Doutes et sursautSur une table de bureau aux couleurs vives se trouvait la pile interminable des dossiers à traiter aux EAU. Si le pays s’était effectivement libéré du joug des neuf familles plus d’un an plus tôt, entraînant une plutôt bonne répartition des richesses précédemment produites, le pays peinait à aller plus loin que la production de pétrole qui avait fait sa richesse. Il y avait des résistances de tous les côtés au système communaliste, incarnée par des figures locales puissantes n’en voyant pas réellement l’intérêt. Le pays s’était alors transformé en une myriade de petites factions occupant une église, un quartier, parfois même un souterrain. La décentralisation avait fonctionné, le passage à un mode de pensée communaliste, un peu moins. Le résultat provisoire était un peu bâtard, une sorte de tribalisme social, qui respectait certaines règles mises en place par l’organe central et en rejetait les autres.
Molly Harris s’en arrachait les cheveux. Elle avait essayé beaucoup de méthodes pour réussir à faire améliorer la vie de la boule de nerfs qui lui servait de population : limitation et régulation de l’alcool, des cigarettes et du peu de drogues qui passaient la frontière, obligation de changer de leaders locaux régulièrement, éducation à l’égalitarisme… Rien ne semblait marcher autant qu’elle ne l’avait prévu. Pour la première fois depuis longtemps, elle se trompait visiblement sur la méthode, et de manière assez dangereuse puisque tout montrait ceux qui menaçaient la vie de Dallas était loin d’être seuls. Elle tirait à peu près les ficelles du Purgatoire depuis sa création, ayant ses entrées dans tous les partis représentés par le biais d’une grande partie de ses membres qui l’admiraient autant qu’ils la craignaient. Personne n’ignorait qu’elle, Benjamin Dallas et leur faction composaient une troupe d’élite de mécènes, soldats et administrateurs suffisamment influents dans tous les sens du terme pour imposer leur volonté. Mais voilà, il fallait avouer que les échecs ou semi-échecs s’empilaient. Incapacité à changer le pays en profondeur, incapacité à protéger son clan et Dallas de ses concurrents (Dallas était officiellement enfermé avec ses kangas depuis plus d’un an, mais plus personne de prenait la peine de vérifier)incapacité à trouver, à faire, à être efficace, à accomplir ce pourquoi elle était là. Et cette balafre sur son visage la démangeait, comme pour lui rappeler que la révolution n’était pas finie. Elle écrasa son poing sur la table, faisant sursauter Dallas qui se tenait en face d’elle, moitié penaud, moitié affable. Elle releva la tête vers lui, avant d’asséner avec d’un ton passif-agressif à Dallas.-Môssieur Dallas. Je sais que votre confinement forcé dans les différentes villas, chambres d’hôtes et maisons abandonnées du pays n’est pas vraiment à votre goût. J’ai fermé les yeux pour les bières apportées en douce, pour les visites impromptues à la bibliothèque, même pour les fois où vous êtes allé voir l’avant-première de je ne sais plus quel film dans une salle obscure, bondée, pleine de possibilités de vous tuer.
Elle marqua une pause, soignant la suite de son discours intérieurement. Elle avait besoin de se défouler, un peu. Dallas ne pipa mot, sachant très bien que ce qu’elle venait de citer n’était pas pourquoi elle l’avait appelé aujourd’hui.-Mais alors pourquoi alors que vous savez très bien que vous vivez sous menace de mort, alors que vous vous mettez déjà suffisamment en danger comme cela et que j’ai du mal à supprimer les 3 complots contre vous par jour qui arrivent sur mon bureau, POURQUOI ? pourquoi et comment, alors que vous êtes surveillés en permanence par le Purgatoire qui pense que vous allez les scalper d’un jour à l’autre, êtes-vous allé faire un tour à Fortuna pour poser entre autres comme dictateur fasciste pour un jeu vidéo à l’autre bout du monde ? Vous trouvez ça… drôle ?
Dallas observa Molly qui eut un petit rire-soupir découragé alors qu’elle finissait sa tirade, s’affalant sur sa chaise comme si la réponse de Dallas n’importait que peu. Cernes jusqu’aux joues, rouge de fureur, yeux terriblement las. Cela le dérangeait sincèrement de voir son amie aussi mal. Il se gratta la barbe, signe de réflexion interne intense rare chez lui, avant de répondre, son sourire smug et quelque part apaisant de retour sur son visage.-Je suis désolé. Trop d’isolement, je devenais fou.
Des excuses de Dallas. Peu communes, elles ne résolvaient rien. Il garda néanmoins la parole quand Molly menaça de la reprendre d’un mouvement de main agacé.-Je pense que le problème que nous avons ici est assez comparable à ceux qui s’accumulent sur ton bureau. Maintenant, loin de moi l’idée de te blâmer, ou quoi que ce soit. Le fait que j’aie été proprement incapable de te dire pendant l’année écoulée ce que je m’apprête à te dire rend la responsabilité partagée. Je t’ai abandonnée à ce pays, sans essayer de remettre en cause ce que tu faisais. Par paresse, par facilité, que sais-je. Maintenant, je pense que tu as compris que ce que tu essayais de faire, autant avec ma situation qu’avec la transformation du pays, ne fonctionnait pas et je pense savoir pourquoi : tu n’occupes pas le terrain. Tu te contentes d’adopter une position de juge, de législatrice, comme si notre population était soudainement devenue raisonnable après la révolution. Tu veux un conseil ?
Molly avait mal à la tête, mais enregistrait bien ce qu’on lui disait. Ça faisait longtemps qu’on ne lui avait pas fait la leçon, et tout ce qu’elle savait pour l’instant c’est que ça lui faisait mal à la tête. Elle acquiesça imperceptiblement à la question de Dallas.
-Prends une semaine, voire un mois de vacances. La situation ne va de toute façon pas se détériorer plus qu’au rythme lent actuel. Ensuite, montre leur. Applique le communalisme là où tu as des soutiens, montre au reste de la population qu’on peut être glisois et apprécier autre chose que creuser des puits de pétrole. Montre-leur que leurs députés ne sont pas des statues de marbres parlantes. En bref, n’essaie pas de stabiliser notre tourbillon, seules les neuf familles y sont parvenues, et je suis sûr que ça n’est pas ton but final. Accompagne-le, fais le tout engloutir sur son passage. Alors seulement, tu deviendras une glisoise, ma fille.
La référence détournée arracha un sourire à Molly, dont les traits se détendirent imperceptiblement. Si seulement Dallas pouvait résoudre ses problèmes de moyens aussi sûrement qu’il savait lui faire reprendre contenance. Un belle métaphore n’aidait pas, pensait-elle. Pourtant, Dallas n’avait pas fini sa tirade et reprit la parole après un silence apaisé de quelques secondes.-Deuxième conseil, arrête ma protection. Je prendrai Glenn et Abby avec moi, et je vais me débrouiller.
Il arrêta la réaction de Molly qui s’était dressée d’un geste de la main, puis continua.-Ma protection engloutit des sommes faramineuses, tout ça pour qu’on découvre plusieurs mois après que notre adversaire, en bon glisois, est une fouine insaisissable qu’on ne peut certainement pas écraser facilement. J’ai eu un appel du Signore Derrizio, tu te rappelles de lui ? Et bah, on se parle régulièrement, et on a eu une idée récemment. Le vieux a un esprit quasi-glisois, c’est assez impressionnant. Bref, je ne vais pas te dire où ni ce que je vais faire, mais la protection du chef de la diplomatie fortunéenne te donne autant de raisons de penser que je suis en sécurité que de justifier mon absence auprès des juges, en plus de te libérer les mains. Plus besoin de chasser à mort le réseau Trinité, juste d’annihiler leur influence, peu à peu. En leur montrant.
Molly était maintenant debout et regardait fixement Dallas, essayant désespérément de trouver une raison de garder son ami près d’elle, mais elle n’en trouvait pas. Et puis, c’était pas comme si elle ne le reverrait plus, il s’en sortirait. Après tout, c’est à deux qu’ils avaient fait émerger une force capable de les protéger des neuf familles, puis de les renverser. Il n’était certainement pas incapable de s’occuper de lui-même. Et pourtant, son cerveau de pouvait pas s’arrêter d’essayer de trouver des moyens de le garder. Comme un moyen de s’exorciser, elle contourna lentement son bureau, prit fermement la tête de Dallas entre ses mains et lâcha d’une voix défaite :-Tu passeras me voir, hein, môssieur Dallas ?
-Au pire moment, je te promets.
Et ce fut tout. Molly lâcha la tête de Dallas délicatement, ils s’étreignirent brièvement avant que Dallas ne s’en aille, laissant Molly seule s’asseoir sur sa chaise après avoir fermé la porte de son cabinet à clé. Là, elle s’endormit paisiblement sur sa chaise.
Après son soudain évanouissement au cœur du Purgatoire, Harriet Iggins avait passé des mois interminables dans sa chambre d’hôpital, tentant de coordonner les opérations visant à élucider le mystère du parti Trinité. Ses agents était tombés sur un nombre interminable d’os. Ils avaient réussi au-delà de leurs espérances à infiltrer le réseau ennemi, mais la seule chose à laquelle cela avait servi pour l’instant était de mettre à jour à quel point celui qui y donnait les ordres était bien dissimulé et au final, peu écouté. Soudain, elle vit sa supérieure directe Molly Harris, faire irruption dans sa chambre d’hôpital après un silence radio de plusieurs semaines.
-Madame Iggins. Comme vous vous en doutez peut-être, vous êtes guérie depuis des semaines, mais cette chambre d’hôpital était un moyen de protection comme un autre.
Iggins resta silencieuse d’abord, avant d’oser un commentaire agacé :-Et donc ?
-Et donc, vous allez sortir de là, et on va leur montrer, m’dame Iggins.
Un sourire jusqu’aux joues, Harris à ce moment précis radiait d’énergie et semblait invincible, terriblement puissante. La vieille haussa les épaules, puis se leva pour suivre sa patronne. Cette fois, il lui semblait qu’ils avaient une chance raisonnable. C’était la première fois depuis la révolution.