Posté le : 27 avr. 2025 à 19:11:01
32592
La nuit s'étira, non pas en heures, mais en couches successives de froid et de ténèbres, chacune plus épaisse, plus suffocante que la précédente. Recroquevillée au pied nu du monolithe noir, dont la pierre semblait aspirer la moindre parcelle de chaleur résiduelle, Antigone menait une guerre sur plusieurs fronts. Contre le froid insidieux qui s'infiltrait à travers les fibres usées de sa combinaison, engourdissant ses membres, la menaçant d'une hypothermie lente. Contre la douleur aiguë, lancinante, qui irradiait de sa cheville enflée à chaque micro-mouvement, transformant chaque tentative de trouver une position moins inconfortable en torture. Contre la faim tenace qui lui nouait l'estomac en crampes douloureuses, lui rappelant cruellement sa vulnérabilité physique. Mais la bataille la plus épuisante se livrait dans son esprit, contre la peur omniprésente, polymorphe, qui rampait dans les recoins de sa conscience, menaçant de la submerger, de la paralyser dans une attente passive et fatale.
Le silence, après que les dernières notes wagnériennes eurent été englouties par la forêt, était devenu une entité tangible, une pression sur ses tympans. Chaque son naturel était amplifié jusqu'à la déformation par son hypervigilance. Le léger bruissement des feuilles sèches sous l'effet d'une brise nocturne devenait le pas furtif d'un chasseur. Le hulululement mélancolique d'une chouette dans le lointain prenait des accents de présage funeste. Le craquement soudain d'une branche morte sous le poids du gel ou d'un animal invisible la faisait sursauter violemment, le cœur battant la chamade, persuadée que l'instant fatal était arrivé. Était-ce Célice, là, juste au-delà du cercle de sa perception limitée, jouant avec elle, savourant sa terreur, défiant ses propres rituels pour venir l'exécuter dans la vulnérabilité de la nuit ? Ou était-ce simplement la forêt, indifférente, bruissant de sa vie nocturne secrète ? L'incertitude était une lame tournant lentement dans la plaie de son angoisse.
Elle tenta de masser sa cheville, les doigts gourds de froid glissant sur la peau tendue et chaude au toucher. La douleur vive lui arracha une grimace dans l'obscurité. Elle pouvait encore vaguement bouger l'articulation, poser le pied avec précaution. Ce n'était pas cassé. Un avantage dérisoire, mais dans ce jeu où chaque détail comptait, c'était un avantage qu'elle devait préserver. Elle sortit les quelques baies sombres qui constituaient sa seule réserve, les portant à ses lèvres une par une, les mâchant avec une lenteur infinie, essayant d'en extraire la moindre calorie, le moindre réconfort illusoire, tout en ignorant les protestations spasmodiques de son estomac vide.
Le sommeil était un ennemi autant qu'un besoin. L'épuisement physique et mental la tirait vers l'inconscience, mais chaque fois qu'elle sentait ses paupières s'alourdir, une image, un son, une pensée fulgurante la ramenait à une lucidité douloureuse. Son esprit était une roue tournant sans fin, rejouant en boucle les scènes clés de ce cauchemar éveillé. La voix polie mais chargée de menace de Célice à la radio piégée. Le regard vide, insondable, de Lescal avant qu'elle ne frappe. Le poids de la branche ensanglantée dans sa main. L'odeur écœurante du sang chaud des chiens se mêlant à la boue froide. Le pacte terrible conclu implicitement dans le bureau glacial du manoir, un pacte dont elle comprenait seulement maintenant toute la perversité.
Et Corbin ? Où était Corbin ? La question tournait et retournait dans son esprit comme un vautour autour d'une carcasse. Avait-il réussi à atteindre le monument avant qu'elle n'active la diversion ? Avait-il compris la mise en scène macabre du mannequin et s'était-il caché, terrifié ? Ou Célice, dans sa cruauté omnisciente, l'avait-il intercepté sur le chemin, un pion éliminé sans bruit une fois son utilité terminée ? Le mannequin criblé de flèches était clairement un message pour elle, une démonstration de sa prescience et de son contrôle. Mais Célice était un maître manipulateur. N'aurait-il pas pu utiliser Corbin d'une autre manière ? Le capturer, le torturer pour obtenir des informations – même si Corbin ne savait rien de pertinent – ou simplement le garder en réserve, comme un autre élément de torture psychologique à déployer au moment opportun ? La pensée que Corbin puisse être encore en vie quelque part, souffrant, peut-être utilisé contre elle, lui noua la gorge. Elle ne ressentait aucune affection pour le militant radical, ses idéaux lui étaient étrangers, voire répugnants. Mais dans cette arène de mort, il était devenu, par la force des choses, son unique et improbable compagnon d'infortune. Un allié par défaut dont la disparition – ou la capture – la laissait encore plus seule, encore plus vulnérable. La survie, réalisait-elle avec une amertume nouvelle, n'était pas qu'une affaire individuelle dans ce jeu tordu.
Alors que l'horizon à l'est commençait à peine à pâlir, passant d'un noir d'encre à un gris anthracite indistinct, une certitude émergea du chaos de ses pensées. Une certitude née non pas de l'espoir, mais de la reconnaissance froide de sa situation désespérée. Attendre ici, passivement, au pied de ce monolithe narquois qui symbolisait sa propre naïveté piégée, était une forme de suicide différé. Célice savait où elle était. Le drone l'avait confirmé. Il viendrait quand il le jugerait opportun, peut-être avec le lever du soleil pour mieux savourer son triomphe final, ou peut-être en jouant encore sur l'attente pour la briser mentalement avant de l'achever physiquement. Elle serait là, une cible facile, affaiblie par la nuit glaciale, handicapée par sa blessure, privée de toute échappatoire. L'idée de l'affronter dans le manoir, de le tuer dans son sommeil, avait été une tentation fugace, rejetée par une combinaison complexe de peur et d'un reste de fierté tordue. Mais rester ici, c'était pire. C'était accepter son rôle. C'était valider le scénario de Célice. C'était mourir en victime consentante. Non. Pas comme ça. L'instinct de survie, cette force primale qu'elle découvrait en elle, criait contre cette passivité. Il fallait bouger. Reprendre l'initiative, même si cette initiative semblait dérisoire face à l'ennemi. Préparer le terrain. Retourner les armes du chasseur contre lui. Transformer la clairière du piège en arène pour l'ultime confrontation. Devenir, enfin, la chasseresse qu'il voulait – ou craignait – qu'elle soit.
Ignorant la protestation aiguë de sa cheville, elle serra les dents et se força à se mettre debout, s'appuyant lourdement sur le monolithe froid et humide. Elle frissonna, non seulement de froid, mais aussi de la résolution glaciale qui venait de s'emparer d'elle. Elle commença par examiner méthodiquement les environs immédiats du monolithe, à la lumière incertaine de l'aube naissante. La clairière elle-même était trop découverte, un piège mortel. Mais les abords offraient des possibilités. Des amas de rochers offraient un couvert partiel. Des arbres aux troncs épais pouvaient servir de boucliers temporaires. Le sol inégal, jonché de racines et de pierres, pouvait ralentir un poursuivant non averti. Elle repensa à la carte mentale, aux zones de chasse décrites par Célice. Il privilégiait les tirs à distance, la précision chirurgicale. Il fallait donc le forcer à s'approcher, à entrer dans une zone où sa supériorité balistique serait réduite, où le combat pourrait devenir plus direct, plus chaotique. Plus à son avantage à elle, paradoxalement, malgré sa blessure et son manque d'armes conventionnelles. Elle repéra une zone à quelques dizaines de mètres, un enchevêtrement de rochers escarpés et de végétation particulièrement dense formant une sorte de goulet d'étranglement naturel menant vers un petit ravin qu'elle avait entraperçu la veille. C'était là. C'était là qu'elle devait l'attendre.
Elle commença à se déplacer, chaque pas une agonie calculée. Elle ne boitait plus seulement de douleur, mais de détermination. Elle scrutait le sol, non plus pour fuir, mais pour préparer. Elle ramassa des pierres – certaines petites et coupantes, d'autres plus lourdes. Elle repéra des branches solides, potentiellement utilisables comme levier ou arme improvisée. Elle observa les angles de vue, les zones d'ombre, les passages obligés. Son esprit, autrefois occupé par la théorie politique et la critique journalistique, était maintenant entièrement absorbé par la tactique de survie la plus élémentaire : tendre une embuscade.
Elle commença par chercher des traces de Corbin. Une partie d'elle espérait encore, contre toute logique, le trouver caché, survivant. Elle suivit le chemin qu'il aurait pu emprunter pour rejoindre le monument. Après une vingtaine de minutes d'une recherche méthodique et douloureuse, elle trouva des signes. Une empreinte plus profonde que les siennes dans la terre meuble près d'un ruisseau intermittent. Une branche basse clairement cassée par un passage maladroit. Puis, déchirant accroché à une ronce basse, un minuscule lambeau de tissu gris anthracite, identique à celui de leur combinaison. Il était passé par là. Vivant, au moins à ce moment-là. Mais où était-il maintenant ? Avait-il continué ? S'était-il caché ailleurs ? Ou Célice l'avait-il trouvé ?
Elle suivit les traces ténues, le cœur serré d'une angoisse nouvelle. Elles la menèrent, inexorablement, vers la zone rocheuse qu'elle avait choisie pour son embuscade. Et c'est là qu'elle le vit. Affalé contre la paroi moussue d'un gros rocher, à demi dissimulé par un rideau de fougères retombantes. Corbin. Il était immobile, sa tête reposant sur sa poitrine dans une posture d'abandon total. Était-il juste évanoui ? Ou...? Elle s'approcha prudemment, retenant son souffle. Elle remarqua alors la pâleur extrême de son visage, ses lèvres teintées d'un bleu inquiétant, le léger râle qui s'échappait de sa gorge à chaque inspiration laborieuse. La blessure à son bras était un désastre : le bandage était noirci, une odeur fétide et putride flottait autour de lui. L'infection avait fait son œuvre pendant la nuit glaciale. Il était mourant.
« Corbin ! » Elle s'agenouilla près de lui, posant une main hésitante sur son épaule.
Il sursauta faiblement, ses paupières papillonnant avant de s'ouvrir difficilement. Ses yeux, autrefois brûlants de haine ou de peur, étaient maintenant vitreux, perdus dans les limbes de la fièvre et de l'agonie. Il lui fallut un long moment pour faire le point, pour reconnaître le visage penché sur lui. Une étincelle de conscience traversa son regard embrumé.
« Ornan... Munch... » Sa voix n'était qu'un souffle rauque, à peine audible. « Tu... Tu es... encore là... ? »
— Oui. Je suis là. Et toi aussi. Il faut tenir, Corbin. On va trouver une solution. » Les mots sonnaient faux, même à ses propres oreilles. Il n'y avait pas de solution pour lui.
Il eut une quinte de toux sèche et douloureuse qui secoua son corps frêle. Il cracha un peu de sang noirci sur la mousse. « Il... est passé... » haleta-t-il, chaque mot un effort visible. « Cette nuit... Il m'a... trouvé... Tout près... Il aurait pu... me tuer... » Il tenta de lever sa main valide pour désigner quelque chose, mais elle retomba mollement. « Il m'a juste... regardé. Avec ses yeux... morts... Il a... souri... Ce fils de pute a souri... » Un frisson violent le secoua, incontrôlable. « Il a dit... Il a dit... 'Le spectacle n'est pas terminé, Citoyen. Votre... contribution... est encore requise. Votre amie attend le grand final.' Il... il joue... toujours... avec nous... »
La nausée submergea à nouveau Antigone, plus forte cette fois. Célice. Ce monstre absolu. Il n'avait pas tué Corbin, non. Il l'avait laissé là, agonisant, sachant qu'elle le trouverait. Pour la torturer psychologiquement. Pour la forcer à le voir mourir lentement. Pour la ralentir encore plus si elle tentait de l'aider. Ou pour la pousser à l'abandonner, ajoutant la culpabilité à son fardeau. C'était d'une cruauté qui dépassait l'entendement, une cruauté froide, esthétique, calculée.
« Lève-toi, » dit Antigone, sa voix soudainement dure, presque cassante. « On ne reste pas ici. Il nous attend ici. Lève-toi ! »
Elle glissa un bras sous ses épaules, tenta de le soulever. Mais il était un poids mort, son corps secoué de tremblements incontrôlables. Il retomba contre le rocher, sa respiration devenant encore plus erratique.
« Non... » murmura-t-il. « Trop tard... C'est... fini... pour moi... Ornan-Munch... Écoute-moi... » Il réussit à agripper faiblement le tissu de sa combinaison, ses yeux retrouvant une lueur de lucidité intense, fiévreuse. « Tu dois... le tuer... Pas pour... tes idées... Pas pour la Révolution... Rien de tout ça... Juste... l'arrêter... Ce monstre... Pour que... personne d'autre... Pour nous... »
Antigone secoua la tête, les larmes lui brouillant la vue malgré elle. « Tais-toi, Corbin. Garde tes forces. On va... »
« NON ! » Il la coupa avec une énergie surprenante, sa voix rauque gagnant en intensité. « Il n'y a plus de temps ! Il va venir ! Pour nous deux ! C'est sa mise en scène ! Sa conclusion logique ! Utilise-moi ! »
— Quoi ? » Le mot s'étrangla dans sa gorge.
— UTILISE-MOI ! » répéta-t-il, presque un cri. Une lueur étrange, presque fanatique, brillait dans ses yeux dilatés. « Je suis fini. Foutu. Mais je peux encore servir. Comme... comme appât. Comme... diversion bruyante. Je ne peux plus me battre... mais je peux encore... gueuler. L'attirer. Le fixer. Pendant ce temps... toi... Tu le surprends. C'est ta seule putain de chance, tu comprends ? La seule ! »
Antigone le dévisagea, horrifiée et fascinée à la fois par cette proposition sortie des profondeurs de l'agonie et du défi. Le sacrifice ultime. Offert non pas par grandeur d'âme, mais par une sorte de pragmatisme désespéré et de haine pure envers leur tortionnaire. C'était l'ultime acte de résistance d'un homme brisé, une façon de choisir, en quelque sorte, les termes de sa propre fin tout en lui offrant, à elle, une chance de vengeance et de survie. C'était monstrueux. C'était logique. C'était la loi de l'île.
« Fais-le, Ornan-Munch ! » haleta-t-il, la fièvre le faisant délirer légèrement. « Montre-lui... que même la vermine révolutionnaire... peut encore mordre... Tue-le... Tue-le pour que... tout ça... n'ait pas été... juste un jeu... juste... du vent... »
L'air froid sembla se solidifier dans les poumons d'Antigone. Elle regarda le visage émacié de Corbin, marqué par la souffrance, mais illuminé par cette dernière flamme de défi. Elle regarda ensuite autour d'elle, le terrain qu'elle avait choisi pour l'embuscade. Les rochers. Le goulet. Le ravin à proximité. Une possibilité existait. Risquée, incertaine, mais réelle. Accepter le sacrifice de Corbin était peut-être la seule voie. Pour survivre. Pour accomplir la mission qu'il lui avait donnée. Pour que sa mort ait un sens, aussi terrible soit-il.
« D'accord, » souffla-t-elle enfin, sa voix un murmure étranglé. Le mot avait un poids infini. « D'accord, Corbin. Voilà ce qu'on va faire... »
Elle lui exposa son plan, rapidement, à voix basse, ses propres mots lui semblant venir d'une autre personne. Il l'écouta sans l'interrompre, hochant faiblement la tête de temps à autre. Quand elle eut terminé, un sourire torturé étira ses lèvres craquelées.
« La fasciste... et le mourant... dernier carré... contre l'aristocrate fou... Quelle... ironie... L'Histoire... est une pute... malade... »
Puis, avec un effort suprême, il commença à se traîner, rampant sur le sol humide vers la position qu'ils avaient définie : un petit promontoire rocheux près de l'entrée du goulet, relativement exposé, mais offrant une ligne de vue claire vers le chemin d'approche présumé de Célice. Antigone, elle, se glissa derrière un éperon rocheux plus large, à une dizaine de mètres de là, une position qui lui offrait un abri et une vue partielle sur la scène, tout en étant proche du bord du ravin. Elle sortit la branche pointue de sa combinaison, la serra dans sa main moite. Ce n'était rien face à un fusil de précision, mais c'était tout ce qu'elle avait.
L'attente reprit. Le silence de la forêt était maintenant différent. Ce n'était plus le silence de l'angoisse passive, mais celui, électrique, qui précède l'orage, l'explosion finale. Chaque seconde était une éternité suspendue. Le vent semblait s'être arrêté. Même les oiseaux s'étaient tus. Antigone retint sa respiration, tendant l'oreille jusqu'à la douleur. Puis, elle l'entendit. Le bruit était infime, presque imperceptible. Une botte glissant sur une pierre meuble. Un léger froissement de feuilles à la lisière de la zone rocheuse. Il était là. Le chasseur venait chercher sa proie.
Corbin se hissa péniblement contre son rocher, se rendant aussi visible que possible. Il était livide, secoué de tremblements, mais une flamme de défi brûlait toujours dans ses yeux fiévreux. Il rassembla ce qui lui restait de souffle et projeta un cri rauque qui déchira le silence tendu :
« ALORS, CÉLICE ! ORDURE ! TU TE DÉCIDES ENFIN ? VIENS FINIR TA SALE BESOGNE ! TU AS PEUR D'UN MOURANT, ARISTO DE MERDE ? MONTRE-TOI, LÂCHE ! »
Une réponse lui parvint, non pas un cri, mais un rire sec, bref, teinté d'un amusement condescendant, venant de la direction des arbres. Puis Célice émergea du couvert végétal. Il avançait avec une lenteur délibérée, presque théâtrale, son élégante tenue de chasse impeccable malgré les épreuves de la forêt. Son fusil de précision était épaulé, mais il ne visait pas encore. Il s'arrêta à une vingtaine de mètres de Corbin, son visage impénétrable affichant une expression de curiosité froide.
« Votre ténacité est... remarquable, Citoyen Corbin, » dit-il, sa voix claire et posée contrastant avec la tension palpable de l'air. « Admirable, même, dans sa futilité. Une dernière bravade avant le néant. Très... populaire, je suppose. »
Il leva lentement son fusil, l'œil collé à la lunette, ajustant sa visée sur la poitrine de Corbin. C'était le signal. L'instant décisif. Corbin, fidèle à son rôle jusqu'au bout, projeta une nouvelle série d'insultes ordurières, un flot de haine et de défi. Célice ne sourcilla pas, son doigt se préparant à presser la détente.
Antigone explosa hors de sa cachette. Pas vers Célice, non. Vers le bord du ravin, à quelques mètres de là, là où elle avait repéré la veille une zone où la terre semblait sapée par les infiltrations d'eau, une corniche surplombant directement le vide. C'était son va-tout, sa seule chance de renverser le jeu.
Célice, surpris par son apparition soudaine sur son flanc, à un endroit qu'il n'avait peut-être pas anticipé comme une menace immédiate, pivota vers elle, son instinct de chasseur réagissant à la nouvelle cible mouvante. Son doigt se crispa sur la détente. Il était trop tard pour ajuster parfaitement, mais assez rapide pour tirer.
La détonation du fusil déchira l'air au moment précis où Antigone atteignait le bord et se jetait, non pas dans le vide, mais avec force sur la corniche elle-même, utilisant l'élan de sa course et tout le poids de son corps. La balle de Célice siffla juste au-dessus de l'endroit où elle se trouvait une fraction de seconde plus tôt, allant se perdre sans bruit dans la forêt opposée.
La corniche, fragilisée, ne résista pas à l'impact. Avec un craquement sinistre, elle céda sous Antigone. Elle bascula, non pas dans le précipice, mais sur la pente abrupte de terre et de cailloux située juste en dessous, une chute contrôlée de quelques mètres qui la fit rouler, dévaler, la douleur dans sa cheville explosant comme une grenade, mais la laissant vivante, hors de la ligne de mire directe de Célice.
Au-dessus d'elle, elle entendit Célice pousser un juron de surprise et de rage, un son rare et gratifiant. Puis le grondement sourd d'une partie de la paroi qui s'éboulait suite à la rupture de la corniche. Son plan désespéré avait fonctionné, du moins en partie. Elle ne l'avait pas piégé, pas directement. Mais elle l'avait forcé à rater son tir, elle avait modifié le terrain, elle avait brisé son contrôle parfait de la situation. Et surtout, elle avait gagné quelques secondes vitales.
Elle entendit un autre coup de feu claquer au-dessus d'elle. Un seul. Puis le silence retomba. Un silence différent cette fois. Un silence lourd, définitif. Elle sut, sans le voir, sans l'entendre, que Corbin était mort. Son dernier cri de défi avait été son épitaphe. Son sacrifice insensé lui avait offert l'ultime opportunité.
Épuisée, meurtrie de partout, mais animée maintenant d'une rage froide et lucide qui brûlait plus fort que la peur, Antigone se releva péniblement au bas de la pente éboulée. La poussière retombait lentement. Célice devait être quelque part là-haut, peut-être momentanément désorienté par l'éboulement, cherchant une nouvelle position, un nouvel angle d'attaque. La partie d'échecs avait été bouleversée. Le chasseur avait été surpris. La chasse n'était pas terminée, mais l'équilibre des forces, aussi précaire soit-il, venait peut-être de changer.
Cependant, avant que la pensée ait pu pleinement prendre forme, avant que la moindre parcelle d'espoir ou de nouvelle stratégie ait pu germer, le contrecoup la frappa. La tension extrême des dernières heures, la violence subie et perpétrée, la mort de Corbin sous ses yeux, le sacrifice calculé, sa propre survie précaire... tout cela remonta en une vague noire et irrépressible. Elle s'adossa contre la paroi froide et humide du ravin, et le barrage céda. Un tremblement commença dans ses mains, remonta le long de ses bras, secoua ses épaules. Puis un sanglot lui échappa, rauque, déchirant. Puis un autre. Bientôt, elle fut secouée de spasmes incontrôlables, les larmes coulant sans retenue sur son visage sale et meurtri. Ce n'étaient pas des larmes de tristesse pour Corbin, ni même seulement de peur. C'étaient des larmes de rage impuissante, de dégoût de soi, de terreur pure face à ce qu'elle était devenue, face à ce que Célice avait fait d'elle. Elle porta ses mains à sa tête, griffant presque ses cheveux, et un cri s'échappa de sa gorge, un hurlement primal, animal, qui résonna brièvement entre les parois du ravin avant d'être étouffé par la forêt. Elle cria encore, frappant le sol de ses poings, expulsant toute la tension, toute l'horreur accumulée. Puis, aussi soudainement qu'elle avait commencé, la crise cessa. Elle resta là, vidée, pantelante, les yeux secs maintenant, fixant le vide. L'épuisement total, physique et nerveux, la submergea. Elle se laissa glisser le long de la paroi, se roula en boule sur le sol froid et humide, ramenant ses genoux contre sa poitrine, sa branche pointue toujours serrée dans sa main. Le monde extérieur s'estompa. Le froid, la douleur, la peur... tout recula. Elle ne s'endormit pas. Elle s'effondra dans une inconscience noire et sans rêve, son corps et son esprit ayant atteint leur limite absolue. Elle était toujours une proie, mais une proie momentanément hors jeu, effondrée au seuil du dernier acte.
Le silence était retombé dans la petite ravine, seulement troublé par le gargouillis discret du sang de Corbin s'écoulant sur les pierres humides et le sifflement du vent dans les branches nues au-dessus. Célice resta immobile un instant sur la crête opposée, là où l'éboulement provoqué par la manœuvre désespérée d'Ornan-Munch l'avait forcé à reculer. Son fusil de précision était toujours épaulé, l'odeur âcre de la poudre flottant légèrement dans l'air frais. Il balaya du regard la pente éboulée où la femme avait disparu. Aucune trace immédiate. Intéressant.
Son attention revint sur la forme affalée de Corbin. Le dernier cri de défi du radical avait été... prévisible. Pathétique dans sa grandiloquence, mais prévisible. Un dernier spasme de cette idéologie brouillonne et sentimentale qu'il exécrait tant. Avec une lenteur délibérée, Célice descendit la pente prudemment, ses bottes trouvant des appuis sûrs là où Antigone n'avait trouvé que la chute. Il contourna les débris de l'éboulement et s'approcha du corps.
Il contempla Corbin un instant, non pas avec pitié – sentiment aussi inutile qu'encombrant – mais avec l'intérêt détaché d'un naturaliste examinant un spécimen arrivé au terme de son existence. Un produit typique de la Révolution : passionné, bruyant, intrinsèquement désordonné, et finalement, fragile. Il fallait bien reconnaître une certaine ténacité, cependant. Une forme de résilience née du fanatisme. C'était cela, peut-être, qu'il fallait prélever.
Il sortit un fin couteau de chasse de sa gaine, un objet d'acier sombre et fonctionnel. S'agenouillant brièvement, il opéra avec une précision clinique, sans hâte ni dégoût. Il ne cherchait pas un trophée macabre au sens vulgaire du terme. Plutôt un memento, un data point tangible pour sa collection. Un des doigts de Corbin, celui qui avait sans doute crispé le plus fort dans son ultime défi ? Non, trop commun. Son regard s'arrêta sur la mâchoire serrée du mort. Il utilisa la pointe de son couteau avec une habileté chirurgicale pour extraire une molaire. Intacte. Solide. Témoin silencieux de la résistance physique de l'individu. Il la nettoya sommairement sur une feuille large et la glissa dans une petite pochette de cuir huilé qu'il portait toujours sur lui. Voilà. Un ajout adéquat à la Salle des Trophées.
La question logistique se posait maintenant. Deux corps à déplacer. Celui de Corbin, et celui de Lescal, laissé dans la ravine inférieure depuis la veille. Un désagrément. Lescal, surtout. Sa mort était une contrariété significative. Il avait fallu des années pour le former, pour canaliser sa force brute et sa loyauté primaire en une efficacité silencieuse. Un Loduarien de sa stature et de sa génération, rescapé de l'effondrement chaotique de son pays natal, était devenu une pièce rare. Presque un objet de collection en soi, songea Célice avec une pointe d'ironie froide. Il avait été acquis à l'époque où la tourmente post-révolutionnaire dans cette partie de l'Eurysie avait mis sur le marché des spécimens humains... intéressants. Le remplacer serait difficile, coûteux en temps et en ressources. Une nuisance.
Il retourna chercher le corps de Lescal, utilisant une série de sentiers dissimulés et un petit véhicule tout-terrain électrique camouflé non loin – un outil nécessaire pour la gestion de l'île, bien que moins élégant que la marche. Le transport des deux cadavres jusqu'à la zone de stockage réfrigérée attenante à son laboratoire souterrain fut une corvée effectuée avec une efficacité mécanique. Il déposa les corps côte à côte sur des tables d'acier inoxydable. Le contraste était frappant : la masse compacte et disciplinée du Loduarien, même dans la mort, et la carcasse dégingandée et déjà marquée par la souffrance du révolutionnaire. Deux échecs, en un sens. Lescal, pour s'être laissé surprendre. Corbin, pour avoir existé.
Les chiens... Ah, les chiens. Autre perte regrettable. Pas irremplaçable, bien sûr. On pouvait toujours acquérir et dresser de nouvelles bêtes. Mais cela prendrait du temps. Et ceux-là étaient parfaitement conditionnés, répondant à ses ordres subtils, une extension de sa volonté dans la traque. Leur perte signifiait qu'il devrait désormais compter uniquement sur ses propres compétences pour la phase finale. Ce qui, d'un autre côté, n'était pas sans charme. Cela rendait le jeu plus pur, plus direct. Un duel entre son expérience et l'instinct de survie naissant d'Ornan-Munch.
De retour dans le confort feutré du manoir, il se débarrassa de ses vêtements de chasse légèrement souillés, prit une douche rapide et brûlante, et revêtit une robe de chambre en soie sombre. La routine était essentielle. Elle était le rempart contre le chaos, la manifestation de l'ordre qu'il imposait à lui-même comme au monde. Il se versa un verre de sa vieille liqueur d'agave et se dirigea vers le salon d'écoute. Ce soir, ce serait Elektra. La tension psychologique, la vengeance implacable, la folie latente... cela semblait approprié. Il lança l'enregistrement sur le système audio haut de gamme, s'installa dans son fauteuil profond et ferma les yeux, laissant la musique puissante et dissonante laver les scories de la journée – le bruit vulgaire des coups de feu, les râles d'agonie, l'agaçante nécessité de gérer les cadavres. Ici, dans ce cocon de perfection acoustique, il était à nouveau le maître absolu, l'ordonnateur du beau et du terrible.
Avant de se retirer pour la nuit, cependant, il y avait un autre rituel, plus privé, plus nécessaire peut-être. Il descendit les escaliers dissimulés derrière la bibliothèque de son bureau, ceux qui menaient à son sanctuaire personnel, cette pièce qu'Ornan-Munch avait découverte lors de son exploration furtive et qu'il appelait parfois, dans le secret de ses pensées, le Mausolée de l'Idée. L'air y était frais, immobile, chargé de l'odeur distinctive de la cire d'abeille utilisée pour entretenir les boiseries et du parfum subtil de vieux papier. Une unique lampe à lumière tamisée éclairait l'uniforme de général d'apparat exposé sous sa vitrine impeccable, le drapeau impérial élimé mais soigneusement repassé, et les photographies encadrées.
Il s'arrêta devant celle de Sukaretto III, prise lors de son couronnement. Le visage bouffi, le sourire forcé de l'Empereur. Un symbole nécessaire à l'époque, pensa Célice sans chaleur. Un pantin utile pour masquer la mécanique réelle du pouvoir. Il repensa brièvement à la période Westalienne, au "Palais" du 46 West Downing Side. Ces années d'exil fébrile, ces réceptions où se mêlaient artistes décadents, financiers véreux et diplomates calculateurs. On y jouait à la restauration, on y échangeait des promesses vagues autour de verres de whisky trop cher. Ses "amis" de l'époque... Vidal, toujours soucieux de son image ; Kaname, déjà rigide mais encore malléable ; Crevier, noyant son impatience dans des discours enflammés ; Yikada, elle, déjà penchée sur ses chiffres, seule à percevoir peut-être la nécessité d'une structure derrière le rêve. Quelle naïveté, au fond. Même la sienne. Croire qu'une idée seule suffisait, sans l'application méthodique, implacable, de la force.
Puis vint l'Empire réel. L'exercice concret du pouvoir. La gestion des flux, des corps, des éliminations. Les camps. Il ne regrettait rien de cette période. C'était une nécessité sanitaire, une chirurgie à grande échelle sur le corps malade du Grand Kah. Il fallait purger, nettoyer, redresser. Yikada, la Commissaire glaciale, avait compris la dimension administrative de la tâche. Elle avait été un rouage essentiel, efficace dans sa rationalité bureaucratique, même si elle manquait, selon lui, de cette dimension esthétique, de cette appréciation du geste parfait que lui, Célice, cultivait dans l'ombre. Sa fin, pendue par la foule... grotesque. Inappropriée. Une faute de goût de l'Histoire elle-même.
Ses yeux se posèrent à nouveau sur la photographie de l'Empereur. Lentement, presque cérémonieusement, il leva le bras droit, la main tendue, les doigts serrés, dans le salut impérial rigide, hérité des fascismes eurysiens mais réinterprété par Crevier avec une emphase typiquement kah-tanaise. Un salut à l'Empereur mort, certes, mais surtout à l'Idée qu'il avait incarnée malgré lui. À l'Ordre. À la Volonté s'imposant au chaos.
Mais qu'en restait-il, de cet Ordre ? De cette noblesse qu'ils avaient voulu restaurer ? Il laissa retomber son bras. L'Eurysie et ses fascismes décevants ? Des mouvements vulgaires, populistes, sans style ni véritable rigueur intellectuelle, bien loin de la discipline qu'il avait tenté d'instiller. Les exilés de Carnavalle, alors ? Il eut un rictus de mépris. Aldous et sa clique de rêveurs impuissants, jouant aux oracles et aux conspirateurs de salon, incapables de la moindre action décisive, se nourrissant de nostalgie et de financements troubles. Des fossiles attendant leur propre disparition dans le confort feutré de leurs villas.
Son visage se durcit. Et lui ? Lui, Célice, le Baron, l'architecte de l'ombre, le dernier tenant peut-être d'une certaine idée de la grandeur par la volonté absolue ? Il était ici. Caché sur une île perdue. Fuyant non pas une défaite militaire – il n'avait jamais été vaincu sur son terrain –, mais l'avènement triomphant de ce qu'il haïssait le plus : l'anarchisme communaliste, le règne informe de la multitude, l'entropie sociale érigée en système. Il aurait pu les tuer, tous, s'il avait eu les moyens et le temps. Mais l'Histoire avait choisi une autre voie. Une voie laide et désordonnée.
Et maintenant ? Il n'avait ni fils pour hériter de son nom ou de sa vision distordue du monde. Ni vieux compagnon de route fiable pour poursuivre l'œuvre – Lescal était mort, victime de la créature qu'il avait sous-estimée. Ses anciens "amis" étaient soit morts, soit disparus, soit inutiles. Il était seul. Absolument seul avec ses souvenirs, ses trophées silencieux dans la salle voisine, et ce jeu ultime qu'il s'était offert comme un dernier défi esthétique.
S'il restait un espoir – non pas un espoir sentimental, terme qu'il abhorrait, mais une potentialité, une matière brute intéressante –, il résidait peut-être chez Antigone Ornan-Munch. Cette petite journaliste réactionnaire, partie de si bas. Fascinée mais effrayée. Théoricienne mais capable d'apprendre, d'agir, de tuer quand la nécessité l'exigeait. Elle avait compris. Pas tout, certes. Pas la beauté froide de l'acte pur. Mais elle avait compris la logique du prédateur. Elle avait survécu. Elle avait même montré une certaine... initiative. Une qualité rare. Peut-être la dernière étincelle intéressante dans ce siècle finissant.
Mais en pensant à elle, en pensant à sa solitude, à l'effondrement de son grand œuvre, il réalisa soudain, avec une clarté dénuée de toute émotion, sa propre vacuité. L'Ordre n'avait pas tenu. L'Empire était poussière. Ses compagnons disparus. Ses ennemis triomphants, même dans leur désordre. Que restait-il ? Lui. Un chasseur sur une île. Jouant une partie dont l'issue, même victorieuse, ne changerait rien à l'état du monde. Un artiste sans public, préparant une dernière performance pour lui-même.
Il quitta le mausolée sans un regard en arrière, remontant lentement les escaliers.
Le lendemain matin, Célice se réveilla avant l'aube, parfaitement reposé, l'esprit clair et aiguisé. Une humeur excellente, presque jubilatoire, l'habitait. La dernière journée du jeu. Le dénouement. L'anticipation était un plaisir en soi, presque aussi délectable que la chasse elle-même. Il accomplit ses rituels matinaux avec une précision méticuleuse. D'abord, le thé gris du Nazum, préparé selon une infusion lente et précise, son amertume complexe stimulant ses sens. Il s'installa dans son bureau, sa tablette de données à la main, parcourant les flux d'informations du monde extérieur. Les convulsions politiques en Afarée, les querelles stériles au sein des instances libérales, l'agitation sociale endémique dans les vieilles métropoles capitalistes... Un chaos prévisible, lassant. Quelle différence avec l'ordre parfait, la clarté existentielle de son île !
D'une simple commande vocale discrète, il actionna l'ouverture synchronisée de plusieurs grandes baies vitrées dans le manoir, laissant l'air frais et vif de l'océan renouveler l'atmosphère confinée. Une bouffée d'iode et de sel, promesse de la nature sauvage qu'il allait bientôt affronter, ou plutôt, dompter.
Il monta ensuite à l'étage, dans l'aile des invités. Il entra dans la chambre qu'il avait attribuée à Ornan-Munch lors de son arrivée – ou plutôt, celle qu'il destinait à la conclusion de la chasse. Il vérifia que le lit était fait, les draps frais et impeccables. Un geste non pas d'hospitalité, mais de préparation scénique. Que la conclusion soit une capture ou une élimination, l'environnement final devait être conforme à ses standards esthétiques. La proie méritait un cadre digne de l'intérêt qu'elle suscitait désormais.
Retour dans ses appartements privés. Une touche de parfum discret, une eau de Cologne à base de vétiver et d'agrumes rares, un autre rituel soulignant le contraste entre sa civilisation personnelle et la sauvagerie de l'acte à venir. Il enfila ensuite sa tenue de chasse. Pas celle, fonctionnelle mais sans âme, qu'il avait portée la veille. Non, celle réservée aux occasions spéciales, aux proies qui avaient mérité son attention pleine et entière. Un ensemble sur mesure, en matériaux techniques de pointe mais coupés dans un style classique, élégant, noir mat, absorbant la lumière. Parfait pour se fondre dans les ombres, mais aussi pour affirmer sa supériorité esthétique sur le terrain.
Enfin, le fusil. Son outil de prédilection. Un modèle unique, customisé selon ses spécifications exactes, un équilibre parfait entre précision balistique et beauté formelle. Il le sortit de son coffre sécurisé, le mania avec la familiarité et le respect dus à un partenaire de longue date. Il le démonta partiellement, vérifia chaque mécanisme avec une attention méticuleuse, nettoya la lunette, passa un chiffon huilé sur le canon sombre. Chaque geste était précis, répété des milliers de fois, un mantra cinétique qui le centrait, le préparait à l'acte final. Il sélectionna ses munitions, les glissa sans bruit dans le chargeur. L'arme était prête. Il était prêt.
Il se permit un dernier regard dans un miroir. L'image reflétée était celle de la maîtrise absolue. Aucun doute, aucune hésitation. Juste la calme anticipation du chasseur au sommet de son art. La petite Antigone... Elle l'avait surpris, il devait l'admettre. Partie de si bas – une théoricienne de salon, fascinée mais effrayée, prévisible dans ses réactions initiales. Et pourtant... Elle avait survécu aux chiens, par la ruse plus que par la force. Elle avait contribué à éliminer Lescal, exploitant une faiblesse notée dans ses propres journaux – une ironie qu'il appréciait. Elle avait neutralisé la deuxième meute avec une audace inattendue. Et elle avait tenté cette diversion, cette fuite calculée. Élémentaire, certes, mais témoignant d'une capacité d'adaptation, d'une volonté de ne pas simplement subir. Elle avait grandement remonté dans son estime. Non pas comme une égale, bien sûr – l'idée était absurde – mais comme un spécimen particulièrement intéressant, une proie qui offrait enfin un défi digne de ce nom. L'ennui, ce mal qui le rongeait parfois dans la perfection de son isolement, s'était dissipé. Aujourd'hui serait une belle journée de chasse.
Il quitta le manoir, le fusil équilibré dans sa main, et s'engagea sur le sentier menant vers la clairière du monolithe. Le soleil perçait enfin les nuages, jetant des taches de lumière dorée sur la forêt humide. L'air était vif, vibrant. L'humeur de Célice était au beau fixe. Le dernier acte allait commencer. Et il comptait bien le savourer pleinement.