09/07/2016
18:14:30
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[Chronique] Le gibier le plus dangereux.

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Cela faisait plus de trois ans que le Régent avait installé les fidèles de son armée en exil au Palais des Brumes, et plus de trois ans que le "cœur battant de la réaction" frémissait d’une activité fiévreuse et festive. Cœur battant de la réaction. Pour Antigone Ornan–Munch, ce terme était usurpé. C’est qu’elle était journaliste, et internationale. Grande reporter de la réaction. Elle savait à quoi celle-là ressemblait, quand elle s’organisait vraiment. Il n’y avait pas une goutte de sang dans le palais des brumes. L’endroit était mort, fossilisé, comme pris dans l’ambre. Ce n’était pas la vitalité d’une jeune garde qui arrivait ici pour se ressourcer et repartir, plus forte, à la conquête du monde. C’étaient de vieilles idées. De vieux principes. Des rêves de vieillards.

C’était, tout au plus, le cerveau de la réaction. Et un cerveau sénile.

Pour autant elle avait fini par y trouver ses marques. Depuis cette soirée lointaine où on l’avait invité, avec tous les autres, pour témoigner du changement d’héritier impérial. Le clone allait avoir quoi. Quatre ? Cinq ans ? Il n’avait pas témoigné d’anomalie notable dans sa croissance, il semblait de plus en plus probable qu’il finirait effectivement à la tête du mouvement, dans une ou deux décennies. C’était très étrange, mais pas assez pour répugner les âmes en peine de la réaction kah–tanaise. Grâce au duc Ernest Bario Vidal, Antigone s’était trouvée de nouveaux alliés parmi–eux. Elle avait un appartement dans un étage inférieur du palais, quelques riches héritiers finançaient la diffusion de son journal dans plusieurs pays, et elle pouvait toujours utiliser les mémoires de guerre de tel ou tel survivant pour remplir les pages de ses mensuels lorsqu’elle n’avait pas de panique morale ou d’évènement extrême–droitier à faire couvrir par sa petite équipe. L’ascension sociale avait du bon.

C’était officiellement la raison qui justifiait sa présence à la plupart des occasions sociales qu’organisaient les gens du protocole du palais. De toute façon Carnavale était une ville festive, pour ceux qui pouvaient se le permettre. Antigone ne pouvait pas se le permettre, pas sur ses fonds propres, mais était une formidable parasite, ce qui revenait au même.

Cette fois, on avait investi le salon Azure, qui était très long et couvrait deux façades du building. Une grande baie vitrée permettait de regarder le crépuscule noirâtre étendre son influence au-dessus d’une mer rouge produit chimique, quoi que des rideaux cachaient pudiquement le monde extérieur à certains endroits. Les lieux étaient décorés dans un style décadentiste très début du siècle dernier. Les immenses pots d’arbuste et statues en bronze s’amassaient le long des colonnes d’imitation marbre. Des tableaux classiques ornaient les murs et divers tables couvertes de victuailles faisaient face à une scène où se produisait un ensemble musical. La musique classique soulignait l’aspect proprement ronflant de l’ensemble. « On se croirait à Prima, » avait persiflé la femme d’un vieux colonel. Antigone était assez d’accord, mais faisait avec. Elle se considérait trop intelligente pour participer à l’entreprise généralisée de ragot qui semblait occuper l’essentiel du temps des oisifs d’une certaine classe sociale. À la limite, si un ragot présentait un intérêt journalistique, elle pouvait toujours faire mine de s’y intéresser, mais c’était alors différent : c’était son travail.

C’était aussi ce qu’elle considérait faire en discutant avec les différents invités. La plupart commençaient à la connaître de visu, et dans l’ensemble ils étaient tous familiers avec son nom. Vraiment, l’ascension sociale avait du bon, même si elle gardait l’impression de grimper dans la hiérarchie de l’équipage d’un navire en train de couler. Peut-être arriverait–elle au sommet avant que l’ensemble n’achève sa transformation en épave. Ces choses pouvaient prendre du temps. Peut-être que cela durerait plus longtemps que sa vie. De toute façon elle avait d’autres points de chute. L’importance qu’on daignait lui accorder ici se répercutait positivement ailleurs.

« Mais tu devrais le rencontrer, » répéta l’officier avec lequel elle faisait mine de s’entretenir. Elle cligna des yeux et lui sourit.

« Pardon Bajerot, j’ai arrêté de t’écouter un instant. » Elle fit un vague signe en direction du bout de la pièce, ou un large dandy issu des mouvements hyper–fascistes se pavanait, avec deux tamanoirs en laisse. La vision avait quelque–chose d’assez bizarre, et l’officier ne sembla pas lui en tenir rigueur.

« Le général. Ils l’ont fait baron avant la fin de la guerre, je ne me souviens plus ce qui prend le pas, protocolairement.
– Tu es militaire, donc pour toi c’est général, je crois. Sauf erreur c’est à moi de l’appeler par son titre de noblesse, en tant que civile. »

Il haussa un peu les épaules. L’étiquette impériale était d’une complexité franchement morbide. Lors de la dernière junte kah–tanaise, un ministre avait été chargé de revoir l’ensemble du protocole et de le simplifier dans un esprit "agile" et "moderne". La victoire des rouges avait déposé le gouvernement impérial, et donc le ministre, avant que ce dernier n’ait le temps de vraiment se mettre au travail. Ensuite, personne n’avait pris le temps de prendre sa relève. La confusion qui régnait parfois sur la question des titres et des priorités d’usage participait à l’ambiance généralisée de fin de race. Bajerot lissa les pans de son uniforme de garde cérémoniel.

« En tout cas je pense qu’il t’intéressera beaucoup.
– C’est quel genre de personne ? Les anciens militaires impériaux, pardon hein, mais j’ai déjà donné. Je crois que je commence à avoir fait le tour. »

Le jeune homme lui sourit puis se retourna vaguement dans la direction où se trouvait le baron. Son regard s’arrêta sur la silhouette noire d’un élégant gentleman qui entretenait une discussion polie mais sans entrain avec un vieil homme en costard et deux femmes en robe de soirée. Une masse de sycophante écoutait attentivement, certains y allant parfois de leurs petits commentaires. L’homme se etenait volontairement excentré des festivités, nota Antigone, mais sa présence faisait tout de même phénomène. Il y avait fort à parier que les figures importantes du mouvement des exilés l’avaient déjà saluée une à une à son arrivée : elle avait dû manquer ça comme on pouvait facilement manquer les mille actes de respects, de soumission de politique et de complots qui avaient lieu simultanément lors de ces rassemblements.

« Lui c’est particulier, continua Bajerot.
– Comment ?
– Donc tu ne sais vraiment pas ? »

Il sourit d’un air équivoque.

« Il se chargeait des disparitions forcées. »

Lorsqu’elle eut rejoint le petit amas qui entourait le baron, elle se fit la remarque qu’il détonait déjà naturellement de la plupart des anciens militaires impériaux qu’elle avait pu croiser durant sa vie. Déjà il ne portait pas son uniforme, lui préférait on costume noir d’une salutaire sobriété, ensuite il semblait capable de parler d’autres-choses que des souvenirs de cette guerre pathétique qu’ils avaient, collectivement, perdue contre les révolutionnaires. De toute façon, s’il se chargeait de la répression et des escadrons de la mort, il n’avait sans doute pas de grands récits romantiques à raconter pour faire frémir ces dames et les plus jeunes.

Elle appris enfin son nom – Célice – et constata que seuls les plus hauts gradés de l’ensemble se permettaient de l’appeler par son nom de famille. Le baron Célice, du reste, ne menait pas vraiment la discussion. Il y participait occasionnellement, y allant de sa remarque ou de sa comparaison. Celles-là étaient toujours à propos, et servies par une culture d’aspect plutôt imposante et bien maîtrisée, mais Antigone savait qu’on ne pouvait en juger que sur le long terme. Certains avaient peu de culture, mais suffisamment bien répartie pour faire illusion le temps d'une soirée.

Pour le reste, Célice était plutôt grand, avait été épargné par la calvitie malgré des tempes légèrement dégarnies, et portait une moustache fine un peu démodée mais qui accompagnait bien son air général. Au bout d’un moment, il s’intéressa à elle.

Il avait sans doute remarqué qu’elle faisait partie des quelques femmes dans la salle à ne pas porter une robe de soirée qui l'aurait d'office rangé parmi les objets. En tant que lettrée et rédactrice en chef d’une feuille des plus honorables, elle prenait un malin plaisir à se différencier de ces "filles et femmes de". Elle se rangeait plutôt du côté des quelques modernes, qui tout en restant définitivement réactionnaires avaient intégrées quelques-uns des avantages du féminisme. Ceux qui, très hypocritement, accentuaient leur propre pouvoir sans mettre en danger les structures d’oppression dont elles espéraient profiter. Il lui posa enfin la question fatidique.

« Et vous jeune femme ? »

Ce qui dans le contexte de l’échange – chacun expliquait comment il occupait son exil, le baron n’avait rien dit avant ce moment – signifiait en bref "qui êtes-vous", et tout aussi bien "quelle est votre légitimité à vous afficher ainsi", "quels sont vos accomplissements". Et à Antigone de répondre.

« Je suis Antigone, Antigone Ornan-Munch. » Et car, contrairement à ce à quoi elle s’était habituée, le nom ne provoqua pas la moindre réaction chez son interlocuteur, elle compléta, d’une petite voix. « Je suis journaliste. J’ai notamment écrit dans Livret Noir.
– Ah, c’était donc vous. »

Il se redressa dans son siège, elle acquiesça.

« Dites-moi baron, je ne crois pas vous avoir déjà vu, pourtant je suis fréquemment au Palais des Brumes.
– Pas moi. »

Une femme eut un petit rire qui eut le don d’agacer Antigone. Elle se pencha vers elle pour lui glisser ce que son ton semblait caractériser comme une confidence.

« Le général habite ailleurs.
– Oh, » répondit simplement Antigone, tâchant de masquer son irritation. « Vous occupez votre retraite ? »

Le baron Célice acquiesça.

« Je lis, je m’entretiens physiquement. Je nourris mon âme et mon corps. Mais je n’ai plus le goût de la politique ou de toutes ces choses. Si un jour je redeviens utile je reviendrais. »

Il ne semblait pas vraiment y croire, nota-t-elle.

« J'ai l'impression que c’est un sentiment partagé par beaucoup d’anciens militaires. »

Elle essayait de le faire parler. Il n’avait pas vraiment l’air d’être le genre oisif, à se laisser dépérir dans un grand manoir, quelque-part dans un pays chaud. Dans ce genre de situation, Antigone ressentait toujours comme un malaise. Une douleur fantôme là où aurait dû se trouver un dictaphone ou un calepin sur lequel elle aurait pu noter les réponses de son interlocuteur, et ses réactions.

L’autre se contenta d’abord de la fixer.

« Vous avez interrogé beaucoup des nôtres pour Livret Noir.
– En fait, baron, c’est mon journal. J’essaye de donner une voix à l’exil.
– Ah. » Un regard en coin à l’assistance, comme s’ils étaient dans la confidence d’une blague dont elle était l’objet. « Maintenant cela pose la question suivante : est-ce qu’une jeune femme comme vous peut vraiment porter la voix des hommes qui ont combattu et tués pour nos idées ?
– Eh bien pourquoi pas ?
 La parole passe quand-même par une transformation. Peut-être même qu’elle mute irrémédiablement lorsque vous l’écrivez, la travaillez. Avez-vous seulement vu un champ de bataille dans votre vie ? »

Elle se redressa, piquée au vif.

« J’ai participé à la guerre civile de Damanie, et Kaulthe. En tant que journalistes, bien-sûr, mais ne doutez pas que j’ai le plus grand respect pour les hommes du front. Moi aussi, j’ai vu la mort.
– Très impressionnant. » Il la jaugea très manifestement, puis sembla enfin arriver à une conclusion, qu’il exprima d’un ton très calme. « Vous pourriez passer me voir chez moi, à l’occasion. Il s’y passe peu de chose, mais je suis sûr que vous trouveriez de quoi écrire. »

Son accent kah-tanais du nord était très marqué. Fut un temps, il était considéré très raffiné, dans l’intelligentzia monarchiste. Il se pencha un peu en avant et tendit la main à Antigone. Lorsqu’elle l’imita, le baron ne lui serra pas mais embrassa son dos avant de la lâcher. Il dégageait cet air de vieille noblesse. C’était un homme du vingtième siècle. Elle hésita.

« Où est-ce ?
– C’est un secret. »

Bajerot sourit. Il s’était prudemment tenu silencieux durant tout l’échange.

« Le baron tient à son calme.
– Peu de mes visiteurs me viennent sans être guiés. » Il acquiesça cependant. « Le caporal a raison, je tiens à ne pas être trop sollicité. Vous savez qu’ils nous traquent, c’est bien pour ça qu’autant de vous se terrent ici comme des proies. »

La remarque jeta un froid. Plusieurs convives se redressèrent, ceux en uniforme avec plus de rigidité. Antigone savait qu’il régnait une vieille paranoïa, chez les exilés. La peur que les services secrets kah-tanais ne les traquent. Elle, que ces services faisaient chanter depuis des années, savait que ce n’était pas leur mode d’action. Tout de même, cette peur était comme un aveu de faiblesse, et le baron s’était attaqué à la fierté d’une communauté à qui il ne restait que ça. (En plus de très importantes sommes d’argent les mettant eux et leurs descendances à l’abri du besoin, mais quand on rêvait d’un paradis perdu on se moquait bien d’en construire un nouveau).

Le malaise dura encore un peu, puis le baron sourit. Puis rit, doucement, et son regard dur poussa enfin les autres à l’imiter. Finalement tous rirent franchement et Bajerot, qui était de loin l’hypocrite le plus efficace de la bande, lâcha un « quel humour ! » de bon aloi. Antigone se dit qu’il aurait pu avoir une carrière brillante dans l’armée de la Junte, si celle-là était encore au pouvoir.

Célice se leva de son siège et avisa de la présence du régent, à l’angle de la salle.

« Mes amis, si vous le permettez je dois rendre hommage à notre hôte. Mais ce fut un plaisir. Mademoiselle la journaliste. »

Il lui fit un signe de tête qu’elle lui rendit, l'observant s’éloigner de son pas digne et mesuré.

Elle ne savait pas s’il y aurait réellement des choses à écrire sur cet homme, mais elle était à peu près sûre de la chose suivante : vu les réactions que provoquait sa présence, un entretien à son sujet s’arracherait dans les sphères exilées.

Pour le reste, elle supposait qu’il devait mener une vie toute aussi vaine que celle des habitants du Palais, mais dans un genre peut-être plus monastique. Elle l’imaginait se lever et manger à heure fixe, entouré d’une armée de serviteurs silencieux. Lisant de la littérature classique et des philosophes poussiéreux, faisant un peu de sport, gérant des actifs économiques dans un quelconque secteur portant.

Peut-être pourrait-elle lui soutirer quelques informations sur les disparitions forcées. Au pire il y aurait toujours de quoi broder.

Enfin, l’homme dégageait quelque-chose de remarquable, sans vraiment l’être, pensa-t-elle. Une rencontre intéressante pour autant. Devant elle, le dos de sa veste noire disparaissait dans la foule compacte des fêtards. Bientôt il ne resta du baron qu’une impression dans sa mémoire. Elle se jura de s'y attacher : l’anecdote de cette rencontre pimenterait son récit du jour.
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Le trajet jusqu’aux Îles Marquises s’était avéré plus compliqué pour Ornan-Munch que ce à quoi son passif de journaliste l’avait habituée. C’est que jusque-là elle passait au pire pour une indépendante forcenée, dont la ligne n’était certes pas compatible avec celle du gouvernement révolutionnaire. Mais les récents développements avaient imposés aux communes une politique plus dure concernant la protection de leurs frontières. Notamment, la période électorale approchait, et on voulait éviter à tout prix de reproduire l’exemple honteux de 2007, où la Protection Civile avait été obligée de défendre celle qu’une grande partie de la population considérait comme une fasciste d’une tentative de tabassage en règles par les sections.

La solution qu’avait trouvée la magistrature consistait donc à lui barrer l’accès et, puisqu’elle ne pouvait pas le faire, on se contentait de lui rendre la vie dure. En tout cas c’est comme ça qu’Antigone voyait les choses. Il était aussi possible que le trajet de Carnavalle vers l’Union était en soit difficile, mais elle préférait y voir la main des services de sécurité de la Confédération. C’était plus rassurant de se croire au centre d’un petit monde de paranoïa. Il lui donnait plus d’importance qu’elle n’en avait, sans doute.

Elle avait quitté le Palais des Brumes pour prendre un ferry qui s’était arrêté sur la partie princière des Marquises. Trajet sans histoire en ça qu’elle avait été en mesure de se procurer des billets dans un de ces navires réservé à la classe moyenne, où l’on évitait tout à la fois les excès de débauche des environnements dédiés à la classe supérieure, et l’entassement imposé aux autres.

Fidèle à ses habitudes, elle quitta le ferry au dernier moment, après avoir consigné dans un petit enregistreur une version fortement fantasmée de son trajet. Elle travaillait déjà au prélude de l’article qu’elle espérait écrire sur sa rencontre avec le baron. Ce dernier ne présenterait probablement pas un grand intérêt politique ou documentaire, aussi espérait-elle en fait un genre de roman d’aventure. Un objet pouvant participer à créer sa propre légende d’aventurière. Les bandes de son magnétophone contenaient désormais un récit totalement déformé. Elle s’autorisait à faire de la fiction quand ce n’était pas sur un sujet important. Au cas échéant elle ne le consignerait pas par écrit. Dans l’hypothèse improbable où la réalité du trajet lui offrirait quelque-chose de plus riche que ce qu’elle pouvait imaginer. Au moins pour l’aspect politique de la question, elle pouvait compter sur les douanes pour tenter de la refouler, lui poser des questions sur son activité politique et, par conséquent, lui donner les ingrédients nécessaires à l’élaboration d’une parfaite petite panique morale.

Elle avait un contact aux Marquises princières, lequel possédait un petit voilier dans lequel elle passa la nuit avant de partir à ses côtés en direction des Marquises Kah-tanaises. Pour éviter de perdre trop de temps en formalités elle utilisa le transpondeur de l’appareil pour annoncer sa présence et la protection lui donna immédiatement des instructions. Elle devait se rendre à Armouanez, y accoster, attendre un inspecteur de l’inquisition.

Eh bien soit. Son ami n’était pas ravi, mais il savait de toute façon à quoi s’attendre en acceptant de l’amener ici.

...

Les quais qu’on avait assignés à Antogine Ornan-Munch appartenaient à la Confédération et étaient spécifiquement dédiés à l’immobilisation de navires destinés à une fouille par la protection civile. C’était une simple étendue de béton nu qui s’élançait à l’opposé des quais commerciaux, séparés de ceux-là part un dock militaire où se trouvait un destroyer et, inexplicablement, un genre de galion du seizième, en parfait état. L’air était froid, humide, sentait le sel et la ferraille. Les rayons du soleil atteignaient encore le sol mais une masse noire approchait depuis le sud, poussée par le même vent qui avait permis à Antigone de rejoindre la région. Et Antigone, justement, était seule sur le quai, ayant ordonné à son contact de rester à bord. Deux agents de la protection étaient venus à se rencontre pour lui demander de débarquer, lui avaient fait signer un certain nombre de documents, avaient empruntés ses documents et l’avaient laissé là, en compagnie d’un unique planton. Son uniforme vert d’eau était parfaitement ajusté mais semblait proprement inadapté au climat de la région. De temps à autres, Antigone le fixait et lui souriait. Il acquiesçait systématiquement, sans rien dire.

Elle avait rapidement apprit à être aimable avec les autorités conventionnelles, considérant passivement qu’il ne servait à rien d’antagoniser son gagne-pain. Du reste, elle espérait pouvoir un jour retourner au Grand Kah pour y vivre, ce qui signifiait aussi qu’elle devait éviter - dans la mesure du possible - de s’y faire trop d’ennemis.

« Du coup, tenta-t-elle finalement. Vous avez un inquisiteur en ville où on attend qu’il descende depuis là-bas ? »

Et un geste éloquent en direction du nord, où on devinait vaguement les contours de la Grande Marquise. Le planton renifla.

« Non, citoyenne. On a un agent de l’Égide en ville. Plus d’un, en fait.
— Vraiment ? »

Elle plongea une main dans la poche gauche de son manteau et toucha le boîtier de son enregistreur. La posture de journaliste était sa zone de confort. Quand elle se sentait en insécurité, elle avait tendance à s’y réfugier. Pourtant le but, ici, n’était pas tant d’obtenir des informations que de tuer le temps. Bien que ce trajet avait pour but de faire naître un texte. En un sens, ce garde finirait peut-être immortalisé.

Souriez, pensa-t-elle. Vous êtes filmés.

Le garde acquiesça.

« Mais vous le savez bien, citoyenne. Vous êtes kah-tanaise.
Plus depuis des années si j’en crois certains journaux.
Qu’est-ce que vous venez faire ici ?
Ce n’est pas le rôle de votre inquisiteur de me poser des questions ?
Agent de l’Égide. »

Il grimaça.

« Inquisiteur c’est de l’argot. »

Elle acquiesça poliment et se retourna pour plutôt fixer le prolongement de la jetée. Impeccable. Le béton non-entretenu tendait à tâcher. C’était le grand drame de l’architecture brutaliste. Pourtant, même ici où il était exposé à la corrosion du sel et de l’eau, le gris restait parfait, donnant à l’ensemble un aspect élégant. Ou irréel.

Inquisiteur était peut-être de l’argot, mais même dans l’Union on utilisait ce terme. Cet homme le savait. Il la reprenait certainement pas principe. Parce qu’il n’avait pas d’autres moyens de le faire. Au moins la faiblesse du régime confédéral présentait quelques avantages pour ses opposants.

« J’ai lu certains de vos articles, vous savez.
Ah ! »

Elle se retourna pour le fixer.

« Durant les dernières élections. Pour savoir... »

Il marqua un temps. Une bourrasque l’avait fait taire. Antigone replia les pans de son manteau et acquiesça pour l’encourager à continuer. Il haussa les épaules.

« Pourquoi.
Oui ?
Pourquoi les sections vous sont tombées dessus.
Ah. Et donc ? »

Il renifla et souleva le bout de sa botte avant de taper plusieurs fois la surface du quai. Le cuir lustré de la botte rencontrait la perfection du béton neuf. Elle enregistra l’image, se demandant si elle pourrait en tirer une métaphore sur l’aspect stagnant du régime. Peu probable. L’ensemble de son œuvre tendait à présenter l’Union comme bordel inorganisé. Il était difficile de concilier critique du communalisme descriptions d’un autoritarisme rampant, encore qu’elle pensait pouvoir y arriver. Elle était une écrivaine correcte et - de son propre avis - une propagandiste chevronnée.

Une berline de la protection civile s’arrêta à la base du quai. Le conducteur descendit puis fit le tour pour ouvrir la portière du passager, côté quai. L’Inquisiteur, estima Antigone. L’inquisitrice, corrigea-t-elle ensuite. Elle était à l’image des marquises. Grande, crâne ras, engoncée dans un imperméable rouge. Peau blême tachetée, traits durs. Pas particulièrement belle, mais quelque-chose d’aimable dans le regard. Elle leva une main et haussa le ton.

Le vent emporta sa voix. Antigone regarda le planton; qui lui fit signe d’avancer.

« C’est elle.
Merci. Bonne journée. »

Il acquiesça sur son passage et fit claquer ses talons. L’Inquisitrice la regarda traverser la jetée. Elle semble s’impatienter puis, quand la journaliste eut fait la moitié du trajet, s’élança pour la rejoindre. Elle écarta les bras comme pour saluer une vieille amie et lui abattu une main gantée de noir sur le côté de l’épaule.

« Bienvenue, Citoyenne ! Bienvenue ! Je suis l’agent Majorelle, vous pouvez m’appeler Majorelle si vous le souhaitez.
Heu... » Elle ne s’attendait pas à ça. La main de l’inquisitrice lui broya à nouveau l’épaule. « Je pense que je vais éviter. C’est un peu cavalier, » ajouta-t-elle sur le ton de la plaisanterie. L’Inquisitrice acquiesça d’un air grave.

« Vous avez tout à fait raison, citoyenne. »

Elle la poussa dans la berline et s’installa à ses côtés.

« Nous allons nous rendre au poste de Protection civile le plus proche.
Pourquoi pas la douane ? C’est un quai dédié, il doit être à côté.
— Oui, évidemment, mais ce n’est pas la douane qui veut vous questionner. »

Elle poussa un soupir et mis sa ceinture avant de regarder Antigone avec insistance. Elle l’imita.

« Bon. » Majorelle se pencha en avant et tapota l’épaule du conducteur, qui mis le contact et se mit en route.

« D’ailleurs j’ai quelque-chose pour vous. » Elle plongea une main à l’intérieur de son manteau et en fit émerger une petite pochette de plastique à l’intérieur de laquelle se trouvaient ses papiers d’identité.

« Désolé pour tout ça. Vous savez, ça ne nous fait pas plus plaisir qu’à vous. Mais avec les élections, bon. Tout le monde est un peu sur les nerfs. Et puis... »

Elle lui sourit et lui mis un petit coup dans l’épaule.

« De vous à moi ma grande. Vous êtes une fasciste, mine de rien. »

Antigone fut incapable de répondre. En temps normal elle aurait nié et utilisé l’évènement comme occasion de se lancer dans un grand discours sur la noblesse de ses idées nationalistes. Mais elle avait la sensation de ne pas pouvoir arriver à grand chose contre cette femme. En plus son sourire entendu était totalement étranger à ce qu’elle avait appris à attendre de la part des inquisiteurs. Il lui indiquait clairement qu’elle ne pourrait pas lutter, Majorelle n’était pas là pour lutter. Elle faisait son métier avec passion mais sans ressentiment; Ce qui aurait pu être un exemple frappant de lutte idéologique entre une nationaliste et une protectrice de l’idéal libertaire en était réduit à une formalité administrative. C’était désarmant.

Le poste de l’Égide était un bâtiment élégant, installé au centre-ville, à proximité de l’assemblée communale et de ce qui semblait être un marché couvert. Loin de la structure brutaliste qu’on avait réservée aux douanes, le bâtiment avait sans doute été un hôtel particulier avant l’inclusion de l’Île aux communes. L’intérieur, cependant, avait été rénové. Si on pouvait encore deviner des moulures entre les murs et le plafond, et que le plancher était d’époque, le reste sentait la technologie et le confort moderne. C’était un bâtiment destiné à recevoir du public, plutôt que l’officine obscure d’une force de police politique. D’ailleurs on installa Actée dans un petit salon, très confortable, où Majorelle ne la laissa seule qu’un instant, et dans le but de revenir avec un plateau sur lequel étaient disposées deux tasse de thé, une bouilloire, un saladier de biscuits sec traditionnels de la région. Majorelle s’installa dans le fauteuil d’en-face, remplit les deux tasses, acquiesça plusieurs fois et, enfin, toussota dans son poing ganté.

« Antigone Ornan-Munch. Antigone… Ornan-Munch... »

Un silence qu’elle prolongea en avalant une gorgée de thé. Il semblait brûlant, ce qui ne devait pas la déranger. La journaliste hésita.

« Vous allez attraper un cancer.
Pardon ?
Il y a une surreprésentation des cancers du larynx dans les régions du monde où le thé se consomme brûlant. »

L’agent pencha légèrement la tête sur le côté, puis reposa sa tasse et la repoussa du bout des doigts, souriantes.

« Vraiment ? Bon. Vous savez pourquoi vous êtes ici ?
Pas du tout. Je suppose que c’est de l’intimidation. Parce que j’ai des opinions divergentes. »

La journaliste attrapa sa tasse et en fixa le fond. Un petit dessin de chat lui rendit son regard. Elle entendit le rire clair de son interlocutrice.

« Vous supposez ? Bon. Eh bien ce n’est pas ça. En fait je vous pose la question car ce n’est pas entièrement clair non-plus pour moi. On a simplement une notice à votre nom depuis quelques-temps. Vous seriez un témoin dans une enquête qu’on a menée.
Ah ? » Elle raffermit sa prise sur la tasse mais ne releva pas les yeux. L’autre sourit.
« Mais oui ! Enfin ça concernait le Comité de volonté public. Vous êtes sûrs de ne pas voir de quoi je parle ?
Je ne sais pas. »

Elle reposa la tasse.

« De toute façon ce n’est plus une enquête en cours, non ?
Bien vu. Pourtant ils n’ont pas retiré la notice. Vous allez à Axis Mundis ?
Non. Je ne vais pas quitter les Marquises.
Ah, ça aurait fait plaisir aux collègues de vous parler. En ce qui nous concerne je voudrais juste vous demander ce que vous venez faire ici.
Je vais rendre visite à... »

Antigone chercha ses mots. Il n’y avait pas vraiment de termes adaptés pour qualifier le Baron. Pas face à une représentante de l’Union, une femme pour qui le seul titre de noblesse de cet homme tenait de l’hérésie contre-révolutionnaire. Elle déglutit puis sourit.

« Quelqu’un que je dois interroger. Pour un article.
Oh ! De quoi parlera-t-il, cet article ?
Eh bien de cet homme.
Qui est-il ?
Un rentier. Assez riche. Je l’ai rencontré à Carnavalle. Il habite sur une île de l’Archipel. Pas dans la zone kah-tanaise, plus au nord. »

Majorelle acquiesça à plusieurs reprises puis attrapa un biscuit, qu’elle trempa plusieurs fois dans le thé avant de l’avaler en deux bouchées. Elle s’essuya la bouche du dos de la main, puis se racla la gorge.

« Vous êtes si évasive ! Antigone, ma grande, on est pas là pour vous fliquer. Enfin si, en fait c’est le principe de l’Égide. Mais en l’occurrence tout ça doit être compris comme une pure formalité. Il y a une notice à votre nom, donc on vous reçoit pour en parler. Oui ?
J’aimerai autant qu’on en finisse.
Vous ne voulez pas boire un peu de thé, avant ?
Je préfère ne pas perdre plus de temps. »

Elle croisa tout de même les bras puis, face au regard insistant de son interlocutrice, les décroisa et attrapa sa tasse pour en boire une gorgée. Thé à la rose. Légèrement sucré. Loin d’être mauvais. Tout ce confort était prodigieusement irritant. Majorelle se réinstalla dans le fauteuil, extrêmement souriante. Elle frappa ses mains l’une contre l’autre.

« Tant que je vous tiens ! Vous allez continuer votre trajet dans votre voilier ?
Pourquoi ? »

Elle la fixa. Qu’est-ce qu’ils allaient trouver pour l’empêcher de mener son enquête, cette fois ? Une interdiction administrative de naviguer ? Y avait-il une quelconque législation qu’ils comptaient utiliser contre elle ? C’était un voilier Carnavallais, était-ce suffisant pour le garder à quai ? La crainte était légitime, les normes en vigueur n’étaient pas tout à fait les mêmes entre l’Union et la cité-État. Elle se redressa dans son siège, mal à l’aise. Elle avait des solutions. Elle pourrait trouver un autre navire en ville. Même si elle était connue, elle devrait pouvoir trouver quelqu’un acceptant de traiter avec elle. Au pire elle avait son contact. Il pourrait aisément se faire passer pour un marin étranger. Ils ne la bloqueraient pas ici. Majorelle acquiesça.

« Il y a une motherstorm en approche. Si vous aviez des choses à faire en ville avant de partir je vous conseille de décommander où vous allez être bloquée à quai. C’est tout. Vous ne surveillez pas les bulletins météo ? Je suppose que vous n’êtes pas marin de naissance, après tout. »

Elle se leva du canapé et frotta ses mains l’une contre l’autre.

« Bon, c’est tout pour moi. Je vais demander à un camarade de vous raccompagner. »

Le véhicule de l’Inquisition ne la laissa pas où elle avait été récupérée. C’est-à-dire qu’elle fut débarquée sur le quai civil du port, où on avait laissé le voilier de son contact s’amarrer après avoir fait remplir quelques documents douaniers à son propriétaire. Ce dernier se tenait sur la terrasse d’un café où il discutait tranquillement avec un duo de nazumis. Peut-être des touristes. Ils n’avaient pas les traits tirés et le corps massifs des marins du coin. Antigone approcha doucement, mains dans les poches de son manteau. Elle voulait montrer par sa posture — aussi décontractée que possible — qu’il ne s’était rien passé de grave avec les inquisiteurs. Elle capta le regard de son contact, qui lui sourit et la pointa du doigt aux deux asiatiques, lesquels se retournèrent pour la saluer à leur tour. Ils étaient proprement adorables. Un jeune couple, sans doute.

« Bonjour ?
Comment ça s’est passé, Antigone ?
Bien, bien. Ils ont été très agréables. » Elle marqua un temps. « Il y a une tempête qui approche. On devrait peut-être se dépêcher.
J’ai vu ça oui. »

Il pivota vers les deux nazumis.

« Bon messieurs-dames, c’était un plaisir en tout cas. »

Il laissa un bon de consommation sur la table, tenue en place par sa tasse vide, puis se leva pour approcher d’Antigone, laquelle pivota vers les quais et se mis en route.

« C’étaient qui ces types ?
Un jeune couple. Y’avait plus de place sur la terrasse donc je me suis installée avec eux. Deux jashuriens.
Tu es sûr de toi ?
De toute façon je n’ai rien dit de sensible. T’en fais pas.
Je ne m’en fais pas. » Elle leva le nez et arqua un sourcil. Le ciel s’était obscurci.
« Sauf de ça. On aura vraiment le temps de faire la traversée ?
La tempête est prévue pour demain. La mer va être agitée mais pas au point de nous empêcher de naviguer. Au pire il y a la Grande Marquise sur le chemin. On pourra accoster là-bas s’il y a un problème.
D’accord. » Elle prit une grande inspiration puis souffla, avant de mettre un petit coup dans le dos du marin.  « T’as toute ma confiance.
Je suis surtout le seul connard avec un navire que tu connais.
Le seul qui a ma confiance. Je t’assure que c’est vrai. »

Il eut un petit rire puis haussa les épaules. De son point de vue rien de tout ça n’était important de quelque façon que ce soit.
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La Motherstorm l’aurait effectivement bloquée à quai, estima Antigone en fixant une nouvelle vague s’abattre sur son hublot. La mer était démontée, purement et simplement. On lui avait déjà parlé de ces grandes tempêtes qui traversaient l’Espérance et avaient été la grande peur des marins d’Eurysie. Comment ne pas les comprendre. Elle frissonna et se recula un peu sur son petit banc. Jusque-là elle avait bien supporté le trajet. Elle était de ces exilées de classe inférieure. Elle n’avait pas eu le temps de s’habituer au confort du Palais des Brumes. En fait, son mode de vie même rimait avec inconfort. On ne pouvait pas être journaliste de guerre et de politique et espérer se cantonner à des salons, des ferrys luxueux, des trains de première classe. Pas si l’on souhaite obtenir des résultats. Et Antigone était une vraie croyante, en tout cas elle le pensait. Elle n’était pas à une contradiction près. Alors presque par fierté professionnelle, elle voyageait souvent en personne simple.

La cale de ce petit voilier lui rappelait quelques excellents souvenirs d’Eurysie centrale. Les wagons plombés, les chambres d’hôtel miteuses. Ces inconforts inoffensifs qui donnaient à ses voyages la patine d’une époque révolue. Mais puisqu’elle arrivait à en reproduire les schémas, l’était-elle vraiment ?

Ce qui lui déplaisait, ici, la mettait mal à l’aise, c’était qu’il y avait un sentiment de danger réel. Et si elle se vantait souvent d’avoir « fait la guerre », on ne pouvait pas comparer la mécanique industrielle entourant la vie dans une tranchée et la sauvagerie inextricable de cet océan, duquel elle n’était séparée que par un peu de bois, et un hublot des jointures duquel suintait quelques gouttes d’eau salée.

L’humidité, aussi, commençait à lui peser. Elle se sentait moisir dans ses vêtements. La différence entre le froid glaçant de l’extérieur et la chaleur brutale du petit radiateur électrique la faisaient suer, et sa peau était couverte d’une fine pellicule d’embrun qui semblait couvrir toutes les surfaces. Dès qu’elle bougeait, ou pour se repositionner sur son siège, ou pour délasser ses muscles, elle sentait ce mélange, cette saumure répugnante, lui grignoter la peau.

Une nouvelle vague s’abattit sur le bateau. Elle aurait aimé fermer les yeux, mais c’eut été un allé simple pour la nausée. Antigone secoua la tête. Elle ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre. Au-dessus d’elle, elle entendait la voile contre laquelle s’abattait le vent. La toile se tendait, puis claquait dans un sens, puis dans l’autre. Le cordage grinçait quand la pression devenait trop forte, puis fouettait l’air en laissant la bôme s’abattre à l’opposé de sa position. C’était l’orchestre du chaos, encore qu’elle savait que son ami était à la barre, et tenait le cap comme il le pouvait. C’était lui qui lui avait assuré pouvoir partir en mer. Et elle avait trouvé l’idée excellente. Évidemment qu’elle avait l’air excellente, depuis le quai d’un port, face à une mer calme. Si la tempête les suivait de peu, elle empêcherait d’éventuels bateaux ou drones de la protection civile de la suivre. Le lieu où elle se rendait devait rester, tant que faire se peu, secret. Elle n’était pas tout à fait sûre que l’Égide se montre aussi avenante envers son hôte, le baron Célice. Si elle n’était qu’une journaliste politiquement impliquée, lui était ce qu’ils appelaient un « criminel contre l’humanité ».

Elle n’avait juste pas envisagé que la tempête finirait par les rattraper. Encore que son ami lui avait dit que c’était un risque. Ou plus précisément que si la mer s’agitait – un conditionnel qu’il utilisait en effet de style, ils savaient très bien que la mer allait s’agiter – ils n’échapperaient pas à quelques turbulences.

Antigone regrettait son enthousiasme, et se rassurait comme elle pouvait en se disant que cela ferait une entrée en matière très forte pour son article. Elle alluma son dictaphone puis réalisa que la tempête couvrirait le son de sa voix et rendrait l’ensemble difficilement utilisable. Après un soupir, elle mit fin à l’enregistrement et rangea l’appareil dans une poche intérieure de son manteau. Dehors, le vent semblait se calmer; Elle se pencha vers le hublot en essayant d’ignorer la sensation moite de sa peau contre ses vêtements. Elle discernait quelque-chose, à l’avant. La masse grise de ce qui devait être une île. Elle était à peine discernable sous ces rideaux de pluie. Une forme haute, incolore mais dont on devinait des traits d’ombres et des surfaces plus ou moins anguleuses. La journaliste plissa les yeux et se concentra. Une surface plus plate, sans doute une plage. Des amoncellements difficilement dissociables les uns des autres. Des rochers ? Ou bien un genre de falaise. Le voilier se rapprochait de la masse. Elle devait correspondre aux coordonnées que lui avait remit le Baron. Antigone se redressa et secoua la tête. Un éclair zébra le ciel à l’horizon, et elle devina brièvement la forme pleine de l’Île. C’était bien une falaise. Elle avait une forme escarpée, le genre d’endroit où on aurait construit une redoute ou un arsenal, du temps des grandes navigations. Maintenant c’était tout juste un petit morceau de terre qu’on avait oublié de revendiquer, ou d’exploiter convenablement. Pour combien de temps encore ?

Célice devait avoir pris ses dispositions pour garder sa tranquillité intacte. Peut-être que tout était au nom d’une société étrangère quelconque, à qui on acceptait de louer le terrain contre une somme généreuse et des contrôles réguliers attestant que rien ici ne menaçait l’environnement ou la sécurité de l’Union. Bien entendu de tels contrôles iraient à l’encontre de tout recherche de tranquillité absolu. Peut-être qu’il y avait autre chose. Une entente dont elle ne devinait pas bien les contours, ou une possibilité lui échappant.

Maintenant l’île était très proche. Elle discernait une petite cahute près de ce qu’elle avait identifié comme une plage. Ce n’en était pas vraiment une mais plutôt une forêt s’arrêtait très près de la mer, séparée par de gros rochers et des galets et derrière lesquels se trouvait un escarpement de quelques mètres de haut. Devant la construction il y avait deux pontons de bois dont un auquel était amarré un yacht à moteur, le genre discret, tout sauf tape-à-l’œil. Il y eut un bruit de cordes que l’on tire, au-dessus d’elle. puis le moteur du voilier se mit à crachoter. La manœuvre d’approche fut l’affaire de quelques minutes, durant lesquelles son contact attaché son navire au quai à l'aide de cordages, avant de retourner la chercher. Il avait le visage ruisselant.

« Il y a un bâtiment, je vais voir si c’est fermé, sinon autant rester ici le temps que ça se calme. »

Antigone acquiesça à son départ puis se pencha vers le hublot pour le voir sauter sur le ponton et trottiner jusqu’à l’espèce de cabane. Il poussa la porte, la referma, et se retourna vers le voilier. Elle décida de ne pas le laisser refaire inutilement le trajet, rabattit sa capuche sur sa tête, saisit son sac, sa valise - qu’elle lâcha aussitôt en réalisant qu’elle était lourde d’une part et qu’elle pourrait toujours la faire remonter jusqu’à la maison du baron de l’autre, puis émergea sur le pont. Le vent s’engouffra immédiatement sous ses multiples couches de manteau, la glaçant jusqu’à l’or. Il faisait froid, et l’humidité qui imbibait ses vêtements pris une qualité lourde. Elle grogna et se dirigea sur le côté du voilier avant de sauter maladroitement sur le ponton. Le bois était humide et glissant, ce qui n’était rien arrangé par le déluge. Elle voyait à peine où elle mettait les pieds. Son ami lui saisit le bras et la tira jusqu’à la cabane. En s’en approchant elle constata que le bâtiment, bien qu’étant construit de plein pied, était plus grand qu’elle ne l’avait pensé. Une structure en béton nu, avec des fenêtres obstruées par des rideaux. Le marin poussa la porte et les deux se retrouvèrent au sec.
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Le but même de la construction ne semblait pas directement évident à Antigone, mais encore : elle devait admettre que le monde marin dans son ensemble lui échappait et largement. Ses subtilités, en tout cas, ne lui venaient pas naturellement. En observant les lieux elle devinait bien ce à quoi pouvait servir l’ensemble : en fait la simple position du bâtiment en disant long sur son utilité. Inutile d’être un génie pour supposer qu’on y stockait du matériel d’entretien, des cordages, peut-être de quoi nettoyer le quai. Maintenant les lieux étaient grands. Il y avait peut-être des bureaux, ou au moins des locaux dédiés à l’accueil. Depuis quand existait ce bâtiment ? S’il datait de l’exil, il datait d’avant l’informatique. On y avait peut-être géré des détails administratifs liés aux embarquements/débarquements, ce qui pouvait sous-entendre que les lieux étaient plus organisés qu’il n’y semblait au premier abord. Qu’ils n’étaient pas qu’un simple demeure sur une île privée. Ou que fut un temps, il y avait plus que ça.

Comme la pluie tombait toujours, elle s’enfonça plus profondément dans le débarcadère. Au delà de la salle sur laquelle donnait la porte d’entrée – un stockage où s’entassaient des cordes et des outils sur des meubles vieillots, dont la peinture s’écaillait largement – se trouvait deux autres portes. Elle ouvrit la première, qui céda après une petite impulsion, révélant un cagibi. Elle baissa les yeux sur les produits d’entretien qu’on avait stocké dans un sceau en ferraille, en ramassa un au hasard, en étudia le packaging. Elle voulait une date.

« Antigone ? »

Elle se releva. Son contact l’appelait depuis une salle située derrière l’autre porte. Elle se pencha un peu pour en voir l’intérieur. Il y avait des chaises installées autour d’un poêle à bois, un grand tableau décoloré représentant la mer, des fenêtres, fermées par des rideaux, des meubles de rangement où se trouvait une poignée d’objets inutiles, laissés là par le temps.

Le marin arriva. Il tenait un gros sac de papier dont il vida le contenu dans le poêle. Antigone le contourna, le laissant s’activer, allumer le feu. Il grogna.

« On va pouvoir se sécher.
C’est bien. »

Elle souleva un petit navire en céramique d’un des meubles, laissant un petit rond correspondant à son socle dans l’épaisse couche de poussière qui couvrait la planche. Après avoir inspecté le bibelot elle le reposa précisément dans sa marque, et recommença avec un autre. Il n’y avait pas grand chose, ici, qui lui évoquait le statut de haute noblesse du baron. On était loin du mauvais goût très maîtrisé de la noblesse kah-tanaise. Tout ici respirait l’abandon et une certaine forme de banalité médiocre. Le Baron ne devait pas recevoir énormément de visite. Cela dit, s’il avait l’habitude de recevoir Célice aurait sans doute organisé son propre service de navette ou fait en sorte de préparer un comité d’accueil. En l’état il l’avait simplement convié à venir à son aise, sans lui donner de moyen de le recontacter ou de le prévenir.

Si elle tombait mal, il faudrait espérer qu’il réalise qu’elle ne pouvait pas faire autrement. Rien ne filtrait à propos de cette île. On l’ignorait poliment en dehors de ses limites.

Elle frissonna. La chaleur du poêle commençait à se diffuser dans la pièce. Elle retira son par-dessus et le plia sur le dossier d’une chaise avant de s’installer sur celle d’à côté, pensive. Combien de temps allait-elle rester ici, à attendre que le ciel se dégage ? Et ensuite ? Sortir ? Trouver un sentier, le suivre jusqu’à une éventuelle demeure ? S’il se divisait en deux elle pourrait aussi bien se finir perdue. L’Île ne semblait pas immense, d’accord, mais ça resterait une perte de temps. Elle l’aurait reproché à d’autres, mais se doutait qu’il ne s’agissait pas tant d’un oubli, chez Célice. En tout cas elle préférait croire que l’homme était prévoyant, et malin. Elle était simplement une intruse dans son petit monde. Il n’allait pas faire d’efforts, aménager son univers pour son arrivée. En tout cas cela ne semblait pas correspondre à l’image qu’elle se faisait de lui. Mieux valait ne pas imaginer les plus individus les plus potentiellement intelligents de leur génération de tortionnaires en imbéciles. Il avait démontré une grande capacité de prévoyance, lorsqu’il gérait encore l’élimination de l’opposition politique sous l’empire.

« Il n’a pas donné de contact je suppose.
Le baron est paranoïaque.
C’est sain, dit-il en haussant les épaules. Vu les circonstances c’est sain. »

Elle se frictionna les épaules et se leva. Elle avait du mal à rester inactive plus de quelques instants. c’était physiologique. Elle fit à nouveau le tour de la pièce. Il n’y avait rien de neuf à trouver, sans surprise. Elle fit signe au marin, qui la regarda s’éloigner en haussant un sourcil. Il ne comptait pas la suivre. Il était d’un naturel autrement plus calme qu’elle.

De retour dans le stockage, elle laissa son regard parcourir les lieux. Elle pouvait le fouiller, évidemment. Il y avait de quoi faire. Cet entassement devait avoir quoi, trente ans ? Quarante ans ? Plus ? Elle pourrait sans doute obtenir des informations utiles sur les lieux, er l’histoire de l’île en fouillant les lieux plus en profondeur, mais cette perspective la fatiguait d’avance. C’était simplement pour s’occuper. S’occuper. Elle soupira et posa son regard sur une bâche plantée dans le mur par un clou. Elle fronça les sourcils. Une forme anguleuse se dessinait derrière. Elle traversa la pièce en contournant un large tas de corde. Antigone saisit la bâche et la poussa sur le côté, révélant un combiné téléphonique sans clavier, attaché au mur.

Un intercom. Elle attrapa le combiner et le plaça contre son oreille. Rien. Elle boucha son oreille de sa main libre et ferma les yeux. Après un temps, elle commença à discerner un bruit. Presque impossible à détacher du battement de la pluie sur la cabine. Il y avait un grésillement, comme si le micro du téléphone, de l’autre côté, captait faiblement l’ambiance d’une salle.

« Allô ? »

Elle attendit. Rien.

« Nous sommes au quai. Nous viendrons quand la pluie s’arrêtera. C’est moi baron, Antigone Ornan-Munch. »

Toujours rien.

Antigone soupira, raccrocha, fit quelques pas en arrière. C’était peu ou prou une bouteille à la mer. Ironique, considérant les circonstances. Elle repensa à l’article. En cet instant elle se décrirait peut-être en naufragée. Il y avait en tout cas une figure de style exploitable, cachée là, dans les méandres des évènements et de leur enchaînement.

Elle s’orienta vers la porte de la seconde salle et haussa le ton pour être audible au dessus de la pluie.

« Il y a un téléphone, ici !
Ah ?
J’ai passé un message mais pas de réponse ! »

Le marin s’agita un peu. Elle entendit une chaise grincer contre le parquet, elle pensa qu’il s’était levé pour la rejoindre. Ce ne fut pas le cas. Elle croisa les bras et traversa à nouveau la salle – toujours en contournant le tas de corde – pour rejoindre la porte.

« Tu as un jeu de carte ?
Oui. » Il leva les yeux pour la fixer. « Dans le bateau. »

Elle se retourna vers la porte et s’imagina, un bref instant, sortir, braver les éléments. Quitter la sécheur relative de la cahute pour l’extérieur hostile. Non. Rien de tout ça ne lui semblait enviable. Plutôt s’ennuyer au sec que risquer la pneumonie. Bras toujours croisés, elle tapa le sol du bout de sa bottine, puis leva les yeux au ciel.

« Il y en a peut-être un ici.
Peut-être. »

Les yeux du marin se posèrent brièvement sur l’une des étagères. De la poussière. Des bibelots kitsch. Des boîtes en carton jauni. Peut-être, oui. Il se retourne vers le poêle et étendit ses mains devant lui.

Elle ravala un soupir et s’installa à côté de lui. Elle attrapa son enregistreur, et retourna le petit boîtier noir dans ses mains avant de l’activer après quelques secondes marquées d’hésitation.

« Test son. »

Le marin haussa un sourcil mais ne dit rien. Elle éteint la machine puis joua sur le bouton play-back.

« Test son. »

Les filtres fonctionnaient correctement. Le son de la pluie, même s’il semblait assourdissant, semblait réduit à un doux bruit de fond. Satisfaite, elle se leva et commença à traverser la salle, le bruit de ses talons contre le parquet avait quelque-chose de satisfaisant, une preuve qu’elle était là. Son rythme régulier, comme une horloge, lui donnait la sensation de contrôler son élément. Elle sourit, le marin la regarda faire.

« Tu vas enregistrer.
Autant commencer à mettre mes notes au propre.
Je vais me faire silencieux. »

Elle le remercia d’un signe de tête, gardant pour elle qu’elle s’enregistrait justement à cause de son stoïcisme. L’homme ne parlait tout simplement pas. Ce qui ne l’empêchait pas de l’apprécier, au demeurant. Mais selon les situations cela pouvait aussi bien être une qualité qu’un défaut. Le bruit de ses pas, toujours. Le marin se redressa.

« Je dois changer de salle ? »

La marche d’Antigone s’arrêta net.

« Quoi ? »

Elle haussa un sourcil. Il y avait quelque-chose entre la surprise et le mépris dans son ton. Changer de salle ? Son regard parti en direction de la porte, spontanément. Elle secoua la tête.

« Non. Ce n’est pas nécessaire. »

Elle se remit en marche, arpentant la salle de long en large. Elle prenait ses aises, domestiquait l’espace pour en faire son lieu. C’était comme si l’ambiance changeait. Il y avait une démarche quasi-performative dans sa façon "d’écrire". Elle n’entendait plus vraiment la pluie, ignorait la présence du marin, tout n’était plus qu’espace et déplacement. Allers et retours. Elle activa l’enregistreur. Clic. Et porta le micro devant elle avant de se racler la gorge.

« Sommes partis des Îles Marquises kah-tanaise vers 16h après la rencontre avec les chiens bolchéviks de l’inquisition. Chassés par la motherstorm, que les mythes locaux décrivent comme la mer des tempêtes, au sens le plus littéral du terme. Avons courageusement fendus la mer, accélérant à mesure que le vent de la tempête nous rattrapait. Visions terribles, cette mer qui cherchait à nous dévorer. Comme passer de Charybde à Scylla. L’Inquisition nous lâche dans les mains de la tempête après des menaces à peine voilées. Ne m’ont-ils pas invité à ne pas rester aux Îles Marquises, à braver la tempête ? Ils espèrent peut-être que la nature fasse le sale boulot. Qu’importe. Avons atteints l’île du baron. à travers un océan de chaos. Quai impeccable, La pluie nous aveugle mais nous débarquons. Je crois... »

Un bruit sourd, répété, contre la porte du bâtiment. Clic. Elle mit fin à l’enregistrement et pivota aussitôt vers la sortie. Le bruit sourd à nouveau. On toquait à la porte. Elle fixa le marin, puis se rapprocha de la chaise où elle avait laissé son pardessus, le renfila. Le marin s’était levé pour aller ouvrir.

« Ça doit être nos hôtes, hasarda Antigone.
Peut-être. » Puis en haussant le ton. « Entrez ! »

La porte fut ouverte brutalement, faisant le tour de ses gonds pour se heurter au mur. Le claquement sourd du bois contre le béton accompagna les pas lourds d’un véritable colosse. L’être était massif. Un visage blême, glabre, coincé sous un chapeau large de pêcheur. Il portait un imperméable alourdi par l’eau. Le tissus ressemblait à la peau d’un bovin mort. Lourde, humide, luisant sous la lumière jaune de l’ampoule nue. L’homme déposa deux parapluies dans un coin de la pièce et retira son chapeau, qu’il jeta sur un tas de corde, révélant un crâne rasé de près. Il fixa le marin, puis regarda en direction de la porte ouverte. Antigone approcha. Il fit un signe du menton dans sa direction.

« Ornan-Munch ?
C’est ça. Le baron vous envoie ?
Son excellence vous salut. Je vais vous amener. »

Elle tiqua sur son accent. Si sa voix était conforme à ce que son apparence laissait imaginer, il parlait de façon légère, fluide, pleine d’inflexions inhabituelles. Un loduariens, comprit-elle soudain.

« Nous avons des affaires dans le navire. Et mon ami...
La motherstorm. » Il sembla considérer la situation. « Oui. Venez aussi. Vous partirez quand le temps sera calmé. »

Le marin se dirigea vers les parapluies et les saisit avant d’en tendre un à Antigone, qui s’était approchée. Le colosse loduarien récupéra son chapeau avant de le renfiler. Les trois sortirent. Dehors il y avait une berline, un modèle assez ancien, mais luxueux. L’association des deux caractéristiques donnait à l’ensemble un aspect élégant. Antigone ne l’avait pas entendu approcher. Elle ouvrit le parapluie, le vent manqua immédiatement de le lui arracher. Le loduarien l’attrapa d’une main et le plaça de façon à la couvrir. Le climat, nota la journaliste, ne semblait pas avoir le moindre impact sur lui. La force du vent, la pluie battante, il les ignorait sans peine. Du reste il avait claqué son pas sur celui d’Antigone. Il faisait du bon travail, conclut-t-elle enfin lorsqu’il ouvrit la portière arrière de la berline pour lui permettre d’entrer.
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Le voyage s’était fait dans un silence confortable. Si Antigone avait l’habitude de parler au petit personnel, elle considérait le Loduarien assez fidèle pour ne pas donner gratuitement d’informations sur son maître. Du reste, celui-là l’avait incité à venir, et avait sans doute préparé tout le nécessaire pour alimenter un texte digne de ce nom. De toute façon l’eurysieien semblait du genre taiseux. Il avait parlé par nécessité et avec stoïcisme, puis n’avait rien ajouté, répondant tout juste aux quelques remarques que fit le marin. Restait donc le bruit de la voiture traversant l’île, et la pluie qui s’abattait dessus. Antigone contemplait la forêt épaisse qui entourait le sentier, se demandant comment avait été aménagé l’endroit, et qui s’occupait de son aménagement. Les bois effleuraient la route sans rogner dessus. Elle était parfaitement praticable, pour autant qu’elle pût en juger. Encore que, le loduarien avait sans doute l’habitude de la pratiquer de telle façon qu’il savait par avance comment éviter les irrégularités, et le mur d’eau qui s’éternisait sur les Marquises bouchaient sa perception. Peut-être que l’endroit avait l’air plus mal entretenu, par une belle et solaire journée. C’était sans doute le cas, d’ailleurs. Elle imaginait mal le baron s’entourer de serviteurs. Il devait y avoir quelques hommes de confiance et rien de plus. Pas de quoi entretenir parfaitement des infrastructures. Ou bien il faisait parfois venir une équipe à des fins de rénovation, ce qui voulait aussi dire qu’il révélait la position du lieu à d’autres personnes encore. Improbable. Toute cette installation relevait en fait du cauchemar logistique, réalisa la journaliste avec amusement.

La voiture s’engagea sur un terrain plat après avoir grimpé une côte. La maison du baron se révéla enfin. Antigone s’était attendue à un grand manoir gothique, un peu bêtement supposa-t-elle. Il y avait quelque chose de si vieux jeu, si suranné chez les exilés de l’empire qu’elle avait pensé que Célie aurait cherché à reproduire un certain idéal sur son petit bout d’enfer personnel. Manifestement, ce n’était pas le cas. Peut-être aussi que la demeure datait d’une époque où la nostalgie était inutile, il suffisait pour cela qu’elle soit plus vieille que la dernière révolution. Elle l’était sans doute.

C’était une image ancienne de la modernité architecturale. Tout en élégance et en formes claires. Un assemblage de rectangles blancs, couvert d’adobe et de pierres gravées reprenant des motifs nahuatls. L’ensemble demeurait imposant, notamment via son emplacement : la maison était au bord d’une falaise, faisant face à la mer déchaînée. Un jardin zen et des serres entouraient la route, qui s’achevait devant un garage et un porche en palmes tressées. Si cela n’avait pas été la maison d’un seul homme, on aurait pu croire à un hôtel, luxueux, secret, destiné aux grands, très grands de ce monde.

Peut-être que c’est ça, pensa Antigone. Peut-être que les grands du régime se rendaient ici durant la parenthèse qu’a été leur règne.

Elle frissonna. Sans qu’elle ne soit capable de clairement l’exprimer, elle préférait qu’il s’agisse de la propriété d’un homme, plutôt que d’un rêve brisé de l’aristocratie .

« Voilà. »

Elle leva les yeux vers le rétroviseur, pour capter le regard impassible du Loduarien. Il la regarda à son tour, brièvement, puis fit un geste en direction de la maison. Le marin pivota pour fixer la façade et Antigone l’imita. La voiture était garée devant le porche, entre deux murs d’adobe blanche. On ne devinait plus la forêt, la mer, plus rien. C’était un monde en soi. Le loduarien coupa le contact, attrapa le parapluie et sortie du véhicule avant d’en faire le tour pour aller ouvrir la portière du côté d’Antigone. Il l’abrita sous le parapluie et l’accompagna jusqu’à sous le porche, laissant le marin se débrouiller. Les portes de la maison étaient ouvertes, Célice se trouvait dans l’encadrure. Il portait un costume trois-pièces aussi élégant qu’hors du temps, et un par-dessus étanche aux couleurs de l’empire. Son kitsch assumé résistait mal au charisme de l’homme. Il inclina la tête en direction de son invitée.

« Mademoiselle la journaliste. Monsieur.
— Monsieur le Baron. »

Puis il se retourna et leur fit signe d’entrer.

L’intérieur débordait de la même modernité que l’extérieur : une modernité sobre, élégante, qui savait utiliser l’ancien et arrivait sans mal à se parer d’individualité. C’était une modernité à l’ancienne, éloignée de la triste nudité de l’architecture internationale. Les motifs nahuatls qui décoraient les murs extérieurs étaient aussi à l’intérieur. Certains meubles étaient directement intégrés aux murs de pierre. D’autres, d’un bois clair et dur, étaient posés là. Le Loduarien récupéra le manteau d’Antigone après avoir rangé le parapluie dans une alcôve, puis fit signe au marin de le suivre. Après un moment d’hésitation et un regard en direction de la journaliste, ce dernier obtempéra. Le baron commenta d’une voix égale, guidant la jeune femme à travers les couloirs droits de la maison.

« Je n’attendais que vous.
— Il fallait bien que je vienne.
— Je n’en doute pas. Il rentrera sitôt la tempête levée. Mais ce n’est pas mon invité, » précisa-t-il d’un ton égal.

Quelque chose, dans son ton calme, ressemblait à de l’Ironie. Antigone décida de ne pas y faire attention. Les nobles avaient bien droit à leurs excentricités, et le Baron profitait pleinement de ce droit. Pouvait-elle seulement lui reprocher ?

Ils débouchèrent devant des escaliers droits descendants en longeant le mur d’une grande salle. Celle-là était grise, du sol aux murs. Du béton nu, au centre duquel on avait disposé une longue table à manger où le couvert était mis. Il y avait une prote au bout de la pièce et, de part et d’autres de la salle, des baies vitrées couvrant tout le mur. Elles étaient enfoncées de telle façon qu’on pouvait s’installer dans le béton et admirer la vue : d’une part la forêt épaisse qui entourait la maison. De l’autre l’océan déchaîné. En se penchant un peu en avant, Antigone constata qu’il y avait une plateforme artificielle à mi-hauteur de la falaise, sur laquelle elle devinait les limites de cages ou d’enclos. Célice descendit les marches pour rejoindre la table à manger. Elle le suivit, soucieuse de ne pas trop s’éloigner de l’homme, comme s’il risquait de mal le prendre.

« Savez-vous pourquoi vous êtes ici ?
Vous m’avez proposé de venir et je veux écrire un article à votre sujet.
C’est aussi vrai. »

Mais il ne semblait pas pleinement approbateur. Arrivé en bas, il passa une porte logée dans le mur que longeait l’escalier. Ils se retrouvèrent dans un nouveau couloir, celui-là chargé de plantes en pot, fougères, cactus, palmiers, qui remplissaient l’endroit d’une forme bienvenue de chaleur, de vivant. Enfin, le baron s’arrêta devant une porte.

« Vous dormez ici. Lescal viendra vous chercher pour le dîner et nous parlerons un peu, si ça vous va. »

Elle acquiesça et le remercia, puis accepta de passer la porte de la chambre. A première vue cette dernière occupait plus de place que son appartement. Tout y semblait extrêmement confortable, et dans un style similaire au reste de la maison, mélangeant mortier moulé selon des formes complexes et traditionnelles et bois clair, solide. Il y avait un espace salon et un lit double renfoncé dans le sol. Si il était impossible de le vérifier, Antigone était presque sûre que la machine à écrire électrique qui se trouvait installée sur le bureau avait été placée là à son attention, à côté d’un tas de feuilles vierges et d’un encrier. Il y avait aussi une robe de chambre et des vêtements qui, elle en était sûre, étaient à sa taille. Elle espérait tout de même que ses affaires lui seraient amenées plus tard.

Le jet d’eau chaude lui fit tout de suite beaucoup de bien, et elle réalisa enfin qu’elle ne s’était pas posée depuis plusieurs heures. Son voyage avait bien duré une journée complète, à peine interrompue par son bref entretien avec l’Inquisitrice. Le baron, qui n’en savait probablement rien, avait été très inspiré (et bienveillant) de lui laisser ce moment. Ou bien avait-il simplement vu ses cheveux trempés d’eau, des vêtements réduits à l’état d’éponge, sentit la sueur et l’embrun qui stagnaient entre ses fringues et sa peau, et jugé qu’il ne pouvait pas manger avec ça. La pellicule de crasse se décolla comme une mue et fut aspirée avec l’eau, disparaissant dans les réseaux de canalisation de l'île. Le renfoncement de pierre dans le mur de la douche abritait une large gamme de savons cubiques non-étiquetés. Elle n’avait pas la moindre idée de qu’est-ce qui correspondait à quoi mais quelque-chose dans leur couleur et les gravures abstraites taillées dans la matière semblait attester d’une forme de classement dans le sens lui échappait entièrement. Elle sélectionna un cube jaune de taille intermédiaire, placée entre un cube de même couleur un peu plus grand et une bille verte dans un socle, et le passa sur son bras. De la mousse, une vague odeur d’amande. La journaliste se considéra satisfaite.

Quand est-ce que le Baron trouve le temps de joindre Carnavalle ? se demanda-t-elle après un moment. Il semblait bien installé ici et très heureux de l’être. Encore qu’elle ne puisse pas en juger suer la seule base du confort qu’elle percevait ici. Un confort solitaire, différent, isolé du faste bruyant et tape-à-l’œil du Palais des Brumes. S’il ne faisait aucun doute que Célice était un homme se satisfaisant très bien du silence et de la mer, elle se demanda aussi ce qui pouvait le pousser à garder le contact avec les autres blancs en exil. Peut-être espérait-il retrouver une place dans un éventuel régime de restauration. Peut-être aussi avait-il des amis chez eux. Des gens qu’il appréciait réellement rencontrer. Son air austère et au-dessus de tout ne pouvait entièrement le caractériser, et il se cachait forcément un personnage sous le personnage. Ou bien, et cette possibilité avait quelque-chose qui la glaçait, c’était simplement une habitude. Il se rendait au Palais des Brumes par habitude.

Non. C’était un être de chair et de sang, avec une fortune importante. Il avait sans doute des relations d’affaire, des amis, ces voyages n’étaient que des voyages d’affaire. S’il s’entourait du mystère d’un génie en fuite, Célice n’était pas un ermite. Pas entièrement, en tout cas. Son excentricité et son égocentrisme s’exprimait simplement par des biais différents que les autres grands noms du régime, qui partageaient tous une certaine forme de mania, qu’elle associait plus généralement aux puissants. Pratiquer le pouvoir comme un hobby, avoir le monde au bout des doigts, tout cela nécessitait — ou provoquait— une conception du monde bien particulière, qui éloignait ces gens de la plèbe. Le baron avait peut-être amené cette façon d’être à sa conclusion la plus logique.

Elle se sécha rapidement, s’observa longuement dans la glace et regretta encore de ne pas avoir ses affaires. Traditionnellement, un long processus de soin de peau suivait chaque douche. Elle était certes une plume, elle tenait tout de même à son image. La beauté physique avait un certain nombre de mérites, notamment chez les personnalités du monde social telle qu’elle.

De retour dans la chambre elle trouva sa valise posée aux pieds du lits, et son sac à côté. Dehors, la tempête faiblissait à peine. Elle devinait une lueur, celle de la lune, aux limites de l’horizon. Le ciel restait majoritairement noir de pluie. On toqua à sa porte. L’accent du loduarien. Lescal, se rappela-t-elle.

« Le dîner est servi. »
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Lescal attendait devant sa porte, immobile comme une statue de pierre érodée par le vent marin. Il ne dit rien lorsqu’elle sortit, se contentant d’un bref hochement de tête avant de lui emboîter le pas pour de la guider sans un mot à travers les couloirs à angle droit de la demeure. La tempête faisait rage au-dehors, martelant les épaisses vitres des baies qui donnaient sur la nuit déchaînée, mais ici, à l’intérieur, régnait un calme presque surnaturel. L’air était sec, la température parfaitement régulée. Seul le grondement sourd des vagues s’écrasant contre la falaise, plus bas, rappelait le chaos extérieur. C’était un cocon d’ordre taillé dans la fureur des éléments, une forteresse contre l’indiscipline du monde.

Ils débouchèrent à nouveau dans la grande salle grise où se servaient les repas. Célice était déjà là, assis à une extrémité de la longue table de bois sombre, impeccablement dressée pour deux. La lumière artificielle, blanche et crue, accentuait la pâleur de son visage et la netteté des lignes de son costume. Il leva les yeux de son livre – un ouvrage relié de cuir ancien qu’Antigone ne put identifier – lorsque Lescal tira la chaise pour elle.

« Mademoiselle Ornan-Munch, » dit-il, sa voix égale dominant sans effort le bruit lointain de la tempête. « J’espère que vous avez pu vous reposer convenablement. Les éléments sont démonstratifs, ce soir. Un rappel utile de la nécessité de maîtriser son environnement, je suppose. »

Antigone s’assit, lissant une robe simple qu’elle avait trouvée dans la penderie de sa chambre – une robe à sa taille, encore une preuve de l’anticipation méticuleuse de son hôte. « Je ne suis pas une romantique, monsieur le Baron. Je n’excuse pas le chaos sous prétexte qu’il serait naturel. »

Il eut un fin sourire, qui ne toucha pas ses yeux. « Beaucoup des nôtres oublient que nous sommes un animal civilisé. Vous dont la plume dénonce si justement le désordre ambiant, le relâchement moral et intellectuel de notre époque, vous devez comprendre la difficulté de la tâche. »

Lescal commença à servir le repas. Une cuisine simple, mais aux ingrédients d’une qualité exceptionnelle et présentée avec une rigueur géométrique. Antigone observa l’assiette. Elle se sentait étrangement calme, l’épuisement du voyage et l’étrangeté du lieu créant une sorte de distance cotonneuse. Elle était ici, face à l’un des hommes les plus redoutés de l’ancien régime impérial, discutant de la nécessité de l’ordre comme s’ils étaient dans un salon littéraire de Carnavalle.

« Il faut une volonté forte, » répondit-elle, choisissant ses mots. « Une vision claire. Ce qui manque cruellement aux dirigeants actuels du Grand Kah, perdus dans leurs atermoiements démocratiques.
– Nous y voilà, la Démocratie. » Célice fit une pause, portant une bouchée à ses lèvres avec une lenteur étudiée. « Le triomphe du nombre sur la raison. L’abdication de la volonté devant le caprice de la masse. Vous avez vu la Kaulthie et la Damanie, me dit-on. Des escarmouches, des soubresauts désordonnés. Croyez-vous vraiment que cela puisse se comparer à la lutte véritable ? Celle qui consiste à imposer une forme, une direction, à une matière humaine rétive et fondamentalement chaotique ? »

Il la fixait, et elle sentit son regard la sonder, évaluer la profondeur de sa conviction, ou peut-être la force de son ambition. Elle déglutit. « L’autorité est nécessaire. Parfois, elle doit être implacable. »

« Implacable, » répéta-t-il doucement, comme s’il savourait le mot. « C’est ce que vous dites. Mais aujourd’hui, qui a le courage de l’être réellement ? Qui a la force de regarder la nécessité dans le blanc des yeux, sans ciller ? J’ai lu certains de vos articles dans Livret Noir. Brillants, souvent. Mais théoriques. Vous parlez de l’ordre, Mademoiselle, mais le connaissez-vous vraiment ? Pas celui des salons feutrés du Palais des Brumes, où l’on conspire mollement en attendant un sauveur improbable. Je parle de l’ordre qui naît de la discipline absolue, de la volonté qui ne recule devant rien. J’ai cru comprendre que le jeune Bajerot, par exemple, vous tenait en haute estime. Un garçon intelligent, certes, mais qui rêve encore d’une réaction sans tache, d’un pouvoir sans cruauté. Une illusion confortable. »

Le sang d’Antigone se glaça. Bajerot. Comment diable était-il au courant de ses conversations privées, de l’opinion – somme toute banale – de cet officier subalterne ? Elle avait fréquenté le Palais des Brumes, oui, échangé avec des dizaines d’exilés, mais rien qui ne justifie une telle connaissance précise de ses interactions. Le regard du baron lui semblait soudainement beaucoup moins neutre. Elle tenta de masquer son trouble en se concentrant sur son assiette.

« Le Palais est un lieu de passage, Monsieur le Baron. On y croise beaucoup de monde, on y entend beaucoup de choses. Souvent contradictoires. »
– Sans doute, » concéda Célice avec une indulgence qui la mit encore plus mal à l’aise. « Mais les échos qui me parviennent suggèrent une jeune femme à l’esprit affûté, capable de discerner la faiblesse derrière les discours de quelques débrus. Une qualité rare. Et précieuse. Nous aimons trop les icones. »

Le repas se poursuivit dans une atmosphère chargée. Célice parlait peu, mais chacune de ses interventions était une sonde lancée dans l'esprit d'Antigone, la forçant à se positionner, à révéler ses propres limites intellectuelles ou morales face à sa logique froide. Il semblait prendre un plaisir subtil à la voir naviguer entre son adhésion à l'idée d'un pouvoir fort et son dégoût instinctif pour la violence crue qu'il sous-entendait. Elle-même se disait qu’il n’y avait là pas meilleure préambule au texte qu’elle souhaitait écrire. D’une certaine façon, le baron se donnait en spectacle. Il était un excellent client.

Après le repas, Lescal apporta le thé fumé, servi dans de fines tasses de porcelaine sans anse. L’odeur était âcre, presque médicinale.

« Un thé gris, » commenta Célice en humant le breuvage. « Acquis à grands frais dans les montagnes reculées du Nazum. Il était très consommé du temps de l’Empire, maintenant c’est plus difficile d’en trouver. » Il pencha légèrement la tête sur le côté, pensif, avant de reprendre. « Il aurait la vertu de clarifier l’esprit. Une boisson pour ceux qui n'ont pas peur de l'amertume de la vérité. Buvez, Mademoiselle. »

Antigone obéit, le goût était fort, laissant une impression durable sur le palais. Puis Célice se leva et se dirigea vers une desserte où reposait un lourd décanteur en cristal. La lumière se brisait sur ses facettes taillées, révélant une gravure fine courant autour de sa base. Il versa un liquide ambré dans deux verres à pied.

« Une vieille liqueur d’agave, distillée selon des méthodes traditionnelles. Un autre genre de vérité. » Il lui tendit un verre. Son doigt effleura la gravure du décanteur alors qu'il le reposait. Comme il avait capté son regard curieux, il lut la phrase à voix basse, presque pour lui-même, mais son regard était fixé sur elle : « Là où règne la pitié, l'ordre périt. Un vieux proverbe Nahua, dit-on. La sagesse crue des indigènes, certains sous l’Empire l’appréciaient, » conclut-il avec un haussement d'épaules amusé.

Il leva son verre. « À la clarté, Mademoiselle Ornan-Munch. Et au reste, puisqu’il le faut. »

Elle but, le liquide brûlant sa gorge. La clarté. Elle commençait à entrevoir celle de Célice. Il lui tardait de vraiment l’interroger, si tant est que l’homme se prêtait au jeu.

Après le repas, il l'entraîna vers un salon adjacent. Une pièce dédiée à l’écoute, avec des fauteuils profonds et une acoustique étudiée. Sans un mot, Célice mit en marche un système audio d'une qualité exceptionnelle. Les premières notes du Götterdämmerung emplirent la pièce, submergeant tout. Le volume était intense, physique. Antigone se sentit d'abord agressée, puis, malgré elle, emportée par la puissance cataclysmique de la musique. La fin d'un monde, le crépuscule des dieux. C'était grandiose, terrible, comme elle le savait. Et Célice écoutait, les yeux fermés, une expression de concentration intense sur le visage, comme s'il communiait avec la force destructrice et créatrice de l'œuvre. Fut un temps cet homme disposait d’un pouvoir immense sur plusieurs millions d’âmes. Désormais il contrôlait son île, et les paramètres acoustiques de son refuge. Il ne restait chez lui qu’une volonté de contrôle, peut-être. Ordonner le monde en structure maîtrisée, confortable, pratique.

Lorsqu’Antigone regagna enfin sa chambre, l'opéra vibrant encore dans les murs et dans sa tête, elle se sentit vidée, mais aussi étrangement stimulée. L'image de Majorelle, l'agente de l'Égide aux Marquises, lui revint en mémoire. Son sourire en coin, sa remarque désinvolte : « De vous à moi ma grande. Vous êtes une fasciste, mine de rien. » Elle ne réfutait pas l’appellation, mais trouvait qu’il était difficile de lui donner une définition claire, rendant son usage inopportun. Tout de même, était-ce cela que Célice avait décelé en elle ? Cette affinité pour l'ordre, même brutal ? Cette capacité à regarder la "nécessité" en face ? Elle frissonna, non de froid, mais d'une inquiétude nouvelle, plus profonde. Elle avait été invitée, écoutée, peut-être même comprise par cet homme. Mais elle avait aussi été jaugée, analysée. Et elle n'avait aucune idée du résultat de l'examen. La satisfaction d'avoir capté l'intérêt d'un esprit comme Célice se mêlait désormais à la crainte diffuse d'avoir mis le pied dans un engrenage dont elle ne maîtrisait pas le mécanisme. Elle s'endormit difficilement, bercée par le fracas orchestral et le grondement lointain de l'océan.

Les jours suivants s'écoulèrent dans une routine immuable, un ronflement lattant de répétitions. Le temps semblait suspendu dans l'enceinte du manoir, rythmé uniquement par les allées et venues silencieuses de Lescal, les repas pris dans la grande salle grise, et les longues heures où Célice disparaissait dans ses appartements ou ses occupations solitaires. La tempête s’était calmée au bout de deux jours, laissant place à un ciel gris perle et une mer d’acier, mais l’île restait un monde clos, une bulle d’ordre parfait détachée du reste de l’univers. Une semaine s’était écoulée depuis son arrivée. Antigone, contre toute attente, commençait à s’y sentir installée. Pas à l’aise, non, il y avait toujours cette tension sous-jacente, cette conscience aiguë d’être sous observation constante. Mais l’ordre maniaque du lieu, la prévisibilité des journées, la discipline qui émanait de Célice lui-même, tout cela provoquait chez elle un étonnant sentiment de contentement. C’était l’antithèse absolue du chaos vibrant et désordonné du Grand Kah, de ses assemblées criardes et de sa révolution permanente qu’elle exécrait tant. Ici, tout avait une place, une fonction, une raison d’être dictée par une volonté unique et inflexible. C'était, d'une certaine manière, l'incarnation de l'idéal réactionnaire qu'elle portait en elle : un monde maîtrisé, purgé de l'imprévu et de la faiblesse.

Le troisième jour, après le déjeuner frugal pris en silence, Célice l’avait conviée à le suivre dans une aile différente du manoir. Ils débouchèrent dans une salle d’armes aux murs nus, éclairée par de hautes fenêtres donnant sur la forêt immobile. Des fleurets, des sabres, des épées de différentes époques étaient rangés avec une précision militaire dans des râteliers. Au centre, un espace dégagé au parquet lustré.

« Vous pratiquez l’escrime, Mademoiselle Ornan-Munch ? » avait demandé Célice en décrochant deux fleurets d’entraînement.
– Très peu, Monsieur le Baron. Quelques notions universitaires, guère plus. »

– Dommage. C’est une excellente discipline. Elle enseigne la précision, l’anticipation, la nécessité de lire l’adversaire. Mais surtout, elle enseigne l’intention. Chaque mouvement doit avoir un but, chaque parade doit préparer l’attaque. Il n’y a pas de place pour l’hésitation ou le geste superflu. Tenez. »

Il lui lança un fleuret et un masque. Elle les attrapa maladroitement. Il lui montra les positions de base, corrigea sa posture avec une patience presque amicale, ses doigts effleurant son bras ou son dos pour ajuster un angle, une tension musculaire. Ses explications étaient claires, techniques, adaptée à son niveau. Il parlait de lignes d’attaque, de ruptures de rythme, de la psychologie du duel. Antigone se sentit d’abord ridicule, engoncée dans l’équipement, ses mouvements incertains face à la maîtrise évidente de Célice. Puis, peu à peu, sous l’effet de la concentration et de la répétition des gestes, elle commença à comprendre. Il y avait une beauté austère dans cette quête de perfection formelle, dans cette élimination de tout hasard. Le duel était ici pratiqué comme une forme de danse.

« Votre poignet manque de fermeté, » dit Célice après qu’elle eut raté une parade simple. « L’intention doit être claire et absolue. Ne pensez pas seulement à parer, pensez à créer l’ouverture. Chaque défense est une attaque en puissance. Comprenez-vous ? »

Elle hocha la tête, le souffle court. Il la désarma d’un mouvement sec et précis.

« Très bien ! Mais c’est assez pour aujourd’hui. Nous reprendrons demain. Antigone ma petite, la discipline demande de la régularité. »

Et c’était devenu un rituel. Chaque après-midi, après le déjeuner, ils se retrouvaient dans la salle d’armes. Célice était un mentor exigeant, impitoyable dans ses critiques mais étrangement gratifiant lorsqu’elle réussissait un enchaînement correct. Antigone progressait vite, poussée par un désir nouveau de maîtriser cette discipline, de répondre aux attentes silencieuses de cet homme. Elle avait besoin de le satisfaire pour obtenir de lui de quoi écrire son article, ça au moins elle le savait.

Un autre jour, il l’emmena visiter ses serres. Des dômes de verre et de métal intégrés à flanc de falaise, dominant la mer. À l’intérieur, une atmosphère chaude et humide contrastait avec l’air vif du dehors. Célice déambulait entre les rangées de plantes exotiques, certaines magnifiques, d’autres d’aspect franchement menaçant, avec des épines acérées ou des feuilles aux couleurs suspectes. Des plans qui avaient plus à voir avec la forêt centrale Paltoterranne ou les Grands Marais qu’avec les paysages froids des Îles Marquises.

« Un écosystème en miniature, » expliqua-t-il en effleurant une orchidée noire aux reflets métalliques. « Chaque plante a ses besoins spécifiques, sa place déterminée. Lumière, humidité, nutriments, tout est contrôlé. Certaines sont délicates. D’autres, agressives, invasives si on les laisse faire. » Il s’arrêta devant une plante grimpante aux vrilles épaisses qui semblaient presque vivantes. « Celle-ci, par exemple. Si on ne la taille pas régulièrement, elle étouffe tout le reste. Elle ne connaît pas la mesure. Il faut lui imposer des limites, pour la survie de l’ensemble. Avec le temps on apprend les spécificités de chacune, et s’en occuper devient un réflexe. »

Il sourit à Antigone, qui sentit un frisson lui parcourir l’échine. Elle n’avait jamais tout à fait su se placer concernant les comparaisons des masses désordonnées et humaines à la nature sauvage. Pour elle l’humain, même tant que foule, devait pleinement adhérer au projet gouvernemental, la contrainte était un acte salutaire, oui, mais tout les individus ne devaient pas y être soumis, puisqu’ils n’étaient pas tous anti-citoyens. Ce qu’elle cru interpréter comme une métaphore la mettait, de fait, vaguement mal à l’aise.

Le soir, dans le confort isolé de sa chambre, Antigone se remettait au travail. La grande machine à écrire électrique l'attendait sur le bureau massif. Elle tentait de structurer ses pensées, de coucher sur le papier les premières impressions de son séjour, de construire le récit de cet homme hors du commun. Les mots lui venaient généralement avec difficulté, et selon des tournures qui ne la satisfaisaient pas tout à fait.

"Le Baron Célice incarne une forme de résistance aristocratique face à la vulgarité égalitariste du monde moderne. Retiré sur son île, il cultive l'ordre et la discipline comme d'autres cultivent leur jardin, avec rigueur et connaissance précise. Sa vision du monde, bien que radicale aux yeux de certains, possède une clarté rare."

Elle s’arrêta, relut la phrase. Les mots semblaient justes. C’était bien ce qu’elle pensait, au fond. La force tranquille de Célice, son refus absolu du compromis, son esthétique de l’ordre, tout cela résonnait avec ses propres convictions réactionnaires. Mais l'écrire ainsi, sans filtre, sans la distance critique attendue d'une journaliste, c'était autre chose. Elle imaginait déjà les réactions au Palais des Brumes, l'utilisation politique qu'on pourrait faire d'un tel portrait. Un symbole puissant pour la cause exilée. C’était tout son intérêt, d’ailleurs. Quelque chose, pourtant, la mettait mal à l’aise. Elle ne savait pas précisément quoi, et ça avait le don de l’irriter.

Elle arracha la feuille, la froissa rageusement et la jeta à la corbeille. Elle fixa la page blanche, le clavier silencieux. Pensa à l’ordre parfait du manoir, la discipline des leçons d’escrime, la logique implacable des discours de Célice. L’admiration pour la force pouvait aisément glisser vers la justification de la cruauté. Et elle, où se trouvait-t-elle ? La question la laissa pensive, alors que les premières notes puissantes de l'opéra du soir commencèrent à vibrer à travers les murs épais du manoir.


L'isolement avait d'abord été une curiosité, puis une caractéristique acceptée de son séjour sur l'île. Maintenant, après plus d'une semaine coupée du monde, il devenait une présence palpable, oppressante. Antigone avait profité d'une des longues absences de Célice pendant la journée – parti inspecter quelque chose sur la côte opposée, selon Lescal – pour explorer discrètement les limites de sa liberté. Elle avait cherché un téléphone fixe qui ne soit pas un simple intercom interne, un terminal de données, une radio à ondes courtes. Rien. Le manoir était une merveille de technologie discrète pour son confort interne, mais une forteresse de silence vers l'extérieur. Aucune connexion ne semblait exister, ou alors elles étaient si bien cachées ou verrouillées qu'elles lui restaient inaccessibles. Elle n’était pas une technicienne. Sa seule compétence résidait dans l'observation et l'écriture. Ici, ces outils semblaient dérisoires face au contrôle absolu exercé par son hôte. Elle était, pour la première fois de sa vie peut-être, véritablement seule, dépendante du bon vouloir de Célice pour un éventuel retour à la civilisation. L’idée la glaça plus que le vent marin qui s’infiltrait parfois par les joints des immenses baies vitrées.

C’est pendant l’une de ces explorations furtives qu’elle le rencontra. Elle s'était aventurée dans une galerie moins fréquentée, ornée de tapisseries anciennes dépeignant des scènes de chasse mythologiques Nahuas – des jaguars divins traquant des créatures chimériques. Au détour d’un couloir sombre, elle se figea. Un vieil homme se tenait là, immobile, le dos voûté, époussetant avec une lenteur infinie le cadre d'un petit miroir terni. Il portait une livrée grise, simple, démodée. Son visage était un parchemin de rides, ses yeux, d'un blanc laiteux, semblaient fixer un point invisible au-delà du mur. Était-il aveugle ? Antigone retint sa respiration. Elle ne l’avait jamais vu auparavant. Ni Lescal ni Célice n’avaient mentionné d’autre personnel. L'homme continuait son geste répétitif, le chiffon glissant sur le verre sans bruit, comme s'il évoluait dans une autre dimension temporelle. Il ne sembla ni l'entendre ni la sentir. Elle recula doucement, le cœur battant. Lorsqu'elle osa jeter un nouveau coup d'œil quelques secondes plus tard, le couloir était vide. Le miroir brillait faiblement dans la pénombre.

De retour dans sa chambre, elle se posta devant la fenêtre qui donnait sur la partie la plus dense de la forêt. L'île n'était pas grande, mais la végétation y était luxuriante, composée d’encens agressives. D'immenses arbres aux troncs noueux formaient une canopée épaisse, sous laquelle régnait une pénombre constante. C'était beau, d'une beauté sauvage et indomptée qui contrastait violemment avec l'ordre parfait du manoir et des jardins zen. Mais cette beauté avait quelque chose d'inquiétant. La forêt semblait retenir son souffle, l'observer en retour. Son regard fut attiré par une zone particulière, visible depuis sa fenêtre à l'étage. Sur plusieurs dizaines de mètres, l'écorce des arbres portait des marques étranges, comme de profondes griffures parallèles, ou des impacts répétés. Certaines branches basses étaient brisées net. Cela ne ressemblait pas à l'œuvre du vent ou d'animaux ordinaires. Plutôt à la trace d'une lutte violente, d'une poursuite acharnée. L'image des enclos entrevus sur la plateforme de la falaise lui revint, et un frisson désagréable la parcourut.

Plus tard dans l'après-midi, alors qu'elle était assise dans le grand salon, tentant vainement de reprendre ses notes, elle vit Célice revenir de sa promenade. Il traversa la pièce sans un mot, se dirigea vers la baie vitrée donnant sur la mer déchaînée et resta là, immobile, contemplant les vagues grises qui s'écrasaient contre les rochers. Son profil était net, impénétrable. Antigone l'observa. Il semblait absorbé, détaché. Puis, pendant une fraction de seconde, son expression changea. Ce n'était pas de la tristesse, ni de la colère. C'était un vide absolu, une froideur. Le masque de l'esthète raffiné s'était fissuré, révélant brièvement le mécanisme implacable en dessous. L'instant d'après, il souriait calmement, mais Antigone avait vu. Elle avait senti. Il y avait quelque chose ici, qui tenait moins de l’inhumanité, du caractère autre, que de l’absence d’humanité. Rien. Ni. Le vide. Cette distance glaciale par rapport au monde et à ses habitants. Ce n'était un penseur radical, un nostalgique de l'ordre impérial. C'était autre chose. Quelque chose de fondamentalement différent, et potentiellement dangereux à un niveau qu'elle commençait à peine à soupçonner. Elle savait que les rangs impériaux étaient composés de narcissiques, c’était un fait admis et accepté.

Elle repensa à l'un de ses propres articles, écrit quelques années plus tôt, où elle fustigeait avec virulence la "lâcheté" et l'"inefficacité" des institutions kah-tanaises face à une vague d'attentats synarchistes. Elle y appelait à une réponse "forte", "sans compromis", à une autorité capable de "nettoyer" la société de ses éléments perturbateurs. Elle avait utilisé des mots durs, afin de défendre une cause juste, celle de l'ordre contre le chaos. En observant Célice, elle réalisa avec un haut-le-cœur comment lui pouvait interpréter de tels mots. Il y avait peut-être chez cet être une distinction claire entre la justice, même sévère, et une justification, un passe-droit pour procéder à l'élimination pure et simple. Comme une validation de sa propre vision du monde où la force prime sur tout. Sa propre rhétorique réactionnaire lui revenait en pleine figure, déformée par le prisme de Célice, et elle se sentit complice malgré elle d'une idéologie que quelques subtiles variations détachaient fondamentalement de la sienne. Il n’y avait, chez lui, aucune recherche d’un collectif national ou racial. Il était, dans son unicité, et s’en satisfaisait probablement.

Ce soir-là, l'opéra lui sembla différent. Les envolées héroïques, les crescendos dramatiques, chaque passage avait un goût de cendre. Ce qu’elle ressentait était un malaise profond, viscéral : l'élégance du lieu ne masquait plus rien. Elle était dans la cage dorée d'un prédateur, et elle commençait à comprendre qu'il ne l'avait pas invitée seulement pour discuter philosophie. L'angoisse diffuse qui l'habitait depuis le premier dîner se mua en une certitude froide : quelque chose n'allait pas sur cette île. Quelque chose de terrible. Et elle était piégée au cœur de l'énigme.

La rupture survint trois jours plus tard, brisant la monotonie feutrée du manoir avec la brutalité d’un accident grave. C'était le soir. L'opéra, ce soir-là une pièce particulièrement tumultueuse, emplissait l'air du salon d'écoute où Antigone et Célice étaient installés dans leurs fauteuils profonds. Célice avait les yeux fermés, le visage impénétrable, semblant absorber chaque note avec une intensité presque douloureuse. Antigone, elle, tentait de lire un recueil de poésie futuriste qu'elle avait trouvé dans la bibliothèque, mais les mots se brouillaient devant ses yeux, noyés par la musique et par l'agitation sourde qui grandissait en elle. Elle ne connaissait plus le calme, depuis plusieurs jorus.

Puis la porte du salon s'ouvrit sans bruit. Lescal se tenait sur le seuil, son visage massif inexpressif comme à l'accoutumée. Derrière lui, une autre silhouette se dessina, hésitante puis redressée avec défi. Un homme, un peu plus âgé qu'elle, les cheveux noirs en bataille tombant sur un visage émacié, exprimant une espèce de rage pure. Il portait des vêtements simples, usés, parfaitement étrangers dans le luxe discret de la pièce et la chair de ses poignets portait des marques rouges, prodondes. Antigone reconnut vaguement son type : le militant radical kah-tanais typique, celui qu'elle avait tant de fois fustigé dans ses articles, l'incarnation du chaos révolutionnaire qu'elle abhorrait.

Célice ouvrit les yeux. Son regard passa sur Lescal, puis s'arrêta sur le nouveau venu avec une curiosité froide, mais méthodique et planifiée. Il fit un geste léger de la main en direction d'un troisième fauteuil, légèrement en retrait.

« Asseyez-vous, Citoyen Corbin. Rejoignez-nous. »

Il parlait avec une courtoisie parfaite. L'homme, Corbin, resta debout, les poings serrés. Son regard passa de Célice à Antigone, et une lueur de haine pure s'y alluma.

« Ornan-Munch. » Chez lui, le nom devenait une insulte. « La chienne des exilés ! La plume vendue de la réaction ! Qu'est-ce que tu fous ici ? »

Antigone se raidit, piquée au vif. L'agression était directe, brutale, typique de ces fanatiques incapables de la moindre nuance.

« Je pourrais vous retourner la question, Citoyen. Votre présence ici est tout aussi incongrue. À moins que vous n'ayez finalement trouvé refuge auprès de ceux que vous prétendez combattre ?
– Me comparer à toi. » Il fit un pas en avant, mais Lescal se plaça légèrement sur son chemin. Corbin s'arrêta, ses traits déformés d’une fureur à peine contenue. « J'ai été amené ici de force ! Pas comme toi, qui viens sans doute lécher les bottes de tes maîtres ! »

Célice intervint, sa voix toujours aussi égale, tranchant dans la tension.

« Du calme, Citoyen Corbin. La Motherstorm vous a amené ici. » Il secoua doucement la tête. « Mademoiselle Ornan-Munch est mon invitée. Une invitée particulière, certes. Une intellectuelle qui s'intéresse aux mécanismes du pouvoir. Nous avons des discussions stimulantes, comme vous pouvez l’imaginer. Mais asseyez-vous, je vous prie ! Partageons un verre. Lescal ? »

Le Loduarien s'exécuta, allant chercher un verre et le remplissant de la même liqueur d'agave ambrée que Célice affectionnait. Il le tendit à Corbin, qui le repoussa violemment.

« Je ne bois pas avec les bourreaux. Ni leurs putains. »

Un silence lourd tomba dans la pièce, seulement troublé par le crescendo orchestral opératique. Célice prit une gorgée de sa propre liqueur, son regard passant de l'un à l'autre avec un intérêt clinique.

« Votre intransigeance est rafraîchissante, Citoyen Corbin, » dit-il enfin. « Presque admirable dans sa naïveté. Vous croyez encore en la pureté des causes, en la dichotomie simpliste entre le bien et le mal. Mademoiselle Ornan-Munch, elle, me semble avoir une vision plus pragmatique. Plus adulte, dirais-je. Elle comprend, je crois, que le pouvoir n'est pas une question de morale, mais de volonté. N'est-ce pas, Mademoiselle ? »

Antigone comprit que ce débat aurait lieu, qu’elle et le prisonnier le veuille, ou non. Le Baron maîtrisait son environnement, après tout. Corbin la fixait, le mépris gravé sur ses traits. Elle contint un soupir. Cette discussion ne l’intéressait pas, mais Célice avait vu juste : elle ne pouvait pas donner raison ni montrer la moindre faiblesse face à ce radical qu'elle méprisait d’instinct.

« La volonté sans direction mène au chaos et à la tyrannie, Citoyen Corbin, » répliqua-t-elle froidement, s'adressant à lui mais répondant en réalité à Célice. « Votre révolution n'a apporté que le désordre, la violence aveugle et la misère. Vous détruisez sans savoir construire. L'ordre, même sévère, est préférable à l’effondrement des normes.
– L'ordre des charniers et des disparitions forcées ? » rétorqua Corbin, la voix tremblante de rage. « L'ordre que ce... cet homme a imposé pendant des années ? C'est ça que tu admires, fasciste ? Le silence des cimetières ? Tu n'es qu'une charognarde, tu bouffe les cadavres laissés par la réaction. »

Pendant l'échange, à un moment où la musique atteignit un sommet de dissonance stridente, Antigone remarqua que Corbin porta brièvement la main à sa tempe, plissant les yeux comme sous l'effet d'une douleur soudaine ou d'un vertige. Ce fut fugace, mais cela n'échappa pas à l'attention d'Antigone. Célice toussota discrètement, interrompant leur joute verbale.

« Je crois que cette conversation a atteint ses limites pour ce soir. Lescal, veuillez raccompagner le Citoyen Corbin dans ses quartiers. Il a besoin de repos. »

Corbin lança un dernier regard chargé de haine à Antigone avant que Lescal ne le guide fermement hors de la pièce. Le silence retomba, seulement perturbé par la fin grandiloquente de l'opéra. Célice se rassit, sirota sa liqueur, l'air pensif.

Il attendit la fin de la musique avant de prendre la parole, se tournant vers Antigone avec un regard pénétrant.

« Un spécimen intéressant, ce Corbin. Une foi brute, presque animale. Mais dépourvue d'intellect, de vision stratégique. Facile à briser, en réalité. La véritable force réside dans la capacité à contrôler ses passions, à diriger sa volonté vers un but précis, sans se laisser détourner par l'émotion ou la morale conventionnelle. » Il fit une pause, la jaugeant. « Vous, Mademoiselle Ornan-Munch, possédez l'intellect. La vision. Mais avez-vous la volonté ? La capacité à accepter la part sombre que toute véritable autorité implique ? Ou n'êtes-vous qu'une autre théoricienne de salon, effrayée par l'odeur du sang ? »

La question resta en suspens. Céline ne la voyait pas seulement comme une invitée, ni même comme une propagandiste potentielle. Il la testait, la poussait, la mettait au défi. La présence de Corbin, cet élément perturbateur jeté dans l'ordre feutré du manoir, n'était évidemment pas un hasard. C'était une pièce dans le jeu de Célice. Un jeu dont elle commençait à craindre d'être elle-même un pion essentiel. L'éclat des ruines idéologiques qu'ils représentaient, elle et Corbin, semblait amuser cruellement leur hôte. Cette fois encore, l'intérêt marqué qu'elle éprouvait pour Célice fut submergée par une vague glaciale.
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Les jours qui suivirent l'arrivée de Corbin furent caractérisés, entre-autre, par le supplément de tension qu’il amena dans son sillage.. La présence du radical, bien que confiné dans une autre partie du manoir et sous la surveillance constante de Lescal, avait brisé l'illusion d'un sanctuaire isolé et ordonné. Sa seule présence rappelait, en faits, que le Baron avait été, et était sans doute encore, un tortionnaire. Célice semblait d’ailleurs savourer cette nouvelle dynamique, observant les réactions d'Antigone avec un intérêt inchangé, continuant leurs discussions philosophiques et leurs leçons d'escrime comme si de rien n'était, mais insistant un peu plus qu’elle ne l’aurait aimé sur les thèmes liés à son simulacre d’idéologie.

L'angoisse d'Antigone, elle, grandissait au point de parasiter sa mission. Elle ne se sentait pas proie, et pas victime, et savait qu’elle était ici pour une raison précise, à laquelle elle travaillait d’ailleurs. Ainsi, sa raison luttait contre sa peur, la conviction idéologique contre l'instinct de survie. Elle devait savoir. Elle devait comprendre l'homme qui se cachait derrière le masque de l'esthète de l'ordre et, tant que possible, le mettre en valeur aux yeux d’une Réaction en manque d’icônes.

L'opportunité se présenta lors d'une nouvelle nuit d'opéra. Célice, comme à son habitude, semblait totalement absorbé par la musique, les yeux clos dans le salon d'écoute. Lescal, elle l'avait vu plus tôt, était occupé à l'extérieur, vérifiant les générateurs après un bref orage. Antigone décida que le moment était opportun pour mener une petite investigation et quitta discrètement le salon pour se diriger vers l'aile du manoir qui lui avait été implicitement interdite – où elle avait entrevu Célice disparaître à plusieurs reprises. Elle remit à plus tard le fait de décider si elle avouerait cette transgression dans le texte qu’elle en tirerait.

Les couloirs, parfaitement silencieux, était uniquement éclairé par la lumière lunaire filtrant à travers de hautes fenêtres. La journaliste arriva devant une porte à double battant au design moderne, sans poignée apparente. Elle hésita. Revenir en arrière était encore possible. Mais la curiosité exigeait des réponses. Elle se mit au travail. Après une rapide étude de la porte elle découvrit un mécanisme discret, dissimulé dans une moulure. En appuyant, la porte pivota sans bruit vers l'intérieur. Derrière, un escalier descendant dans les entrailles de l’île, et une odeur montant jusqu’à elle. Un mélange âcre de poussière, de produits chimiques et de quelque chose d'autre, de métallique et de douceâtre. Ce dernier aspect lui souleva le cœur. Elle déglutit, sortit une petite lampe torche de la poche de sa robe de chambre et commença la descente. L'escalier menait à un long couloir souterrain, aux murs de béton nu, éclairé par des néons blafards qui grésillaient faiblement. L'air était froid, humide. Plusieurs portes identiques rythmaient le couloir. Elle en poussa une au hasard.

Du carrelage, des tables en acier inoxydable, des microscopes, des bocaux vides. Sur un mur, des radiographies de squelettes humains couvertes d’annotations techniques. Antigone nota intérieurement. Le Baron faisait d’importants efforts pour comprendre son métier. Une pensée qui ne la rassura pas tout à fait.

Tremblante, elle referma la porte et continua dans le couloir jusqu’à la prochaine. Cette fois elle ne put réprimer un authentique hoquet de surprise. Des vitrines éclairées par une lumière froide tapissaient les murs. C’était manifestement une salle des trpohées. Plutôt que des animaux empaillés, c’étaient des objets, des fragments de vies volées. Une montre à gousset arrêtée, gravée d'initiales ne lui disant rien. Une poupée de chiffon au visage sali, ses deux yeux vides fixaient le néant. Un badge rouillé du Syndicat des Métallurgistes de Lac-Rouge, qu'elle avait vu dans la rue et lors de reportages. Des photos jaunies : un homme souriant devant une usine, une femme tenant un bébé dans ses bras, un groupe de jeunes militants brandissant une banderole révolutionnaire.

Plus loins, dans certaines vitrines, des fragments humains. Une mèche de cheveux blonds nouée par un ruban rose. Une collection de dents, soigneusement alignées et étiquetées avec des dates. Un crâne humain, poli comme de l'ivoire, sur lequel était gravée un lieu, un nom, les mots « Afaréen subéquatorial ». Chaque objet, chaque fragment, était accompagné d'une petite fiche descriptive, écrite d'une calligraphie précise et élégante : Nom (parfois), Date d'acquisition. Antigone s’arrêta devant l’une des vitrines. Elle contenait une broche en forme d'iris d'argent. Elle se pencha pour lire les initiales, qu’elle reconnue sans mal. C’était celle qu'elle avait offerte à une jeune recrue de son mouvement nationaliste, disparue sans laisser de trace deux ans plus tôt à Carnavalle.

Et Célice avait gardé ce souvenir, comme un entomologiste épingle un papillon rare.

Antigone porta une main à sa bouche pour étouffer un cri, ou peut-être garder pour elle la bile qui remontait dans sa gorge. Rien ne prouvait que le baron n’avait pas obtenu cette broche de façon détournée, qu’il ne collectionnait simplement pas les restes humains. Rien, bien entendu, sauf qu’Antigone savait. Cet homme était un chasseur, évidemment. Et ses proies…

Reprenant avec difficulté le contrôle de ses tremblements, la journaliste remarqua une autre porte au fond de la salle. Engagée comme elle était, elle se devait de continuer. Derrière le battant se trouvait un bureau austère, dominé par une large table de travail sur laquelle étaient posés plusieurs carnets reliés de cuir noir. Elle en ouvrit un au hasard, reconnaissant la même écriture précise que sur les fiches. Elle lut, passant des pages jaunies aux pages plus récentes. La mise en page indiquait qu’il s’agissait de journaux. Elle parcourut ainsi des années de pensées froides, d'analyses cliniques, de retours d’expériences sur ses chasses, de réflexions philosophiques, aussi. Il y décrivait ses victimes avec un entrain certain, notant leurs stratégies, leurs erreurs, leurs moments de faiblesse ou de courage avec le même intérêt objectif.

Puis vinrent les entrées plus récentes. Des observations sur elle. Sur ses réactions au dîner, lors des leçons d'escrime, face à Corbin. Des analyses de sa psychologie, de ses convictions, de ses failles. Il la disséquait intellectuellement comme il disséquait physiquement ses autres victimes.

Elle s’arrêta sur une entrée, qui datait de quelques jours avant son arrivée.

"Antigone Ornan-Munch. Plume acérée, esprit réactionnaire des plus vifs. Fascinée par la force mais moralement fragile. Un esprit capable d'apprécier la forme pure. Une femme à observer de près. La théorie doit être confrontée à la pratique. La théoricienne à ce qu’elle professe."

La lampe torche glissa de ses doigts et tomba sur le sol avec un bruit sec qui se répercuta jusque dans la salle de trophée. Pour Antigone cela ne faisait aucun doute : elle était la prochaine. Cette invitation, ces discussions, cette routine installée, tout ceci n'était qu'une phase de préparation, d'observation avant la chasse.

Paniquée, mais étonnamment lucide, elle prit la décision de fouiller le bureau. Elle cherchait une preuve, une arme, une issue. Il y avait une autre porte, dissimulée derrière une bibliothèque. Elle l'ouvrit et se figea sur le seuil.

C’était un authentique un mausolée dédié à la Junte Impériale. Un uniforme de général d'apparat, celui que Célice devait porter à l'époque, était exposé sous une vitrine, à côté d'un drapeau impérial élimé et d'une photo encadrée le montrant aux côtés d'un Sukaretto III souriant et bouffi. Son regard, à l’époque, avait déjà quelque chose de froid, mais son sourire était plus détendu.

Derrière une petite verrière se trouvaient des décorations militaires, des plans stratégiques jaunis, des ordres de mission signés de noms tristement célèbres. L'odeur de la cire à meuble, de la poussière et d'un encens oublié flottait dans l'air. Antigone acquiesça. Ne sachant pas vraiment pourquoi, elle se signa – par respect pour ceux qui avaient tenté de changer le cours de l’Histoire – puis se retourna et referma la porte.

Elle ne pouvait plus rester là. Elle devait fuir, ou se préparer à combattre. Elle traversa la salle des trophées, le couloir, l’escalier, referma chaque porte derrière elle, et se réfugia dans sa chambre. Là, elle ne chercha pas le sommeil. Impossible de dormir tant qu’elle n’avait pas un plan, une issue. Finalement elle décida de faire la seule chose qu’elle se savait capable de faire. Assise au bureau, sous la lumière crue de la lampe, elle sortit une feuille de papier vierge et un stylo. Elle commença à écrire, non pas l'article qu'elle était venue chercher, mais une sorte de testament, une lettre à un destinataire inconnu – peut-être à elle-même, à la postérité, ou à l'Égide si jamais on retrouvait son corps. Elle abandonna tout style, se fit violence pour être efficace, et consigna tout ce qu'elle avait découvert. Puis, soudain, quelque chose d’autre. Un portrait robot, peut-être. Mettre des mots sur ce qu’elle ressentait, ce qu’elle pensait avoir compris. "Ordre, par l'esthétique, volonté absolue. J'ai cru y voir une réponse au chaos. L’ordre de Célice est un tombeau. Cet homme est mort avec l’Empire." Elle s'arrêta, et secoua la tête. Inutile. C’était inutile. Antigone plia soigneusement la lettre et la cacha sous une latte disjointe du parquet, près du lit.

C’est dérisoire, pensa-t-elle. La proie sait qu'elle est une proie, et elle refuse de mourir sans laisser une trace de la vérité.

Et ensuite ?

Le lendemain matin, le soleil perçait difficilement à travers les nuages persistants, jetant une lumière grise et blafarde sur l’île. Antigone n’avait pas dormi. Sa fébrilité était telle que chaque craquement du plancher, chaque rafale de vent contre les vitres la faisait sursauter. Tout lui semblait étranger voir hostile, chaque objet familier était comme empreint d’une menace sourde. La lettre était toujours cachée sous la latte du parquet : elle s’y rattachait autant que possible.

Elle fut convoquée pour le petit-déjeuner non pas dans la grande salle grise, mais dans le bureau personnel de Célice – celui attenant à la Salle des Trophées. C'était la première fois qu'il l'y recevait formellement, et ne se formalisa pas du caractère exceptionnel de cette invitation. Sous la lumière du jour, les lieux prenaient des airs moins sépulcraux que chaleureux. Une odeur de vieux papier, de cuir et de tabac froid flottait dans l'air.

Célice était assis derrière son bureau, non pas en train de lire ou d'écrire. Sa présence dérouta Antigone : il l’attendait simplement, les mains jointes devant lui. Son visage était souriant, léger, ce qui n’empêchait pas une forme de tension, nouvelle, d’émerger de son immobilisme. Lescal se tenait près de la porte. Sa silhouette massive avait quelque chose du golem mythologique. Un plateau d’argent finement ciselé était posé sur le bureau, on y avait placé une tasse de thé gris, amer, à l’intention d’Antigone.

« Asseyez-vous, Mademoiselle Ornan-Munch, » dit Célice sans préambule. Sa voix était dépourvue de toute inflexion.

Antigone s'assit sur la chaise inconfortable qui lui faisait face. Le sourire du Baron était une expression étonnante, qui ne semblait pas tout à fait à sa place sur ce visage. Elle remarqua que les carnets noirs, ses journaux, étaient ouverts sur le bureau, à une page qu'elle ne put distinguer. Avait-il compris qu'elle les avait lus ? Était-ce une mise en scène délibérée ?

« J'ai eu l'occasion de réfléchir à nos conversations, » reprit Célice. « À votre analyse pertinente de la situation politique, à votre compréhension de la nécessité d'un ordre fort. Vous possédez une intelligence rare, une capacité à voir au-delà des sentimentalités qui aveuglent le commun des mortels. »
Il fit une pause, ses yeux la fixant sans ciller. « Le Citoyen Corbin est un élément perturbateur. Un produit défectueux de cette Révolution que vous méprisez tant. Une mauvaise herbe qui étouffe les plantes saines. Sa présence ici est incongrue. Disruptive pour l'harmonie que je m'efforce de maintenir. Comme je le disais, il est arrivé par accident, je ne l’ai pas convié. »

Antigone sentit une sueur froide perler sur sa nuque. Elle devinait où il voulait en venir.

« Je vous offre une opportunité unique, Mademoiselle Ornan-Munch, » continua-t-il, sa voix s'abaissant légèrement. Il acquiesça. « Celle de passer de la théorie à la pratique. De prouver que votre adhésion à l'ordre n'est pas seulement intellectuelle. L'île est vaste, la forêt dense. Le Citoyen Corbin y sera relâché ce soir. Je vous fournirai ce qu'il faut. Débarrassez-moi de ce désagrément. Montrez-moi que vous avez compris la leçon essentielle. Celle de la nécessité. Celle du prédateur. »

L'offre tomba dans le silence de la pièce, aussi nette et froide qu'une lame de guillotine. Antigone resta figée, le souffle court. Chasser Corbin. Le traquer comme un animal. Le tuer.

« Chasser un homme ? » balbutia Antigone, l'horreur la saisissant malgré elle, et bien qu’elle savait déjà à quoi s’attendre.

Célice eut un sourire fin, presque professoral. « Et pourquoi pas ? Pensez-vous vraiment que la chasse aux bêtes, même les plus nobles ou les plus féroces, offre encore un défi digne de ce nom à un esprit affûté ? J'ai parcouru le monde, Mademoiselle. J'ai traqué les tigres dans leurs jungles, affronté les buffles dans la savane. C'était exaltant, autrefois. Mais la perfection engendre l'ennui. L'animal n'a que son instinct, sa force brute. Il ne peut raisonner, anticiper, élaborer une contre-stratégie complexe. Il ne peut pas connaître la peur existentielle, celle qui pousse l'intelligence à son paroxysme. »

Il se pencha légèrement vers elle, ses yeux brillant d'une lueur intense. « La seule proie véritablement digne d'intérêt, celle qui pousse le chasseur dans ses derniers retranchements intellectuels et physiques, c'est celle qui possède l'attribut suprême : la raison. La capacité de comprendre, de planifier, de ressentir la terreur non pas comme une simple bête acculée, mais comme un être conscient de sa propre finitude. Voilà le gibier ultime, Mademoiselle Ornan-Munch. Les révolutionnaires, les kah-tanais, les anarchistes... Sont des animaux. Mais tout animal à son usage. Saisissez-vous ?
– Mais... c'est monstrueux, » tenta Antigone. « Ce que vous décrivez, ce n'est pas la chasse, c'est... c'est un meurtre érigé en divertissement. Nous devrions l’exécuter. »

« Monstrueux ? » Célice haussa un sourcil, amusé. « Un terme bien subjectif. Est-il monstrueux d'éliminer ce qui est faible, dissonant, nuisible à l'ordre et au bien commun ? Corbin est une verrue sur le corps social. Un radical dont l'existence même est une insulte à la civilisation telle que nous la concevons. Le supprimer n'est pas un meurtre, c'est une nécessité sanitaire. Que cela puisse également fournir une distraction stimulante n'est qu'un bénéfice secondaire. Et pour vous, » ajouta-t-il, son regard se faisant plus pénétrant, « c'est la chance de prouver que vos convictions ne sont pas de simples mots, que vous comprenez réellement ce qu'implique la défense de l'ordre. Que vous avez l'étoffe non seulement pour l'écrire, mais pour l'incarner. Pour être le prédateur nécessaire. »

L'idée était monstrueuse, non pas tant par la cible – elle n'éprouvait aucune sympathie pour le radical – que par l'acte lui-même, par ce que Célice attendait d'elle. Il ne lui demandait pas d'approuver, d'écrire, de justifier. Il lui demandait d'exécuter. Corbin devait sans doute être tué, mais pas par elle, et sans doute pas comme ça. Il changeait la nécessité en jeu, c’était… Inadéquat. Répugnant, si elle voulait être honnête.

Un refus instinctif, viscéral, monta en elle. Ce n'était pas la morale kah-tanaise abhorrée, ni une soudaine pitié pour Corbin. C'était autre chose. Une forme de fierté outragée ? Le refus d'être réduite à une simple exécutante, à un pion dans son jeu macabre ? Ou peut-être, plus simplement, la limite de sa propre fascination pour la force, la frontière qu'elle n'osait pas franchir entre la théorie de l'ordre et la réalité sanglante de son imposition.

« Non, » murmura-t-elle, la voix rauque. Puis, plus fort, rencontrant enfin le regard de Célice : « Non. Je suis journaliste. Ce n’est pas mon rôle. »

Le silence s'étira, lourd. Un pli se creusa entre les sourcils de Célice. Ses lèvres s'amincirent. Il acquiesça tranquillement.

« Je vois, » dit-il enfin, sa voix ayant perdu toute trace de cordialité. « Mademoiselle Ornan-Munch, votre esprit est vif, certes, mais votre volonté reste atrophiée. Vous parlez de la nécessité, mais vous reculez devant son application concrète. Vous n'êtes, finalement, qu'une autre théoricienne de salon, effrayée par la réalité du pouvoir que vous prétendez comprendre. Vous admirez le loup depuis la bergerie, mais vous tremblez à l'idée de devoir vous salir les mains pour défendre le troupeau. »

Il se leva lentement, contourna le bureau et s'approcha d'elle. Antigone recula instinctivement sur sa chaise.

« Puisque vous manquez de la volonté d'éliminer la faiblesse, vous expérimenterez la vôtre. Vous vouliez une histoire ? Vous allez la vivre. Vous et le Citoyen Corbin. Ce soir, le Grand Jeu commence. Pour vous deux. » Son ton était sans appel. Il fit un signe à Lescal. « Préparez-la. »

Antigone tenta de protester, de raisonner, mais les mots se bloquèrent dans sa gorge. Lescal s'approcha, sa masse imposante occultant la lumière de la fenêtre. Il la saisit par le bras, sans brutalité mais avec une force irrésistible, et la tira hors du bureau.

Elle fut conduite sans ménagement vers une autre pièce, une sorte de vestiaire fonctionnel aux murs nus. Là, sous le regard impassible de Lescal, elle fut forcée de se déshabiller entièrement. Il faisait froid, et Lescal l’avait regardé faire d’un air parfaitement neutre. Son absence de gêne ou de réaction participait à rendre la situation d’autant plus humiliante. Quand elle fut nue, le Loduarien récupéra ses affaires et la laissa dans la pièce. Elle dut attendre là, nue et grelottante sous la lumière crue d'un néon, pendant un temps qui lui fut impossible de déterminer. Tout était froid, aussi ne pouvait-elle même pas réellement se rouler en boule au sol.

Ainsi, elle attendit. Les bras misérablement rabattus sur sa chair maigre et blanchâtre.

Quand Lescal revint, c’était avec une tenue : une combinaison simple, résistante, de couleur kaki, sans aucun signe distinctif. Des bottes solides. Pas d'arme, bien sûr. Juste l'uniforme impersonnel de la proie. Elle dut l'enfiler sous son regard éteint. Maintenant elle comprenait. Chaque geste était une abdication, une acceptation de son nouveau rôle. La journaliste Antigone Ornan-Munch, la théoricienne réactionnaire, n'existait plus. Il ne restait que le gibier, marqué pour la chasse.

Lorsqu'elle fut prête, Lescal la guida à nouveau à travers les couloirs silencieux jusqu'à l'extérieur. Le ciel était toujours couvert, le vent froid mordait sa peau malgré la combinaison. Près de l'orée de la forêt, non loin de la zone aux arbres marqués qu'elle avait repérée, Corbin attendait déjà, vêtu de la même tenue. Son visage était blême, mais ses yeux brûlaient toujours de défi. Il ne lui jeta qu'un regard chargé de mépris.

Célice apparut sur le perron du manoir, vêtu maintenant d'une tenue de chasse élégante, noire, un peu démotée. Il tenait un fusil de précision, dont la lunette brillait faiblement sous la lumière grise.

« Le Grand Jeu commence, » annonça-t-il, sa voix portant sans effort dans le vent, tranchante comme le froid. « Vous bénéficiez d'une avance de vingt-quatre heures. Durant ce temps, je resterai ici. Ensuite, la chasse débutera. »

Il fit un geste vers leurs tenues identiques. « Vous partez tels que vous êtes. Pas de nourriture, pas d'eau, pas d'arme. Uniquement les vêtements que vous portez et ce que la nature voudra bien vous offrir ou vous refuser. Votre seul outil sera votre intelligence, votre instinct. Ou ce qu'il en reste. »

Il tapota légèrement son fusil. « Je serai votre unique poursuivant, armé de ceci. L'île entière est votre terrain de jeu. N'essayez pas de rejoindre la mer ; les falaises sont à pic, les courants mortels, et Lescal veille aux accès potentiels. »


Son regard passa de l'un à l'autre, s'attardant une seconde de plus sur Antigone. « Le jeu dure trois jours complets. Si, à minuit le troisième jour, vous avez réussi à m'échapper, vous avez gagné. Dans ce cas improbable, je vous ferai reconduire sur le continent, en lieu sûr. À une condition, bien entendu : votre silence absolu et éternel sur tout ce que vous avez vu et vécu ici. J’ai les moyens de m’en assurer. »

Un sourire mince étira ses lèvres. « Si je vous trouve avant ce terme la partie s'arrête pour vous. » Il leva le nez et huma l’air, puis acquiesça. « Voilà pour les formalités. En substance, » ajouta-t-il avec une nuance de dédain, reprenant presque son annonce initiale, « la seule véritable règle pour le gibier... c'est de survivre. »

Il fit un geste ample et impatient en direction des arbres sombres. Sans un regard en arrière, Corbin plongea dans la végétation dense. Antigone hésita une seconde, son cœur battait contre ses côtes comme s’il tentait de s’en extraire. Enfin, poussée par la terreur et l'instinct de survie le plus élémentaire, elle s'élança à sa suite dans l'ombre profonde et silencieuse de la forêt. Le jeu avait commencé.
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La forêt se referma sur eux comme une mâchoire. L'air, stagnant sous la canopée épaisse, sentait la terre mouillée, la décomposition lente des feuilles et quelque chose d'autre, une présence animale, musquée et sauvage. Antigone trébucha sur une racine invisible, retenant un juron. Devant elle, Corbin avait pris quelques mètres d'avance, se frayant un chemin à travers la végétation denses avec une énergie née de la panique pure, ses épaules tendues sous la combinaison kaki impersonnelle. Il n'avait pas attendu. Bien sûr qu'il n'avait pas attendu. Pour lui, elle n'était qu'une partie du problème, une réactionnaire à abandonner à la première occasion, même si cette occasion était la mâchoire d'un prédateur inconnu.

« Ralentis, imbécile ! » siffla-t-elle, la voix rauque. « Courir à l'aveugle, c'est ça ta stratégie ? »

Il se retourna, le visage crispé de colère et de peur. « Et la tienne, c'est quoi ? Attendre poliment qu'il nous aligne avec son fusil de chasse ? Chaque seconde compte !
Chaque seconde compte pour se faire repérer, oui ! » répliqua-t-elle, se forçant à baisser la voix. « Il nous a donné vingt-quatre heures. Vingt-quatre heures pour comprendre ce terrain, pour trouver une cachette, peut-être une faille. Pas pour s'épuiser en dix minutes. »

Corbin hésita, son regard balayant les troncs épais et les ombres mouvantes autour d'eux. La logique froide d'Antigone, même teintée de mépris, semblait percer sa fureur initiale. Il grimaça, porta la main à sa tempe – ce geste qu'elle avait déjà remarqué, comme s'il luttait contre une douleur interne ou un écho des méthodes d'interrogation de Célice – puis acquiesça à contrecœur.

« D'accord. Pas de panique aveugle. Mais on ne traîne pas. Il faut s'éloigner de la lisière. »

Ils reprirent leur progression, plus lentement cette fois, mais avec une tension accrue. Chaque craquement de branche, chaque bruissement dans les sous-bois les faisait sursauter. Antigone tentait d'appliquer une méthode à leur fuite, se rappelant les bribes de cartes mentales qu'elle avait esquissées depuis les fenêtres du manoir, cherchant les pentes, les couverts les plus denses, essayant d'éviter les zones découvertes qu'elle devinait. Corbin, malgré sa blessure idéologique envers elle, suivait, ses sens de militant habitué à la clandestinité peut-être plus aiguisés pour détecter les dangers immédiats.

Le silence relatif de la forêt était oppressant. Pas de chants d'oiseaux familiers, juste le murmure du vent dans les hautes branches et le bruit de leurs propres pas sur le sol détrempé. C'était un écosystème déséquilibré, pensa Antigone. Probablement vidé de toute proie naturelle par les chasses répétées de Célice et de ses créatures. Une pensée qui ne fit qu'ajouter à son malaise. Elle imaginait les trophées dans le sous-sol, les fiches méticuleuses. Chaque arbre, chaque rocher semblait pouvoir cacher un observateur, ou pire.

Ils avaient marché peut-être une heure, s'enfonçant plus profondément dans le bois, quand un bruit nouveau les glaça sur place. Ce n'était pas un craquement, ni le vent. C'était un halètement rauque, rythmé, multiple. Le son de poumons puissants aspirant l'air froid. Puis, un grognement bas, menaçant, qui sembla rouler à travers les troncs d'arbres.

« Qu'est-ce que c'était ? » murmura Corbin, ses yeux écarquillés, pivotant sur lui-même.

Avant qu'Antigone puisse formuler une réponse, l'enfer se déchaîna. Trois masses sombres explosèrent hors d'un fourré d'épineux, des éclairs de muscles et de crocs luisants. Des chiens, oui, mais des chiens difformes par la fonction, élevés pour la piste et l'attaque brutale. Massifs comme de petits veaux, robe noire ou bringée se fondant dans les ombres, babines retroussées en un rictus permanent révélant des crocs jaunes et longs comme des doigts. Leurs yeux n'avaient rien de canin ; ils étaient froids, calculateurs, fixés sur leurs proies avec une intensité terrifiante. L'odeur musquée, âcre, qui émanait d'eux était presque suffocante. Ils ne perdirent pas une seconde, chargeant en silence après ce premier avertissement sonore, trois projectiles lancés dans le seul but de déchiqueter.

La pensée rationnelle vola en éclats chez Antigone. Ce n'était plus un jeu, plus une chasse, c'était une curée.

« COURS ! » hurla Corbin, saisissant une branche morte et épaisse au passage, une massue dérisoire.

L'un des molosses, le plus massif, était déjà sur lui. Corbin pivota, abattant la branche avec la force du désespoir. Le bois craqua contre le crâne épais de la bête, qui poussa un jappement de douleur et de fureur mais ne recula pas. Elle se jeta en avant, ignorant le coup, et sa mâchoire se referma sur l'avant-bras de Corbin avec un bruit mat et écœurant. Antigone entendit distinctement le craquement des os sous la pression, même par-dessus le hurlement de douleur bestial qui s'échappa de la gorge de Corbin. Il tomba à genoux, frappant aveuglément la tête du chien avec son poing libre, le sang giclant de son bras mutilé, imbibant la terre et les feuilles mortes.

Pendant ce temps, les deux autres chiens s'étaient rués sur Antigone. Elle recula en trébuchant, son dos heurtant violemment un tronc d'arbre. L'un des chiens sauta, gueule ouverte, visant sa gorge. Elle se tassa instinctivement, sentant le souffle fétide et les crocs effleurer sa combinaison au niveau de l'épaule. Elle roula sur le côté, dans la boue et les racines, ses mains cherchant désespérément une arme, une pierre, n'importe quoi. L'autre chien la contournait déjà, cherchant à l'encercler, ses grognements bas une promesse de mort imminente.

Corbin, dans un effort surhumain, réussit à planter son pouce dans l'œil du chien qui lui broyait le bras. La bête hurla, un son aigu et déchirant, et desserra légèrement sa prise. Profitant de cette fraction de seconde, Corbin, aveuglé par la douleur et la rage, enfonça la pointe brisée de sa branche dans le flanc exposé du chien, encore et encore, jusqu'à ce que les spasmes de l'animal cessent et qu'il s'affaisse mollement à ses pieds, une masse inerte dans une flaque de sang grandissante. Mais le prix était terrible : son bras gauche pendait flasque, inutilisable, l'os fracturé visible à travers la déchirure de la combinaison et la chair meurtrie.

Il ne restait plus que deux chiens, et Antigone était leur seule cible. Le premier chien revint à la charge, celui qu'elle avait esquivé. Le second se préparait à l'attaquer par derrière. Elle était piégée. La panique la submergea, une vague glacée qui menaçait de la paralyser. Elle allait mourir ici, déchiquetée dans cette forêt anonyme, finissant comme un simple trophée dans la collection macabre de Célice.

Puis, son regard accrocha quelque chose au-dessus d'eux. Ils se trouvaient au pied d'un petit escarpement rocheux, rendu instable par l'humidité et l'érosion. Juste au-dessus du passage étroit où elle se trouvait acculée, une masse de rochers et de terre semblait tenir en équilibre précaire, retenue seulement par un réseau de racines entremêlées et un arbuste chétif.

Le premier chien bondit à nouveau. Antigone se jeta sur le côté, évitant de justesse les crocs, et rampa frénétiquement vers la base de l'escarpement. Le chien la suivit, grognant, concentré sur sa proie facile. L'autre chien approchait, plus lentement, savourant l'instant.

Antigone trouva ce qu'elle cherchait : une branche solide, coincée entre deux rochers. S'arc-boutant contre la paroi, ignorant la douleur dans ses muscles endoloris, elle commença à l'utiliser comme levier contre les racines qui retenaient la masse instable au-dessus. Le chien qui la poursuivait s'arrêta, intrigué par son comportement étrange, la tête penchée.

« ICI, SALE BÊTE ! » hurla-t-elle, la voix brisée par la peur et l'effort.

Le chien, provoqué, se ramassa pour un dernier saut. Au même moment, Antigone sentit les racines céder sous la pression. Avec un dernier cri de rage et de désespoir, elle poussa de toutes ses forces sur le levier improvisé.

Un grondement sourd précéda la chute. La masse de rochers, de terre et de racines se détacha de la paroi dans un fracas assourdissant. Le chien qui sautait fut happé en plein vol, enseveli sous des centaines de kilos de débris avant même d'avoir pu pousser un gémissement. L'autre molosse, celui qui s'approchait plus prudemment, fut frappé par la retombée des pierres plus petites mais suffisamment pour être projeté en arrière, une de ses pattes arrière visiblement brisée, gémissant pitoyablement.

Antigone s'était jetée à plat ventre, se protégeant la tête avec ses bras, alors que la poussière et les éclats de pierre retombaient autour d'elle. Quand le vacarme cessa, elle releva lentement la tête. Le premier chien avait disparu sous l'éboulement. Le second tentait de se traîner avec ses pattes avant, la colonne vertébrale peut-être touchée, ses jappements de douleur transformés en un faible gémissement.

Elle se releva, tremblante, couverte de terre. Elle avisa une pierre plate et lourde, à moitié délogée par l'éboulement. Le chien la regardait, ses yeux étaient maintenant chargés d'une terreur animale pure. Antigone n'hésita pas. Elle n'en avait pas le loisir. Avec une force qu'elle ne se connaissait pas, elle souleva la pierre et l'abattit sur le crâne du chien blessé. Une fois. Deux fois. Jusqu'à ce que les gémissements cessent et qu'il n'y ait plus que le silence et le bruit de sa propre respiration haletante.

Elle resta là, immobile, au milieu du carnage. Du sang – celui de Corbin, celui des chiens –, de la terre retournée, des rochers fracassés. Elle avait survécu. Elle avait tué. Pas par idéologie, pas par théorie, mais par pure nécessité, en utilisant son cerveau quand ses muscles faisaient défaut. La journaliste, la théoricienne, venait de céder la place à quelque chose d'autre, de plus primal, de plus sombre.

Elle se tourna vers Corbin. Il avait réussi à s'adosser contre un arbre, livide, tenant son bras brisé contre sa poitrine. Il la regardait avec une expression nouvelle, un mélange de choc, de douleur, et peut-être, juste peut-être, une lueur de respect involontaire dans ses yeux fatigués.

« Bien trouvés pour les rochers... » murmura-t-il, la voix faible.

Elle frissonna, réalisant pleinement l'ampleur de leur situation. Ils avaient éliminé les chiens, mais ils étaient maintenant exposés, épuisés, et l'un d'eux gravement blessé. La nuit approchait. Ils devaient trouver un abri, vite. La petite grotte, leur unique espoir de répit avant que Célice lui-même n'entre en scène, semblait un objectif presque inatteignable dans l'immensité hostile de la forêt.

Le soleil commençait à décliner, filtrant une lumière orangée et faible à travers les arbres. Le froid de la fin de journée devenait plus mordant. Les chiens semblaient avoir disparu, mais ils savaient qu'ils n'étaient pas loin. Et Célice ? Était-il déjà sur leurs traces ? Ou attendait-il patiemment que la nature, ses bêtes, ou leurs propres blessures fassent le travail pour lui ?

Épuisés, blessés, terrifiés, ils restèrent sur leur promontoire rocheux, scrutant les ombres qui s'allongeaient. L'île entière leur semblait hostile, chaque recoin une menace potentielle. Ils devaient trouver un refuge pour la nuit, un endroit où panser leurs plaies et leurs nerfs à vif, où tenter de reprendre un semblant de contrôle face au chaos orchestré par le Baron. La recherche de la petite grotte, aperçue peut-être au loin ou devinée dans la topographie, devint leur prochain objectif désespéré alors que l'obscurité commençait à envahir la forêt. Ils trouvèrent refuge dans une petite grotte peu profonde, dissimulée derrière un rideau de lianes épaisses, à flanc de colline. Ce n'était guère plus qu'un renfoncement rocheux, mais il offrait une protection relative contre le vent glacial et les regards indiscrets. Le sol était humide et froid, mais c'était mieux que rien.

Corbin s'assit lourdement contre la paroi, son visage pâle et crispé par la douleur. La morsure à son bras était profonde, et malgré le bandage improvisé, le sang continuait de suinter lentement. Antigone déchira une autre bande de sa propre combinaison – l'uniforme impersonnel devenant paradoxalement une ressource vitale – et l'aida à refaire le pansement, ses doigts effleurant la peau meurtrie avec une objectivité clinique qu'elle ne se connaissait pas. Le contact physique, si improbable quelques heures auparavant, était maintenant dicté par la nécessité brute.

« Il faut nettoyer ça, » dit-elle d'une voix neutre. « Ça va s'infecter sinon. »
« Avec quoi ? » répondit Corbin, la voix lasse. « De la boue et des feuilles mortes ? Laisse tomber. On verra demain. »

Un silence s'installa entre eux, seulement rompu par le bruit de leur respiration et le murmure lointain du vent. Ils étaient assis côte à côte dans l'obscurité presque totale, deux ennemis idéologiques que la cruauté calculée de Célice avait transformés en compagnons d'infortune. La haine n'avait pas disparu, mais elle était reléguée au second plan par l'urgence de la survie. Un sentiment qu’Antigone trouvait bien étrange.

« Pourquoi toi ? » demanda soudain Corbin, fixant le vide devant lui. « Pourquoi t'a-t-il choisie, toi, la propagandiste fasciste ? Qu'est-ce que tu lui as fait ? Ou dit ? »

Antigone hésita. Devait-elle lui raconter ? Lui parler de la Salle des Trophées, des journaux, de l'offre monstrueuse de Célice qu'elle avait refusée ? Partager cette horreur créerait-il un lien, ou juste plus de méfiance ?

« Il... Il m'a invitée, » commença-t-elle prudemment. « Comme journaliste. Pour écrire sur lui. J’ai découvert des choses qu'il ne voulait pas que je sache. Sur ce qu'il fait ici. Sur ses trophées. »

Corbin tourna la tête vers elle, ses yeux brillant faiblement dans la pénombre.

« Ses trophées ? Tu veux dire les gens qu'il chasse ?
– Oui. Il collectionne des souvenirs. Et il écrit tout. Dans des journaux. Il m'a désignée comme le Gibier Parfait. Avant même mon arrivée.
» Elle frissonna en prononçant ces mots à voix haute.

Un rire rauque et sans joie secoua Corbin. « Le Gibier Parfait... Et moi, je suis quoi ? Le hors-d'œuvre radical ? Le dommage collatéral ? Ce type est complètement fou. »

Antigone acquiesça. Voilà au moins qui avait le mérite d’évacuer toute question. Il n’avait pas à savoir que le Baron avait envisagé d’en faire sa successeure. Elle se redressa sur ses coudes.

« Comment t'ont-ils attrapé, toi ?
 Je ne sais pas. » Il soupira et secoua la tête. « J’étais déployé au Gondo, puis je me suis réveillé dans une cellule. Ce type venait m’interroger. Des questions personnelles, politiques, pratiques... » Il porta une main à sa tempe, là où Antigone l'avait vu grimacer dans la salle de musique. « Parfois, il y avait cette lumière. Difficile à dire. J'avais l'impression de perdre pied. »
 Il nous a choisis tous les deux, » développa Antigone. « Peut-être parce que nous sommes l'antithèse l'un de l'autre. Le chaos contre l'ordre. La révolution contre la réaction. Pour lui, nous sommes peut-être juste des concepts à éprouver. Des idées à pousser jusqu'à leur point de rupture. »

Bien entendu cette théorie ne tenait qu’en ignorant que sa présence en tant que proie ne découlait que de son refus de jouer le jeu en tant que chasseuse. Elle ignora sa propre hypocrisie. Elle lui servait au moins à ne pas paniquer. Corbin cracha au sol.

« Ouais, ouais. Ou juste du divertissement pour un psychopathe fortuné. » Il grimaça en bougeant son bras blessé. « On doit sortir d'ici. Trouver un moyen de quitter l’île. »
 Je sais, » acquiesça Antigone. Elle pensa aux journaux de Célice. Avait-il noté des faiblesses ? Des routines ? Des accès cachés ? « J'ai lu une partie de ses écrits. Il est méticuleux. Obsessionnel. Il a des habitudes. Peut-être qu'on peut utiliser ça contre lui.
 Comme quoi ?
 Il se retire au manoir chaque nuit. Il écoute son opéra. Il fait ses rondes dans le jardin zen à l'aube. Il semble avoir une fascination pour certains penseurs, certaines citations. Des détails. Je ne sais pas si c'est utile.
 Tout est utile. Il faut analyser chaque détail. Comme lui le fait avec nous. Tu as vu un plan de l'île ? Des installations ?
 Non. » Elle se concentra, puis secoua la tête. « Juste ce que j'ai vu depuis les fenêtres. La forêt, la falaise, les enclos… Il y en a un deuxième, avec d'autres chiens. J'en suis sûre. »

Corbin jura entre ses dents. « Bien sûr. Il ne pouvait pas nous faciliter la tâche. »

Soudain, un son étrange leur parvint, porté par le vent à travers la forêt. Faible, mais distinct. Ce n'était pas un animal, ni le vent lui-même. C'était de la musique. Des bribes d'un air d'opéra puissant et tragique, celui-là même qu'ils avaient entendu la veille. La musique semblait venir de nulle part et de partout à la fois, s'insinuant entre les arbres. Antigone se redressa et serra les dents. Des haut-parleurs, si loin du manoir ? Elle se demanda brièvement quel intérêt il y avait à diffuser la musique si loin dans les bois, puis réalisa soudain : c’était pour eux, évidemment. Les empêcher de dormir, sans doute. Ou simplement leur rappeler leur situation, qui dominait réellement ce territoire.

La musique continua pendant quelques minutes, tantôt proche, tantôt lointaine, puis s'éteignit aussi soudainement qu'elle avait commencé, laissant derrière elle un silence encore plus lourd. Leur tortionnaire était là, invisible mais omniprésent. Ils restèrent là, dans l'obscurité, écoutant le bruit de leur propre respiration.

L'aube filtra péniblement à travers la canopée dense, révélant une forêt dégoulinante de l'humidité nocturne. Le froid était mordant, et la grotte offrait un abri précaire mais bienvenu. Corbin avait passé une nuit agitée, sa blessure le lançant par intermittence malgré les efforts d'Antigone pour maintenir le bandage propre. Elle-même n'avait trouvé qu'un sommeil fragmenté, peuplé de visions des trophées macabres et du sourire dénué de chaleur du Baron. La musique ne s'était pas fait réentendre, mais son absence était presque aussi pesante que sa présence. Restait aussi à savoir où était le Baron. Prenait-il son temps ? S’était-il déjà élancé à leur poursuite ? Lâcherait-il ses derniers chiens ?

Après avoir bu l'eau glacée du ruisseau voisin et partagé quelques baies sauvages que Corbin identifia comme comestibles avec une assurance qui n'apaisa qu'à moitié l'inquiétude d'Antigone, ils reprirent leur progression. Leur alliance restait fragile, basée sur la pure nécessité. Ils échangeaient peu, se concentrant sur l'avancée prudente, scrutant chaque ombre, tendant l'oreille au moindre bruit suspect. La blessure de Corbin le ralentissait visiblement, et Antigone, malgré son manque d'expérience en milieu sauvage, se força à prendre les devants, essayant d'appliquer les bribes d'informations lues dans les journaux de Célice ou observées durant ses promenades forcées pour tenter de deviner les chemins les plus sûrs ou les moins exposés.

C'est au milieu de la matinée qu'ils la virent. Dissimulée sous un amas de branches et de feuilles mortes, presque entièrement reprise par la végétation, une petite structure de bois et de tôle ondulée se dressait au cœur d'une clairière envahie par les plantes basses. Une vieille cabane de chasse, sans doute abandonnée depuis des décennies, vestige d'une époque antérieure à la mainmise de Célice sur l'île.

Un espoir fou, irrationnel, naquit en Antigone. Et s'il y avait quelque chose à l'intérieur ? Une vieille radio ? Un moyen quelconque de contacter l'extérieur ? L'idée était absurde – Célice, avec son obsession du contrôle, n'aurait jamais laissé une telle faille béante dans son système – mais si elle n’essayait pas cette option, elle serait incapable d’arrêter d’y penser et, bientôt, la cabane deviendrait une obsession, une nécessité vitale.

Elle se résolut donc à enclencher le piège.

« Attend, » dit-elle à Corbin, qui la regarda avec méfiance. « Il faut voir. »

Elle s'approcha prudemment de la cabane. La porte tenait à peine sur ses gonds rouillés. Elle la poussa doucement. L'intérieur était sombre, baigné d’une forte odeur de moisi et de décomposition. Des meubles rudimentaires recouverts de poussière et de toiles d'araignées, des restes d'outils rouillés, une cheminée éteinte depuis longtemps. Et sur une table vermoulue, sous une fenêtre aux vitres brisées, l'objet de son espoir déraisonnable : un vieux poste de radio à manivelle, du genre utilisé par les militaires ou les explorateurs d'autrefois.

Le cœur battant, Antigone se précipita vers l'appareil. La manivelle était grippée, mais elle parvint à la faire tourner avec difficulté. L'appareil émit un faible grésillement, puis un souffle statique. Elle tourna le bouton de fréquence, parcourant les ondes, espérant capter un signal, une voix, n'importe quoi. Rien que le bruit blanc de l'éther.

« C'est inutile, » dit Corbin derrière elle, sa voix lasse. « Tu crois vraiment qu'il aurait laissé ça ici si ça marchait ? C'est un piège, ou juste une vieille merde oubliée.
 Il faut essayer ! » insista Antigone, tournant frénétiquement le bouton. Soudain, au milieu des parasites, une voix. Claire, nette. Pas une transmission lointaine, mais une voix proche, amplifiée, sortant directement du haut-parleur de la vieille radio. C'était une voix qu’elle ne connaissait pas, parlant dans un syncrelangue archaïque. Elle semblait s’adresser à une foule, récitant quelques paroles rituelles. Antigone se concentra, essayer de déchiffrer ce qui se disait, sans succès.

L'enregistrement prit fin, laissant place au grésillement statique, puis au silence. Antigone recula de la radio comme si elle était brûlante, son visage décomposé par un mélange de terreur et d'humiliation. Corbin la regarda, une lueur de compréhension sombre dans les yeux. Il finit par lui poser une main sur l’épaule.

« Sortons d'ici, » dit-il simplement, mais sa voix tremblait légèrement. « Nous n’avons pas de temps à perdre. »

Antigone acquiesça, vidée. Ils étaient seuls. Absolument seuls. Célice contrôlait l'environnement, contrôlait l'information, contrôlait même leurs pensées en jouant avec leurs peurs et leurs réflexes les plus élémentaires. Il n'y avait pas d'échappatoire facile, pas d'aide à attendre. La seule issue était la confrontation directe. Il fallait survivre, et pour survivre, il fallait tuer ou être tué. Ils quittèrent la cabane délabrée comme on fuit un désastre à venir. Le silence de la forêt, après la voix de la radio, était comme une réalité lointaine. Le vent froid, les restes de la Motherstorm, animait l’ensemble d’une volonté propre. Chaque bruissement de feuille, chaque cri d'oiseau inconnu prenait une signification nouvelle, potentiellement hostile.

Ils marchèrent pendant près d'une heure, s'éloignant de la cabane, cherchant un terrain plus favorable, peut-être un point d'eau plus sûr ou une cachette moins évidente que la petite grotte de la veille. Corbin avançait péniblement, son bras blessé le faisant grimacer à chaque mouvement brusque. Antigone, bien que physiquement moins éprouvée, luttait contre une fatigue mentale écrasante. La situation dans son ensemble dépassait et de loin tout ce qu’elle était prête et avait jamais été préparée à encaisser. Sa propre idéologie, son désir et son appréciation pour l'ordre et la force, lui apparaissaient maintenant sous un jour sinistre, une complicité intellectuelle avec le monstre qui les chassait. Même ça, il le salit, conclut-elle.

Le terrain devint plus difficile, une pente raide jonchée de rochers moussus et de racines glissantes qui descendait vers ce qui semblait être le lit d'un ruisseau intermittent, presque à sec en cette saison mais dont les rives boueuses et les pierres plates témoignaient de crues passées. C'était un passage à découvert, un endroit où ils seraient vulnérables.

« Il faut traverser vite, » souffla Corbin, s'appuyant contre un arbre pour reprendre son souffle. « C'est trop exposé ici. »

Antigone acquiesça, scrutant les environs avec une anxiété renouvelée. La forêt semblait étrangement silencieuse ici. Trop silencieuse. Même le vent semblait retenir sa respiration. Un sentiment de danger imminent la glaça. C'était instinctif, une alarme primale qui criait dans sa tête.

« Corbin, un instant. »

Il se tourna vers elle, l'interrogeant du regard. Elle tendit l'oreille, essayant de percer le silence. Rien. Juste le goutte-à-goutte de l'humidité sur les feuilles, le battement de son propre cœur dans ses tempes. Puis elle le vit. Ou plutôt, elle vit son absence. Une ombre qui n'aurait pas dû être là, une forme légèrement plus dense dans le fouillis végétal sur la rive opposée, à une vingtaine de mètres en amont. Une immobilité parfaite, contre nature.

Elle ouvrit la bouche pour prévenir Corbin, mais il était trop tard. L'ombre se détacha de la végétation. Ce n'était pas une ombre, c'était Lescal. Massif, silencieux, il se tenait là, les observant avec la même expression vide et insondable qu'au manoir. Il ne portait pas d'arme à feu visible, mais ses mains nues, larges et calleuses, semblaient aussi dangereuses que n'importe quelle lame. Il avait surgi de nulle part, comme s'il avait fusionné avec la forêt elle-même. L'efficacité froide et silencieuse du prédateur parfait.

« Merde ! » jura Corbin en se jetant maladroitement derrière un gros rocher couvert de mousse.

Lescal ne se précipita pas. Il commença à avancer vers eux, traversant le lit du ruisseau avec une fluidité déconcertante malgré sa carrure de géant. Ses bottes s'enfonçaient légèrement dans la boue sans qu'il ne perde l'équilibre, ses yeux fixés sur eux, ne quittant jamais sa cible. Il donnait l’impression d’être animée par une certitude, tranquille et absolue. Celle de sa supériorité physique et de l'issue inéluctable de la confrontation.

Antigone sentit la panique la submerger. Face aux chiens, il y avait eu la fureur, le chaos. Face à Lescal, il y avait la promesse de l'exécution méthodique. Cet homme était le bras droit de Célice, son exécutant silencieux, probablement responsable de la capture de nombreuses victimes avant elle. Il n'y aurait pas de place pour l'erreur, pour l'hésitation.

Corbin jeta un regard désespéré autour de lui, cherchant une arme, une issue. Il arracha une branche basse d'un arbre mort, un gourdin improvisé qui semblait bien dérisoire face à la masse du Loduarien.

« Distrais-le ! » siffla-t-il à Antigone. « Essaie de le contourner ! »

Antigone hésita. Fuir ? Le laisser seul face à ce colosse ? Elle devait survivre trois jours, sans Corbin c’était sans doute compromis. Mais que pouvait-elle faire d'autre ? Elle n'avait aucune chance dans un combat physique. Puis une image lui revint en mémoire. Une page du journal de Célice. Une note presque ennuyée, concernant Lescal : "...résiduelles conséquences de l'incident de Teyla. Faiblesse articulaire mineure au genou gauche lors des torsions extrêmes. Professionnellement gérée, bien sûr, mais potentiellement exploitable sous contrainte sévère ou surprise tactique. À surveiller lors des évaluations physiques annuelles."

Vieille blessure. Genou gauche. Torsions extrêmes. C'était peu, terriblement peu, mais c'était quelque chose. Une faille infime dans l'armure du colosse.

Lescal arrivait maintenant sur leur rive. Il ignora Antigone pour se concentrer sur Corbin, visiblement identifié comme la menace principale. Corbin cria, un cri de défi plus que de véritable espoir, et se rua sur Lescal, brandissant sa branche. Le Loduarien esquiva l'attaque avec tout le naturel du monde, sa main large attrapant la branche au vol. D'une torsion du poignet, il l'arracha des mains de Corbin et la brisa sur son genou comme une brindille. Puis il frappa. Un coup de poing précis et brutal à la mâchoire de Corbin, qui s'effondra en arrière, sonné.

Lescal se tourna vers Antigone. Lentement. Méthodiquement. Elle était la suivante. La peur la clouait au sol. Mais l'image de la note du journal brûlait dans son esprit. Genou gauche. Torsion. Surprise.

Elle fit la seule chose qui lui vint à l'esprit. Elle se jeta au sol, non pas pour fuir, mais pour rouler vers la gauche de Lescal, visant ses jambes. Son épaule heurta durement une pierre et elle cria, mais le Loduarien, surpris par cette manœuvre inattendue et peu orthodoxe, pivota instinctivement sur sa jambe gauche pour lui faire face. C'est à ce moment, pendant cette fraction de seconde de torsion sur son appui faible, qu'Antigone frappa. Pas avec ses poings, mais avec tout le poids de son corps projeté contre son genou.

Un craquement sec et horrible retentit, suivi d'un rugissement de douleur étranglé de Lescal. Pour la première fois, une expression – de surprise et d'agonie – déforma ses traits impassibles. Il s'effondra sur son genou gauche, sa jambe pliée dans un angle contre nature.

Corbin, revenu à lui, vit l'ouverture. Poussant un grognement de rage, il se jeta sur le Loduarien à terre, le frappant à la tête avec une grosse pierre qu'il avait ramassée. Lescal tenta de se défendre, mais sa blessure le handicapait lourdement. Le combat devint une mêlée brutale, au sol, dans la boue et les feuilles mortes. Des coups sourds, des grognements, le bruit de la respiration rauque des deux hommes. Antigone se releva, tremblante, et chercha quelque chose, n'importe quoi. Elle avisa une branche pointue, cassée lors de la chute de Lescal.

Elle se jeta dans la mêlée. Lescal avait réussi à repousser Corbin et tentait de se relever malgré sa jambe brisée, ses yeux fixés sur Antigone avec une haine meurtrière. Elle ne lui laissa pas le temps. Guidée par une pure nécessité de survie, elle enfonça la branche pointue dans le cou du Loduarien, juste sous la mâchoire, avec toute la force dont elle était capable.

Il y eut un gargouillis horrible. Les yeux de Lescal s'écarquillèrent de surprise et de douleur. Il porta une main à sa gorge, d'où le sang giclait maintenant à gros jets, puis s'effondra sur le côté, ses membres agités de soubresauts spasmodiques avant de s'immobiliser. Une mare rouge s’étendait lentement dans la boue.

Le silence revint, enfin, et Antigone resta figée, la branche ensanglantée à la main, haletante, le visage maculé de boue et du sang de Lescal. Corbin gisait à côté, toussant, tentant de se relever, son bras saignant de plus belle.

Ils avaient tué Lescal. Le bras droit. Le gardien silencieux. La victoire était immense, presque inconcevable quelques minutes auparavant. Mais le coût était visible. Corbin était sérieusement blessé. Et Antigone venait de tuer un homme de ses propres mains, d'une manière viscérale et brutale qui la laissait nauséeuse, étrangement vide. Elle avait exploité une information, utilisé la ruse, puis achevé l'ennemi à terre. Elle avait agi comme un prédateur. La pensée la remplit d'un mélange de triomphe et de dégoût.

Corbin parvint enfin à s'asseoir, s'appuyant contre le rocher. Il la regarda, puis regarda le cadavre de Lescal, puis à nouveau Antigone. Un respect nouveau, mêlé de crainte, se lisait dans ses yeux.

« Tu... tu l'as eu, » murmura-t-il, manifestement surpris.
– Son journal, » répondit Antigone, la voix blanche. « Blessure à la jambe. Le Baron note tout. Absolument tout. »

Elle laissa tomber la branche ensanglantée. Ils avaient gagné du temps. Ils avaient éliminé une menace majeure. Mais la chasse n'était pas terminée. Célice savait maintenant qu'ils étaient capables de tuer. Et il allait sans doute réagir en conséquence. La prochaine étape serait probablement encore plus dangereuse. Et Corbin était blessé. Sérieusement blessé. Ils étaient plus vulnérables que jamais.
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Le silence qui s'abattit après la mort convulsive de Lescal était d'une densité surnaturelle, un vide sonore qui semblait aspirer l'air même de la ravine boueuse. L'odeur âcre du sang frais, métallique et presque sucrée, se mêlait à celle, plus terreuse, de la boue et des feuilles en décomposition, créant un parfum de fin du monde miniature. Le Loduarien gisait là, masse inerte et grotesque dans la lumière grise filtrant à travers la canopée, son immobilité une insulte à la force brute qu'il incarnait quelques instants auparavant. Antigone se força à arracher son regard du corps, de la plaie béante dans le cou d'où suintait encore une liqueur sombre. Une vague de nausée la submergea, froide et acide, remontant du plus profond de ses entrailles. Elle avait fait ça. Pas seule, certes, mais sa main avait tenu la branche, ses muscles avaient fourni l'impulsion finale. La réalité crue de l'acte, dépouillée de l'urgence paniquée du combat, la frappa de plein fouet. Tuer pour survivre au cœur de la mêlée était une chose, une réaction presque animale. Contempler l'œuvre accomplie, le cadavre refroidissant d'un être humain réduit à l'état d'objet brisé, en était une autre. C'était une frontière franchie, une souillure dont elle sentait déjà la marque indélébile sur son âme – si tant est qu'il lui en restât une qui vaille la peine d'être sauvée.

Corbin toussait, un son rauque et douloureux qui la ramena brutalement au présent. Il tentait de se hisser contre le rocher moussu, son visage parcheminé par la douleur, la fatigue et une nuance de choc. Le bandage improvisé sur son bras gauche était saturé, une masse informe d'où le sang continuait de sourdre paresseusement, dessinant des arabesques morbides sur la terre détrempée. Il ne tiendrait pas longtemps comme ça. Chaque minute qui passait l'affaiblissait, le rendait plus vulnérable. Ils étaient une cible facile, immobile, dans ce théâtre de mort récent. Le repos, la récupération ? Des luxes inaccessibles dans l'économie brutale de la survie imposée par Célice.

Et soudain, la pensée la percuta, aussi froide et tranchante que le vent qui s'insinuait sous sa combinaison. Les autres chiens. Le deuxième enclos. Cette vision fugace depuis une fenêtre du manoir, une menace latente qu'elle avait presque oubliée dans le chaos immédiat. Célice, l'architecte méticuleux de ce cauchemar, n'aurait jamais joué toutes ses cartes d'un coup. Il n'aurait pas envoyé Lescal, son cerbère le plus fiable, sans une force de frappe en réserve. Surtout maintenant. Maintenant qu'il saurait – et il le saurait bientôt, d'une manière ou d'une autre, par l'absence de rapport de Lescal, par une technologie discrète, ou simplement par cette intuition prédatrice qu'elle lui devinait – que son principal pion avait été retiré de l'échiquier. Ces autres chiens, sans doute encore plus féroces, plus conditionnés, seraient bientôt lancés à leurs trousses. Les attendre ici, avec Corbin dans cet état, n'était pas une option. C'était une abdication. Une sentence différée.

Une logique nouvelle, impitoyable, s'imposa à Antigone. Une logique née non pas de ses convictions politiques sur l'ordre nécessaire, mais de l'instinct le plus primal : celui de la proie qui refuse de l'être passivement. La survie n'était plus une question d'endurance, mais d'anticipation. De frapper avant d'être frappé. Neutraliser la menace suivante avant qu'elle ne puisse se déployer. Trouver cet enclos. Seule. L'idée était terrifiante, une plongée délibérée dans la gueule du loup, mais elle scintillait avec la clarté glaciale de la nécessité.

« Reste ici, » ordonna-t-elle à Corbin, sa voix plus assurée qu'elle ne l'aurait cru possible. Le choc, peut-être, anesthésiait une partie de la peur. « Cache-toi. Là, derrière ces fougères épaisses. Ne fais pas un bruit. Ne bouge sous aucun prétexte. J'ai quelque chose à faire. »

Corbin leva vers elle des yeux où luttaient l'incompréhension, la douleur et une panique naissante. « Quoi ? Faire quoi ? Où tu vas ? Antigone, non ! On doit rester groupés ! C'est la base ! » Sa voix était faible, mais l'urgence y perçait.

« Il y a une autre meute, Corbin, » expliqua-t-elle, s'accroupissant brièvement près de lui, forçant son regard à rencontrer le sien. « Les chiens qu'on n'a pas encore vus. Ceux de l'autre enclos. Célice va les lâcher, c'est certain, surtout maintenant. Il faut que je les trouve avant qu'ils ne nous trouvent. Avec ton bras... on est des cibles faciles si on reste ici. Attendre, c'est mourir lentement.
C'est suicidaire ! » protesta-t-il, secouant la tête, une grimace de douleur plissant son front moite. « Tu ne sais même pas où chercher ! C'est immense ici ! Tu vas tomber sur Célice lui-même ! Ou te perdre ! »

« Peut-être, » concéda Antigone, et la reconnaissance de cette possibilité la traversa comme un frisson glacial, mais ne la fit pas vaciller. Étrangement, l'acceptation du risque la rendait plus lucide. « Mais ne rien faire, c'est la certitude de l'échec. Il faut tenter. Reste caché. Économise tes forces. Si je ne suis pas revenue d'ici, disons, trois heures... » Elle marqua une pause, le poids de ce qu'elle impliquait s'abattant sur elle. « ... alors essaie de te diriger vers la côte Est. Loin du manoir. Il y a peut-être une crique, un accès moins surveillé. Je ne sais pas. Mais éloigne-toi d'ici. »

Elle n'attendit pas sa réponse. Chaque seconde de discussion était une seconde perdue, une seconde qui rapprochait la menace. Elle se releva, jeta un dernier regard à Corbin, blotti misérablement derrière les fougères, puis au corps immobile de Lescal, et tourna le dos à la scène de carnage. Elle plongea à nouveau dans le labyrinthe végétal, cette fois non plus en proie fuyant, mais en prédatrice hésitante, guidée par une analyse froide née du désespoir.

Comment penser comme Célice ? Où cacherait-on une meute de molosses prêts à être déployés ? Pas trop loin du manoir, pour une réaction rapide, mais assez à l'écart pour ne pas gêner le maître des lieux par leur présence ou leur odeur. Près d'une source d'eau, sans doute. Sur une route de patrouille empruntée par Lescal, pour faciliter leur libération. Elle se força à visualiser l'île telle qu'elle l'avait observée, à superposer les bribes d'informations glanées dans les journaux maudits – des descriptions de promenades, des remarques sur la gestion de la faune, des notes sur les "zones de confinement". Elle se remémora la disposition des sentiers qu'elle avait devinés, la direction des vents dominants qui porteraient les odeurs. C'était fragmentaire, incertain, mais c'était tout ce qu'elle avait.

Elle choisit de suivre le ruisseau en amont, s'éloignant méthodiquement du lieu du combat contre Lescal. Le terrain était difficile, glissant. Le silence de la forêt pesait lourdement, chaque craquement sous ses bottes lui semblant un vacarme susceptible d'alerter l'ennemi. Mais elle n'était plus seulement guidée par la peur. Une concentration nouvelle, aiguë, s'était emparée d'elle. Elle scrutait le sol à la recherche d'indices : une empreinte démesurée dans la boue molle près de la rive, une branche cassée à une hauteur inhabituelle, des touffes de poils sombres accrochées à des épines. Et cette odeur... cette odeur âcre et animale, elle la percevait parfois, faible, portée par une brise passagère. Elle se rapprochait.

Après presque une heure d'une progression lente et méticuleuse, où chaque muscle de son corps criait la fatigue et la tension, elle découvrit des traces plus nettes. Des griffures profondes sur le tronc d'un arbre à l'écorce tendre. Puis des empreintes claires, multiples, menant vers un enchevêtrement particulièrement dense de ronces et de jeunes arbres, une sorte de mur végétal qui semblait défier toute intrusion. Derrière ce rideau vert sombre, elle entendit un faible gémissement plaintif, immédiatement suivi d'un grondement sourd et menaçant. Bingo.

Elle retint son souffle, son cœur martelant violemment contre ses côtes. Elle ne pouvait pas foncer tête baissée. Elle commença un long et prudent détour, rampant sous les branches les plus basses, se faufilant entre les troncs serrés, chaque mouvement calculé pour minimiser le bruit. La tension était presque insoutenable. Elle finit par atteindre une petite crête rocheuse, envahie par la mousse, qui surplombait une dépression naturelle dissimulée au cœur de ce fouillis végétal. C'était une sorte de cuvette ombragée, un amphithéâtre secret creusé par l'érosion. Et au centre, éclairé par les quelques rayons de lumière qui parvenaient à percer la canopée, se trouvait l'enclos.

Il était plus grand, plus solide que le premier. Une clôture de mailles métalliques épaisses, rouillées par endroits mais indéniablement robustes, montait à plus de trois mètres de haut, couronnée d'un enchevêtrement vicieux de fils de fer barbelés. La porte, massive, était verrouillée par un cadenas qui semblait défier toute tentative d'effraction sans outils spécifiques. À l'intérieur, quatre molosses identiques à ceux qu'ils avaient affrontés tournaient comme des fauves en cage. Plus grands, peut-être, que les premiers. Ou était-ce la peur qui les magnifiait ? Ils semblaient nerveux, agités, flairant l'air avec insistance, leurs muscles roulant sous leur pelage sombre. L'un d'eux leva la tête dans sa direction, grognant sourdement, ses yeux froids la fixant un instant avant de reprendre sa ronde inquiète. Ils savaient quelque chose. L'absence de Lescal ? L'odeur du sang qu'elle portait peut-être encore sur elle ? Ou simplement son approche furtive ?

Son cœur battait si fort qu'elle craignait qu'ils ne l'entendent. Maintenant, la question cruciale : comment ? Que faire ? Attaquer frontalement était impensable. Elle n'avait qu'un couteau improvisé qu'elle avait taillé dans un éclat de pierre après le combat contre Lescal – geste de pur désespoir plus que d'utilité réelle. Tenter d'ouvrir le cadenas ? Impossible. Les laisser sortir pour les affronter un par un ? Folie pure. Les affamer ? Célice interviendrait bien avant.

Elle leva les yeux, scrutant les parois de la dépression. Son regard s'arrêta sur la paroi la plus abrupte, celle qui faisait face à sa position. Là-haut, presque au sommet, une masse de terre rougeâtre et de rochers fracturés semblait en équilibre instable, comme une verrue géologique prête à tomber. Des racines d'arbres morts la retenaient à peine, et quelques arbustes maigres poussaient dessus, défiant la gravité. C'était similaire, mais différent, de la situation qui lui avait permis de tuer les autres chiens. Plus haut, plus massif, potentiellement plus dévastateur. Mais aussi plus difficile à déclencher. L'idée germa, dangereuse, audacieuse, presque suicidaire. Une avalanche contrôlée. Pas juste une diversion cette fois, mais une tentative d'ensevelissement.

La décision prise, elle ne perdit pas de temps. Elle commença l'ascension de la paroi opposée, celle qui lui permettrait de surplomber la zone instable. La roche était friable par endroits, humide, les prises rares et précaires. C'était une escalade lente, épuisante, où chaque mètre gagné était une victoire contre la peur du vide et la fatigue qui la tenaillait. Ses doigts étaient écorchés, ses avant-bras brûlaient. Les chiens en bas s'étaient calmés, mais ils levaient parfois la tête, flairant, grognant doucement, conscients d'une présence, d'une anomalie dans leur univers confiné.

Enfin, elle atteignit une corniche étroite, à une dizaine de mètres au-dessus de la masse instable. Elle haletait, s'appuyant contre la roche froide, le vertige la saisissant brièvement. D'ici, elle avait une vue plongeante sur l'enclos et sur la 'bombe' géologique qu'elle espérait faire exploser. Elle chercha des munitions. Des pierres, assez grosses pour avoir un impact significatif à distance, mais pas trop lourdes pour être lancées avec précision depuis cette position précaire. Elle en rassembla une petite pile près d'elle.

Le premier lancer. Elle choisit une pierre de la taille d'un poing, visa soigneusement le dessous de la masse instable, là où les racines semblaient les plus fragiles, et lança. La pierre frappa avec un bruit mat, soulevant un peu de terre, mais rien de plus. Les chiens en bas sursautèrent, aboyant furieusement vers le haut, leurs voix rauques résonnant dans la cuvette. Ils l'avaient localisée maintenant.

Le deuxième lancer. Une pierre plus lourde. Elle la projeta avec plus de force. Un craquement distinct cette fois. Un petit filet de terre et de gravier dévala la pente. L'excitation mêlée de terreur la saisit. Ça pouvait marcher.

Le troisième lancer. Elle choisit la pierre la plus grosse qu'elle pouvait soulever et lancer avec une relative précision. Elle visa le cœur même de la zone fragile, là où une fissure semblait déjà courir dans la roche. Elle lança de toutes ses forces, mettant tout son poids dans le mouvement. L'impact fut assourdissant. Un craquement sinistre, suivi d'un long gémissement de la terre elle-même. La masse entière sembla hésiter une fraction de seconde, puis elle bascula.

Ce qu'elle provoqua ne se confinait pas à la stricte définition d'un simple éboulement. Ce fut un véritable glissement de terrain. Des tonnes de terre, de rochers, d'arbres déracinés dévalèrent la pente dans un grondement de tonnerre, un torrent brun et chaotique qui engloutit tout sur son passage. La vague de débris frappa l'enclos de plein fouet. La clôture métallique fut tordue, arrachée, pulvérisée comme si elle était faite de paille. L'impact projeta les chiens comme des poupées de chiffon, les ensevelissant instantanément sous une avalanche de matière. Il n'y eut pas de cris, pas de jappements de douleur, juste le bruit cataclysmique de la nature reprenant ses droits, ou plutôt, répondant à sa sollicitation mortelle.

Quand le grondement cessa enfin, remplacé par le crépitement des dernières pierres qui roulaient et le lent affaissement de la terre, un nuage de poussière épaisse masquait la scène. Antigone resta sur sa corniche, pétrifiée, le souffle coupé, les oreilles bourdonnantes. Lentement, la poussière retomba, révélant un paysage transformé. La dépression était comblée en partie par l'éboulement. De l'enclos, il ne restait que quelques poteaux métalliques tordus émergeant des débris. Des chiens, aucune trace visible. Ils étaient ensevelis, écrasés, effacés de l'île.

Elle avait réussi. D'une manière plus brutale, plus définitive encore que la veille. Elle n'avait pas affronté les bêtes, elle les avait annihilées par la force brute de la géologie mise à son service. L'environnement comme domaine d'expansion du contrôle. Il y avait quelque chose de terrifiant dans cette efficacité indirecte, dans cette capacité à orchestrer la destruction à distance. Une satisfaction froide, dangereuse, commença à poindre sous la couche de choc et d'épuisement. C'était la satisfaction du stratège qui voit son plan aboutir, même si le plan était né de la terreur la plus abjecte.

Elle attendit un long moment, scrutant la zone dévastée, s'assurant qu'aucun mouvement, aucun son ne venait troubler le silence de mort qui régnait maintenant dans la cuvette. Puis, avec des jambes flageolantes, elle entreprit la descente périlleuse. Elle ne s'approcha pas de l'éboulement. Elle n'avait pas besoin de voir les détails. Elle savait.

Elle reprit le chemin inverse, traversant la forêt silencieuse. Sa démarche n'était plus celle de la veille. Il y avait moins d'hésitation, une sorte de détermination sombre dans sa posture. Elle avait éliminé Lescal. Elle avait éliminé les chiens. Elle avait activement façonné le déroulement du jeu. La proie avait montré les crocs, et même si ces crocs étaient ceux de la ruse et de la manipulation de l'environnement, ils avaient été mortels.

Elle retrouva Corbin là où elle l'avait laissé. Il s'était assoupi, probablement à cause de la douleur et de l'épuisement, mais il se réveilla en sursaut à son approche, ses yeux sauvages cherchant la menace.

« Les chiens ? répéta-t-il, la voix brisée par la sécheresse.
Un problème réglé, » répondit Antigone, sa voix plate, dénuée d'émotion apparente. « Ils ne viendront pas. » Elle ne dit rien de plus. Le regard de Corbin s'attarda sur elle, essayant de déchiffrer ce qui avait changé. Il vit la boue, les écorchures, la fatigue extrême, mais il vit aussi autre chose dans le fond de ses yeux. Une absence de peur ? Non, la peur était toujours là, tapie. C'était plutôt une absence de… quelque chose d'autre. D'hésitation ? De remords ? Il ne savait pas, mais cela le mit profondément mal à l'aise.

Elle s'agenouilla près de lui, sortit de sa poche quelques feuilles qu'elle avait reconnues comme ayant des propriétés antiseptiques – une autre information glanée dans les notes obsessionnelles de Célice sur la flore locale – et commença à les mâcher pour en faire une pâte rudimentaire. Elle l'appliqua ensuite sur la blessure de Corbin, refaisant le bandage avec un nouveau morceau de sa propre combinaison.

« Il faut bouger, » dit-elle ensuite, en l'aidant à se relever. « Il sait pour Lescal, maintenant. Il ne va pas attendre la fin des vingt-quatre heures. La vraie chasse va commencer. »

Ils s'éloignèrent de la ravine, laissant derrière eux le corps du Loduarien qui commençait déjà à attirer les insectes. Antigone ne se retourna pas. Elle avait franchi un nouveau seuil, et elle sentait confusément que chaque pas l'éloignait un peu plus de celle qu'elle avait été, la rapprochant d'une version d'elle-même taillée pour ce jeu mortel. Une version que Célice, elle en avait la certitude glaçante, ne manquerait pas de trouver... intéressante. La partie n'était pas finie. Elle ne faisait que commencer. Et maintenant, le seul chasseur était Célice lui-même.

L'aube du second jour se leva non pas comme une promesse de lumière, mais comme une simple variation de gris sur la palette monochrome de leur désespoir. Le vent avait charrié des nuages bas et lourds qui s'accrochaient aux cimes des arbres, distillant une bruine fine et pénétrante qui ajoutait une couche d'inconfort supplémentaire à leur misère. La journée qui s'annonçait serait une épreuve, Antigone le sentait dans ses os endoloris, une longue et fastidieuse fuite immobile, une attente crispée sous le regard invisible mais omniprésent du chasseur.

Corbin était un poids mort, ou presque. La nuit n'avait pas arrangé son état. Il grelottait par intermittence, malgré la chaleur relative qu'ils avaient tenté de conserver en se blottissant l'un contre l'autre dans une anfractuosité rocheuse – proximité forcée qui n'avait fait qu'exacerber leur méfiance mutuelle. Son bras blessé était enflé, la peau autour du bandage improvisé tirant sur le violacé. Chaque mouvement lui arrachait un grognement sourd, et sa pâleur cireuse trahissait la fièvre qui devait couver sous la surface. Il était un fardeau, une ancre qui les ralentissait, et Antigone, avec une lucidité cruelle qu'elle s'efforçait de refouler, savait que leur tandem improbable était désormais un handicap stratégique majeur. La mort de Lescal et la destruction aveugle de la meute de réserve avaient certes changé la donne, éliminant les menaces intermédiaires, mais elles avaient surtout simplifié l'équation pour Célice. Le jeu d'échecs macabre n'avait plus qu'un seul prédateur, débarrassé de ses pions, libre de se concentrer sur les deux pièces restantes sur l'échiquier trempé de l'île. Et il savait maintenant qu'elles n'étaient pas sans défense. Que la proie intellectuelle pouvait mordre, même avec des crocs de fortune. Il n'en serait que plus prudent, plus méthodique, plus dangereux. Quand frapperait-il ? Comment ? Par quel biais ? L'attente devenait une torture psychologique, chaque minute étirée une corde qui se resserrait autour de leurs nerfs à vif.

Ils se remirent en route dès que la lumière fut suffisante pour distinguer les obstacles, mais leur progression était d'une lenteur exaspérante. Corbin s'appuyait lourdement sur une branche qu'il utilisait comme canne, grimaçant à chaque racine, à chaque pierre glissante. Antigone, elle, avançait en éclaireuse hésitante, l'esprit en ébullition, tentant de superposer la réalité hostile de la forêt aux souvenirs fragmentaires des cartes mentales de Célice. Elle se souvenait d'une esquisse dans un carnet relié de cuir noir : le tracé des principaux reliefs, le serpentement d'un cours d'eau plus important vers l'est, des zones hachurées indiquées comme « Secteur Alpha – Observation Privilégiée » ou « Corridor de Chasse Naturel ». Des bribes d'informations qui prenaient maintenant une résonance sinistre. Tentait-elle de suivre ses propres traces, guidée par la logique même du chasseur ? Ou tombait-elle précisément dans le piège qu'il lui avait peut-être tendu en laissant ces carnets à sa portée ? La paranoïa était un poison lent, s'insinuant dans chaque pensée, transformant chaque ombre en menace potentielle.

La forêt elle-même semblait retenir son souffle. Le silence n'était plus celui de la nature endormie, mais celui, pesant, de l'embuscade. Antigone scrutait les frondaisons, les fourrés denses, les hautes branches où un tireur d'élite aurait pu se poster. Chaque craquement de brindille sous ses bottes résonnait comme une trahison. Elle imaginait la lunette du fusil de Célice balayant la zone, s'arrêtant sur eux, le doigt du Baron caressant la détente avec cette froideur esthétique qu'elle avait entrevue. Était-il déjà là, les observant, savourant leur progression laborieuse, leur peur palpable ? Jouait-il avec eux, comme un chat avec des souris blessées, attendant le moment idéal pour frapper ?

Ce moment arriva vers le milieu de l'après-midi, alors qu'ils émergeaient péniblement sur une pente plus dégagée, couverte d'arbres au tronc pâle et lisse, spectres végétaux se détachant sur le fond sombre des conifères plus denses en contrebas. C'était une zone trop exposée, Antigone le sut immédiatement. Mais il fallait la traverser pour atteindre le couvert suivant. C'est là qu'elle le sentit. Pas un son, pas un mouvement perceptible. Juste une perturbation dans l'air, une tension soudaine, la certitude instinctive et glaciale de la proie qui sent le regard du prédateur sur sa nuque. Il était là. Proche. Au-dessus d'eux.

« Stop ! » siffla-t-elle, agrippant le bras valide de Corbin, le forçant à s'immobiliser.

Ils restèrent figés, retenant leur respiration, les oreilles tendues jusqu'à la douleur. Le vent léger bruissait dans les feuilles clairsemées. Un oiseau inconnu poussa un cri lointain. Puis, distinct, presque insultant dans le silence tendu, un léger "clic" métallique. À peine audible, mais sans équivoque. Venant de quelque part sur leur droite, en hauteur, dissimulé dans le couvert des arbres qui dominaient la pente. Le son précis, froid, d'une sécurité de fusil qu'on efface.

« Il est là, » murmura Antigone, ses yeux scannant frénétiquement les arbres en amont. Une panique pure la submergea, différente de celle face aux chiens ou à Lescal. C'était la peur de l'invisible, de la mort arrivant de loin, sans avertissement.

L'instinct de survie prit le relais. « À TERRE ! »

Ils se jetèrent au sol, cherchant le couvert dérisoire d'un arbre tombé dont le tronc blanchi offrait une protection illusoire. Au même instant, un sifflement aigu déchira l'air juste au-dessus de leurs têtes. Une fraction de seconde plus tard, un impact sourd et violent dans le tronc d'un arbre voisin, à quelques mètres de là, faisant éclater l'écorce et projetant des copeaux de bois. Le tir était passé exactement là où ils se trouvaient une seconde plus tôt. Précis. Calculé. Impitoyable. Célice ne jouait plus. Il avait cessé les préliminaires psychologiques. Il tirait pour tuer.

« Merde, merde, merde ! » haleta Corbin, rampant frénétiquement, malgré la douleur, vers un amas de rochers plus épais qui offrait un abri plus substantiel.

Antigone le suivit, les membres tremblants, le cœur menaçant de sortir de sa poitrine. Une deuxième détonation claqua, plus sèche, plus proche. La balle frappa le sol juste derrière ses talons, soulevant une gerbe de terre humide et de feuilles mortes qui la piqua au visage. Elle roula derrière les rochers, se blottissant contre la pierre froide et rugueuse, le souffle court, l'odeur de poudre flottant dans l'air. Ils étaient à couvert, pour l'instant. Mais ils étaient piégés. Célice, depuis sa position dominante, devait avoir une vue imprenable sur leur refuge. Sortir de là sans se faire abattre semblait impossible.

« On est coincés... » gémit Corbin, le visage déformé par la douleur et le désespoir.
Pas encore, » murmura Antigone, son cerveau fonctionnant à une vitesse frénétique malgré la terreur. Elle repensa aux journaux, aux habitudes de Célice. L'esthète de la chasse. Le prédateur patient. Il n'aimait probablement pas le gaspillage. Oui, avec un peu de chance il attendrait un tir propre, une cible claire. Il ne les arroserait pas de balles au hasard. C'était peut-être leur seule chance. Le forcer à bouger, à se découvrir, ou diviser son attention.

« Écoute, » dit-elle rapidement, sa voix basse et urgente. « Il faut qu'on se sépare. C'est notre seule chance. Je vais essayer de l'attirer de mon côté. Courir vers l'ouest, vers la forêt la plus dense. Ça lui donnera une cible mouvante, plus difficile. Toi, pendant ce temps, tu essaies de filer vers le nord. Discrètement. Sans bruit. Essaie de remonter la pente en te cachant. Il y a... il y a un monument. Une sorte de pierre noire bizarre, près de la crête est. Tu vois ce que je veux dire ? » Elle se souvenait vaguement de cette structure incongrue, aperçue lors d'une des promenades autorisées près du manoir, un vestige étrange envahi par la végétation.

Corbin la fixa, l'hésitation luttant contre la panique dans ses yeux. « Le monument ? Se séparer ? C'est de la folie ! Il va t'abattre ! »
Il essaiera. Mais ça t'achètera du temps, » rétorqua Antigone avec une froideur qu'elle ne se connaissait pas. « Retrouve-moi là-bas. Si tu peux. Fais attention. »

Sans lui laisser le temps de protester davantage, sans se laisser le temps de douter elle-même, elle prit une profonde inspiration, visualisa le couvert des arbres plus denses à l'ouest, et jaillit de derrière les rochers. Elle courut, non pas en ligne droite, mais en zigzaguant, trébuchant, se relevant, offrant une cible erratique et désespérée. Une balle siffla si près de son oreille qu'elle sentit le souffle de l'air déplacé. Une autre impacta le sol juste devant elle, la faisant dévier de sa course. Les branches lui griffaient le visage, ses poumons brûlaient, mais elle continuait, poussée par l'adrénaline pure. Elle entendit une troisième détonation derrière elle, mais le son était légèrement différent, comme si Célice avait dû ajuster sa position. Puis, enfin, elle plongea sous le couvert salvateur des arbres plus épais, s'effondrant derrière un tronc massif, haletante, tremblante.

Elle resta là un long moment, collée contre l'écorce rugueuse, tendant l'oreille par-dessus les battements assourdissants de son propre cœur. Avait-il mordu à l'hameçon ? La suivait-il ? Ou avait-il compris la ruse et était-il resté concentré sur Corbin, la proie blessée, plus lente, plus prévisible ? L'incertitude était presque aussi insupportable que la peur directe.

Lorsqu'elle eut repris un semblant de contrôle sur sa respiration, elle commença à bouger à nouveau. Non plus vers l'ouest, mais en effectuant une large courbe prudente vers le nord-est, en direction du point de rendez-vous. Chaque pas était une agonie de prudence. Elle avançait à découvert le moins possible, utilisant chaque arbre, chaque rocher, chaque dépression du terrain comme un abri potentiel. Ses sens étaient exacerbés, enregistrant le moindre bruissement de feuille, la moindre variation de lumière, le moindre changement dans l'odeur de la forêt. Elle était devenue un animal traqué, apprenant à lire les signes subtils de son environnement, à anticiper la menace.

La fatigue la rattrapait inexorablement. La tension constante épuisait ses réserves nerveuses. Plusieurs fois, elle sursauta, persuadée d'avoir vu une silhouette sombre entre les arbres, d'avoir entendu un pas derrière elle. Des hallucinations nées de la peur et de l'épuisement ? Ou Célice jouait-il avec ses nerfs, se montrant fugacement pour mieux disparaître, la laissant mariner dans sa propre angoisse ?

Alors qu'elle traversait une zone particulièrement dense, ses pieds s'empêtrèrent dans un réseau de racines cachées sous les feuilles mortes. Elle perdit l'équilibre et tomba lourdement, sa cheville se tordant sous elle avec une douleur fulgurante. Un cri étranglé lui échappa. Elle resta au sol, grimaçant, les larmes lui montant aux yeux sous l'effet combiné de la douleur et du désespoir. C'était fini. Il allait la trouver là, impuissante, blessée. Elle tendit l'oreille, s'attendant à entendre le bruit de ses pas s'approchant, le cliquetis final de l'arme. Mais seul le silence de la forêt lui répondit. Après un moment qui lui parut une éternité, elle parvint à se relever en s'appuyant sur un arbre. Sa cheville protestait violemment, mais l'os ne semblait pas cassé. Elle pouvait encore marcher, mais en boitant. Une nouvelle vulnérabilité, une nouvelle entrave. Célice, s'il la regardait, devait savourer cet incident.

C'est en luttant contre la douleur lancinante et le découragement qui menaçait de la submerger qu'elle déboucha enfin dans une petite clairière baignée d'une lumière étrange, presque irréelle dans le crépuscule naissant. Et elle le vit. Au centre, émergeant de la mousse et des lianes comme une dent noire plantée dans la terre, se dressait le monolithe. Une pierre sombre, ancienne, couverte de gravures complexes et érodées qui ne ressemblaient à rien de connu, ni Nahua, ni autre. C'était le point de rendez-vous. Mais elle n'était pas seule. Juste à côté du monolithe, comme une sentinelle macabre, se tenait un mannequin. Grand, de sa taille approximative, et vêtu d'une réplique exacte de la combinaison kaki qu'elle portait. Le torse du mannequin était hérissé de plusieurs flèches noires, plantées profondément, des flèches de chasse traditionnelles à larges pointes. À ses pieds, posée contre la base du monolithe, une petite plaque de bois gravée. Antigone s'approcha en boitant, le cœur cognant douloureusement. La même calligraphie précise et élégante que dans les journaux : « L'artifice ne trompe que les naïfs, Mademoiselle. Je vous attends. Ne me décevez pas. »

Le sang reflua de son visage, la laissant glacée et nauséeuse. Il savait. Il avait su depuis le début. La diversion, la course folle, la boucle prudente. Tout cela n'avait été qu'une partie du scénario qu'il avait prévu pour elle. Il l'avait laissée s'épuiser, se blesser, pour mieux la cueillir ici, dans cette clairière mise en scène, comme un entomologiste épinglant un spécimen particulièrement intéressant. Il jouait avec elle à une échelle qu'elle commençait à peine à comprendre.

Où était Corbin ? Avait-il atteint la crête ? Avait-il vu le monument et fait demi-tour ? Ou gisait-il quelque part dans la forêt, victime d'une balle plus précise, ou simplement abandonné à son sort ? La culpabilité la rongea brièvement, avant d'être balayée par la peur immédiate. Elle scruta les alentours de la clairière, les arbres sombres qui l'enserraient. Rien ne bougeait. Le silence était total, assourdissant. Elle était dans le piège. L'appât avait fonctionné, mais c'était elle, l'appât.

Soudain, un son faible, mais distinct, au-dessus d'elle. Pas un oiseau. Un bourdonnement régulier, mécanique. Elle leva les yeux, cherchant à travers les branches entrelacées. Un point noir minuscule, un drone d'observation, plana un instant, sa lentille sans doute braquée sur elle, puis vira silencieusement et disparut derrière la cime des arbres. Il l'avait vue. Confirmé sa position. Le chasseur savait exactement où se trouvait sa proie. Il n'y avait plus qu'à attendre. Attendre l'acte final. Ou tenter l'ultime folie.

La nuit tombait maintenant à une vitesse effrayante, les dernières lueurs du crépuscule se retirant comme une marée basse, laissant la forêt plongée dans une obscurité presque totale. Le froid s'intensifiait, mordant à travers la combinaison. Célice allait-il attaquer de nuit ? Utiliser des équipements de vision nocturne pour la traquer dans l'obscurité qui était censée être son alliée ? Ou allait-il, comme le suggéraient ses écrits teintés d'un étrange code d'honneur perverti, respecter le rituel ? Se retirer au manoir pour la nuit, savourer son anticipation, écouter son opéra, avant de venir la cueillir à l'aube pour la confrontation finale ? Cette dernière hypothèse, aussi terrifiante fût-elle, lui offrait une fenêtre. Une nuit de répit précaire. Mais pour quoi faire ?

Alors que l'obscurité s'épaississait, l'écho lointain lui parvint à nouveau, porté par les caprices du vent depuis la direction du manoir. La musique. Puissante, triomphante, presque arrogante. La Chevauchée des Walkyries déferlait sur la forêt silencieuse, une bande-son guerrière pour une chasse déjà gagnée aux yeux du chasseur. C'était une provocation, une célébration anticipée, ou peut-être une invitation à la dernière scène tragique de cet opéra macabre dont elle était l'héroïne involontaire.

Antigone se laissa glisser au pied du monolithe froid et humide, ramenant ses genoux contre sa poitrine, sa cheville lancinante lui envoyant des éclairs de douleur à chaque mouvement. Le froid, la faim, la peur, l'épuisement : son corps conspirait à la briser. Elle pensa au manoir, à sa chaleur trompeuse, à ses couloirs silencieux. L'idée folle de s'y infiltrer pendant que Célice dormait ou se perdait dans les dédales de sa musique lui traversa l'esprit. Le tuer. Dans son sommeil. Une fin rapide, brutale, déloyale. Une fin au cauchemar. L'idée la révulsa autant qu'elle la tenta. N'était-ce pas la seule réponse logique face à un monstre qui définissait ses propres règles ? Qui avait fait d'elle un jouet, un sujet d'étude avant de la destiner à sa collection ? Mais une autre part d'elle, celle qui avait survécu jusque-là en adoptant malgré elle une part de la logique implacable de Célice, rejeta cette option. Trop de risques. Le manoir devait être une forteresse technologique, truffée de pièges et de systèmes de surveillance. Et puis… il y avait ce reste de fierté tordue. Ce désir pervers de gagner non pas par la ruse ultime, mais en affrontant le chasseur sur son propre terrain, selon les règles de son jeu dément. Lui prouver qu'il s'était trompé sur elle. Qu'elle n'était pas qu'une théoricienne de salon. Qu'elle avait la volonté, la capacité à survivre, et peut-être même à vaincre.

La nuit serait longue. Elle passa les heures suivantes recroquevillée contre la pierre ancestrale, grelottante, la cheville enflée, chaque bruit de la forêt une source potentielle d'alarme. L'opéra finit par s'éteindre dans le lointain. Le silence revint, plus profond, plus menaçant encore. Elle était seule face à l'obscurité, face à sa propre terreur, et face à l'inévitable confrontation du lendemain. Le rituel du chasseur exigeait une fin. Et elle serait soit la victime ultime rejoignant les trophées du sous-sol, soit celle qui, contre toute attente, renverserait les rôles. Il n'y avait pas d'autre issue sur cette île.
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La nuit s'étira, non pas en heures, mais en couches successives de froid et de ténèbres, chacune plus épaisse, plus suffocante que la précédente. Recroquevillée au pied nu du monolithe noir, dont la pierre semblait aspirer la moindre parcelle de chaleur résiduelle, Antigone menait une guerre sur plusieurs fronts. Contre le froid insidieux qui s'infiltrait à travers les fibres usées de sa combinaison, engourdissant ses membres, la menaçant d'une hypothermie lente. Contre la douleur aiguë, lancinante, qui irradiait de sa cheville enflée à chaque micro-mouvement, transformant chaque tentative de trouver une position moins inconfortable en torture. Contre la faim tenace qui lui nouait l'estomac en crampes douloureuses, lui rappelant cruellement sa vulnérabilité physique. Mais la bataille la plus épuisante se livrait dans son esprit, contre la peur omniprésente, polymorphe, qui rampait dans les recoins de sa conscience, menaçant de la submerger, de la paralyser dans une attente passive et fatale.

Le silence, après que les dernières notes wagnériennes eurent été englouties par la forêt, était devenu une entité tangible, une pression sur ses tympans. Chaque son naturel était amplifié jusqu'à la déformation par son hypervigilance. Le léger bruissement des feuilles sèches sous l'effet d'une brise nocturne devenait le pas furtif d'un chasseur. Le hulululement mélancolique d'une chouette dans le lointain prenait des accents de présage funeste. Le craquement soudain d'une branche morte sous le poids du gel ou d'un animal invisible la faisait sursauter violemment, le cœur battant la chamade, persuadée que l'instant fatal était arrivé. Était-ce Célice, là, juste au-delà du cercle de sa perception limitée, jouant avec elle, savourant sa terreur, défiant ses propres rituels pour venir l'exécuter dans la vulnérabilité de la nuit ? Ou était-ce simplement la forêt, indifférente, bruissant de sa vie nocturne secrète ? L'incertitude était une lame tournant lentement dans la plaie de son angoisse.

Elle tenta de masser sa cheville, les doigts gourds de froid glissant sur la peau tendue et chaude au toucher. La douleur vive lui arracha une grimace dans l'obscurité. Elle pouvait encore vaguement bouger l'articulation, poser le pied avec précaution. Ce n'était pas cassé. Un avantage dérisoire, mais dans ce jeu où chaque détail comptait, c'était un avantage qu'elle devait préserver. Elle sortit les quelques baies sombres qui constituaient sa seule réserve, les portant à ses lèvres une par une, les mâchant avec une lenteur infinie, essayant d'en extraire la moindre calorie, le moindre réconfort illusoire, tout en ignorant les protestations spasmodiques de son estomac vide.

Le sommeil était un ennemi autant qu'un besoin. L'épuisement physique et mental la tirait vers l'inconscience, mais chaque fois qu'elle sentait ses paupières s'alourdir, une image, un son, une pensée fulgurante la ramenait à une lucidité douloureuse. Son esprit était une roue tournant sans fin, rejouant en boucle les scènes clés de ce cauchemar éveillé. La voix polie mais chargée de menace de Célice à la radio piégée. Le regard vide, insondable, de Lescal avant qu'elle ne frappe. Le poids de la branche ensanglantée dans sa main. L'odeur écœurante du sang chaud des chiens se mêlant à la boue froide. Le pacte terrible conclu implicitement dans le bureau glacial du manoir, un pacte dont elle comprenait seulement maintenant toute la perversité.

Et Corbin ? Où était Corbin ? La question tournait et retournait dans son esprit comme un vautour autour d'une carcasse. Avait-il réussi à atteindre le monument avant qu'elle n'active la diversion ? Avait-il compris la mise en scène macabre du mannequin et s'était-il caché, terrifié ? Ou Célice, dans sa cruauté omnisciente, l'avait-il intercepté sur le chemin, un pion éliminé sans bruit une fois son utilité terminée ? Le mannequin criblé de flèches était clairement un message pour elle, une démonstration de sa prescience et de son contrôle. Mais Célice était un maître manipulateur. N'aurait-il pas pu utiliser Corbin d'une autre manière ? Le capturer, le torturer pour obtenir des informations – même si Corbin ne savait rien de pertinent – ou simplement le garder en réserve, comme un autre élément de torture psychologique à déployer au moment opportun ? La pensée que Corbin puisse être encore en vie quelque part, souffrant, peut-être utilisé contre elle, lui noua la gorge. Elle ne ressentait aucune affection pour le militant radical, ses idéaux lui étaient étrangers, voire répugnants. Mais dans cette arène de mort, il était devenu, par la force des choses, son unique et improbable compagnon d'infortune. Un allié par défaut dont la disparition – ou la capture – la laissait encore plus seule, encore plus vulnérable. La survie, réalisait-elle avec une amertume nouvelle, n'était pas qu'une affaire individuelle dans ce jeu tordu.

Alors que l'horizon à l'est commençait à peine à pâlir, passant d'un noir d'encre à un gris anthracite indistinct, une certitude émergea du chaos de ses pensées. Une certitude née non pas de l'espoir, mais de la reconnaissance froide de sa situation désespérée. Attendre ici, passivement, au pied de ce monolithe narquois qui symbolisait sa propre naïveté piégée, était une forme de suicide différé. Célice savait où elle était. Le drone l'avait confirmé. Il viendrait quand il le jugerait opportun, peut-être avec le lever du soleil pour mieux savourer son triomphe final, ou peut-être en jouant encore sur l'attente pour la briser mentalement avant de l'achever physiquement. Elle serait là, une cible facile, affaiblie par la nuit glaciale, handicapée par sa blessure, privée de toute échappatoire. L'idée de l'affronter dans le manoir, de le tuer dans son sommeil, avait été une tentation fugace, rejetée par une combinaison complexe de peur et d'un reste de fierté tordue. Mais rester ici, c'était pire. C'était accepter son rôle. C'était valider le scénario de Célice. C'était mourir en victime consentante. Non. Pas comme ça. L'instinct de survie, cette force primale qu'elle découvrait en elle, criait contre cette passivité. Il fallait bouger. Reprendre l'initiative, même si cette initiative semblait dérisoire face à l'ennemi. Préparer le terrain. Retourner les armes du chasseur contre lui. Transformer la clairière du piège en arène pour l'ultime confrontation. Devenir, enfin, la chasseresse qu'il voulait – ou craignait – qu'elle soit.

Ignorant la protestation aiguë de sa cheville, elle serra les dents et se força à se mettre debout, s'appuyant lourdement sur le monolithe froid et humide. Elle frissonna, non seulement de froid, mais aussi de la résolution glaciale qui venait de s'emparer d'elle. Elle commença par examiner méthodiquement les environs immédiats du monolithe, à la lumière incertaine de l'aube naissante. La clairière elle-même était trop découverte, un piège mortel. Mais les abords offraient des possibilités. Des amas de rochers offraient un couvert partiel. Des arbres aux troncs épais pouvaient servir de boucliers temporaires. Le sol inégal, jonché de racines et de pierres, pouvait ralentir un poursuivant non averti. Elle repensa à la carte mentale, aux zones de chasse décrites par Célice. Il privilégiait les tirs à distance, la précision chirurgicale. Il fallait donc le forcer à s'approcher, à entrer dans une zone où sa supériorité balistique serait réduite, où le combat pourrait devenir plus direct, plus chaotique. Plus à son avantage à elle, paradoxalement, malgré sa blessure et son manque d'armes conventionnelles. Elle repéra une zone à quelques dizaines de mètres, un enchevêtrement de rochers escarpés et de végétation particulièrement dense formant une sorte de goulet d'étranglement naturel menant vers un petit ravin qu'elle avait entraperçu la veille. C'était là. C'était là qu'elle devait l'attendre.

Elle commença à se déplacer, chaque pas une agonie calculée. Elle ne boitait plus seulement de douleur, mais de détermination. Elle scrutait le sol, non plus pour fuir, mais pour préparer. Elle ramassa des pierres – certaines petites et coupantes, d'autres plus lourdes. Elle repéra des branches solides, potentiellement utilisables comme levier ou arme improvisée. Elle observa les angles de vue, les zones d'ombre, les passages obligés. Son esprit, autrefois occupé par la théorie politique et la critique journalistique, était maintenant entièrement absorbé par la tactique de survie la plus élémentaire : tendre une embuscade.

Elle commença par chercher des traces de Corbin. Une partie d'elle espérait encore, contre toute logique, le trouver caché, survivant. Elle suivit le chemin qu'il aurait pu emprunter pour rejoindre le monument. Après une vingtaine de minutes d'une recherche méthodique et douloureuse, elle trouva des signes. Une empreinte plus profonde que les siennes dans la terre meuble près d'un ruisseau intermittent. Une branche basse clairement cassée par un passage maladroit. Puis, déchirant accroché à une ronce basse, un minuscule lambeau de tissu gris anthracite, identique à celui de leur combinaison. Il était passé par là. Vivant, au moins à ce moment-là. Mais où était-il maintenant ? Avait-il continué ? S'était-il caché ailleurs ? Ou Célice l'avait-il trouvé ?

Elle suivit les traces ténues, le cœur serré d'une angoisse nouvelle. Elles la menèrent, inexorablement, vers la zone rocheuse qu'elle avait choisie pour son embuscade. Et c'est là qu'elle le vit. Affalé contre la paroi moussue d'un gros rocher, à demi dissimulé par un rideau de fougères retombantes. Corbin. Il était immobile, sa tête reposant sur sa poitrine dans une posture d'abandon total. Était-il juste évanoui ? Ou...? Elle s'approcha prudemment, retenant son souffle. Elle remarqua alors la pâleur extrême de son visage, ses lèvres teintées d'un bleu inquiétant, le léger râle qui s'échappait de sa gorge à chaque inspiration laborieuse. La blessure à son bras était un désastre : le bandage était noirci, une odeur fétide et putride flottait autour de lui. L'infection avait fait son œuvre pendant la nuit glaciale. Il était mourant.

« Corbin ! » Elle s'agenouilla près de lui, posant une main hésitante sur son épaule.

Il sursauta faiblement, ses paupières papillonnant avant de s'ouvrir difficilement. Ses yeux, autrefois brûlants de haine ou de peur, étaient maintenant vitreux, perdus dans les limbes de la fièvre et de l'agonie. Il lui fallut un long moment pour faire le point, pour reconnaître le visage penché sur lui. Une étincelle de conscience traversa son regard embrumé.

« Ornan... Munch... » Sa voix n'était qu'un souffle rauque, à peine audible. « Tu... Tu es... encore là... ? »
Oui. Je suis là. Et toi aussi. Il faut tenir, Corbin. On va trouver une solution. » Les mots sonnaient faux, même à ses propres oreilles. Il n'y avait pas de solution pour lui.

Il eut une quinte de toux sèche et douloureuse qui secoua son corps frêle. Il cracha un peu de sang noirci sur la mousse. « Il... est passé... » haleta-t-il, chaque mot un effort visible. « Cette nuit... Il m'a... trouvé... Tout près... Il aurait pu... me tuer... » Il tenta de lever sa main valide pour désigner quelque chose, mais elle retomba mollement. « Il m'a juste... regardé. Avec ses yeux... morts... Il a... souri... Ce fils de pute a souri... » Un frisson violent le secoua, incontrôlable. « Il a dit... Il a dit... 'Le spectacle n'est pas terminé, Citoyen. Votre... contribution... est encore requise. Votre amie attend le grand final.' Il... il joue... toujours... avec nous... »

La nausée submergea à nouveau Antigone, plus forte cette fois. Célice. Ce monstre absolu. Il n'avait pas tué Corbin, non. Il l'avait laissé là, agonisant, sachant qu'elle le trouverait. Pour la torturer psychologiquement. Pour la forcer à le voir mourir lentement. Pour la ralentir encore plus si elle tentait de l'aider. Ou pour la pousser à l'abandonner, ajoutant la culpabilité à son fardeau. C'était d'une cruauté qui dépassait l'entendement, une cruauté froide, esthétique, calculée.

« Lève-toi, » dit Antigone, sa voix soudainement dure, presque cassante. « On ne reste pas ici. Il nous attend ici. Lève-toi ! »

Elle glissa un bras sous ses épaules, tenta de le soulever. Mais il était un poids mort, son corps secoué de tremblements incontrôlables. Il retomba contre le rocher, sa respiration devenant encore plus erratique.

« Non... » murmura-t-il. « Trop tard... C'est... fini... pour moi... Ornan-Munch... Écoute-moi... » Il réussit à agripper faiblement le tissu de sa combinaison, ses yeux retrouvant une lueur de lucidité intense, fiévreuse. « Tu dois... le tuer... Pas pour... tes idées... Pas pour la Révolution... Rien de tout ça... Juste... l'arrêter... Ce monstre... Pour que... personne d'autre... Pour nous... »

Antigone secoua la tête, les larmes lui brouillant la vue malgré elle. « Tais-toi, Corbin. Garde tes forces. On va... »

« NON ! » Il la coupa avec une énergie surprenante, sa voix rauque gagnant en intensité. « Il n'y a plus de temps ! Il va venir ! Pour nous deux ! C'est sa mise en scène ! Sa conclusion logique ! Utilise-moi ! »
Quoi ? » Le mot s'étrangla dans sa gorge.
UTILISE-MOI ! » répéta-t-il, presque un cri. Une lueur étrange, presque fanatique, brillait dans ses yeux dilatés. « Je suis fini. Foutu. Mais je peux encore servir. Comme... comme appât. Comme... diversion bruyante. Je ne peux plus me battre... mais je peux encore... gueuler. L'attirer. Le fixer. Pendant ce temps... toi... Tu le surprends. C'est ta seule putain de chance, tu comprends ? La seule ! »

Antigone le dévisagea, horrifiée et fascinée à la fois par cette proposition sortie des profondeurs de l'agonie et du défi. Le sacrifice ultime. Offert non pas par grandeur d'âme, mais par une sorte de pragmatisme désespéré et de haine pure envers leur tortionnaire. C'était l'ultime acte de résistance d'un homme brisé, une façon de choisir, en quelque sorte, les termes de sa propre fin tout en lui offrant, à elle, une chance de vengeance et de survie. C'était monstrueux. C'était logique. C'était la loi de l'île.

« Fais-le, Ornan-Munch ! » haleta-t-il, la fièvre le faisant délirer légèrement. « Montre-lui... que même la vermine révolutionnaire... peut encore mordre... Tue-le... Tue-le pour que... tout ça... n'ait pas été... juste un jeu... juste... du vent... »

L'air froid sembla se solidifier dans les poumons d'Antigone. Elle regarda le visage émacié de Corbin, marqué par la souffrance, mais illuminé par cette dernière flamme de défi. Elle regarda ensuite autour d'elle, le terrain qu'elle avait choisi pour l'embuscade. Les rochers. Le goulet. Le ravin à proximité. Une possibilité existait. Risquée, incertaine, mais réelle. Accepter le sacrifice de Corbin était peut-être la seule voie. Pour survivre. Pour accomplir la mission qu'il lui avait donnée. Pour que sa mort ait un sens, aussi terrible soit-il.

« D'accord, » souffla-t-elle enfin, sa voix un murmure étranglé. Le mot avait un poids infini. « D'accord, Corbin. Voilà ce qu'on va faire... »

Elle lui exposa son plan, rapidement, à voix basse, ses propres mots lui semblant venir d'une autre personne. Il l'écouta sans l'interrompre, hochant faiblement la tête de temps à autre. Quand elle eut terminé, un sourire torturé étira ses lèvres craquelées.

« La fasciste... et le mourant... dernier carré... contre l'aristocrate fou... Quelle... ironie... L'Histoire... est une pute... malade... »

Puis, avec un effort suprême, il commença à se traîner, rampant sur le sol humide vers la position qu'ils avaient définie : un petit promontoire rocheux près de l'entrée du goulet, relativement exposé, mais offrant une ligne de vue claire vers le chemin d'approche présumé de Célice. Antigone, elle, se glissa derrière un éperon rocheux plus large, à une dizaine de mètres de là, une position qui lui offrait un abri et une vue partielle sur la scène, tout en étant proche du bord du ravin. Elle sortit la branche pointue de sa combinaison, la serra dans sa main moite. Ce n'était rien face à un fusil de précision, mais c'était tout ce qu'elle avait.

L'attente reprit. Le silence de la forêt était maintenant différent. Ce n'était plus le silence de l'angoisse passive, mais celui, électrique, qui précède l'orage, l'explosion finale. Chaque seconde était une éternité suspendue. Le vent semblait s'être arrêté. Même les oiseaux s'étaient tus. Antigone retint sa respiration, tendant l'oreille jusqu'à la douleur. Puis, elle l'entendit. Le bruit était infime, presque imperceptible. Une botte glissant sur une pierre meuble. Un léger froissement de feuilles à la lisière de la zone rocheuse. Il était là. Le chasseur venait chercher sa proie.

Corbin se hissa péniblement contre son rocher, se rendant aussi visible que possible. Il était livide, secoué de tremblements, mais une flamme de défi brûlait toujours dans ses yeux fiévreux. Il rassembla ce qui lui restait de souffle et projeta un cri rauque qui déchira le silence tendu :

« ALORS, CÉLICE ! ORDURE ! TU TE DÉCIDES ENFIN ? VIENS FINIR TA SALE BESOGNE ! TU AS PEUR D'UN MOURANT, ARISTO DE MERDE ? MONTRE-TOI, LÂCHE ! »

Une réponse lui parvint, non pas un cri, mais un rire sec, bref, teinté d'un amusement condescendant, venant de la direction des arbres. Puis Célice émergea du couvert végétal. Il avançait avec une lenteur délibérée, presque théâtrale, son élégante tenue de chasse impeccable malgré les épreuves de la forêt. Son fusil de précision était épaulé, mais il ne visait pas encore. Il s'arrêta à une vingtaine de mètres de Corbin, son visage impénétrable affichant une expression de curiosité froide.

« Votre ténacité est... remarquable, Citoyen Corbin, » dit-il, sa voix claire et posée contrastant avec la tension palpable de l'air. « Admirable, même, dans sa futilité. Une dernière bravade avant le néant. Très... populaire, je suppose. »

Il leva lentement son fusil, l'œil collé à la lunette, ajustant sa visée sur la poitrine de Corbin. C'était le signal. L'instant décisif. Corbin, fidèle à son rôle jusqu'au bout, projeta une nouvelle série d'insultes ordurières, un flot de haine et de défi. Célice ne sourcilla pas, son doigt se préparant à presser la détente.

Antigone explosa hors de sa cachette. Pas vers Célice, non. Vers le bord du ravin, à quelques mètres de là, là où elle avait repéré la veille une zone où la terre semblait sapée par les infiltrations d'eau, une corniche surplombant directement le vide. C'était son va-tout, sa seule chance de renverser le jeu.

Célice, surpris par son apparition soudaine sur son flanc, à un endroit qu'il n'avait peut-être pas anticipé comme une menace immédiate, pivota vers elle, son instinct de chasseur réagissant à la nouvelle cible mouvante. Son doigt se crispa sur la détente. Il était trop tard pour ajuster parfaitement, mais assez rapide pour tirer.

La détonation du fusil déchira l'air au moment précis où Antigone atteignait le bord et se jetait, non pas dans le vide, mais avec force sur la corniche elle-même, utilisant l'élan de sa course et tout le poids de son corps. La balle de Célice siffla juste au-dessus de l'endroit où elle se trouvait une fraction de seconde plus tôt, allant se perdre sans bruit dans la forêt opposée.

La corniche, fragilisée, ne résista pas à l'impact. Avec un craquement sinistre, elle céda sous Antigone. Elle bascula, non pas dans le précipice, mais sur la pente abrupte de terre et de cailloux située juste en dessous, une chute contrôlée de quelques mètres qui la fit rouler, dévaler, la douleur dans sa cheville explosant comme une grenade, mais la laissant vivante, hors de la ligne de mire directe de Célice.

Au-dessus d'elle, elle entendit Célice pousser un juron de surprise et de rage, un son rare et gratifiant. Puis le grondement sourd d'une partie de la paroi qui s'éboulait suite à la rupture de la corniche. Son plan désespéré avait fonctionné, du moins en partie. Elle ne l'avait pas piégé, pas directement. Mais elle l'avait forcé à rater son tir, elle avait modifié le terrain, elle avait brisé son contrôle parfait de la situation. Et surtout, elle avait gagné quelques secondes vitales.

Elle entendit un autre coup de feu claquer au-dessus d'elle. Un seul. Puis le silence retomba. Un silence différent cette fois. Un silence lourd, définitif. Elle sut, sans le voir, sans l'entendre, que Corbin était mort. Son dernier cri de défi avait été son épitaphe. Son sacrifice insensé lui avait offert l'ultime opportunité.

Épuisée, meurtrie de partout, mais animée maintenant d'une rage froide et lucide qui brûlait plus fort que la peur, Antigone se releva péniblement au bas de la pente éboulée. La poussière retombait lentement. Célice devait être quelque part là-haut, peut-être momentanément désorienté par l'éboulement, cherchant une nouvelle position, un nouvel angle d'attaque. La partie d'échecs avait été bouleversée. Le chasseur avait été surpris. La chasse n'était pas terminée, mais l'équilibre des forces, aussi précaire soit-il, venait peut-être de changer.

Cependant, avant que la pensée ait pu pleinement prendre forme, avant que la moindre parcelle d'espoir ou de nouvelle stratégie ait pu germer, le contrecoup la frappa. La tension extrême des dernières heures, la violence subie et perpétrée, la mort de Corbin sous ses yeux, le sacrifice calculé, sa propre survie précaire... tout cela remonta en une vague noire et irrépressible. Elle s'adossa contre la paroi froide et humide du ravin, et le barrage céda. Un tremblement commença dans ses mains, remonta le long de ses bras, secoua ses épaules. Puis un sanglot lui échappa, rauque, déchirant. Puis un autre. Bientôt, elle fut secouée de spasmes incontrôlables, les larmes coulant sans retenue sur son visage sale et meurtri. Ce n'étaient pas des larmes de tristesse pour Corbin, ni même seulement de peur. C'étaient des larmes de rage impuissante, de dégoût de soi, de terreur pure face à ce qu'elle était devenue, face à ce que Célice avait fait d'elle. Elle porta ses mains à sa tête, griffant presque ses cheveux, et un cri s'échappa de sa gorge, un hurlement primal, animal, qui résonna brièvement entre les parois du ravin avant d'être étouffé par la forêt. Elle cria encore, frappant le sol de ses poings, expulsant toute la tension, toute l'horreur accumulée. Puis, aussi soudainement qu'elle avait commencé, la crise cessa. Elle resta là, vidée, pantelante, les yeux secs maintenant, fixant le vide. L'épuisement total, physique et nerveux, la submergea. Elle se laissa glisser le long de la paroi, se roula en boule sur le sol froid et humide, ramenant ses genoux contre sa poitrine, sa branche pointue toujours serrée dans sa main. Le monde extérieur s'estompa. Le froid, la douleur, la peur... tout recula. Elle ne s'endormit pas. Elle s'effondra dans une inconscience noire et sans rêve, son corps et son esprit ayant atteint leur limite absolue. Elle était toujours une proie, mais une proie momentanément hors jeu, effondrée au seuil du dernier acte.

Le silence était retombé dans la petite ravine, seulement troublé par le gargouillis discret du sang de Corbin s'écoulant sur les pierres humides et le sifflement du vent dans les branches nues au-dessus. Célice resta immobile un instant sur la crête opposée, là où l'éboulement provoqué par la manœuvre désespérée d'Ornan-Munch l'avait forcé à reculer. Son fusil de précision était toujours épaulé, l'odeur âcre de la poudre flottant légèrement dans l'air frais. Il balaya du regard la pente éboulée où la femme avait disparu. Aucune trace immédiate. Intéressant.

Son attention revint sur la forme affalée de Corbin. Le dernier cri de défi du radical avait été... prévisible. Pathétique dans sa grandiloquence, mais prévisible. Un dernier spasme de cette idéologie brouillonne et sentimentale qu'il exécrait tant. Avec une lenteur délibérée, Célice descendit la pente prudemment, ses bottes trouvant des appuis sûrs là où Antigone n'avait trouvé que la chute. Il contourna les débris de l'éboulement et s'approcha du corps.

Il contempla Corbin un instant, non pas avec pitié – sentiment aussi inutile qu'encombrant – mais avec l'intérêt détaché d'un naturaliste examinant un spécimen arrivé au terme de son existence. Un produit typique de la Révolution : passionné, bruyant, intrinsèquement désordonné, et finalement, fragile. Il fallait bien reconnaître une certaine ténacité, cependant. Une forme de résilience née du fanatisme. C'était cela, peut-être, qu'il fallait prélever.

Il sortit un fin couteau de chasse de sa gaine, un objet d'acier sombre et fonctionnel. S'agenouillant brièvement, il opéra avec une précision clinique, sans hâte ni dégoût. Il ne cherchait pas un trophée macabre au sens vulgaire du terme. Plutôt un memento, un data point tangible pour sa collection. Un des doigts de Corbin, celui qui avait sans doute crispé le plus fort dans son ultime défi ? Non, trop commun. Son regard s'arrêta sur la mâchoire serrée du mort. Il utilisa la pointe de son couteau avec une habileté chirurgicale pour extraire une molaire. Intacte. Solide. Témoin silencieux de la résistance physique de l'individu. Il la nettoya sommairement sur une feuille large et la glissa dans une petite pochette de cuir huilé qu'il portait toujours sur lui. Voilà. Un ajout adéquat à la Salle des Trophées.

La question logistique se posait maintenant. Deux corps à déplacer. Celui de Corbin, et celui de Lescal, laissé dans la ravine inférieure depuis la veille. Un désagrément. Lescal, surtout. Sa mort était une contrariété significative. Il avait fallu des années pour le former, pour canaliser sa force brute et sa loyauté primaire en une efficacité silencieuse. Un Loduarien de sa stature et de sa génération, rescapé de l'effondrement chaotique de son pays natal, était devenu une pièce rare. Presque un objet de collection en soi, songea Célice avec une pointe d'ironie froide. Il avait été acquis à l'époque où la tourmente post-révolutionnaire dans cette partie de l'Eurysie avait mis sur le marché des spécimens humains... intéressants. Le remplacer serait difficile, coûteux en temps et en ressources. Une nuisance.

Il retourna chercher le corps de Lescal, utilisant une série de sentiers dissimulés et un petit véhicule tout-terrain électrique camouflé non loin – un outil nécessaire pour la gestion de l'île, bien que moins élégant que la marche. Le transport des deux cadavres jusqu'à la zone de stockage réfrigérée attenante à son laboratoire souterrain fut une corvée effectuée avec une efficacité mécanique. Il déposa les corps côte à côte sur des tables d'acier inoxydable. Le contraste était frappant : la masse compacte et disciplinée du Loduarien, même dans la mort, et la carcasse dégingandée et déjà marquée par la souffrance du révolutionnaire. Deux échecs, en un sens. Lescal, pour s'être laissé surprendre. Corbin, pour avoir existé.

Les chiens... Ah, les chiens. Autre perte regrettable. Pas irremplaçable, bien sûr. On pouvait toujours acquérir et dresser de nouvelles bêtes. Mais cela prendrait du temps. Et ceux-là étaient parfaitement conditionnés, répondant à ses ordres subtils, une extension de sa volonté dans la traque. Leur perte signifiait qu'il devrait désormais compter uniquement sur ses propres compétences pour la phase finale. Ce qui, d'un autre côté, n'était pas sans charme. Cela rendait le jeu plus pur, plus direct. Un duel entre son expérience et l'instinct de survie naissant d'Ornan-Munch.

De retour dans le confort feutré du manoir, il se débarrassa de ses vêtements de chasse légèrement souillés, prit une douche rapide et brûlante, et revêtit une robe de chambre en soie sombre. La routine était essentielle. Elle était le rempart contre le chaos, la manifestation de l'ordre qu'il imposait à lui-même comme au monde. Il se versa un verre de sa vieille liqueur d'agave et se dirigea vers le salon d'écoute. Ce soir, ce serait Elektra. La tension psychologique, la vengeance implacable, la folie latente... cela semblait approprié. Il lança l'enregistrement sur le système audio haut de gamme, s'installa dans son fauteuil profond et ferma les yeux, laissant la musique puissante et dissonante laver les scories de la journée – le bruit vulgaire des coups de feu, les râles d'agonie, l'agaçante nécessité de gérer les cadavres. Ici, dans ce cocon de perfection acoustique, il était à nouveau le maître absolu, l'ordonnateur du beau et du terrible.

Avant de se retirer pour la nuit, cependant, il y avait un autre rituel, plus privé, plus nécessaire peut-être. Il descendit les escaliers dissimulés derrière la bibliothèque de son bureau, ceux qui menaient à son sanctuaire personnel, cette pièce qu'Ornan-Munch avait découverte lors de son exploration furtive et qu'il appelait parfois, dans le secret de ses pensées, le Mausolée de l'Idée. L'air y était frais, immobile, chargé de l'odeur distinctive de la cire d'abeille utilisée pour entretenir les boiseries et du parfum subtil de vieux papier. Une unique lampe à lumière tamisée éclairait l'uniforme de général d'apparat exposé sous sa vitrine impeccable, le drapeau impérial élimé mais soigneusement repassé, et les photographies encadrées.

Il s'arrêta devant celle de Sukaretto III, prise lors de son couronnement. Le visage bouffi, le sourire forcé de l'Empereur. Un symbole nécessaire à l'époque, pensa Célice sans chaleur. Un pantin utile pour masquer la mécanique réelle du pouvoir. Il repensa brièvement à la période Westalienne, au "Palais" du 46 West Downing Side. Ces années d'exil fébrile, ces réceptions où se mêlaient artistes décadents, financiers véreux et diplomates calculateurs. On y jouait à la restauration, on y échangeait des promesses vagues autour de verres de whisky trop cher. Ses "amis" de l'époque... Vidal, toujours soucieux de son image ; Kaname, déjà rigide mais encore malléable ; Crevier, noyant son impatience dans des discours enflammés ; Yikada, elle, déjà penchée sur ses chiffres, seule à percevoir peut-être la nécessité d'une structure derrière le rêve. Quelle naïveté, au fond. Même la sienne. Croire qu'une idée seule suffisait, sans l'application méthodique, implacable, de la force.

Puis vint l'Empire réel. L'exercice concret du pouvoir. La gestion des flux, des corps, des éliminations. Les camps. Il ne regrettait rien de cette période. C'était une nécessité sanitaire, une chirurgie à grande échelle sur le corps malade du Grand Kah. Il fallait purger, nettoyer, redresser. Yikada, la Commissaire glaciale, avait compris la dimension administrative de la tâche. Elle avait été un rouage essentiel, efficace dans sa rationalité bureaucratique, même si elle manquait, selon lui, de cette dimension esthétique, de cette appréciation du geste parfait que lui, Célice, cultivait dans l'ombre. Sa fin, pendue par la foule... grotesque. Inappropriée. Une faute de goût de l'Histoire elle-même.

Ses yeux se posèrent à nouveau sur la photographie de l'Empereur. Lentement, presque cérémonieusement, il leva le bras droit, la main tendue, les doigts serrés, dans le salut impérial rigide, hérité des fascismes eurysiens mais réinterprété par Crevier avec une emphase typiquement kah-tanaise. Un salut à l'Empereur mort, certes, mais surtout à l'Idée qu'il avait incarnée malgré lui. À l'Ordre. À la Volonté s'imposant au chaos.

Mais qu'en restait-il, de cet Ordre ? De cette noblesse qu'ils avaient voulu restaurer ? Il laissa retomber son bras. L'Eurysie et ses fascismes décevants ? Des mouvements vulgaires, populistes, sans style ni véritable rigueur intellectuelle, bien loin de la discipline qu'il avait tenté d'instiller. Les exilés de Carnavalle, alors ? Il eut un rictus de mépris. Aldous et sa clique de rêveurs impuissants, jouant aux oracles et aux conspirateurs de salon, incapables de la moindre action décisive, se nourrissant de nostalgie et de financements troubles. Des fossiles attendant leur propre disparition dans le confort feutré de leurs villas.

Son visage se durcit. Et lui ? Lui, Célice, le Baron, l'architecte de l'ombre, le dernier tenant peut-être d'une certaine idée de la grandeur par la volonté absolue ? Il était ici. Caché sur une île perdue. Fuyant non pas une défaite militaire – il n'avait jamais été vaincu sur son terrain –, mais l'avènement triomphant de ce qu'il haïssait le plus : l'anarchisme communaliste, le règne informe de la multitude, l'entropie sociale érigée en système. Il aurait pu les tuer, tous, s'il avait eu les moyens et le temps. Mais l'Histoire avait choisi une autre voie. Une voie laide et désordonnée.

Et maintenant ? Il n'avait ni fils pour hériter de son nom ou de sa vision distordue du monde. Ni vieux compagnon de route fiable pour poursuivre l'œuvre – Lescal était mort, victime de la créature qu'il avait sous-estimée. Ses anciens "amis" étaient soit morts, soit disparus, soit inutiles. Il était seul. Absolument seul avec ses souvenirs, ses trophées silencieux dans la salle voisine, et ce jeu ultime qu'il s'était offert comme un dernier défi esthétique.

S'il restait un espoir – non pas un espoir sentimental, terme qu'il abhorrait, mais une potentialité, une matière brute intéressante –, il résidait peut-être chez Antigone Ornan-Munch. Cette petite journaliste réactionnaire, partie de si bas. Fascinée mais effrayée. Théoricienne mais capable d'apprendre, d'agir, de tuer quand la nécessité l'exigeait. Elle avait compris. Pas tout, certes. Pas la beauté froide de l'acte pur. Mais elle avait compris la logique du prédateur. Elle avait survécu. Elle avait même montré une certaine... initiative. Une qualité rare. Peut-être la dernière étincelle intéressante dans ce siècle finissant.

Mais en pensant à elle, en pensant à sa solitude, à l'effondrement de son grand œuvre, il réalisa soudain, avec une clarté dénuée de toute émotion, sa propre vacuité. L'Ordre n'avait pas tenu. L'Empire était poussière. Ses compagnons disparus. Ses ennemis triomphants, même dans leur désordre. Que restait-il ? Lui. Un chasseur sur une île. Jouant une partie dont l'issue, même victorieuse, ne changerait rien à l'état du monde. Un artiste sans public, préparant une dernière performance pour lui-même.

Il quitta le mausolée sans un regard en arrière, remontant lentement les escaliers.

Le lendemain matin, Célice se réveilla avant l'aube, parfaitement reposé, l'esprit clair et aiguisé. Une humeur excellente, presque jubilatoire, l'habitait. La dernière journée du jeu. Le dénouement. L'anticipation était un plaisir en soi, presque aussi délectable que la chasse elle-même. Il accomplit ses rituels matinaux avec une précision méticuleuse. D'abord, le thé gris du Nazum, préparé selon une infusion lente et précise, son amertume complexe stimulant ses sens. Il s'installa dans son bureau, sa tablette de données à la main, parcourant les flux d'informations du monde extérieur. Les convulsions politiques en Afarée, les querelles stériles au sein des instances libérales, l'agitation sociale endémique dans les vieilles métropoles capitalistes... Un chaos prévisible, lassant. Quelle différence avec l'ordre parfait, la clarté existentielle de son île !

D'une simple commande vocale discrète, il actionna l'ouverture synchronisée de plusieurs grandes baies vitrées dans le manoir, laissant l'air frais et vif de l'océan renouveler l'atmosphère confinée. Une bouffée d'iode et de sel, promesse de la nature sauvage qu'il allait bientôt affronter, ou plutôt, dompter.

Il monta ensuite à l'étage, dans l'aile des invités. Il entra dans la chambre qu'il avait attribuée à Ornan-Munch lors de son arrivée – ou plutôt, celle qu'il destinait à la conclusion de la chasse. Il vérifia que le lit était fait, les draps frais et impeccables. Un geste non pas d'hospitalité, mais de préparation scénique. Que la conclusion soit une capture ou une élimination, l'environnement final devait être conforme à ses standards esthétiques. La proie méritait un cadre digne de l'intérêt qu'elle suscitait désormais.

Retour dans ses appartements privés. Une touche de parfum discret, une eau de Cologne à base de vétiver et d'agrumes rares, un autre rituel soulignant le contraste entre sa civilisation personnelle et la sauvagerie de l'acte à venir. Il enfila ensuite sa tenue de chasse. Pas celle, fonctionnelle mais sans âme, qu'il avait portée la veille. Non, celle réservée aux occasions spéciales, aux proies qui avaient mérité son attention pleine et entière. Un ensemble sur mesure, en matériaux techniques de pointe mais coupés dans un style classique, élégant, noir mat, absorbant la lumière. Parfait pour se fondre dans les ombres, mais aussi pour affirmer sa supériorité esthétique sur le terrain.

Enfin, le fusil. Son outil de prédilection. Un modèle unique, customisé selon ses spécifications exactes, un équilibre parfait entre précision balistique et beauté formelle. Il le sortit de son coffre sécurisé, le mania avec la familiarité et le respect dus à un partenaire de longue date. Il le démonta partiellement, vérifia chaque mécanisme avec une attention méticuleuse, nettoya la lunette, passa un chiffon huilé sur le canon sombre. Chaque geste était précis, répété des milliers de fois, un mantra cinétique qui le centrait, le préparait à l'acte final. Il sélectionna ses munitions, les glissa sans bruit dans le chargeur. L'arme était prête. Il était prêt.

Il se permit un dernier regard dans un miroir. L'image reflétée était celle de la maîtrise absolue. Aucun doute, aucune hésitation. Juste la calme anticipation du chasseur au sommet de son art. La petite Antigone... Elle l'avait surpris, il devait l'admettre. Partie de si bas – une théoricienne de salon, fascinée mais effrayée, prévisible dans ses réactions initiales. Et pourtant... Elle avait survécu aux chiens, par la ruse plus que par la force. Elle avait contribué à éliminer Lescal, exploitant une faiblesse notée dans ses propres journaux – une ironie qu'il appréciait. Elle avait neutralisé la deuxième meute avec une audace inattendue. Et elle avait tenté cette diversion, cette fuite calculée. Élémentaire, certes, mais témoignant d'une capacité d'adaptation, d'une volonté de ne pas simplement subir. Elle avait grandement remonté dans son estime. Non pas comme une égale, bien sûr – l'idée était absurde – mais comme un spécimen particulièrement intéressant, une proie qui offrait enfin un défi digne de ce nom. L'ennui, ce mal qui le rongeait parfois dans la perfection de son isolement, s'était dissipé. Aujourd'hui serait une belle journée de chasse.

Il quitta le manoir, le fusil équilibré dans sa main, et s'engagea sur le sentier menant vers la clairière du monolithe. Le soleil perçait enfin les nuages, jetant des taches de lumière dorée sur la forêt humide. L'air était vif, vibrant. L'humeur de Célice était au beau fixe. Le dernier acte allait commencer. Et il comptait bien le savourer pleinement.
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L'inconscience n'avait été qu'un répit fugace, une brève échappée avant que la réalité brutale de sa situation ne la rattrape avec la violence d'une claque en plein visage. Antigone se réveilla avec un sursaut, non pas à cause d'un bruit, mais aspirée hors du néant par la pure misère de son corps. Le froid avait pénétré jusqu'à ses os pendant son évanouissement, la laissant parcourue de tremblements incontrôlables qui secouaient douloureusement sa cheville blessée. Chaque muscle protestait, endolori par les efforts, les chutes, la tension constante. La faim était une bête rongeant ses entrailles, une crampe sourde et permanente qui la laissait faible, nauséeuse. L'humidité ambiante, la bruine persistante qui avait repris pendant son sommeil forcé, collait la combinaison rêche à sa peau, accentuant la sensation de froid et de crasse. Elle se sentait souillée, épuisée, vidée de toute force vitale. Mourante. Le mot flotta dans son esprit sans susciter de panique, juste une sorte de constatation résignée et froide.

Pourtant, sous la couche d'abattement, une étincelle têtue refusait de s'éteindre. La rage. Une rage froide, cristallisée par la mort de Corbin, par le sadisme calculateur de Célice, par sa propre transformation forcée. Elle ne mourrait pas ici, comme un animal traqué et épuisé. Elle ne lui donnerait pas cette satisfaction finale. Si la fin devait venir, elle viendrait à ses propres termes, aussi dérisoires soient-ils.

La dernière journée du Grand Jeu avait commencé. Le soleil, caché derrière un plafond nuageux épais et uniforme, ne fournissait qu'une lumière grise, plate, sans chaleur. Célice était là, quelque part. Il l'avait laissée s'effondrer, sachant que le temps, le froid, la faim et ses blessures travaillaient pour lui. Il viendrait la cueillir quand il le jugerait esthétiquement satisfaisant.

Se hissant péniblement sur sa jambe valide, utilisant la paroi du ravin comme appui, Antigone força son esprit embrumé à se concentrer. Fuir encore ? Inutile. Il la retrouverait toujours. Se cacher ? Impossible sur le long terme. L'unique option restante était de continuer ce qu'elle avait commencé : préparer le terrain. Transformer ce bout de forêt hostile en son propre piège.

Avec une lenteur infinie, elle commença à travailler, ses gestes dictés par une logique de survie dépouillée de toute illusion. Elle ramassa des pierres aux arêtes vives, les plaçant judicieusement sur les sentiers probables, cachées sous des feuilles mortes – des chausse-trapes improvisées, pathétiques sans doute, mais c'était une action. Elle tendit des lianes basses entre les arbres, espérant faire trébucher un poursuivant inattentif. Elle chercha des zones de boue profonde, masquant leur étendue avec des branchages. C'était dérisoire face à un chasseur de l'expérience de Célice, elle le savait. Mais c'était un acte de défi. C'était refuser de subir passivement. Chaque pierre placée, chaque liane tendue était un cri silencieux : Je suis encore là. Je me bats encore.

Les heures s'écoulèrent dans une attente tendue, un chassé-croisé invisible. Antigone se déplaçait avec une prudence extrême, boitillant douloureusement, changeant constamment de cachette, observant, écoutant. À plusieurs reprises, elle crut l'apercevoir : une silhouette immobile à la lisière d'une clairière, un reflet métallique dans les hauteurs. Mais chaque fois, ce n'était qu'un jeu d'ombres, un arbre à la forme trompeuse, une hallucination née de la fatigue et de la peur. Il jouait avec elle, sans aucun doute. La laissant s'épuiser, la laissant douter de ses propres sens.

Une fois, revenant sur ses pas après avoir trouvé une source minuscule pour étancher sa soif brûlante, elle découvrit les traces de son passage. Les pierres qu'elle avait disposées en chausse-trapes avaient été soigneusement écartées, rassemblées en un petit tas ordonné sur le côté du sentier. La liane qu'elle avait tendue était coupée net, comme par une lame affûtée. Il était passé par là. Il avait vu ses pièges enfantins et les avait déjoués sans effort, lui signifiant son mépris par cette correction méthodique. L'humiliation s'ajouta à la peur et à la fatigue.

Le froid et l'humidité la pénétraient maintenant complètement. Ses tremblements étaient devenus quasi permanents. Sa cheville la lançait cruellement, la forçant à s'arrêter de plus en plus souvent. La faim la rendait faible, sa vision se brouillait par moments. Elle se sentait glisser, son corps et son esprit atteignant les limites de l'endurance. C'est dans cet état de délabrement avancé, cherchant instinctivement un abri contre une nouvelle averse de bruine glaciale, qu'elle tomba sur la serre.

Elle apparut au détour d'un sentier envahi par la végétation, une structure de verre et de métal sombre incrustée à flanc de colline, dominant une petite crique rocheuse en contrebas. La serre tropicale de Célice. Un monde artificiel de chaleur et d'humidité luxuriante au milieu de l'austérité froide de l'île. La porte, à sa grande surprise, n'était pas verrouillée. Poussée par un besoin désespéré de chaleur, d'eau peut-être, ou simplement par l'instinct d'explorer une dernière piste, elle se glissa à l'intérieur.

Le contraste fut saisissant. Une bouffée d'air chaud, lourd, saturé d'odeurs de terre humide et de parfums floraux exotiques l'enveloppa. Des plantes étranges, luxuriantes, aux feuilles larges et luisantes, aux fleurs aux couleurs vives et presque agressives, grimpaient le long des parois vitrées ou s'épanouissaient dans de grands bacs. Un système d'irrigation discret bruinait doucement. C'était un éden artificiel, un caprice d'esthète contrastant violemment avec la lutte pour la survie qui se jouait à l'extérieur. Elle reconnut, dans un coin, les arbustes aux feuilles sombres et étroites. Les plants de thé gris du Nazum, la boisson amère et précieuse de Célice.

Elle s'approcha d'une petite fontaine intégrée, buvant avidement l'eau tiède et légèrement chlorée, laissant la chaleur ambiante détendre un peu ses muscles tétanisés par le froid. C'était un répit dangereux, elle le savait. Mais elle était trop épuisée pour résister. Elle resta là quelques instants, appuyée contre un bac de terre chaude, fermant les yeux, presque bercée par la chaleur et le murmure de l'eau.

C'est alors qu'elle le vit. Reflété dans une des parois vitrées légèrement embuées. Célice. Il se tenait immobile à l'entrée de la serre, l'observant. Il n'avait pas fait de bruit en entrant. Il était simplement là, son fusil tenu négligemment le long de sa jambe, un léger sourire flottant sur ses lèvres. Pas un sourire de triomphe, plutôt celui d'un connaisseur appréciant une scène inattendue mais esthétiquement plaisante. La proie venue chercher refuge dans le jardin secret du chasseur.

La panique la saisit à nouveau, pure et brutale. Elle se redressa d'un bond, ignorant la protestation de sa cheville. Le regard de Célice ne la quitta pas, amusé. Il ne leva même pas son arme. Il attendait sa réaction.

Elle fit la seule chose qui lui vint à l'esprit. Elle attrapa l'un des petits brûleurs à alcool utilisés pour repousser des insectes, renversa le liquide inflammable sur les plants de thé les plus proches et y jeta l'allume-feu intégré, ignorant la sensation de brûlure. Les feuilles sèches s'embrasèrent instantanément dans un flash lumineux et une bouffée de fumée âcre.

« Dommage pour votre thé, Baron, » lança-t-elle d'une voix rauque, profitant de la surprise et de la diversion pour se ruer vers la sortie opposée de la serre, une petite porte de service qu'elle avait repérée en entrant.

Elle entendit le sifflement aigu d'un système d'extinction automatique qui se déclenchait, libérant une fine pluie d'eau ou de produit chimique sur les flammes naissantes. Elle n'attendit pas de voir le résultat. Elle poussa la porte de service et se retrouva à nouveau dehors, dans le froid et la bruine, courant en boitant le long d'un sentier étroit qui serpentait derrière la serre. Elle avait réussi à s'échapper. Mais elle avait révélé sa position, gaspillé une précieuse énergie, et sans doute, amusé Célice plus qu'elle ne l'avait réellement mis en danger.

Le reste de l'après-midi fut une fuite éperdue, désorganisée. Elle n'avait plus de plan, juste l'instinct de mettre autant de distance que possible entre elle et la serre, entre elle et le chasseur. Elle boitait de plus en plus bas, sa cheville enflée et douloureuse. Le froid la transperçait. La faim la tenaillait au point de lui donner des vertiges. Elle trébuchait souvent, tombait, se relevait avec une difficulté croissante. Elle savait qu'elle n'irait pas beaucoup plus loin. Le crépuscule approchait à nouveau, teintant le ciel gris de nuances violacées et orangées lugubres. Elle se trouvait maintenant dans une zone qu'elle reconnaissait vaguement, non loin du manoir. La fin était proche, d'une manière ou d'une autre.

Elle déboucha sur un petit promontoire rocheux qui surplombait le sentier principal menant au manoir. C'est là qu'il l'attendait. Célice se tenait sur le sentier en contrebas, parfaitement immobile, son fusil cette fois pointé dans sa direction, mais pas encore épaulé. Il n'avait pas l'air pressé. Il la regarda émerger du couvert, boitante, sale, épuisée, une figure de pure misère.

« Impressionnant, Mademoiselle Ornan-Munch, » dit-il, sa voix portant clairement dans l'air calme du soir. « Vous avez dépassé mes attentes initiales ! L'incendie de la serre, cependant... C'était une faute de goût. »

Antigone ne répondit pas. Elle était trop épuisée pour parler, trop vidée pour ressentir autre chose qu'une immense lassitude et une haine sourde. Elle s'adossa contre un rocher, attendant l'inévitable. Il leva lentement son fusil, ajustant sa position. Son regard était calme, concentré. Le regard du chasseur sur le point d'achever sa proie.

Elle ferma les yeux, attendant le coup final. Une seconde passa. Puis une autre. Le coup ne venait pas. Elle rouvrit les yeux. Célice avait légèrement abaissé son arme, une expression étrange sur son visage. Il semblait écouter quelque chose. Puis elle l'entendit aussi. Une mélodie faible, lointaine, mais reconnaissable. Une cloche. Ou une sirène discrète, venant du manoir. Un signal.

Célice baissa complètement son fusil. Un léger sourire apparut sur ses lèvres, différent de ses sourires précédents. Moins froid, presque... Presque chaleureux, en fait. C'était déconcertant.

« Minuit, » annonça-t-il simplement, comme s'il commentait la météo. « Le Grand Jeu est terminé. » Il s'inclina légèrement, un geste de courtoisie presque absurde dans les circonstances. « Félicitations, Mademoiselle Ornan-Munch. Vous avez gagné. Vous avez survécu ! »

Il avança de quelques pas vers elle, son attitude ayant complètement changé. Disparu, le prédateur implacable. Il était redevenu l'hôte élégant, presque affable. « Vous devez être épuisée. Exténuée, même. Rentrons au manoir. Un bain chaud, des vêtements propres, un repas... Vous l'avez bien mérité. Quant à votre départ, Lescal vous raméne-... » Il s'interrompit. Une ombre passa brièvement sur son visage et il eut un geste vague vers la direction où le loduarien avait été tué. « L'incident avec Lescal est regrettable, bien sûr. Une perte pour nous deux. Mais son bateau est toujours à quai. Il est à votre disposition. Il vous ramènera aux Marquises dès demain matin, si vous le souhaitez. » Il lui sourit à nouveau, un sourire ouvert, presque amical. « Vous avez été une adversaire stimulante. Vraiment. »

Antigone le fixait, incrédule. La transition était trop rapide, trop brutale. La chaleur après le froid polaire. La civilité après la traque mortelle. Les félicitations après la tentative de meurtre. C'était obscène. Tout ce qu'elle avait enduré – la peur, la douleur, la faim, le froid, la mort de Corbin, le meurtre de Lescal, sa propre dégradation – tout cela réduit à un "jeu" terminé, à une "stimulation" pour l'ennui d'un monstre. La rage, longtemps contenue, longtemps canalisée dans l'instinct de survie, explosa en elle comme une supernova. Toute la fatigue, toute la douleur, toute la peur disparurent, balayées par une vague incandescente de fureur pure, primale. Ce n'était plus une pensée, plus une stratégie. C'était une réaction viscérale, irrépressible. Avec un hurlement guttural, un cri de bête blessée et enragée qui déchira le silence du crépuscule, elle se jeta en avant, ignorant sa cheville, ignorant tout, et chargea Célice, sa branche pointue brandie comme une griffe dérisoire.

Célice, un instant figé par la soudaineté et la violence brute de l'attaque – si différente des esquives et des ruses précédentes –, laissa échapper une fraction de seconde de surprise pure. Ses yeux s'écarquillèrent imperceptiblement. Puis, aussi vite qu'elle était apparue, la surprise fut balayée par une expression nouvelle, inattendue : une lueur de joie intense, presque d'extase. Le masque de l'hôte courtois, du chasseur détaché, tomba pour révéler l'enthousiasme pur du duelliste trouvant enfin un adversaire prêt à l'ultime confrontation, celle qui transcendait les règles et la technique pour toucher à l'essence même de la lutte. Il ne tenta même pas de lever son fusil pour un tir à bout portant. Ce n'était plus l'heure de la chasse à distance. C'était l'heure du contact, de l'épreuve physique directe.

« Enfin ! » Le mot lui échappa, vibrant d'une satisfaction profonde. Il laissa tomber son fusil de précision sur l'herbe humide avec un bruit mat et dédaigneux, l'arme devenant soudain superflue, presque vulgaire face à cette explosion de violence primale. Il sortit avec une fluidité stupéfiante le fin couteau de chasse qu'il portait à la ceinture – celui-là même qui avait prélevé le trophée sur Corbin – et se mit en position. Non pas la posture rigide de l'escrime académique qu'il lui avait enseignée, mais une garde plus basse, plus instinctive, celle du combat rapproché où chaque centimètre compte. « En garde, Mademoiselle Ornan-Munch ! »

Le choc fut brutal. Antigone, dans sa charge aveugle, visa le torse, mais Célice dévia l'attaque de la branche d'un simple mouvement du poignet armé du couteau, la lame sifflant à quelques millimètres du bois. Il ne contre-attaqua pas immédiatement, préférant danser autour d'elle, évaluant sa fureur désordonnée, sa boiterie évidente, ses mouvements télégraphiés par la douleur et l'épuisement. C'était le maître face à l'apprentie furieuse, mais l'apprentie avait le feu du désespoir qui brûlait les dernières réserves d'adrénaline dans ses veines.

Elle attaqua à nouveau, plus bas cette fois, visant les jambes, mais il esquiva avec une agilité surprenante pour son âge apparent, utilisant le terrain inégal à son avantage. Elle sentit le vent froid de la lame du couteau passer près de son flanc. Il jouait avec elle, testant ses limites, prolongeant l'instant, savourant cette confrontation directe qu'il n'avait peut-être pas connue depuis des années. Mais la rage d'Antigone ne faiblissait pas. Chaque parade de Célice, chaque esquive élégante ne faisait qu'attiser les braises de sa haine. Elle frappa encore, encore, utilisant la branche comme une massue, comme une lance, cherchant l'ouverture, l'erreur.

Le combat se déplaça, chaotique, les éloignant du promontoire pour les rapprocher du sentier menant au manoir. Antigone perdit la branche lors d'une parade particulièrement vicieuse de Célice qui fit voler l'arme improvisée dans les fourrés. Désarmée, elle recula, trébuchant sur sa cheville douloureuse. Célice avança, son sourire mince revenu, la pointe de son couteau décrivant de lents cercles menaçants.

« Déjà à court d'idées ? » murmura-t-il, plus pour lui-même que pour elle.

Mais Antigone n'avait pas dit son dernier mot. Elle se baissa vivement, ramassa une poignée de terre humide et de gravier et la lui jeta au visage. Geste de rue, indigne, mais efficace. Célice, surpris par cette tactique triviale, eut un mouvement de recul instinctif, clignant des yeux pour se débarrasser de la terre. Ce fut suffisant. Antigone se jeta sur lui, non pas pour frapper, mais pour le déséquilibrer, utilisant tout son poids pour le faire basculer en arrière. Ils tombèrent tous les deux lourdement sur le sentier boueux, Célice lâchant son couteau dans la chute.

Le combat changea alors de nature. Ce n'était plus un duel, même déséquilibré. C'était une lutte acharnée, au sol, corps à corps. Une mêlée brutale où la technique n'avait plus guère de place face à la force brute et à la volonté de survivre. Antigone griffa, mordit, frappa avec ses poings, ses coudes, ses genoux, visant les yeux, la gorge, l'aine, chaque coup dicté par une fureur sans nom. Célice, bien que plus âgé, possédait une force surprenante et une résistance née de décennies d'entraînement et de discipline. Il parait les coups, tentait de l'immobiliser, ses mains cherchant à l'étrangler, ses doigts s'enfonçant dans les muscles de ses épaules. L'odeur de la sueur, de la terre, du sang – elle sentit une douleur vive à la lèvre, il l'avait coupée d'un coup de tête – se mêlait dans un cocktail suffocant. Ils roulèrent sur le sol, s'arrachant des lambeaux de combinaison, leurs respirations rauques et sifflantes déchirant le silence relatif de la forêt.

Antigone réussit à se dégager brièvement, rampant en arrière, cherchant frénétiquement le couteau de Célice tombé dans la boue. Elle le trouva, la lame luisant faiblement. Au moment où ses doigts se refermaient sur le manche froid et humide, Célice fut sur elle, son genou s'abattant lourdement sur sa poitrine, lui coupant le souffle, sa main agrippant son poignet pour lui arracher l'arme. La lutte pour le couteau devint le centre de leur univers. Les muscles tremblaient sous l'effort extrême, les tendons saillants, les visages crispés par la tension. Antigone sentit la force supérieure de Célice prendre lentement le dessus, ses doigts se desserrant inexorablement sur le manche. Il allait récupérer l'arme. Il allait la tuer.

Dans un dernier éclair de lucidité désespérée, elle cessa de résister au couteau. Elle utilisa sa main libre pour saisir une grosse pierre à moitié enfoncée dans la boue à côté d'elle. Ignorant la douleur qui explosait dans sa poitrine sous le poids du genou de Célice, elle souleva la pierre et l'abattit de toutes ses forces sur le côté de la tête de son agresseur. Le bruit fut mat, écœurant. Célice poussa un grognement de surprise et de douleur, sa prise sur le poignet d'Antigone se relâcha une fraction de seconde. Ce fut assez. Elle ramena le couteau vers elle et, sans réfléchir, sans viser, elle frappa vers le haut, vers le torse qui la surplombait.

La lame s'enfonça profondément, juste sous les côtes. Elle sentit la résistance des muscles, puis quelque chose qui cède. Célice eut un hoquet étranglé, ses yeux s'écarquillèrent de stupeur. Le poids de son genou quitta la poitrine d'Antigone alors qu'il basculait sur le côté, une main portée à sa blessure d'où le sang commençait à jaillir.

Antigone se releva sur un coude, haletante, le couteau toujours serré dans sa main tremblante. Célice tentait de se relever, mais le sang coulait maintenant abondamment, tachant sa tenue de chasse impeccable. Il la regarda, non plus avec amusement ou colère, mais avec une sorte d'étonnement clinique. Il trébucha en arrière, s'appuyant contre le tronc d'un des arbres blancs. Il semblait soudain plus vieux, plus fragile. Il fit quelques pas hésitants en direction du manoir, comme un animal blessé cherchant instinctivement son repaire. Antigone se releva complètement, boitillant, et le suivit à distance. La rage avait cédé la place à une sorte de vide glacé, mais la nécessité d'en finir était toujours là, impérieuse.

Le baron poussa la lourde porte d'entrée du manoir, qui était restée entrouverte, et pénétra dans le grand hall. Antigone le suivit, le couteau toujours prêt. L'intérieur, si ordonné, si parfait quelques jours plus tôt, devint le nouveau théâtre de leur agonie. Célice laissa une traînée de sang sur le sol de pierre polie. Il trébucha contre une console, faisant tomber un vase précieux qui se brisa avec un fracas retentissant. Le son sembla le ranimer brièvement. Il se retourna, cherchant une arme, ses yeux balayant la pièce.

Antigone ne lui en laissa pas le temps. Elle se jeta à nouveau sur lui. Le combat reprit, plus désespéré encore, au milieu des meubles renversés et des éclats de porcelaine. C'était une danse macabre, une lutte sans merci entre l'épuisement et la douleur. Il réussit à la repousser contre un mur, sa main valide cherchant sa gorge. Elle sentit ses doigts se resserrer, l'air lui manquer. Elle leva le couteau et frappa à nouveau, dans son flanc cette fois. Il hurla, un son rauque, presque inhumain, et la lâcha.

Il tituba en arrière, traversant une porte ouverte qui donnait sur le jardin zen. Le contraste était saisissant. La violence sanglante et désordonnée de leur lutte se déversait maintenant dans cet espace de calme et de perfection calculée. Le sable blanc immaculé fut souillé de sang. Célice trébucha sur l'un des rochers soigneusement disposés, tomba à genoux au milieu du jardin ratissé, laissant une empreinte chaotique dans les motifs parfaits.

Il resta là, à genoux, respirant difficilement, le sang s'écoulant de ses deux blessures. Il leva lentement la tête vers Antigone qui s'était arrêtée sur le seuil, hésitante, épuisée, le couteau dégoulinant. Leurs regards se croisèrent une dernière fois. Dans les yeux de Célice, il n'y avait plus de haine, plus de jeu, plus de froideur calculatrice. Juste une immense lassitude, et peut-être, une lueur fugace de compréhension, ou de respect tordu. Il eut un faible sourire, une grimace sanglante.

« La maison est à vous. »

Ses yeux perdirent leur éclat. Sa tête retomba lourdement sur sa poitrine. Son corps bascula lentement sur le côté, s'affaissant sans bruit sur le sable blanc et fin du jardin zen, le souillant d'une dernière tache rouge sombre.

Le silence revint. Un silence absolu, seulement troublé par le bruit rauque de la respiration d'Antigone et le goutte-à-goutte du sang tombant de la lame du couteau qu'elle tenait toujours. Elle resta là, immobile, au seuil du jardin profané, contemplant le corps de Célice. Elle avait gagné. Le Grand Jeu était terminé. Elle avait tué le chasseur. Elle avait survécu.
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Le couteau glissa de ses doigts gourds, heurtant le sol de pierre du seuil avec un cliquetis dérisoire qui résonna longuement dans le silence soudain absolu. Antigone resta là, pantelante, les bras ballants, contemplant la forme immobile de Célice affaissée dans le sable blanc profané du jardin zen. Le sang continuait de s'écouler lentement de ses blessures, une marée rouge sombre s'étalant paresseusement, absorbée par le sable fin, violant l'harmonie millimétrée du lieu. Elle avait gagné. La proie avait tué le chasseur. Le Grand Jeu était terminé. La victoire avait le goût métallique du sang dans sa bouche – sa propre lèvre fendue saignait encore un peu – et la texture granuleuse de la cendre.

Elle fit un pas en arrière, instinctivement, comme pour s'éloigner de la scène finale, de son œuvre macabre. Puis un autre. Elle se retourna, laissant le cadavre de Célice à sa contemplation minérale, et pénétra à nouveau dans le manoir. Le grand hall, traversé quelques instants plus tôt dans le chaos de la lutte, lui apparut soudain immense, caverneux. Le silence était maintenant total, oppressant, seulement troublé par le sifflement de sa propre respiration rauque et le martèlement sourd de son cœur contre ses côtes. Les traces de leur combat étaient là, visibles, grotesques dans l'ordre impeccable du lieu : le vase brisé dont les éclats scintillaient faiblement, une chaise renversée, la traînée de sang sur le sol poli, ses propres empreintes boueuses mêlées à celles, plus nettes, de Célice. Chaque détail criait la violence qui venait de se déchaîner, profanant le sanctuaire de l'esthète.

Elle erra, boitillant lourdement, à travers les couloirs vides. Chaque pièce semblait retenir son souffle, l'observer avec des yeux invisibles. L'architecture moderniste épurée, les œuvres d'art soigneusement choisies, les meubles design intégrés aux murs de pierre – tout ce qui avait pu sembler élégant ou intriguant quelques jours plus tôt lui paraissait maintenant froid, stérile, hanté. La présence de Célice, même mort, imprégnait chaque surface, chaque angle. Elle se sentait incroyablement, absurdement seule. Une solitude abyssale, différente de celle ressentie dans la forêt. Là-bas, il y avait la menace constante, l'adversaire. Ici, il n'y avait que le vide laissé par sa disparition, un vide immense qui la renvoyait à sa propre insignifiance, à sa propre survie presque accidentelle. Elle était la dernière âme sur cette île maudite, prisonnière d'un décor somptueux et mortifère.

Ses pas la menèrent, presque inconsciemment, vers la cuisine. Une pièce vaste, fonctionnelle, d'une propreté clinique, équipée d'appareils dernier cri en acier inoxydable contrastant avec des plans de travail en bois sombre et massif. Les placards et le réfrigérateur industriel étaient, comme elle le découvrit en les ouvrant avec des mains tremblantes, absurdement bien approvisionnés. Conservés sous vide, produits frais exotiques, vins fins, chocolats rares, tout ce qu'un sybarite isolé mais exigeant pouvait désirer. La vue de cette abondance, après des jours de privation et de baies sauvages au goût terreux, déclencha quelque chose de primal en elle.

Elle se jeta sur la nourriture avec une avidité qui l'aurait horrifiée en d'autres temps. Elle déchira les emballages avec ses dents, engloutit des tranches de pain de seigle dense, du fromage affiné au goût puissant, des fruits juteux dont le sucre explosa sur sa langue, des morceaux de viande séchée qu'elle arrachait à pleines bouchées. Elle mangeait sans réfléchir, sans savourer, comblant un vide physique et peut-être aussi existentiel, ses mains sales laissant des traces sur les surfaces immaculées. Elle but directement à la bouteille une eau minérale gazeuse importée, le froid piquant lui faisant du bien à la gorge sèche et irritée.

Puis son corps, maltraité, épuisé, non préparé à cet afflux soudain, protesta violemment. Un hoquet la secoua, puis un autre, incontrôlable. Une nausée puissante la submergea. Elle se précipita vers l'évier profond en acier, juste à temps. Elle vomit tout, dans un spasme douloureux qui lui arracha des larmes. Elle resta penchée sur l'évier, secouée de haut-le-corps, crachant la bile amère, le goût de la nourriture et de la défaite mêlés dans sa bouche. Et soudain, le barrage émotionnel, celui qui avait tenu bon pendant la crise de nerfs dans la ravine, céda complètement. Les larmes coulèrent, silencieuses d'abord, puis accompagnées de sanglots étouffés qui se transformèrent en gémissements déchirants. Elle pleura. Elle pleura pour Corbin, pour son sacrifice absurde et terrible. Elle pleura pour Lescal, l'instrument brisé. Elle pleura pour elle-même, pour la journaliste perdue, pour la créature qu'elle était devenue. Elle pleura de fatigue, de douleur, de solitude, de rage impuissante face à l'absurdité monstrueuse de tout cela. Elle resta ainsi un long moment, agrippée au bord de l'évier, son corps secoué par des vagues de désespoir, jusqu'à ce que les larmes s'épuisent, la laissant vide, exsangue, mais étrangement calme.

Une sorte de mécanisme automatique prit alors le relais. Lentement, elle se redressa. Elle se rinça la bouche et le visage à l'eau froide. Son regard tomba sur une boîte métallique au design épuré posée sur un plan de travail. Le thé gris du Nazum. Le thé de Célice. Avec une lenteur mécanique, elle entreprit de préparer une tasse. Elle trouva une bouilloire électrique design, la remplit d'eau filtrée, choisit une théière minimaliste en céramique noire. Elle mesura les feuilles sombres et odorantes avec une cuillère en argent, suivit les instructions précises qu'elle avait vues Célice appliquer – température de l'eau, temps d'infusion. C'était un rituel absurde dans les circonstances, une imitation inconsciente du raffinement de son tortionnaire, peut-être une tentative désespérée de retrouver une forme d'ordre, de contrôle, dans le chaos de son propre esprit.

Pendant que le thé infusait, libérant son parfum âcre et complexe, elle quitta la cuisine. Elle traversa à nouveau les couloirs silencieux, laissant derrière elle les traces de son passage – la boue, le sang séché, les éclats de sa propre humanité brisée. Elle monta l'escalier menant aux chambres d'invités, trouva une salle de bain luxueuse, aux murs de pierre sombre et aux robinetteries design. Elle se déshabilla, laissant tomber la combinaison kaki souillée sur le sol comme une vieille peau. Elle entra sous la douche, ouvrit l'eau à la température la plus chaude qu'elle put supporter. La vapeur emplit rapidement la pièce, créant un cocon opaque et humide. Elle resta là, immobile, pendant un temps infini, laissant l'eau brûlante ruisseler sur son corps meurtri, lavant la crasse, la sueur, le sang séché – le sien, celui de Lescal, celui de Célice. Elle frotta sa peau avec une vigueur presque punitive, utilisant les savons cubiques aux formes abstraites et aux parfums inconnus, comme pour tenter d'effacer non seulement la saleté physique, mais aussi la souillure morale, la marque invisible laissée par la chasse. Mais elle savait que certaines taches ne partiraient jamais. L'eau chaude détendit ses muscles endoloris, apaisa un peu la douleur de sa cheville, mais ne put atteindre le froid qui s'était installé au plus profond d'elle.

Lorsqu'elle sortit enfin de la douche, la peau rougie et picotante, elle trouva, posés sur le lit qu'elle n'avait jamais utilisé, des vêtements propres. Pas sa propre tenue de rechange, mais des vêtements simples, élégants, de couleur neutre, qui semblaient être à sa taille. Un pantalon souple, une chemise en lin fin, un pull en cachemire doux. Célice. Même dans la mort, son obsession du contrôle, sa préparation méticuleuse, continuait de se manifester. Avait-il prévu cette issue ? Avait-il préparé sa "garde-robe de survivante" ? L'idée la glaça et l'irrita à la fois. Elle enfila les vêtements, qui lui allaient parfaitement, avec une sorte de dégoût résigné. Ils étaient propres, confortables, mais ils lui semblaient être une autre forme d'uniforme, celui de l'héritière involontaire de ce royaume macabre.

Elle redescendit, toujours boitillant, mais un peu moins péniblement après le bain chaud. Elle retourna à la cuisine chercher sa tasse de thé gris, maintenant infusé à la perfection. Le liquide fumant avait une odeur forte, presque médicinale. Elle le porta jusqu'à la grande salle à manger grise. La longue table de bois sombre était toujours dressée pour deux, comme si Célice attendait encore son invitée pour un dîner qui n'aurait jamais lieu. Les signes du combat qui avait débordé jusque-là étaient discrets mais présents : une légère éraflure sur le béton nu du mur, une trace de boue séchée près de la baie vitrée. Elle s'assit à la place qu'elle avait occupée lors de son premier dîner, face à la baie vitrée qui donnait sur la mer maintenant calmée, d'un gris acier sous le ciel bas. Elle porta la tasse à ses lèvres et but une gorgée du thé amer et complexe.

C'est à ce moment précis, comme programmé par une volonté invisible ou une minuterie cruelle, que la musique commença. Pas Wagner cette fois. Quelque chose de plus sombre, de plus introspectif. Peut-être du Mahler. Une symphonie lente, chargée d'une beauté douloureuse et d'une mélancolie profonde, emplit la salle grâce au système audio parfaitement intégré et invisible. La musique de Célice. Le son la frappa avec la violence d'un coup physique. Une vague de nausée la submergea à nouveau. Ce n'était plus seulement la musique, c'était tout ce qu'elle représentait : l'ordre froid, l'esthétique perverse, la justification intellectuelle de la monstruosité.

Elle reposa la tasse, sa main tremblant légèrement. Son esprit était un champ de bataille. Elle était toujours Antigone Ornan-Munch, la nationaliste convaincue, la critique acerbe du chaos communaliste, celle qui croyait en la nécessité d'un ordre fort, d'une volonté directrice. Ces convictions étaient ancrées en elle, profondes. Mais Célice... Célice avait pris ces idées, les avait poussées à leur extrême logique, les avait dépouillées de toute humanité, de toute morale conventionnelle, pour en faire l'instrument de sa jouissance prédatrice. Avait-il raison, sur le fond ? La volonté prime-t-elle vraiment sur tout ? L'ordre absolu justifie-t-il l'élimination de la faiblesse, de la dissidence, du désordre ? La question la brûlait. Elle avait survécu en adoptant une partie de sa logique, en devenant elle-même une chasseresse rusée et impitoyable. Cela faisait-il d'elle son disciple involontaire ? Ou simplement une survivante ayant fait ce qu'il fallait faire ? Son dégoût pour les méthodes de Célice était viscéral, mais une partie d'elle ne pouvait nier une forme d'admiration tordue pour la clarté glaciale de sa vision, pour la cohérence absolue de son nihilisme esthétique. Était-elle d'accord avec lui ? Non. Oui. Peut-être. Elle ne savait plus. L'édifice de ses propres certitudes idéologiques chancelait dangereusement.

Et son récit ? L'article qu'elle était venue chercher ? Que pouvait-elle écrire maintenant ? La vérité ? L'horreur absolue de la chasse à l'homme érigée en art de vivre ? Qui la croirait ? Qui voudrait publier ça ? Elle serait accusée d'être folle, ou pire, complice. Écrire une version édulcorée ? Un portrait ambigu du Baron Célice, cet ermite énigmatique et cultivé, en omettant la part la plus sombre ? Ce serait une trahison envers Corbin, envers elle-même. Ce serait se rendre complice, d'une autre manière, de la monstruosité. Pour la première fois de sa carrière, Antigone Ornan-Munch, la plume acérée de la réaction, ne savait plus quoi écrire. Ne savait plus si elle *pouvait* encore écrire.

C'est alors qu'elle vit le mouvement à l'extérieur, à travers la large baie vitrée. D'abord un point lointain sur la mer grise, puis un autre. Des navires rapides, aux lignes anguleuses et fonctionnelles, frappés d'un insigne qu'elle reconnut immédiatement malgré la distance : celui de l'Égide. Ils approchaient rapidement, laissant un sillage blanc sur l'eau calme. Puis le son lui parvint, faible d'abord, puis plus fort : le vrombissement caractéristique d'aéronefs légers. Plusieurs appareils tournoyaient au-dessus de l'île, scannant sans doute le terrain. En quelques minutes, les navires accostèrent au quai où elle était arrivée des jours plus tôt – une éternité –, et des silhouettes sombres, efficaces, en descendirent, se déployant méthodiquement vers le manoir. L'isolement était brisé. La civilisation, ou du moins sa forme bureaucratique et sécuritaire, venait de reprendre pied sur l'île de Célice.

Quelques minutes plus tard, elle entendit des bruits de pas dans le hall, des voix basses et professionnelles. Puis la porte de la salle à manger s'ouvrit. Majorelle se tenait sur le seuil. L'agente de l'Égide portait un uniforme plus formel que lors de leur rencontre aux Marquises, mais son regard avait la même acuité, la même ironie latente. Elle balaya la pièce du regard, nota la tasse de thé à moitié vide, les légères traces du combat, puis ses yeux se posèrent sur Antigone. Une expression de surprise, puis de préoccupation calculée, traversa son visage.

« Citoyenne Ornan-Munch, » dit-elle d'un ton neutre, mais pas hostile. « Nous vous cherchions. » Elle fit un pas dans la pièce, suivie par deux autres agents silencieux qui restèrent en retrait. « Votre contact... le marin qui vous a amenée... s'est inquiété. Vous aviez largement dépassé le délai convenu pour votre retour. Il a signalé votre disparition hier soir. »

Antigone la regarda sans répondre, son esprit essayant d'assimiler cette nouvelle information. Le marin. Célice l'avait laissé repartir. Pourquoi ? Lui qui contrôlait tout, qui ne laissait rien au hasard... Avait-il sciemment laissé partir le seul témoin potentiel de sa présence ici, le seul qui pourrait donner l'alerte ? Était-ce une dernière touche de son plan tordu ? Avait-il prévu de mourir, d'une manière ou d'une autre, et souhaitait-il que son sanctuaire, ses trophées, son héritage macabre soient découverts, étudiés, peut-être même paradoxalement préservés par ceux qu'il méprisait le plus ? Ou était-ce simplement... une erreur ? Une négligence ? La preuve que même les monstres les plus méticuleux, les plus puissants en apparence, ont leurs failles, leurs moments d'inattention ? Que leur invincibilité n'est souvent qu'une illusion soigneusement entretenue, un mythe qui s'effondre face à l'imprévu, face à la résistance désespérée d'une proie ?

Majorelle s'approcha de la table. Elle remarqua la pâleur d'Antigone, les cernes sous ses yeux, les tremblements persistants de ses mains, l'écorchure à sa lèvre, le léger boitement quand elle avait bougé plus tôt. Son regard se fit plus professionnel, presque clinique, mais teinté d'une forme de curiosité intense.

« Vous êtes blessée, » constata-t-elle. « Et en état de choc, manifestement. Ne vous inquiétez pas, nous avons une équipe médicale avec nous. Vous allez recevoir des soins. » Elle marqua une pause, son regard balayant à nouveau la pièce, puis revenant sur Antigone avec une insistance nouvelle. « Mais vous comprenez bien, Citoyenne, que nous allons avoir... beaucoup de questions à vous poser. Sur ce qui s'est passé ici. Sur le propriétaire de cette île. Sur tout. »

Antigone ne répondit toujours pas. Elle regarda Majorelle, l'incarnation de l'ordre communaliste qu'elle avait passé sa vie à combattre idéologiquement. Elle regarda la tasse de thé gris, symbole du raffinement pervers de Célice. Elle était prise entre deux mondes, deux systèmes, deux formes d'ordre qui lui semblaient soudain étrangement similaires dans leur prétention à contrôler, à définir, à juger. Elle était survivante. Elle était seule. Et l'interrogatoire ne faisait que commencer. La fin du jeu n'était peut-être que le début d'autre chose. Quelque chose d'encore incertain, et potentiellement tout aussi dangereux.
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