La citoyenne Iccauhtli était une femme de lettre. Personnalité que l'on se plaisait à croire discrète et efficace, qui se complaisait dans l'étude de la Révolution et de ses composants plus que dans le fait d'y participer. On lui avait un jour reproché d'être une espèce de légiste des idées, se saisissant des mortes pour les étudier sous toutes les coutures et rendre des rapports parois anodins, parfois édifiants. Elle-même considérait qu'elle étudiait des idées bien vivantes – et s'opposait à la conception selon laquelle théoriser c'était figer la pensée – mais comprenait ce qu'on lui reprochait : dans une société qui mettait depuis deux siècles l'accent sur les grands discours, les figures populaires, et observait avec méfiance les tireurs de fils et les stratèges discrets, elle donnait la nette sensation d'être des seconds plus que de premiers. Manque de transparence, esprit hermétique, idéologie politique floue, valeurs constamment renégociée à l'aune de la situation plus qu'à celle de l'idéal. C'était bien pour ça, pour calmer les esprits et sécuriser sa position, qu'elle s'était alliée au citoyen Mayhuasca. Aquilon, le "radical", avait aussi un profil d'universitaire. De penseur. Mais s'il n'appartenait pas à la masse et ne la comprenait que dans les grandes lignes, il avait toute son approbation. Son fanatisme, son caractère de grand incorruptible, donnait au Kah tous les gages dont il avait besoin pour lui faire confiance : si Mayhuasca pouvait travailler avec Iccauhtli, alors c'est qu'elle était sans doute une vraie et authentique révolutionnaire. Quoi qu'elle puisse dégager. Malgré son froid polaire, presque bourgeois.
Cette fois, cependant, elle allait voyager seule. Les relations extérieures étaient son domaine d'expertise, et son allié était trop occupé à réarmer le Grand Kah pour s'égarer en visites diplomatiques.
L'avion qu'elle allait emprunter était une Goélette quadrimoteur, petit appareil de ligne mis au service de la Convention Générale par les syndicats d’aéronautique du Grand Kah. L'appareil en lui-même n'était pas à proprement parler la propriété du Comité de Volonté publique, mais prêté à l'ensemble de la députation nationale et pouvant être utilisé dans le cadre de déplacements urgents par – en principe – n'importe quel commissaire ou élu. Plusieurs appareils de ce genre avaient été prêtés à Axis Mundis de telle façon que, cette Goélette précisément, n'avait jamais été utilisée que par les membres du Comité. Il s'agissait d'une simple mesure de rationalisation qui n'avait rien d'exceptionnel. Il y avait aussi la question de la sécurité des appareils. L’Égide était très tatillonne à ce sujet, évitant avec soin que n'importe qui ne puisse approcher des véhicules destinés au transport des Comités. Des agents inquisiteurs entouraient d'ailleurs la Goélette, vêtus de leurs longs manteaux refermés à cause du vent, échangeant par radio avec ceux restés bien au chaud dans les halls de l'aérogare. L'avion était au milieu de la piste, Actée et ses équipes avaient été déposées devant sans passer par les terminaux. La citoyenne n'était pour autant pas directement montée à bord et, entourée de membres de la protection civile formant un écran la séparant des représentants de communes et journalistes invités pour l'occasion, s'était donnée à un très rapide jeu de question-réponse. La transparence était à l'ordre du jour. Comme tous les jours.
"Et qu'espérez-vous obtenir du Necuil ?
– Un maximum. Vous disiez être du Miroir rouge ?
– Oui citoyenne.
– Je ne peux pas vous donner le détail de ce que je vais dire à nos interlocuteurs étrangers. Tout ce que je peux dire c'est qu'il est essentiel que le Kah s'ouvre à nouveau sur le monde et sur de futurs partenaires politiques ou économiques. Dans l'affaire le Necuil semble simplement être un bon début.
– Certains disent qu'il s'agit d'un État oligarchique dégénéré représentant le pire du capitalisme. Qu'avez-vous à leur répondre ?"
Actée haussa un peu les épaules et leva les yeux pour observer le ciel au-dessus de la masse compacte à laquelle elle s'adressait. Il était chargé de nuages noirs. Quant à l'air il était électrique. Typique, pour la saison. L'autrice retourna au journaliste.
"C'est possible. Mais si nous appliquons de tels filtres à l'appréciation que nous nous faisons de nos voisins nous finirons seuls. Et si nous restons seuls, nous finirons morts. Dans le grand ordre des choses l'ouverture sur le monde n'est pas que souhaitable. Elle est nécessaire. Enfin à ceux qui estiment qu'il y aurait là une forme de trahison face à l'idéal révolutionnaire, je tiens à signifier qu'il faudra en juger une fois la situation bien avancée. En attendant le Kah doit répondre à la nécessité d'ouverture. Ce qui suivra dépendra de notre capacité à nous montrer intelligent dans la manière dont nous la menons." Elle observa le journaliste prendre des notes sur un carnet, se demandant brièvement pourquoi les gratte-papier continuaient à se fatiguer à l'ère des enregistreurs, puis fit un geste général à l'intention de la foule. "Une dernière question ? Vous, dans le fond.
– Citoyen Burton. Je représente la cellule supérieure de Toho.
– Je vous écoute."
Le ciel gronda comme un animal en colère. La pluie n'allait pas tarder à suivre, ce qui crispa un peu Actée. Elle n'avait pas pris l'avion depuis longtemps mais se souvenait nettement de la façon particulièrement désagréable qu'avaient les intempéries d'influer sur le confort de vol.
"Sur le plan économique, comment comptez-vous inclure la question du commerce extérieur à celle de la planification communale ?
- Ah." Elle porta sa main gauche au niveau de son front et replaça une mèche de cheveux rabattus devant ses yeux par le vent. Du coin de l’œil elle aperçut qu'on commençait à distribuer des parapluies aux citoyens.
"Eh bien je suis en mission de représentation. Il ne s'agira pas de prendre des décisions – sur les questions ne dépendant pas pleinement des pouvoirs délégués au Comité – mais d'initier des actions que les commissariats et communes pourront ensuite prendre à leur charge. Les organes de commerce créés sous ma supervision ont déjà établis des plans et conseils sur lesquels je baserai mes éventuelles négociations ou offres, mais la décision reviendra au peuple."
Elle lâcha un petit rire joyeux, un peu gêné, et fit un geste de main sur le côté, comme pour évacuer la question.
"En tout cas je suis rassurée de voir que les communes sont impliquées dans la réouverture du Kah. Je..." Elle s'interrompit. Une goutte d'eau venait de lui éclabousser le visage. Elle cligna des yeux, s'essuya d'un revers de main et jeta un regard mauvais au ciel. "Je vous remercie. Maintenant nous allons devoir y aller."
Elle joignit les mains et s'inclina un peu en avant, puis se redressa au moment précis ou les cieux se déchirèrent, ce qui lui arracha un sourire vaguement amusé. Timing parfait. La pluie s'abattit sur l'aéroport avec un sens du dramatique qui ferait sans doute les grandes heures de futurs films historiques. Et pendant que les journalistes et représentants battaient en retraite vers les terminaux – à l'exception des quelques courageux armés de caméra, qui avaient pour pas plupart prévus le coup à grand renfort de capes plastiques – l'autrice grimpa quatre à quatre les marches de l'escalier d'embarquement, accompagnée de deux membres de l’Égide et d'un commissaire aux affaires économiques qui avait pris un peu de retard.
Une fois à l'intérieur de la Goélette elle donna son manteau à un aide-de-camp qui lui échangea contre une serviette avec laquelle elle put s'éponger les cheveux, puis se dirigea vers le bureau qu'on lui avait aménagé près du centre de l'appareil. Le voyage promettait de durer quelques heures qu'elle espérait bien utiliser pour réviser tout ce qu'il y avait à savoir sur le Necuil et la situation économique du Kah.
Un peu plus de deux heures après le départ de l'aéroport extra-communal de Lac Rouge/Commune Ville-libre, la Goélette se présenta dans les cieux de Necuil, prenant aussitôt contact avec la régie aérienne locale pour signifier sa présence, demander les autorisations d'usage et confirmer, en somme, que tout était en ordre. Après quoi l'avion se dirigea vers la piste désignée à Catarste et s'y posa sans plus de cérémonie.