tenait de l'artisanat macabre. Mise à plat sur une surface adjacente, elle devenait une carte inversée, le négatif parcheminé d'une identité effacée, portant encore l'empreinte fantomatique des plis, des poils fins, des imperfections minuscules. Ensuite, la chair musculaire. Non pas tranchée brutalement, mais séparée le long de ses lignes de force naturelles, les fibres délicatement dissociées les unes des autres. Le long muscle dorsal, puissant et fuselé, arraché à la colonne vertébrale. Le quadriceps, masse dense et élastique, promesse de course interrompue. La chair des joues, d'une tendreté surprenante sous le scalpel. Une exploration anatomique devenue démembrement, chaque muscle isolé, examiné pour sa texture propre, sa densité, sa couleur variant du rouge vif au rose pâle. Il prenait parfois un fragment, le roulait entre le pouce et l'index, le portait à ses lèvres, non pour le goût – toujours secondaire, presque absent – mais pour sentir sa structure intime, sa résistance sous la pression, comme pour absorber sa mémoire cinétique muette. Une colonisation par la sensation tactile.

Enfin, l'os. La vérité dure, l'armature silencieuse sous la tendre enveloppe. La scie fine, activée, entama sa complainte aiguë et vibrante, un son qui semblait résonner dans les fondations même de la pièce, dans la structure osseuse de ██ lui-même. La poussière d'ivoire fin, presque impalpable, flottait dans les rais de lumière bleutée, porteuse d'une odeur âcre et minérale, celle de la matière la plus ancienne du corps mise à nu. Il suivait les lignes des fémurs, des humérus, admirait la perfection fonctionnelle des articulations, la complexité des vertèbres. Et au cœur de l'os long, la moelle. Substance grasse, sombre, presque noire, d'une richesse primordiale. Il la racla avec un instrument fin, la recueillit comme un trésor secret, essence fondamentale, mémoire fossile de l'être qu'il contemplait avec une fascination vide.

Déconstruire pour connaître. Dévorer – au sens le plus large – pour intégrer.

La consommation finale fut brève, presque dérisoire après l'ampleur de l'exploration. Un fragment choisi non pour sa signification symbolique, mais pour une qualité purement texturale qui avait retenu son attention – la résistance particulière d'un ligament intercostal, la douceur granuleuse et surprenante d'une glande trouvée près du rein. Préparé à la vapeur nue, sans sel ni épice, le fragment fut posé sur une plaque d'acier. ██ le porta à sa bouche avec une lenteur calculée. La mastication fut une analyse sensorielle ultime. Chaque pression des dents, chaque mouvement de la langue enregistrait la structure intime de la fibre, sa résistance, son point de rupture, la façon dont elle se mêlait à sa propre salive avant la déglutition finale. Il ne cherchait pas le goût, il cherchait la signature texturale, l'empreinte matérielle de l'autre. L'acte d'ingérer était l'ultime étape de la lecture, l'absorption définitive de l'information charnelle. Devenir l'autre, non par l'esprit, mais par la chimie la plus élémentaire. Fusion silencieuse et stérile dans le cœur froid du laboratoire aseptisé.
Quand ce fut achevé, un silence plus lourd qu'auparavant s'installa. Le corps n'était plus qu'un assemblage hétéroclite de composants attendant leur traitement final. ██ resta immobile un long moment, face au bloc d'acier maculé. Aucune expression sur son visage. Pas de triomphe, pas de regret, pas de satiété. Peut-être une lassitude profonde, celle qui suit une concentration extrême. Ou l'écho persistant d'une sensation étrange, la rémanence d'une connaissance froide et inarticulable acquise dans les fibres et les fluides. La lecture était close. La chair avait parlé son langage muet.

Le retour à la méthode fut aussi soudain que le passage à l'exploration charnelle avait été progressif. L'interrupteur mental bascula. L'Officiant redevint le Technicien. La curiosité viscérale laissa place à une efficacité clinique, presque robotique. Le nettoyage commença, étape essentielle non pas pour effacer une culpabilité inexistante, mais pour restaurer l'ordre impeccable de son sanctuaire privé, pour que la transgression demeure une parenthèse parfaitement contenue, sans débordement sur le monde extérieur des apparences.

Les instruments furent méthodiquement démontés, passés aux ultrasons, stérilisés par autoclave, puis replacés sur leurs supports magnétiques dans leur configuration initiale, reflets froids et inertes. Le bloc d'acier central fut lessivé, désinfecté avec des solutions chimiques puissantes qui effacèrent jusqu'à la dernière trace moléculaire du passage de la vie et de sa déconstruction. Chaque surface, chaque recoin du laboratoire fut inspecté, traité, rendu à sa neutralité aseptisée. Il n'y avait plus d'odeur organique, seulement le parfum persistant de l'ozone et des désinfectants. Un travail méticuleux, effectué avec la même concentration appliquée qu'il mettait à vérifier la cohérence statistique d'un rapport communal. Pas de hâte, pas d'oubli. Chaque geste était optimisé pour l'efficacité et l'effacement.

Puis vint l'étape finale, celle qui liait le secret de son laboratoire à la technologie la plus avancée de la cité utopique. Les restes organiques, réduits chimiquement à une pâte épaisse et anonyme, furent introduits dans la trémie d'un système d'évacuation sanitaire à haute température. Un réseau discret, qu'il avait lui-même soutenu lors des phases de conception de l'immeuble coopératif, arguant de nécessités d'hygiène publique avancée et de traitement écologique des déchets biologiques complexes. Personne n'avait remis en question l'utilité d'un tel système dans un bâtiment résidentiel modèle. Activé par une commande biométrique unique, le dispositif pulvérisa la matière en ses composants élémentaires par un processus thermique intense, ne laissant qu'une fine cendre stérile évacuée anonymement dans le réseau profond de retraitement des déchets de Nouvelle Praxis. La perfection de l'utopie fournissait les moyens ultimes de la dissimulation. La transgression était non seulement cachée, mais littéralement annihilée, désintégrée par la machinerie même censée garantir la propreté et l'harmonie.

██ quitta le laboratoire, refermant derrière lui la cloison silencieuse. Il passa à nouveau sous la douche, un rinçage rapide cette fois, purement fonctionnel. Puis il revêtit des vêtements propres, identiques à ceux de la veille, et retourna dans l'espace de vie principal de son appartement. L'ordre était restauré, à l'intérieur comme à l'extérieur de la pièce secrète. Il n'y avait plus de tension palpable, plus d'attente. Juste le calme plat qui suit un processus achevé. Il ne ressentait ni remords, ni satisfaction triomphante. Peut-être une légère fatigue, mais surtout un retour à son état basal de neutralité observatrice. L'écho de l'acte, s'il existait, était une vibration trop profonde, trop interne, pour troubler la surface lisse de son comportement. La lecture charnelle avait eu lieu, l'information – quelle qu'elle fût – avait été intégrée. Le cycle était complet.

Le lendemain matin, la routine reprit son cours imperturbable. ██ ███████ ajusta le col de sa tunique couleur terre de Sienne et quitta son appartement à l'heure habituelle. Nouvelle Praxis s'éveillait dans la même harmonie chromatique et sonore que la veille. Le soleil caressait les façades, l'air portait les mêmes parfums rassurants, les citoyens échangeaient les mêmes saluts fraternels. Rien n'avait changé. La surface de l'utopie demeurait intacte, lisse, parfaite.

Au Commissariat, les premières rumeurs concernant la disparition du jeune coursier commençaient à circuler. On parlait d'une absence inhabituelle, d'appels sans réponse. ██ accueillit la nouvelle avec une expression de sollicitude mesurée, fronçant légèrement les sourcils. Il écouta les hypothèses de ses collègues – un malaise soudain ? Un départ imprévu pour une autre commune ? Une rare mais possible désertion ? Il intervint avec son calme habituel, proposant de vérifier les registres de passage des navettes fluviales, de consulter les dernières localisations de son communicateur personnel, d'analyser les plannings de livraison pour identifier d'éventuelles anomalies. Sa voix était posée, rationnelle. Son offre d'aide, empreinte de cette efficacité bienveillante qu'on lui connaissait. Il mit son expertise en analyse des dynamiques sociales au service de la recherche collective, participant à la performance de l'inquiétude partagée. Son jeu était impeccable.

En traversant l'atrium central plus tard dans la journée, son regard balaya la foule des fonctionnaires affairés. Il croisa brièvement les yeux d'une jeune femme du service cartographie, dont la nuque délicate était exposée par une coupe de cheveux courte. Une fraction de seconde, une notation mentale automatique. Texture potentielle. Intéressant. La pensée fut classée, sans commentaire interne, sans jugement. Juste une donnée de plus, en attente.

██ ███████ continua son chemin, rouage parfait dans la grande machine harmonieuse de Nouvelle Praxis. Dehors, le soleil brillait sur la cité modèle, sur ses canaux scintillants et ses jardins luxuriants. L'ordre régnait, impeccable et serein. Mais sous la surface, dans le silence de certains appartements, dans le regard neutre de certains citoyens, une faim étrange persistait, un écho insondable, ancien, attendant patiemment sa prochaine lecture dans la chair même de l'utopie.

L’homme sourit, heureux.

Résumé

Dans la cité parfaitement ordonnée de Nouvelle Praxis, ██ ███████ mène une vie exemplaire de fonctionnaire au Commissariat au Consensus. Parfaitement intégré, efficace et respectueux des normes sociales, il participe activement à la vie communale et contribue à l'harmonie collective. Cependant, derrière cette façade impeccable, il cache un secret monstrueux : un laboratoire caché où il se livre à un rituel compulsif de dissection et de consommation partielle de corps humains (ici, un jeune coursier récemment disparu). Pour lui, c'est une forme de "lecture" intense, une exploration tactile et viscérale visant à comprendre la matière humaine par la déconstruction et l'assimilation. Grâce à une technologie avancée et une dissimulation parfaite intégrée au système même de la ville, il efface toute trace de ses actes. Le lendemain, il reprend sa place de citoyen modèle, participant même avec une sollicitude calculée aux recherches concernant sa victime, tout en repérant déjà potentiellement la prochaine. L'histoire se termine sur son sourire heureux, révélant une satisfaction glaçante dans cette double vie au cœur de la perfection apparente.
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L'Ombre des Léviathans

Heon-Kuang - Base Prian, heure avancée de l'après-midi.

L'air des immenses halls d'assemblage de Fort Aleph était lourd, non pas de chaleur – l'environnement était rigoureusement contrôlé, un froid artificiel suintant des systèmes de ventilation surdimensionnés – mais de cette énergie contenue, électrique, qui précédait les grands moments. Un bourdonnement grave, à peine audible faisait vibrer l'atmosphère. Puis le son aigu et continu des découpeuses laser, guidées par des bras robotiques d'une précision millimétrique, traçait des sillons incandescents dans des plaques de blindage composite sombre, matière high-tech dont la composition exacte restait un secret industriel jalousement gardé par les Keiretsus. Le crissement strident ricochait contre les parois métalliques, symphonie discordante de la puissance en gestation. Les robots soudeurs géants, coordonnés par un centre de commandement dont les processus logiques facilitaient le travail humain, crachaient des gerbes d'étincelles blanches, froides, dans un ballet précis et incessant qui ne connaissait ni fatigue ni hésitation. Sous les arches métalliques monumentales, qui s'élevaient comme les côtes d'une baleine technologique, baignées d'une lumière artificielle calibrée imitant un jour sans nuages ni émotions, la coque anguleuse et furtive d'une frégate de classe Justice prenait forme, squelette d'acier et de céramique avancée attendant ses organes – réacteurs compacts, systèmes de guerre électronique, lanceurs de missiles hypersoniques. Plus loin, dans une autre baie, la silhouette cylindrique et menaçante d'un sous-marin d'attaque Nocturne, sa peau anéchoïque encore incomplète révélant des entrailles de câblages complexes et de conduits de refroidissement, reposait comme une bête endormie, menace à venir. On assemblait un dieu. Une bête d'acier froid, qu'on lâcherait un jour dans les profondeurs.

Au milieu de cette cathédrale d'acier, les trois Directeurs de la Garde Communale avançaient sur une passerelle surélevée en alliage léger, leurs pas résonnant faiblement sur le caillebotis métallique. Hazel Maillard consultait nerveusement les données de production qui défilaient sur la fine tablette transparente qu'elle tenait à la main, ses doigts effleurant l'écran, zoomant sur des graphiques complexes de flux de matériaux critiques – titane des profondeurs, terres rares des gisements afaréens contrôlés par le Fonds Tomorrow, supraconducteurs synthétisés dans les laboratoires de Heon-Kuang – dont la simple évocation faisait naître une ride d'inquiétude sur son front habituellement lisse. "Les délais annoncés par Saphir sont optimistes, Citoyens," murmura-t-elle, assez fort cependant pour que ses collègues l'entendent par-dessus le bruit de fond de l'usine. "Considérant les tensions actuelles sur l'approvisionnement en néodyme depuis les zones de conflit eurysienne, et la capacité limitée de nos propres raffineries spécialisées. Une rupture, même temporaire, sur un seul de ces composants critiques, et toute la chaîne s'arrête. Avons-nous des plans de contingence réels ?" Sa voix portait une pointe d'anxiété technique, celle de la gardienne des ressources face à une demande potentiellement insoutenable, face à la fragilité intrinsèque des lignes d'approvisionnement mondiales.

À ses côtés, Cormac MacUalraig observait la scène avec une expression indéchiffrable, un masque de lassitude professionnelle cachant peut-être un profond scepticisme ou une colère froide. Ses yeux balayaient moins les machines rutilantes et les robots infatigables que les rares techniciens humains visibles en contrebas, silhouettes concentrées dans leurs combinaisons de travail grises, affairées aux ajustements fins, aux contrôles qualité que les programmes ne pouvaient encore totalement assumer. Il pinça les lèvres, un pli amer au coin de sa bouche. Il avait vu d'autres types de chantiers. Ceux où l'on assemblait non pas des navires invulnérables sur le papier, mais des lignes de défense précaires dans la boue et la peur, avec des hommes et des femmes dont la seule technologie était le courage désespéré et un fusil souvent trop vieux. Il savait le coût final, humain, tangible, de ces magnifiques machines de guerre, un coût qui ne figurait sur aucune projection budgétaire lissée par les algorithmes du Commissariat au Maximum. "Impressionnant," lâcha-t-il enfin, sa voix rauque teintée d'un cynisme qui fit légèrement tressaillir Maillard. "Moins de chair humaine exposée sur la ligne d'assemblage, je suppose. Moins de familles à indemniser en cas d'accident industriel. C'est un progrès. Reste à savoir qui ira mourir à bord de ces bijoux quand les simulations s'arrêteront et que le sang commencera à couler." Il secoua la tête, détournant le regard vers les eaux grises du port.

Oyoshi Kitano, lui, semblait parfaitement dans son élément, naviguant cet univers de haute technologie avec l'aisance d'un stratège venu aux emplettes, observant sans s'attarder l'outil décisif qui lui permettra de réaliser sa vision. Il souriait avec une assurance tranquille aux représentants des Keiretsus qui les accompagnaient – Silas Thorne, de Saphir, dont le regard clair évaluait déjà les marges bénéficiaires futures et les parts de marché à conquérir, et Juno Kael, d'Hadess, dont l'attention semblait se porter sur les interfaces de contrôle des robots assembleurs, y voyant sans doute un potentiel point faible ou un futur levier d'optimisation propriétaire. "La capacité est là, Citoyens Directeurs," affirmait Thorne avec une confiance polie, presque trop lisse, reprenant le fil après l'interruption de MacUalraig qu'il choisit d'ignorer. "Les simulations Tlaloc, menées sur les derniers prototypes virtuels, confirment la robustesse et la létalité des nouveaux designs. Avec une rationalisation des processus, accélérée par la joint-venture inter-Keiretsu que nous avons esquissée – une synergie optimale des expertises Saphir et Hadess –, nous pouvons tenir les cadences exigées par ce projet."

Le projet. SHIN HANTEI SUISEN RIRON. Le nom interdit, jamais prononcé en présence des Keiretsus mais vibrant dans l'air chargé de particules métalliques. La refondation navale massive. Réponse stratégique à l'effondrement soudain de l'allié Pharois. Réponse aussi, et peut-être surtout, à la montée agressive, méthodique, des puissances Nazumi. Un plan dont tous ici connaissaient les implications vertigineuses, les coûts exorbitants, et l'urgence soulignée par les simulations glaciales du rapport SRN-224.12.A – rapport que les trois Directeurs avaient disséqué, débattu, retourné dans tous les sens depuis des semaines. Un plan qui attendait encore le sceau – ô combien incertain – de la Convention Générale.

"Les simulations confirment aussi autre chose, Silas," intervint Kitano, sa voix coupant net les considérations industrielles, ramenant brutalement l'échange à la dure réalité stratégique qu'il voulait imposer. "Elles confirment que sans cette montée en puissance, sans SHSR, une confrontation majeure dans le Nazum, même victorieuse, nous laisserait exsangues." Il s'arrêta, laissant le poids de l'affirmation s'installer. Il n'avait pas besoin de rappeler les chiffres du rapport. Les chiffres les hantaient déjà.

Maillard grimaça, ses doigts pianotant inconsciemment sur sa tablette éteinte. "Les chiffres sont une chose, Oyoshi. Les accepter politiquement, trouver les ressources alors que nos budgets sont déjà sous tension extrême après la crise de la Communaterra en est une autre. Assurer les lignes d'approvisionnement pour une telle flotte, la maintenir opérationnelle sur deux théâtres simultanément... c'est un défi logistique qui frôle l'impossible avec les structures actuelles." Son regard trahissait la fatigue de celle qui doit constamment faire tenir un océan dans un dé à coudre.

"Un défi moins grand, Hazel," rétorqua doucement Kitano, sans la quitter des yeux, "que celui de défendre le Paltoterra avec une marine brisée après une guerre coûteuse dans le Nazum. C'est cette réalité – celle d'une victoire qui nous coûterait notre capacité de défense globale – que nous devons faire comprendre à Axis Mundis. C'est pour cela que nous avons besoin de toutes les voix, de tous les soutiens." Son regard glissa vers la sortie du hall, comme s'il attendait quelqu'un.

La transition vers la salle de conférence feutrée du centre de commandement Aleph fut un passage brutal. Du bruit industriel organisé, presque symphonique dans sa complexité mécanique, à un silence high-tech, presque oppressant. Murs intelligents diffusant une lumière douce, adaptative, affichant discrètement des flux de données cryptées – positions satellitaires, analyses météorologiques, cours des matières premières. Table holographique centrale dormant sous un halo bleuté, prête à s'animer au moindre ordre vocal. L'air y était frais, filtré, contrôlé, presque stérile. Une atmosphère de calcul froid, à des années-lumière de la chaleur humaine et chaotique, parfois suffocante, des assemblées communales d'Axis Mundis. Thorne et Kael prirent place avec l'aisance de ceux qui naviguent ces eaux corporate internationales, préparant leurs propres présentations – graphiques épurés, projections financières optimistes – sur des consoles intégrées à la surface lisse de la table.

"Ça sent le fait accompli, Cormac," murmura Hazel Maillard en ajustant discrètement le col de sa veste réglementaire. Son regard suivait Thorne et Kael qui prenaient déjà place autour de la table holographique avec une aisance presque propriétaire. "Les Keiretsus sont déjà en train de se partager la charge avant même que la Convention n'ait voté le premier Dev-Lib d'investissement. SHSR est un monstre logistique, un gouffre à ressources... Sommes-nous seulement prêts pour ça ?"

MacUalraig eut un rictus qui n'atteignit pas ses yeux fatigués. "Prêts ? Nous ne sommes jamais prêts, Hazel. Surtout pas pour les rêves de grandeur des stratèges. Alors nous coûtera cher. Probablement plus cher que les simulations ne le disent."

Et c'est là que la surprise, soigneusement orchestrée par Kitano – une manœuvre dont la subtilité, ou l'arrogance, n'échappa ni à Argento dès qu'elle franchit le seuil, ni à Maillard qui sentit son estomac se nouer –, se matérialisa. Les portes de la salle glissèrent à nouveau, sans bruit, révélant non pas des assistants ou des analystes stratégiques venus présenter des données complémentaires, mais les figures mêmes du Directoire précédent. Des fantômes du pouvoir passé, convoqués au présent par le nouveau stratège en chef.

Zephreïne Argento entra la première. Sa présence emplissait la pièce, intense, presque électrique malgré sa silhouette menue. Son regard acéré balaya l'assemblée, s'arrêtant une fraction de seconde sur Kitano. Une neutralité parfaite. Trop parfaite. Elle sentit immédiatement le piège, ou du moins, la mise en scène politique. La convocation des "anciens" n'était pas un hommage à leur expérience ; c'était un levier. À ses côtés, Alt Mikami, le "Vieux Camarade", l'architecte patient de tant de refondations logistiques, dont la retraite affichée n'avait jamais trompé personne et dont la présence ici avait le poids rassurant et terrible de l'Histoire kah-tanaise elle-même. Son visage habituellement jovial était fermé, grave. Esther Mealior, l'ancienne de l'Air, fermait la marche, son expression traduisant une curiosité prudente, peut-être moins directement impliquée dans les querelles navales, mais consciente, en tacticienne avisée, de l'importance stratégique du moment et visiblement surprise de se retrouver là.

Le regard de Maillard se voila d'une incompréhension froide. Elle échangea un regard rapide, presque imperceptible, avec MacUalraig. Cela n'était pas prévu dans l'ordre du jour officiel, ni même dans les discussions préparatoires. C'était une initiative personnelle de Kitano. Une initiative qui court-circuitait leur propre autorité naissante, qui les mettait devant le fait accompli. Que signifiait cette convocation impromptue des figures tutélaires du passé ? Une tentative de Kitano de s'assurer un soutien historique incontestable pour son plan ? Une manœuvre pour marginaliser ses propres collègues du nouveau Directoire ? La logistique mentale de Maillard tournait à plein régime, analysant les implications politiques immédiates de cette rupture de protocole. MacUalraig, lui, croisa les bras, son visage buriné se fermant davantage, trahissant une irritation lasse face à ce qu'il percevait sans doute comme une complication politique inutile, un détour par les méandres du passé et les jeux d'influence alors que l'urgence était au présent, à la menace concrète qui pesait sur Heon-Kuang. "Les fantômes arrivent pour le banquet," pensa-t-il avec un cynisme contenu. "Espérons qu'ils n'aient pas trop faim."

Kitano, lui, demeura parfaitement maître de la situation qu'il avait créée. Il se leva lentement, esquissant ce sourire poli, presque énigmatique, qui lui servait souvent de bouclier face aux émotions des autres. "Camarades anciens," sa voix était calme, respectueuse, mais chargée d'une intention claire qui ne trompa personne, surtout pas Argento. "Merci d'avoir répondu si promptement à mon invitation impromptue. Votre expérience, votre sagesse accumulée au service de l'Union durant des années difficiles, nous sont précieuses. Indispensables, à vrai dire, pour l'étape cruciale qui s'annonce."

Il révéla alors son jeu. Sans fioriture inutile. La pierre décisive sur le goban politique qui se jouait bien au-delà des murs de Prian, jusqu'aux couloirs feutrés et aux assemblées houleuses d'Axis Mundis. Le plan SHSR, expliqua-t-il en s'adressant principalement aux trois anciens, cette refondation navale vitale pour la survie même de l'Union face aux menaces nazumi désormais quantifiées et à l'isolement stratégique post-Pharois, butait encore. Réticences à la Convention Générale. Crainte justifiée – mais selon lui surmontable – de l'effort financier sans précédent depuis la reconstruction d'après-guerre civile. Inertie coupable des commissions parlementaires. Calculs politiques à courte vue face à un danger existentiel pourtant démontré par les simulations froides et irréfutables de Tlaloc. "Votre voix, martela-t-il, votre poids historique, votre crédibilité auprès des différentes factions de la Convention et des Communes pourraient débloquer la situation. Faire comprendre l'urgence stratégique. Faire accepter la nécessité absolue de ce réarmement. Nous avons besoin que vous portiez ce message à Axis Mundis. Que vous plaidiez pour l'avenir de notre défense commune."

Argento ne cilla pas, mais l'air autour d'elle sembla se refroidir d'un degré. Son silence était une réponse en soi. Une réponse chargée de méfiance. Kitano sentit le changement. La montée d'une vague froide, familière à ceux qui ont navigué les eaux troubles du pouvoir kah-tanais. Argento avait passé sa vie à déjouer les manœuvres, à anticiper les courants contraires. Elle reconnaissait l'odeur des plans trop parfaits, le goût métallique de l'ambition politique qui se drape habilement dans la nécessité stratégique. Elle se souvint. D'elle-même, plus jeune. Forgeant ses propres alliances dans l'ombre. Imposant sa vision, parfois contre l'avis des prudents. N'était-ce pas le même jeu ? Simplement joué par un autre, plus jeune, peut-être plus pressé, certainement aussi ambitieux. Elle croisa les bras, geste défensif presque inconscient, ancre physique dans la tempête politique qui se levait dans cette salle stérile.

Kitano poursuivit, imperturbable, activant à nouveau l'hologramme central. La carte du Nazum s'illumina, puis se superposa des graphiques complexes, des courbes descendantes impitoyables. Il déroula les chiffres terrifiants du rapport SRN-224.12.A, ceux que les nouveaux Directeurs connaissaient déjà mais que les anciens devaient réentendre, réintégrer dans ce nouveau contexte d'urgence. Les neuf mille camarades potentiels perdus. Les cinquante, soixante navires – le cœur de leur flotte actuelle – rayés de l'ordre de bataille. La flotte kah-tanaise saignée à blanc, incapable de défendre simultanément le Paltoterra et les exclaves lointaines. Une froideur mathématique qui semblait nier la chair et le sang qu'elle représentait, une abstraction nécessaire pour le stratège, mais profondément dérangeante pour l'âme communaliste qui animait encore, même affaiblie, la plupart des présents. SHSR, répétait-il, sa voix gagnant en intensité contenue, n'était pas un choix expansionniste. C'était la survie. La seule option viable pour éviter la catastrophe annoncée par les calculateurs. Il lia l'urgence aux capacités industrielles vues le matin même. Aux promesses conditionnelles des Keiretsus attendant le signal politique. À la proposition pragmatique de joint-venture déjà sur la table. Une toile stratégique serrée, logique, implacable en apparence.

Mikami prit la parole le premier, pragmatique comme à son habitude, le regard fixé sur les projections logistiques qui s'affichaient sur son propre terminal intégré. "Le rapport est clair, Kitano. La menace est réelle, les chiffres sont têtus et les simulations de Tlaloc, nous le savons, sont rarement fantaisistes. Mais l'ampleur de ce plan... Les chantiers tiendront-ils la cadence annoncée sans sacrifier les standards de qualité qui font notre force ? La formation accélérée des équipages pour ces nouvelles classes de navires complexes suivra-t-elle sans créer une génération de marins insuffisamment préparés aux réalités du combat ? Le coût économique est une chose, le coût humain de la construction et de l'entraînement intensif en est une autre, qu'il ne faut jamais sous-estimer." Il soupira audiblement, le son résonnant dans le silence tendu de la salle. L'ampleur de la tâche semblait l'accabler, mais il ne remettait pas en cause la logique stratégique fondamentale, seulement ses modalités d'application.

Maillard opina vivement, trouvant un allié objectif en Mikami sur le terrain logistique qu'elle maîtrisait. "Et la maintenance, Alt a raison. Le maintien en condition opérationnelle d'une telle flotte... Une flotte doublée en taille et en complexité technologique... nos infrastructures actuelles – bases navales, dépôts de pièces détachées avancés, systèmes de réparation automatisés – ne sont pas dimensionnées pour un tel saut. SHSR implique une refonte totale de notre soutien naval, un effort logistique presque aussi colossal, et certainement plus pérenne, que la construction elle-même. Avons-nous seulement commencé à modéliser ce coût-là, Oyoshi ?" Son regard croisa celui de Kitano, il souriait d'un air tranquille.

Mealior intervint brièvement, sa voix claire tranchant avec la gravité ambiante. "Mais en admettant que la flotte soit construite et maintenue. Quid de son bouclier aérien ? J'ai parcouru les annexes de SHSR, Oyoshi. Les budgets alloués à l'aviation de patrouille maritime longue endurance, aux drones de surveillance persistante et aux capacités de guerre électronique aéroportées me semblent pour le moins optimistes. Voire insuffisants face à la saturation potentielle des défenses adverses. Une flotte, aussi puissante soit-elle, reste aveugle et vulnérable sans une couverture aérienne adéquate et garantie."

Argento, elle, laissa passer les considérations techniques et logistiques. Elle s'approcha lentement de la table holographique, contournant Mikami et Mealior, ses yeux fixant non pas les graphiques de pertes simulées qui continuaient de tourner en boucle, mais Kitano lui-même. Sa voix était calme, presque trop calme, mais chaque mot était une torpille lancée avec une précision chirurgicale dans les eaux troubles des motivations politiques. "La menace est indéniable, Citoyen Kitano. Les simulations sont éloquentes, comme toujours lorsqu'elles sont calibrées pour l'être, pour aboutir à la conclusion souhaitée par ceux qui les commanditent." Elle ignora le léger froncement de sourcils agacé de Kitano. "Mais une flotte, comme vous le savez mieux que quiconque, n'est pas qu'un ensemble de PDA et de statistiques opérationnelles. C'est un instrument politique, citoyen-directeur. Un instrument redoutable, capable de remodeler les équilibres internes autant qu'externes. Cette refondation navale que vous proposez avec tant d'assurance, sous le couvert si commode de la nécessité défensive... Quelle est sa finalité politique réelle ? Sert-elle uniquement à protéger nos côtes et nos exclaves vulnérables, comme vous l'affirmez avec une conviction sans faille ? Ou prépare-t-elle insidieusement, peut-être même inconsciemment pour certains ici présents, une capacité de projection de force nouvelle, une ambition océanique qui modifierait en profondeur non seulement notre posture internationale – nous faisant passer de la défense du pré carré communaliste à une forme d'interventionnisme global – mais l'équilibre même du pouvoir au sein de l'Union ? Qui contrôlera réellement cette nouvelle flotte ? Le Directoire ? La Convention ? Ou ceux qui en auront supervisé la naissance ?" Elle marqua une pause, son regard insistant, cherchant une faille dans l'assurance de Kitano, une hésitation, un signe. "Et cette urgence que vous invoquez avec tant d'emphase... n'est-elle pas aussi, soyons francs entre stratèges, une opportunité ? Une opportunité politique pour le Commissariat, pour ceux qui partagent cette vision, de prendre un ascendant décisif sur les affaires de l'Union, en justifiant une concentration des ressources et des pouvoirs au nom de la sécurité communale ?"

Kitano soutint son regard, imperturbable. Son sourire poli s'était complètement effacé, laissant place à une expression plus dure, presque condescendante dans sa certitude affichée. "La seule ambition qui nous anime, Citoyenne Argento, et je regrette que vous sembliez en douter, est celle de la survie de nos communes face à des menaces qui ne feront que croître, que nous le désirions ou non. Toute autre interprétation relève de la spéculation politicienne, peut-être compréhensible au vu des jeux de pouvoir passés, mais indigne de l'heure grave que nous traversons et des sacrifices que nous devrons demander à nos concitoyens."

"Nous promettons selon nos espoirs et agissons selon nos craintes," répliqua Argento, un sourire fin et glacé étirant à peine ses lèvres. Son regard balaya brièvement Maillard et MacUalraig, comme pour les inclure dans sa mise en garde. "Et l'Histoire confédérale, comme vous le savez aussi, est riche en exemples d'ambitions personnelles nées de la peur collective. Des ambitions qui ont parfois mené l'Union au bord du précipice." Elle se retourna vers Kitano. "Assurons-nous de savoir exactement quelle créature nous sommes sur le point de déchaîner."

La réunion se disloqua sur cette tension non résolue, sur cette accusation voilée mais comprise de tous. Sans engagement ferme des anciens. Mikami promit une étude approfondie des implications logistiques et budgétaires, ajoutant qu'il consulterait ses réseaux au sein des structures de planification économique pour évaluer la faisabilité réelle des cadences proposées. Mealior resta neutre sur le fond, se contentant de réitérer ses exigences concernant l'intégration pleine et entière des besoins aériens. Argento offrit une dernière phrase à Kitano, alors qu'il raccompagnait, avec une courtoisie parfaite mais désormais teintée d'une froideur réciproque, les représentants visiblement satisfaits des Keiretsus qui voyaient déjà se profiler des contrats pharaoniques : "L'Histoire nous enseigne la prudence face aux grands desseins, Oyoshi. Surtout lorsqu'ils sont portés avec une telle certitude."

Plus tard, seule près d'une immense baie vitrée blindée donnant sur les lumières industrielles et froides des chantiers navals qui trouaient la nuit de Prian comme des plaies lumineuses dans la trame sombre de l'île, Zephreïne Argento observait la silhouette de Kitano disparaître dans un couloir adjacent, probablement pour une réunion de suivi avec les ingénieurs de Saphir ou d'Hadess. L'air conditionné de la salle de commandement, réglé sur une température constante et impersonnelle, ronronnait doucement, contraste absurde avec la tempête intérieure qui l'agitait encore. Elle reconnaissait cette énergie chez Kitano. Intimement. Cette flamme froide de l'ambition stratégique. Celle qui voit le monde non comme il est – un chaos complexe de nécessités contradictoires et de ressources limitées – mais comme il devrait être, selon une logique implacable, une vision claire et souvent simplificatrice. Celle qui est prête à déplacer les montagnes – ou à construire des flottes capables de les raser – pour façonner le réel à sa volonté. Oui, elle avait senti cette même force dévorante brûler en elle, des années, des décennies auparavant. Lorsqu'elle se battait, jeune commandante idéaliste et impatiente, pour imposer ses propres réformes navales, pour arracher la marine kah-tanaise à ses routines obsolètes et à ses chefs complaisants et souvent corrompus. Elle avait usé de stratégie. De patience calculée. De ruse, parfois, elle devait l'admettre avec une pointe de nostalgie amère. Elle avait connu l'ivresse enivrante des plans qui prennent forme, des projets qui sortent des cartons pour devenir acier et puissance palpable. Mais elle avait aussi appris, à ses dépens, l'amertume des compromis nécessaires qui diluent la pureté initiale du projet, le poids écrasant des responsabilités quand un ordre mal donné coûte des vies, le doute lancinant qui accompagne chaque décision irréversible, l'érosion lente, inévitable, des idéaux les plus purs face aux réalités complexes du pouvoir et aux résistances humaines, si souvent irrationnelles. Elle se souvint des nuits sans sommeil passées à refaire les calculs de risque, à peser chaque mot d'une directive qui enverrait des camarades au loin, peut-être à leur perte, à imaginer le visage anonyme des marins qui seraient les instruments et les victimes potentielles de ses grandes stratégies.

Kitano était brillant, indéniablement. Visionnaire, sans doute. Mais cette perfection affichée, cette manière presque trop lisse, trop assurée, d'aligner la nécessité et son projet... Il dégageait cette énergie sauvage et suave, celle du fanatique trop sûr de sa propre vision. Le masque poli d'une ambition qui le dépassait peut-être lui-même, qui l'aveuglait sur les coûts cachés – politiques, humains, éthiques – de son grand œuvre. Elle revoyait les figures ambitieuses du passé kah-tanais, celles qui avaient mené l'Union au bord du gouffre au nom de la grandeur, de la sécurité absolue ou de la révolution accélérée. Des monstres familiers, souvent brillants, toujours convaincus, drapés dans la nécessité historique. Kitano n'était pas encore un monstre, mais portait-il en lui cette même graine ?

Est-ce ainsi que les autres me voyaient alors ? pensa-t-elle avec une soudaine et inconfortable lucidité. Comme cet homme sûr de lui, balayant les doutes d'un revers de main, convaincu de détenir la seule vérité opérationnelle ? Le pouvoir avait ce goût étrange. Enivrant au début, quand chaque plan réussi semblait confirmer votre génie. Puis amer, quand chaque échec, chaque perte, chaque compromis nécessaire venait écorner la belle image, révélant la fragilité sous l'armure. Elle avait appris, elle, à douter. À craindre ses propres certitudes. À chercher la faille dans ses raisonnements les plus brillants. Kitano semblait encore dans la phase d'ivresse. L'ivresse dangereuse de celui qui croit pouvoir plier le réel à sa volonté par la seule force de son intellect et de sa détermination. Mais le réel a des courants profonds, Oyoshi, pensa-t-elle, des courants que même les plus puissants Léviathans ne peuvent ignorer sans risquer de s'échouer. Avait-elle vraiment changé, elle ? Ou était-ce simplement la fatigue, la lassitude de décennies de lutte qui la rendait plus prudente, moins prompte à croire aux solutions totales ? Peut-être la sagesse n'était-elle que l'autre nom de l'épuisement.

S'assagirait-il, lui ? Apprendrait-il, comme elle croyait l'avoir fait, la lente érosion du temps, la sagesse amère des compromis, la reconnaissance douloureuse des limites fragiles du possible, même pour la volonté la plus farouchement déterminée ? Ou cette flamme froide ne ferait-elle que grandir, nourrie par le pouvoir qu'il convoitait manifestement, par les succès initiaux que les Keiretsus semblaient prêts à lui garantir, jusqu'à consumer tout sur son passage – les alliances fragiles tissées par la diplomatie patiente de Bob, les équilibres internes si durement acquis après la guerre civile, l'idéal même d'une défense communaliste qui ne deviendrait pas, à son tour, par une ironie tragique de l'Histoire, une nouvelle forme d'empire, tourné vers l'extérieur ? L'ombre qu'il invoquait avec tant d'assurance pour justifier son projet ne risquait-elle pas, à la fin, de l'avaler lui-même, et l'Union avec lui ? De l'autre côté de la baie, les spires d'Heon-Kuang s'étendaient comme les dents d'un carnivore des grands fonds.

Zephreïne Argento se détourna de la fenêtre, un frisson remontait doucement le long de son échine. L'avenir restait à cartographier. Comme un océan agité de courants puissants, et contraires.

Plus tard, seul dans la lumière bleutée et froide d'une salle d'analyse tactique adjacente, Oyoshi Kitano contempla l’écheveau complexe qui flottait devant lui. Ce n'était plus la carte du Nazum, mais un organigramme mouvant, représentant les flux décisionnels de la Convention Générale, les comités clés, les figures d'influence. Il effleura une interface gestuelle. Des messages codés apparurent, s'effacèrent aussitôt lus. L'officier fit tourner une simulation différente sur l'écran principal. Pas une bataille navale, cette fois. Une simulation politique. Scénario : rejet de SHSR par la Convention. Variables : activation de budgets réservés via le Fonds Tomorrow, mobilisation partielle des chantiers sous décret exécutif d'urgence, contournement des commissions via un "Comité d'Initiative Maritime Transitoire" dont les statuts étaient déjà prêts. Les probabilités de succès s'affichaient, fluctuantes mais majoritairement positives si l'action était rapide, décisive.

Une moue inquiète étira ses lèvres. La Convention était une étape nécessaire, un passage obligé dans le jeu complexe de la démocratie kah-tanaise. Mais elle n'était pas la destination finale. La survie de l'Union, telle qu'il la concevait, ne pouvait dépendre des humeurs changeantes d'une assemblée ou de la prudence excessive des anciens. Il avait des alternatives. Il avait toujours des alternatives. Ce plan verrait le jour, d'une manière ou d'une autre.

Résumé

Dans les chantiers navals high-tech de Heon-Kuang (Fort Aleph), les nouveaux Directeurs de la Garde (Maillard, MacUalraig, Kitano) inspectent la construction de navires issus du plan SHSR. Maillard s'inquiète des défis logistiques et d'approvisionnement, MacUalraig reste cynique sur le coût humain derrière la technologie, tandis que Kitano voit l'outil stratégique nécessaire.

Lors d'une réunion avec les Keiretsus (Saphir, Hadess) déjà prêts à lancer la production, Kitano surprend ses collègues en faisant venir l'ancien Directoire (Argento, Mikami, Mealior). Il leur demande leur soutien politique pour faire passer le plan SHSR, jugé vital face à la menace Nazumi et à l'isolement post-Pharois, mais qui rencontre des résistances à la Convention Générale.

Mikami et Mealior soulèvent des questions logistiques et de soutien (maintenance, couverture aérienne), validant les craintes de Maillard. Mais c'est Argento qui confronte Kitano frontalement : elle soupçonne que derrière la nécessité défensive se cache une ambition politique de remodeler la posture et le pouvoir interne de l'Union, utilisant l'urgence comme une opportunité. Kitano nie, invoquant uniquement la survie.

La réunion se termine sans engagement ferme des anciens. Plus tard, Argento réfléchit, reconnaissant l'ambition de Kitano comme un écho de sa propre jeunesse, mais craignant qu'il manque de prudence et que son plan déstabilise l'Union. Pendant ce temps, Kitano consulte des simulations politiques, révélant qu'il a déjà des plans pour potentiellement contourner la Convention si nécessaire, déterminé à faire aboutir SHSR coûte que coûte.

La scène se termine sur une note d'incertitude et de confrontation larvée. Le plan SHSR est lancé industriellement (les Keiretsus avancent), mais son acceptation politique pleine et entière est loin d'être acquise. Kitano est déterminé à aller de l'avant, par tous les moyens si nécessaire, tandis qu'Argento incarne une mise en garde puissante contre les dangers potentiels de cette ambition, laissant présager des conflits politiques futurs intenses au sein de l'Union. L'ombre des futurs Léviathans navals se double de l'ombre des ambitions et des luttes de pouvoir internes.
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