14/06/2013
05:47:39
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[Chronique] Le gibier le plus dangereux.

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Cela faisait plus de trois ans que le Régent avait installé les fidèles de son armée en exil au Palais des Brumes, et plus de trois ans que le "cœur battant de la réaction" frémissait d’une activité fiévreuse et festive. Cœur battant de la réaction. Pour Antigone Ornan–Munch, ce terme était usurpé. C’est qu’elle était journaliste, et internationale. Grande reporter de la réaction. Elle savait à quoi celle-là ressemblait, quand elle s’organisait vraiment. Il n’y avait pas une goutte de sang dans le palais des brumes. L’endroit était mort, fossilisé, comme pris dans l’ambre. Ce n’était pas la vitalité d’une jeune garde qui arrivait ici pour se ressourcer et repartir, plus forte, à la conquête du monde. C’étaient de vieilles idées. De vieux principes. Des rêves de vieillards.

C’était, tout au plus, le cerveau de la réaction. Et un cerveau sénile.

Pour autant elle avait fini par y trouver ses marques. Depuis cette soirée lointaine où on l’avait invité, avec tous les autres, pour témoigner du changement d’héritier impérial. Le clone allait avoir quoi. Quatre ? Cinq ans ? Il n’avait pas témoigné d’anomalie notable dans sa croissance, il semblait de plus en plus probable qu’il finirait effectivement à la tête du mouvement, dans une ou deux décennies. C’était très étrange, mais pas assez pour répugner les âmes en peine de la réaction kah–tanaise. Grâce au duc Ernest Bario Vidal, Antigone s’était trouvée de nouveaux alliés parmi–eux. Elle avait un appartement dans un étage inférieur du palais, quelques riches héritiers finançaient la diffusion de son journal dans plusieurs pays, et elle pouvait toujours utiliser les mémoires de guerre de tel ou tel survivant pour remplir les pages de ses mensuels lorsqu’elle n’avait pas de panique morale ou d’évènement extrême–droitier à faire couvrir par sa petite équipe. L’ascension sociale avait du bon.

C’était officiellement la raison qui justifiait sa présence à la plupart des occasions sociales qu’organisaient les gens du protocole du palais. De toute façon Carnavale était une ville festive, pour ceux qui pouvaient se le permettre. Antigone ne pouvait pas se le permettre, pas sur ses fonds propres, mais était une formidable parasite, ce qui revenait au même.

Cette fois, on avait investi le salon Azure, qui était très long et couvrait deux façades du building. Une grande baie vitrée permettait de regarder le crépuscule noirâtre étendre son influence au-dessus d’une mer rouge produit chimique, quoi que des rideaux cachaient pudiquement le monde extérieur à certains endroits. Les lieux étaient décorés dans un style décadentiste très début du siècle dernier. Les immenses pots d’arbuste et statues en bronze s’amassaient le long des colonnes d’imitation marbre. Des tableaux classiques ornaient les murs et divers tables couvertes de victuailles faisaient face à une scène où se produisait un ensemble musical. La musique classique soulignait l’aspect proprement ronflant de l’ensemble. « On se croirait à Prima, » avait persiflé la femme d’un vieux colonel. Antigone était assez d’accord, mais faisait avec. Elle se considérait trop intelligente pour participer à l’entreprise généralisée de ragot qui semblait occuper l’essentiel du temps des oisifs d’une certaine classe sociale. À la limite, si un ragot présentait un intérêt journalistique, elle pouvait toujours faire mine de s’y intéresser, mais c’était alors différent : c’était son travail.

C’était aussi ce qu’elle considérait faire en discutant avec les différents invités. La plupart commençaient à la connaître de visu, et dans l’ensemble ils étaient tous familiers avec son nom. Vraiment, l’ascension sociale avait du bon, même si elle gardait l’impression de grimper dans la hiérarchie de l’équipage d’un navire en train de couler. Peut-être arriverait–elle au sommet avant que l’ensemble n’achève sa transformation en épave. Ces choses pouvaient prendre du temps. Peut-être que cela durerait plus longtemps que sa vie. De toute façon elle avait d’autres points de chute. L’importance qu’on daignait lui accorder ici se répercutait positivement ailleurs.

« Mais tu devrais le rencontrer, » répéta l’officier avec lequel elle faisait mine de s’entretenir. Elle cligna des yeux et lui sourit.

« Pardon Bajerot, j’ai arrêté de t’écouter un instant. » Elle fit un vague signe en direction du bout de la pièce, ou un large dandy issu des mouvements hyper–fascistes se pavanait, avec deux tamanoirs en laisse. La vision avait quelque–chose d’assez bizarre, et l’officier ne sembla pas lui en tenir rigueur.

« Le général. Ils l’ont fait baron avant la fin de la guerre, je ne me souviens plus ce qui prend le pas, protocolairement.
– Tu es militaire, donc pour toi c’est général, je crois. Sauf erreur c’est à moi de l’appeler par son titre de noblesse, en tant que civile. »

Il haussa un peu les épaules. L’étiquette impériale était d’une complexité franchement morbide. Lors de la dernière junte kah–tanaise, un ministre avait été chargé de revoir l’ensemble du protocole et de le simplifier dans un esprit "agile" et "moderne". La victoire des rouges avait déposé le gouvernement impérial, et donc le ministre, avant que ce dernier n’ait le temps de vraiment se mettre au travail. Ensuite, personne n’avait pris le temps de prendre sa relève. La confusion qui régnait parfois sur la question des titres et des priorités d’usage participait à l’ambiance généralisée de fin de race. Bajerot lissa les pans de son uniforme de garde cérémoniel.

« En tout cas je pense qu’il t’intéressera beaucoup.
– C’est quel genre de personne ? Les anciens militaires impériaux, pardon hein, mais j’ai déjà donné. Je crois que je commence à avoir fait le tour. »

Le jeune homme lui sourit puis se retourna vaguement dans la direction où se trouvait le baron. Son regard s’arrêta sur la silhouette noire d’un élégant gentleman qui entretenait une discussion polie mais sans entrain avec un vieil homme en costard et deux femmes en robe de soirée. Une masse de sycophante écoutait attentivement, certains y allant parfois de leurs petits commentaires. L’homme se etenait volontairement excentré des festivités, nota Antigone, mais sa présence faisait tout de même phénomène. Il y avait fort à parier que les figures importantes du mouvement des exilés l’avaient déjà saluée une à une à son arrivée : elle avait dû manquer ça comme on pouvait facilement manquer les mille actes de respects, de soumission de politique et de complots qui avaient lieu simultanément lors de ces rassemblements.

« Lui c’est particulier, continua Bajerot.
– Comment ?
– Donc tu ne sais vraiment pas ? »

Il sourit d’un air équivoque.

« Il se chargeait des disparitions forcées. »

Lorsqu’elle eut rejoint le petit amas qui entourait le baron, elle se fit la remarque qu’il détonait déjà naturellement de la plupart des anciens militaires impériaux qu’elle avait pu croiser durant sa vie. Déjà il ne portait pas son uniforme, lui préférait on costume noir d’une salutaire sobriété, ensuite il semblait capable de parler d’autres-choses que des souvenirs de cette guerre pathétique qu’ils avaient, collectivement, perdue contre les révolutionnaires. De toute façon, s’il se chargeait de la répression et des escadrons de la mort, il n’avait sans doute pas de grands récits romantiques à raconter pour faire frémir ces dames et les plus jeunes.

Elle appris enfin son nom – Célice – et constata que seuls les plus hauts gradés de l’ensemble se permettaient de l’appeler par son nom de famille. Le baron Célice, du reste, ne menait pas vraiment la discussion. Il y participait occasionnellement, y allant de sa remarque ou de sa comparaison. Celles-là étaient toujours à propos, et servies par une culture d’aspect plutôt imposante et bien maîtrisée, mais Antigone savait qu’on ne pouvait en juger que sur le long terme. Certains avaient peu de culture, mais suffisamment bien répartie pour faire illusion le temps d'une soirée.

Pour le reste, Célice était plutôt grand, avait été épargné par la calvitie malgré des tempes légèrement dégarnies, et portait une moustache fine un peu démodée mais qui accompagnait bien son air général. Au bout d’un moment, il s’intéressa à elle.

Il avait sans doute remarqué qu’elle faisait partie des quelques femmes dans la salle à ne pas porter une robe de soirée qui l'aurait d'office rangé parmi les objets. En tant que lettrée et rédactrice en chef d’une feuille des plus honorables, elle prenait un malin plaisir à se différencier de ces "filles et femmes de". Elle se rangeait plutôt du côté des quelques modernes, qui tout en restant définitivement réactionnaires avaient intégrées quelques-uns des avantages du féminisme. Ceux qui, très hypocritement, accentuaient leur propre pouvoir sans mettre en danger les structures d’oppression dont elles espéraient profiter. Il lui posa enfin la question fatidique.

« Et vous jeune femme ? »

Ce qui dans le contexte de l’échange – chacun expliquait comment il occupait son exil, le baron n’avait rien dit avant ce moment – signifiait en bref "qui êtes-vous", et tout aussi bien "quelle est votre légitimité à vous afficher ainsi", "quels sont vos accomplissements". Et à Antigone de répondre.

« Je suis Antigone, Antigone Ornan-Munch. » Et car, contrairement à ce à quoi elle s’était habituée, le nom ne provoqua pas la moindre réaction chez son interlocuteur, elle compléta, d’une petite voix. « Je suis journaliste. J’ai notamment écrit dans Livret Noir.
– Ah, c’était donc vous. »

Il se redressa dans son siège, elle acquiesça.

« Dites-moi baron, je ne crois pas vous avoir déjà vu, pourtant je suis fréquemment au Palais des Brumes.
– Pas moi. »

Une femme eut un petit rire qui eut le don d’agacer Antigone. Elle se pencha vers elle pour lui glisser ce que son ton semblait caractériser comme une confidence.

« Le général habite ailleurs.
– Oh, » répondit simplement Antigone, tâchant de masquer son irritation. « Vous occupez votre retraite ? »

Le baron Célice acquiesça.

« Je lis, je m’entretiens physiquement. Je nourris mon âme et mon corps. Mais je n’ai plus le goût de la politique ou de toutes ces choses. Si un jour je redeviens utile je reviendrais. »

Il ne semblait pas vraiment y croire, nota-t-elle.

« J'ai l'impression que c’est un sentiment partagé par beaucoup d’anciens militaires. »

Elle essayait de le faire parler. Il n’avait pas vraiment l’air d’être le genre oisif, à se laisser dépérir dans un grand manoir, quelque-part dans un pays chaud. Dans ce genre de situation, Antigone ressentait toujours comme un malaise. Une douleur fantôme là où aurait dû se trouver un dictaphone ou un calepin sur lequel elle aurait pu noter les réponses de son interlocuteur, et ses réactions.

L’autre se contenta d’abord de la fixer.

« Vous avez interrogé beaucoup des nôtres pour Livret Noir.
– En fait, baron, c’est mon journal. J’essaye de donner une voix à l’exil.
– Ah. » Un regard en coin à l’assistance, comme s’ils étaient dans la confidence d’une blague dont elle était l’objet. « Maintenant cela pose la question suivante : est-ce qu’une jeune femme comme vous peut vraiment porter la voix des hommes qui ont combattu et tués pour nos idées ?
– Eh bien pourquoi pas ?
 La parole passe quand-même par une transformation. Peut-être même qu’elle mute irrémédiablement lorsque vous l’écrivez, la travaillez. Avez-vous seulement vu un champ de bataille dans votre vie ? »

Elle se redressa, piquée au vif.

« J’ai participé à la guerre civile de Damanie, et Kaulthe. En tant que journalistes, bien-sûr, mais ne doutez pas que j’ai le plus grand respect pour les hommes du front. Moi aussi, j’ai vu la mort.
– Très impressionnant. » Il la jaugea très manifestement, puis sembla enfin arriver à une conclusion, qu’il exprima d’un ton très calme. « Vous pourriez passer me voir chez moi, à l’occasion. Il s’y passe peu de chose, mais je suis sûr que vous trouveriez de quoi écrire. »

Son accent kah-tanais du nord était très marqué. Fut un temps, il était considéré très raffiné, dans l’intelligentzia monarchiste. Il se pencha un peu en avant et tendit la main à Antigone. Lorsqu’elle l’imita, le baron ne lui serra pas mais embrassa son dos avant de la lâcher. Il dégageait cet air de vieille noblesse. C’était un homme du vingtième siècle. Elle hésita.

« Où est-ce ?
– C’est un secret. »

Bajerot sourit. Il s’était prudemment tenu silencieux durant tout l’échange.

« Le baron tient à son calme.
– Peu de mes visiteurs me viennent sans être guiés. » Il acquiesça cependant. « Le caporal a raison, je tiens à ne pas être trop sollicité. Vous savez qu’ils nous traquent, c’est bien pour ça qu’autant de vous se terrent ici comme des proies. »

La remarque jeta un froid. Plusieurs convives se redressèrent, ceux en uniforme avec plus de rigidité. Antigone savait qu’il régnait une vieille paranoïa, chez les exilés. La peur que les services secrets kah-tanais ne les traquent. Elle, que ces services faisaient chanter depuis des années, savait que ce n’était pas leur mode d’action. Tout de même, cette peur était comme un aveu de faiblesse, et le baron s’était attaqué à la fierté d’une communauté à qui il ne restait que ça. (En plus de très importantes sommes d’argent les mettant eux et leurs descendances à l’abri du besoin, mais quand on rêvait d’un paradis perdu on se moquait bien d’en construire un nouveau).

Le malaise dura encore un peu, puis le baron sourit. Puis rit, doucement, et son regard dur poussa enfin les autres à l’imiter. Finalement tous rirent franchement et Bajerot, qui était de loin l’hypocrite le plus efficace de la bande, lâcha un « quel humour ! » de bon aloi. Antigone se dit qu’il aurait pu avoir une carrière brillante dans l’armée de la Junte, si celle-là était encore au pouvoir.

Célice se leva de son siège et avisa de la présence du régent, à l’angle de la salle.

« Mes amis, si vous le permettez je dois rendre hommage à notre hôte. Mais ce fut un plaisir. Mademoiselle la journaliste. »

Il lui fit un signe de tête qu’elle lui rendit, l'observant s’éloigner de son pas digne et mesuré.

Elle ne savait pas s’il y aurait réellement des choses à écrire sur cet homme, mais elle était à peu près sûre de la chose suivante : vu les réactions que provoquait sa présence, un entretien à son sujet s’arracherait dans les sphères exilées.

Pour le reste, elle supposait qu’il devait mener une vie toute aussi vaine que celle des habitants du Palais, mais dans un genre peut-être plus monastique. Elle l’imaginait se lever et manger à heure fixe, entouré d’une armée de serviteurs silencieux. Lisant de la littérature classique et des philosophes poussiéreux, faisant un peu de sport, gérant des actifs économiques dans un quelconque secteur portant.

Peut-être pourrait-elle lui soutirer quelques informations sur les disparitions forcées. Au pire il y aurait toujours de quoi broder.

Enfin, l’homme dégageait quelque-chose de remarquable, sans vraiment l’être, pensa-t-elle. Une rencontre intéressante pour autant. Devant elle, le dos de sa veste noire disparaissait dans la foule compacte des fêtards. Bientôt il ne resta du baron qu’une impression dans sa mémoire. Elle se jura de s'y attacher : l’anecdote de cette rencontre pimenterait son récit du jour.
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Le trajet jusqu’aux Îles Marquises s’était avéré plus compliqué pour Ornan-Munch que ce à quoi son passif de journaliste l’avait habituée. C’est que jusque-là elle passait au pire pour une indépendante forcenée, dont la ligne n’était certes pas compatible avec celle du gouvernement révolutionnaire. Mais les récents développements avaient imposés aux communes une politique plus dure concernant la protection de leurs frontières. Notamment, la période électorale approchait, et on voulait éviter à tout prix de reproduire l’exemple honteux de 2007, où la Protection Civile avait été obligée de défendre celle qu’une grande partie de la population considérait comme une fasciste d’une tentative de tabassage en règles par les sections.

La solution qu’avait trouvée la magistrature consistait donc à lui barrer l’accès et, puisqu’elle ne pouvait pas le faire, on se contentait de lui rendre la vie dure. En tout cas c’est comme ça qu’Antigone voyait les choses. Il était aussi possible que le trajet de Carnavalle vers l’Union était en soit difficile, mais elle préférait y voir la main des services de sécurité de la Confédération. C’était plus rassurant de se croire au centre d’un petit monde de paranoïa. Il lui donnait plus d’importance qu’elle n’en avait, sans doute.

Elle avait quitté le Palais des Brumes pour prendre un ferry qui s’était arrêté sur la partie princière des Marquises. Trajet sans histoire en ça qu’elle avait été en mesure de se procurer des billets dans un de ces navires réservé à la classe moyenne, où l’on évitait tout à la fois les excès de débauche des environnements dédiés à la classe supérieure, et l’entassement imposé aux autres.

Fidèle à ses habitudes, elle quitta le ferry au dernier moment, après avoir consigné dans un petit enregistreur une version fortement fantasmée de son trajet. Elle travaillait déjà au prélude de l’article qu’elle espérait écrire sur sa rencontre avec le baron. Ce dernier ne présenterait probablement pas un grand intérêt politique ou documentaire, aussi espérait-elle en fait un genre de roman d’aventure. Un objet pouvant participer à créer sa propre légende d’aventurière. Les bandes de son magnétophone contenaient désormais un récit totalement déformé. Elle s’autorisait à faire de la fiction quand ce n’était pas sur un sujet important. Au cas échéant elle ne le consignerait pas par écrit. Dans l’hypothèse improbable où la réalité du trajet lui offrirait quelque-chose de plus riche que ce qu’elle pouvait imaginer. Au moins pour l’aspect politique de la question, elle pouvait compter sur les douanes pour tenter de la refouler, lui poser des questions sur son activité politique et, par conséquent, lui donner les ingrédients nécessaires à l’élaboration d’une parfaite petite panique morale.

Elle avait un contact aux Marquises princières, lequel possédait un petit voilier dans lequel elle passa la nuit avant de partir à ses côtés en direction des Marquises Kah-tanaises. Pour éviter de perdre trop de temps en formalités elle utilisa le transpondeur de l’appareil pour annoncer sa présence et la protection lui donna immédiatement des instructions. Elle devait se rendre à Armouanez, y accoster, attendre un inspecteur de l’inquisition.

Eh bien soit. Son ami n’était pas ravi, mais il savait de toute façon à quoi s’attendre en acceptant de l’amener ici.

...

Les quais qu’on avait assignés à Antogine Ornan-Munch appartenaient à la Confédération et étaient spécifiquement dédiés à l’immobilisation de navires destinés à une fouille par la protection civile. C’était une simple étendue de béton nu qui s’élançait à l’opposé des quais commerciaux, séparés de ceux-là part un dock militaire où se trouvait un destroyer et, inexplicablement, un genre de galion du seizième, en parfait état. L’air était froid, humide, sentait le sel et la ferraille. Les rayons du soleil atteignaient encore le sol mais une masse noire approchait depuis le sud, poussée par le même vent qui avait permis à Antigone de rejoindre la région. Et Antigone, justement, était seule sur le quai, ayant ordonné à son contact de rester à bord. Deux agents de la protection étaient venus à se rencontre pour lui demander de débarquer, lui avaient fait signer un certain nombre de documents, avaient empruntés ses documents et l’avaient laissé là, en compagnie d’un unique planton. Son uniforme vert d’eau était parfaitement ajusté mais semblait proprement inadapté au climat de la région. De temps à autres, Antigone le fixait et lui souriait. Il acquiesçait systématiquement, sans rien dire.

Elle avait rapidement apprit à être aimable avec les autorités conventionnelles, considérant passivement qu’il ne servait à rien d’antagoniser son gagne-pain. Du reste, elle espérait pouvoir un jour retourner au Grand Kah pour y vivre, ce qui signifiait aussi qu’elle devait éviter - dans la mesure du possible - de s’y faire trop d’ennemis.

« Du coup, tenta-t-elle finalement. Vous avez un inquisiteur en ville où on attend qu’il descende depuis là-bas ? »

Et un geste éloquent en direction du nord, où on devinait vaguement les contours de la Grande Marquise. Le planton renifla.

« Non, citoyenne. On a un agent de l’Égide en ville. Plus d’un, en fait.
— Vraiment ? »

Elle plongea une main dans la poche gauche de son manteau et toucha le boîtier de son enregistreur. La posture de journaliste était sa zone de confort. Quand elle se sentait en insécurité, elle avait tendance à s’y réfugier. Pourtant le but, ici, n’était pas tant d’obtenir des informations que de tuer le temps. Bien que ce trajet avait pour but de faire naître un texte. En un sens, ce garde finirait peut-être immortalisé.

Souriez, pensa-t-elle. Vous êtes filmés.

Le garde acquiesça.

« Mais vous le savez bien, citoyenne. Vous êtes kah-tanaise.
Plus depuis des années si j’en crois certains journaux.
Qu’est-ce que vous venez faire ici ?
Ce n’est pas le rôle de votre inquisiteur de me poser des questions ?
Agent de l’Égide. »

Il grimaça.

« Inquisiteur c’est de l’argot. »

Elle acquiesça poliment et se retourna pour plutôt fixer le prolongement de la jetée. Impeccable. Le béton non-entretenu tendait à tâcher. C’était le grand drame de l’architecture brutaliste. Pourtant, même ici où il était exposé à la corrosion du sel et de l’eau, le gris restait parfait, donnant à l’ensemble un aspect élégant. Ou irréel.

Inquisiteur était peut-être de l’argot, mais même dans l’Union on utilisait ce terme. Cet homme le savait. Il la reprenait certainement pas principe. Parce qu’il n’avait pas d’autres moyens de le faire. Au moins la faiblesse du régime confédéral présentait quelques avantages pour ses opposants.

« J’ai lu certains de vos articles, vous savez.
Ah ! »

Elle se retourna pour le fixer.

« Durant les dernières élections. Pour savoir... »

Il marqua un temps. Une bourrasque l’avait fait taire. Antigone replia les pans de son manteau et acquiesça pour l’encourager à continuer. Il haussa les épaules.

« Pourquoi.
Oui ?
Pourquoi les sections vous sont tombées dessus.
Ah. Et donc ? »

Il renifla et souleva le bout de sa botte avant de taper plusieurs fois la surface du quai. Le cuir lustré de la botte rencontrait la perfection du béton neuf. Elle enregistra l’image, se demandant si elle pourrait en tirer une métaphore sur l’aspect stagnant du régime. Peu probable. L’ensemble de son œuvre tendait à présenter l’Union comme bordel inorganisé. Il était difficile de concilier critique du communalisme descriptions d’un autoritarisme rampant, encore qu’elle pensait pouvoir y arriver. Elle était une écrivaine correcte et - de son propre avis - une propagandiste chevronnée.

Une berline de la protection civile s’arrêta à la base du quai. Le conducteur descendit puis fit le tour pour ouvrir la portière du passager, côté quai. L’Inquisiteur, estima Antigone. L’inquisitrice, corrigea-t-elle ensuite. Elle était à l’image des marquises. Grande, crâne ras, engoncée dans un imperméable rouge. Peau blême tachetée, traits durs. Pas particulièrement belle, mais quelque-chose d’aimable dans le regard. Elle leva une main et haussa le ton.

Le vent emporta sa voix. Antigone regarda le planton; qui lui fit signe d’avancer.

« C’est elle.
Merci. Bonne journée. »

Il acquiesça sur son passage et fit claquer ses talons. L’Inquisitrice la regarda traverser la jetée. Elle semble s’impatienter puis, quand la journaliste eut fait la moitié du trajet, s’élança pour la rejoindre. Elle écarta les bras comme pour saluer une vieille amie et lui abattu une main gantée de noir sur le côté de l’épaule.

« Bienvenue, Citoyenne ! Bienvenue ! Je suis l’agent Majorelle, vous pouvez m’appeler Majorelle si vous le souhaitez.
Heu... » Elle ne s’attendait pas à ça. La main de l’inquisitrice lui broya à nouveau l’épaule. « Je pense que je vais éviter. C’est un peu cavalier, » ajouta-t-elle sur le ton de la plaisanterie. L’Inquisitrice acquiesça d’un air grave.

« Vous avez tout à fait raison, citoyenne. »

Elle la poussa dans la berline et s’installa à ses côtés.

« Nous allons nous rendre au poste de Protection civile le plus proche.
Pourquoi pas la douane ? C’est un quai dédié, il doit être à côté.
— Oui, évidemment, mais ce n’est pas la douane qui veut vous questionner. »

Elle poussa un soupir et mis sa ceinture avant de regarder Antigone avec insistance. Elle l’imita.

« Bon. » Majorelle se pencha en avant et tapota l’épaule du conducteur, qui mis le contact et se mit en route.

« D’ailleurs j’ai quelque-chose pour vous. » Elle plongea une main à l’intérieur de son manteau et en fit émerger une petite pochette de plastique à l’intérieur de laquelle se trouvaient ses papiers d’identité.

« Désolé pour tout ça. Vous savez, ça ne nous fait pas plus plaisir qu’à vous. Mais avec les élections, bon. Tout le monde est un peu sur les nerfs. Et puis... »

Elle lui sourit et lui mis un petit coup dans l’épaule.

« De vous à moi ma grande. Vous êtes une fasciste, mine de rien. »

Antigone fut incapable de répondre. En temps normal elle aurait nié et utilisé l’évènement comme occasion de se lancer dans un grand discours sur la noblesse de ses idées nationalistes. Mais elle avait la sensation de ne pas pouvoir arriver à grand chose contre cette femme. En plus son sourire entendu était totalement étranger à ce qu’elle avait appris à attendre de la part des inquisiteurs. Il lui indiquait clairement qu’elle ne pourrait pas lutter, Majorelle n’était pas là pour lutter. Elle faisait son métier avec passion mais sans ressentiment; Ce qui aurait pu être un exemple frappant de lutte idéologique entre une nationaliste et une protectrice de l’idéal libertaire en était réduit à une formalité administrative. C’était désarmant.

Le poste de l’Égide était un bâtiment élégant, installé au centre-ville, à proximité de l’assemblée communale et de ce qui semblait être un marché couvert. Loin de la structure brutaliste qu’on avait réservée aux douanes, le bâtiment avait sans doute été un hôtel particulier avant l’inclusion de l’Île aux communes. L’intérieur, cependant, avait été rénové. Si on pouvait encore deviner des moulures entre les murs et le plafond, et que le plancher était d’époque, le reste sentait la technologie et le confort moderne. C’était un bâtiment destiné à recevoir du public, plutôt que l’officine obscure d’une force de police politique. D’ailleurs on installa Actée dans un petit salon, très confortable, où Majorelle ne la laissa seule qu’un instant, et dans le but de revenir avec un plateau sur lequel étaient disposées deux tasse de thé, une bouilloire, un saladier de biscuits sec traditionnels de la région. Majorelle s’installa dans le fauteuil d’en-face, remplit les deux tasses, acquiesça plusieurs fois et, enfin, toussota dans son poing ganté.

« Antigone Ornan-Munch. Antigone… Ornan-Munch... »

Un silence qu’elle prolongea en avalant une gorgée de thé. Il semblait brûlant, ce qui ne devait pas la déranger. La journaliste hésita.

« Vous allez attraper un cancer.
Pardon ?
Il y a une surreprésentation des cancers du larynx dans les régions du monde où le thé se consomme brûlant. »

L’agent pencha légèrement la tête sur le côté, puis reposa sa tasse et la repoussa du bout des doigts, souriantes.

« Vraiment ? Bon. Vous savez pourquoi vous êtes ici ?
Pas du tout. Je suppose que c’est de l’intimidation. Parce que j’ai des opinions divergentes. »

La journaliste attrapa sa tasse et en fixa le fond. Un petit dessin de chat lui rendit son regard. Elle entendit le rire clair de son interlocutrice.

« Vous supposez ? Bon. Eh bien ce n’est pas ça. En fait je vous pose la question car ce n’est pas entièrement clair non-plus pour moi. On a simplement une notice à votre nom depuis quelques-temps. Vous seriez un témoin dans une enquête qu’on a menée.
Ah ? » Elle raffermit sa prise sur la tasse mais ne releva pas les yeux. L’autre sourit.
« Mais oui ! Enfin ça concernait le Comité de volonté public. Vous êtes sûrs de ne pas voir de quoi je parle ?
Je ne sais pas. »

Elle reposa la tasse.

« De toute façon ce n’est plus une enquête en cours, non ?
Bien vu. Pourtant ils n’ont pas retiré la notice. Vous allez à Axis Mundis ?
Non. Je ne vais pas quitter les Marquises.
Ah, ça aurait fait plaisir aux collègues de vous parler. En ce qui nous concerne je voudrais juste vous demander ce que vous venez faire ici.
Je vais rendre visite à... »

Antigone chercha ses mots. Il n’y avait pas vraiment de termes adaptés pour qualifier le Baron. Pas face à une représentante de l’Union, une femme pour qui le seul titre de noblesse de cet homme tenait de l’hérésie contre-révolutionnaire. Elle déglutit puis sourit.

« Quelqu’un que je dois interroger. Pour un article.
Oh ! De quoi parlera-t-il, cet article ?
Eh bien de cet homme.
Qui est-il ?
Un rentier. Assez riche. Je l’ai rencontré à Carnavalle. Il habite sur une île de l’Archipel. Pas dans la zone kah-tanaise, plus au nord. »

Majorelle acquiesça à plusieurs reprises puis attrapa un biscuit, qu’elle trempa plusieurs fois dans le thé avant de l’avaler en deux bouchées. Elle s’essuya la bouche du dos de la main, puis se racla la gorge.

« Vous êtes si évasive ! Antigone, ma grande, on est pas là pour vous fliquer. Enfin si, en fait c’est le principe de l’Égide. Mais en l’occurrence tout ça doit être compris comme une pure formalité. Il y a une notice à votre nom, donc on vous reçoit pour en parler. Oui ?
J’aimerai autant qu’on en finisse.
Vous ne voulez pas boire un peu de thé, avant ?
Je préfère ne pas perdre plus de temps. »

Elle croisa tout de même les bras puis, face au regard insistant de son interlocutrice, les décroisa et attrapa sa tasse pour en boire une gorgée. Thé à la rose. Légèrement sucré. Loin d’être mauvais. Tout ce confort était prodigieusement irritant. Majorelle se réinstalla dans le fauteuil, extrêmement souriante. Elle frappa ses mains l’une contre l’autre.

« Tant que je vous tiens ! Vous allez continuer votre trajet dans votre voilier ?
Pourquoi ? »

Elle la fixa. Qu’est-ce qu’ils allaient trouver pour l’empêcher de mener son enquête, cette fois ? Une interdiction administrative de naviguer ? Y avait-il une quelconque législation qu’ils comptaient utiliser contre elle ? C’était un voilier Carnavallais, était-ce suffisant pour le garder à quai ? La crainte était légitime, les normes en vigueur n’étaient pas tout à fait les mêmes entre l’Union et la cité-État. Elle se redressa dans son siège, mal à l’aise. Elle avait des solutions. Elle pourrait trouver un autre navire en ville. Même si elle était connue, elle devrait pouvoir trouver quelqu’un acceptant de traiter avec elle. Au pire elle avait son contact. Il pourrait aisément se faire passer pour un marin étranger. Ils ne la bloqueraient pas ici. Majorelle acquiesça.

« Il y a une motherstorm en approche. Si vous aviez des choses à faire en ville avant de partir je vous conseille de décommander où vous allez être bloquée à quai. C’est tout. Vous ne surveillez pas les bulletins météo ? Je suppose que vous n’êtes pas marin de naissance, après tout. »

Elle se leva du canapé et frotta ses mains l’une contre l’autre.

« Bon, c’est tout pour moi. Je vais demander à un camarade de vous raccompagner. »

Le véhicule de l’Inquisition ne la laissa pas où elle avait été récupérée. C’est-à-dire qu’elle fut débarquée sur le quai civil du port, où on avait laissé le voilier de son contact s’amarrer après avoir fait remplir quelques documents douaniers à son propriétaire. Ce dernier se tenait sur la terrasse d’un café où il discutait tranquillement avec un duo de nazumis. Peut-être des touristes. Ils n’avaient pas les traits tirés et le corps massifs des marins du coin. Antigone approcha doucement, mains dans les poches de son manteau. Elle voulait montrer par sa posture — aussi décontractée que possible — qu’il ne s’était rien passé de grave avec les inquisiteurs. Elle capta le regard de son contact, qui lui sourit et la pointa du doigt aux deux asiatiques, lesquels se retournèrent pour la saluer à leur tour. Ils étaient proprement adorables. Un jeune couple, sans doute.

« Bonjour ?
Comment ça s’est passé, Antigone ?
Bien, bien. Ils ont été très agréables. » Elle marqua un temps. « Il y a une tempête qui approche. On devrait peut-être se dépêcher.
J’ai vu ça oui. »

Il pivota vers les deux nazumis.

« Bon messieurs-dames, c’était un plaisir en tout cas. »

Il laissa un bon de consommation sur la table, tenue en place par sa tasse vide, puis se leva pour approcher d’Antigone, laquelle pivota vers les quais et se mis en route.

« C’étaient qui ces types ?
Un jeune couple. Y’avait plus de place sur la terrasse donc je me suis installée avec eux. Deux jashuriens.
Tu es sûr de toi ?
De toute façon je n’ai rien dit de sensible. T’en fais pas.
Je ne m’en fais pas. » Elle leva le nez et arqua un sourcil. Le ciel s’était obscurci.
« Sauf de ça. On aura vraiment le temps de faire la traversée ?
La tempête est prévue pour demain. La mer va être agitée mais pas au point de nous empêcher de naviguer. Au pire il y a la Grande Marquise sur le chemin. On pourra accoster là-bas s’il y a un problème.
D’accord. » Elle prit une grande inspiration puis souffla, avant de mettre un petit coup dans le dos du marin.  « T’as toute ma confiance.
Je suis surtout le seul connard avec un navire que tu connais.
Le seul qui a ma confiance. Je t’assure que c’est vrai. »

Il eut un petit rire puis haussa les épaules. De son point de vue rien de tout ça n’était important de quelque façon que ce soit.
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La Motherstorm l’aurait effectivement bloquée à quai, estima Antigone en fixant une nouvelle vague s’abattre sur son hublot. La mer était démontée, purement et simplement. On lui avait déjà parlé de ces grandes tempêtes qui traversaient l’Espérance et avaient été la grande peur des marins d’Eurysie. Comment ne pas les comprendre. Elle frissonna et se recula un peu sur son petit banc. Jusque-là elle avait bien supporté le trajet. Elle était de ces exilées de classe inférieure. Elle n’avait pas eu le temps de s’habituer au confort du Palais des Brumes. En fait, son mode de vie même rimait avec inconfort. On ne pouvait pas être journaliste de guerre et de politique et espérer se cantonner à des salons, des ferrys luxueux, des trains de première classe. Pas si l’on souhaite obtenir des résultats. Et Antigone était une vraie croyante, en tout cas elle le pensait. Elle n’était pas à une contradiction près. Alors presque par fierté professionnelle, elle voyageait souvent en personne simple.

La cale de ce petit voilier lui rappelait quelques excellents souvenirs d’Eurysie centrale. Les wagons plombés, les chambres d’hôtel miteuses. Ces inconforts inoffensifs qui donnaient à ses voyages la patine d’une époque révolue. Mais puisqu’elle arrivait à en reproduire les schémas, l’était-elle vraiment ?

Ce qui lui déplaisait, ici, la mettait mal à l’aise, c’était qu’il y avait un sentiment de danger réel. Et si elle se vantait souvent d’avoir « fait la guerre », on ne pouvait pas comparer la mécanique industrielle entourant la vie dans une tranchée et la sauvagerie inextricable de cet océan, duquel elle n’était séparée que par un peu de bois, et un hublot des jointures duquel suintait quelques gouttes d’eau salée.

L’humidité, aussi, commençait à lui peser. Elle se sentait moisir dans ses vêtements. La différence entre le froid glaçant de l’extérieur et la chaleur brutale du petit radiateur électrique la faisaient suer, et sa peau était couverte d’une fine pellicule d’embrun qui semblait couvrir toutes les surfaces. Dès qu’elle bougeait, ou pour se repositionner sur son siège, ou pour délasser ses muscles, elle sentait ce mélange, cette saumure répugnante, lui grignoter la peau.

Une nouvelle vague s’abattit sur le bateau. Elle aurait aimé fermer les yeux, mais c’eut été un allé simple pour la nausée. Antigone secoua la tête. Elle ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre. Au-dessus d’elle, elle entendait la voile contre laquelle s’abattait le vent. La toile se tendait, puis claquait dans un sens, puis dans l’autre. Le cordage grinçait quand la pression devenait trop forte, puis fouettait l’air en laissant la bôme s’abattre à l’opposé de sa position. C’était l’orchestre du chaos, encore qu’elle savait que son ami était à la barre, et tenait le cap comme il le pouvait. C’était lui qui lui avait assuré pouvoir partir en mer. Et elle avait trouvé l’idée excellente. Évidemment qu’elle avait l’air excellente, depuis le quai d’un port, face à une mer calme. Si la tempête les suivait de peu, elle empêcherait d’éventuels bateaux ou drones de la protection civile de la suivre. Le lieu où elle se rendait devait rester, tant que faire se peu, secret. Elle n’était pas tout à fait sûre que l’Égide se montre aussi avenante envers son hôte, le baron Célice. Si elle n’était qu’une journaliste politiquement impliquée, lui était ce qu’ils appelaient un « criminel contre l’humanité ».

Elle n’avait juste pas envisagé que la tempête finirait par les rattraper. Encore que son ami lui avait dit que c’était un risque. Ou plus précisément que si la mer s’agitait – un conditionnel qu’il utilisait en effet de style, ils savaient très bien que la mer allait s’agiter – ils n’échapperaient pas à quelques turbulences.

Antigone regrettait son enthousiasme, et se rassurait comme elle pouvait en se disant que cela ferait une entrée en matière très forte pour son article. Elle alluma son dictaphone puis réalisa que la tempête couvrirait le son de sa voix et rendrait l’ensemble difficilement utilisable. Après un soupir, elle mit fin à l’enregistrement et rangea l’appareil dans une poche intérieure de son manteau. Dehors, le vent semblait se calmer; Elle se pencha vers le hublot en essayant d’ignorer la sensation moite de sa peau contre ses vêtements. Elle discernait quelque-chose, à l’avant. La masse grise de ce qui devait être une île. Elle était à peine discernable sous ces rideaux de pluie. Une forme haute, incolore mais dont on devinait des traits d’ombres et des surfaces plus ou moins anguleuses. La journaliste plissa les yeux et se concentra. Une surface plus plate, sans doute une plage. Des amoncellements difficilement dissociables les uns des autres. Des rochers ? Ou bien un genre de falaise. Le voilier se rapprochait de la masse. Elle devait correspondre aux coordonnées que lui avait remit le Baron. Antigone se redressa et secoua la tête. Un éclair zébra le ciel à l’horizon, et elle devina brièvement la forme pleine de l’Île. C’était bien une falaise. Elle avait une forme escarpée, le genre d’endroit où on aurait construit une redoute ou un arsenal, du temps des grandes navigations. Maintenant c’était tout juste un petit morceau de terre qu’on avait oublié de revendiquer, ou d’exploiter convenablement. Pour combien de temps encore ?

Célice devait avoir pris ses dispositions pour garder sa tranquillité intacte. Peut-être que tout était au nom d’une société étrangère quelconque, à qui on acceptait de louer le terrain contre une somme généreuse et des contrôles réguliers attestant que rien ici ne menaçait l’environnement ou la sécurité de l’Union. Bien entendu de tels contrôles iraient à l’encontre de tout recherche de tranquillité absolu. Peut-être qu’il y avait autre chose. Une entente dont elle ne devinait pas bien les contours, ou une possibilité lui échappant.

Maintenant l’île était très proche. Elle discernait une petite cahute près de ce qu’elle avait identifié comme une plage. Ce n’en était pas vraiment une mais plutôt une forêt s’arrêtait très près de la mer, séparée par de gros rochers et des galets et derrière lesquels se trouvait un escarpement de quelques mètres de haut. Devant la construction il y avait deux pontons de bois dont un auquel était amarré un yacht à moteur, le genre discret, tout sauf tape-à-l’œil. Il y eut un bruit de cordes que l’on tire, au-dessus d’elle. puis le moteur du voilier se mit à crachoter. La manœuvre d’approche fut l’affaire de quelques minutes, durant lesquelles son contact attaché son navire au quai à l'aide de cordages, avant de retourner la chercher. Il avait le visage ruisselant.

« Il y a un bâtiment, je vais voir si c’est fermé, sinon autant rester ici le temps que ça se calme. »

Antigone acquiesça à son départ puis se pencha vers le hublot pour le voir sauter sur le ponton et trottiner jusqu’à l’espèce de cabane. Il poussa la porte, la referma, et se retourna vers le voilier. Elle décida de ne pas le laisser refaire inutilement le trajet, rabattit sa capuche sur sa tête, saisit son sac, sa valise - qu’elle lâcha aussitôt en réalisant qu’elle était lourde d’une part et qu’elle pourrait toujours la faire remonter jusqu’à la maison du baron de l’autre, puis émergea sur le pont. Le vent s’engouffra immédiatement sous ses multiples couches de manteau, la glaçant jusqu’à l’or. Il faisait froid, et l’humidité qui imbibait ses vêtements pris une qualité lourde. Elle grogna et se dirigea sur le côté du voilier avant de sauter maladroitement sur le ponton. Le bois était humide et glissant, ce qui n’était rien arrangé par le déluge. Elle voyait à peine où elle mettait les pieds. Son ami lui saisit le bras et la tira jusqu’à la cabane. En s’en approchant elle constata que le bâtiment, bien qu’étant construit de plein pied, était plus grand qu’elle ne l’avait pensé. Une structure en béton nu, avec des fenêtres obstruées par des rideaux. Le marin poussa la porte et les deux se retrouvèrent au sec.
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Le but même de la construction ne semblait pas directement évident à Antigone, mais encore : elle devait admettre que le monde marin dans son ensemble lui échappait et largement. Ses subtilités, en tout cas, ne lui venaient pas naturellement. En observant les lieux elle devinait bien ce à quoi pouvait servir l’ensemble : en fait la simple position du bâtiment en disant long sur son utilité. Inutile d’être un génie pour supposer qu’on y stockait du matériel d’entretien, des cordages, peut-être de quoi nettoyer le quai. Maintenant les lieux étaient grands. Il y avait peut-être des bureaux, ou au moins des locaux dédiés à l’accueil. Depuis quand existait ce bâtiment ? S’il datait de l’exil, il datait d’avant l’informatique. On y avait peut-être géré des détails administratifs liés aux embarquements/débarquements, ce qui pouvait sous-entendre que les lieux étaient plus organisés qu’il n’y semblait au premier abord. Qu’ils n’étaient pas qu’un simple demeure sur une île privée. Ou que fut un temps, il y avait plus que ça.

Comme la pluie tombait toujours, elle s’enfonça plus profondément dans le débarcadère. Au delà de la salle sur laquelle donnait la porte d’entrée – un stockage où s’entassaient des cordes et des outils sur des meubles vieillots, dont la peinture s’écaillait largement – se trouvait deux autres portes. Elle ouvrit la première, qui céda après une petite impulsion, révélant un cagibi. Elle baissa les yeux sur les produits d’entretien qu’on avait stocké dans un sceau en ferraille, en ramassa un au hasard, en étudia le packaging. Elle voulait une date.

« Antigone ? »

Elle se releva. Son contact l’appelait depuis une salle située derrière l’autre porte. Elle se pencha un peu pour en voir l’intérieur. Il y avait des chaises installées autour d’un poêle à bois, un grand tableau décoloré représentant la mer, des fenêtres, fermées par des rideaux, des meubles de rangement où se trouvait une poignée d’objets inutiles, laissés là par le temps.

Le marin arriva. Il tenait un gros sac de papier dont il vida le contenu dans le poêle. Antigone le contourna, le laissant s’activer, allumer le feu. Il grogna.

« On va pouvoir se sécher.
C’est bien. »

Elle souleva un petit navire en céramique d’un des meubles, laissant un petit rond correspondant à son socle dans l’épaisse couche de poussière qui couvrait la planche. Après avoir inspecté le bibelot elle le reposa précisément dans sa marque, et recommença avec un autre. Il n’y avait pas grand chose, ici, qui lui évoquait le statut de haute noblesse du baron. On était loin du mauvais goût très maîtrisé de la noblesse kah-tanaise. Tout ici respirait l’abandon et une certaine forme de banalité médiocre. Le Baron ne devait pas recevoir énormément de visite. Cela dit, s’il avait l’habitude de recevoir Célice aurait sans doute organisé son propre service de navette ou fait en sorte de préparer un comité d’accueil. En l’état il l’avait simplement convié à venir à son aise, sans lui donner de moyen de le recontacter ou de le prévenir.

Si elle tombait mal, il faudrait espérer qu’il réalise qu’elle ne pouvait pas faire autrement. Rien ne filtrait à propos de cette île. On l’ignorait poliment en dehors de ses limites.

Elle frissonna. La chaleur du poêle commençait à se diffuser dans la pièce. Elle retira son par-dessus et le plia sur le dossier d’une chaise avant de s’installer sur celle d’à côté, pensive. Combien de temps allait-elle rester ici, à attendre que le ciel se dégage ? Et ensuite ? Sortir ? Trouver un sentier, le suivre jusqu’à une éventuelle demeure ? S’il se divisait en deux elle pourrait aussi bien se finir perdue. L’Île ne semblait pas immense, d’accord, mais ça resterait une perte de temps. Elle l’aurait reproché à d’autres, mais se doutait qu’il ne s’agissait pas tant d’un oubli, chez Célice. En tout cas elle préférait croire que l’homme était prévoyant, et malin. Elle était simplement une intruse dans son petit monde. Il n’allait pas faire d’efforts, aménager son univers pour son arrivée. En tout cas cela ne semblait pas correspondre à l’image qu’elle se faisait de lui. Mieux valait ne pas imaginer les plus individus les plus potentiellement intelligents de leur génération de tortionnaires en imbéciles. Il avait démontré une grande capacité de prévoyance, lorsqu’il gérait encore l’élimination de l’opposition politique sous l’empire.

« Il n’a pas donné de contact je suppose.
Le baron est paranoïaque.
C’est sain, dit-il en haussant les épaules. Vu les circonstances c’est sain. »

Elle se frictionna les épaules et se leva. Elle avait du mal à rester inactive plus de quelques instants. c’était physiologique. Elle fit à nouveau le tour de la pièce. Il n’y avait rien de neuf à trouver, sans surprise. Elle fit signe au marin, qui la regarda s’éloigner en haussant un sourcil. Il ne comptait pas la suivre. Il était d’un naturel autrement plus calme qu’elle.

De retour dans le stockage, elle laissa son regard parcourir les lieux. Elle pouvait le fouiller, évidemment. Il y avait de quoi faire. Cet entassement devait avoir quoi, trente ans ? Quarante ans ? Plus ? Elle pourrait sans doute obtenir des informations utiles sur les lieux, er l’histoire de l’île en fouillant les lieux plus en profondeur, mais cette perspective la fatiguait d’avance. C’était simplement pour s’occuper. S’occuper. Elle soupira et posa son regard sur une bâche plantée dans le mur par un clou. Elle fronça les sourcils. Une forme anguleuse se dessinait derrière. Elle traversa la pièce en contournant un large tas de corde. Antigone saisit la bâche et la poussa sur le côté, révélant un combiné téléphonique sans clavier, attaché au mur.

Un intercom. Elle attrapa le combiner et le plaça contre son oreille. Rien. Elle boucha son oreille de sa main libre et ferma les yeux. Après un temps, elle commença à discerner un bruit. Presque impossible à détacher du battement de la pluie sur la cabine. Il y avait un grésillement, comme si le micro du téléphone, de l’autre côté, captait faiblement l’ambiance d’une salle.

« Allô ? »

Elle attendit. Rien.

« Nous sommes au quai. Nous viendrons quand la pluie s’arrêtera. C’est moi baron, Antigone Ornan-Munch. »

Toujours rien.

Antigone soupira, raccrocha, fit quelques pas en arrière. C’était peu ou prou une bouteille à la mer. Ironique, considérant les circonstances. Elle repensa à l’article. En cet instant elle se décrirait peut-être en naufragée. Il y avait en tout cas une figure de style exploitable, cachée là, dans les méandres des évènements et de leur enchaînement.

Elle s’orienta vers la porte de la seconde salle et haussa le ton pour être audible au dessus de la pluie.

« Il y a un téléphone, ici !
Ah ?
J’ai passé un message mais pas de réponse ! »

Le marin s’agita un peu. Elle entendit une chaise grincer contre le parquet, elle pensa qu’il s’était levé pour la rejoindre. Ce ne fut pas le cas. Elle croisa les bras et traversa à nouveau la salle – toujours en contournant le tas de corde – pour rejoindre la porte.

« Tu as un jeu de carte ?
Oui. » Il leva les yeux pour la fixer. « Dans le bateau. »

Elle se retourna vers la porte et s’imagina, un bref instant, sortir, braver les éléments. Quitter la sécheur relative de la cahute pour l’extérieur hostile. Non. Rien de tout ça ne lui semblait enviable. Plutôt s’ennuyer au sec que risquer la pneumonie. Bras toujours croisés, elle tapa le sol du bout de sa bottine, puis leva les yeux au ciel.

« Il y en a peut-être un ici.
Peut-être. »

Les yeux du marin se posèrent brièvement sur l’une des étagères. De la poussière. Des bibelots kitsch. Des boîtes en carton jauni. Peut-être, oui. Il se retourne vers le poêle et étendit ses mains devant lui.

Elle ravala un soupir et s’installa à côté de lui. Elle attrapa son enregistreur, et retourna le petit boîtier noir dans ses mains avant de l’activer après quelques secondes marquées d’hésitation.

« Test son. »

Le marin haussa un sourcil mais ne dit rien. Elle éteint la machine puis joua sur le bouton play-back.

« Test son. »

Les filtres fonctionnaient correctement. Le son de la pluie, même s’il semblait assourdissant, semblait réduit à un doux bruit de fond. Satisfaite, elle se leva et commença à traverser la salle, le bruit de ses talons contre le parquet avait quelque-chose de satisfaisant, une preuve qu’elle était là. Son rythme régulier, comme une horloge, lui donnait la sensation de contrôler son élément. Elle sourit, le marin la regarda faire.

« Tu vas enregistrer.
Autant commencer à mettre mes notes au propre.
Je vais me faire silencieux. »

Elle le remercia d’un signe de tête, gardant pour elle qu’elle s’enregistrait justement à cause de son stoïcisme. L’homme ne parlait tout simplement pas. Ce qui ne l’empêchait pas de l’apprécier, au demeurant. Mais selon les situations cela pouvait aussi bien être une qualité qu’un défaut. Le bruit de ses pas, toujours. Le marin se redressa.

« Je dois changer de salle ? »

La marche d’Antigone s’arrêta net.

« Quoi ? »

Elle haussa un sourcil. Il y avait quelque-chose entre la surprise et le mépris dans son ton. Changer de salle ? Son regard parti en direction de la porte, spontanément. Elle secoua la tête.

« Non. Ce n’est pas nécessaire. »

Elle se remit en marche, arpentant la salle de long en large. Elle prenait ses aises, domestiquait l’espace pour en faire son lieu. C’était comme si l’ambiance changeait. Il y avait une démarche quasi-performative dans sa façon "d’écrire". Elle n’entendait plus vraiment la pluie, ignorait la présence du marin, tout n’était plus qu’espace et déplacement. Allers et retours. Elle activa l’enregistreur. Clic. Et porta le micro devant elle avant de se racler la gorge.

« Sommes partis des Îles Marquises kah-tanaise vers 16h après la rencontre avec les chiens bolchéviks de l’inquisition. Chassés par la motherstorm, que les mythes locaux décrivent comme la mer des tempêtes, au sens le plus littéral du terme. Avons courageusement fendus la mer, accélérant à mesure que le vent de la tempête nous rattrapait. Visions terribles, cette mer qui cherchait à nous dévorer. Comme passer de Charybde à Scylla. L’Inquisition nous lâche dans les mains de la tempête après des menaces à peine voilées. Ne m’ont-ils pas invité à ne pas rester aux Îles Marquises, à braver la tempête ? Ils espèrent peut-être que la nature fasse le sale boulot. Qu’importe. Avons atteints l’île du baron. à travers un océan de chaos. Quai impeccable, La pluie nous aveugle mais nous débarquons. Je crois... »

Un bruit sourd, répété, contre la porte du bâtiment. Clic. Elle mit fin à l’enregistrement et pivota aussitôt vers la sortie. Le bruit sourd à nouveau. On toquait à la porte. Elle fixa le marin, puis se rapprocha de la chaise où elle avait laissé son pardessus, le renfila. Le marin s’était levé pour aller ouvrir.

« Ça doit être nos hôtes, hasarda Antigone.
Peut-être. » Puis en haussant le ton. « Entrez ! »

La porte fut ouverte brutalement, faisant le tour de ses gonds pour se heurter au mur. Le claquement sourd du bois contre le béton accompagna les pas lourds d’un véritable colosse. L’être était massif. Un visage blême, glabre, coincé sous un chapeau large de pêcheur. Il portait un imperméable alourdi par l’eau. Le tissus ressemblait à la peau d’un bovin mort. Lourde, humide, luisant sous la lumière jaune de l’ampoule nue. L’homme déposa deux parapluies dans un coin de la pièce et retira son chapeau, qu’il jeta sur un tas de corde, révélant un crâne rasé de près. Il fixa le marin, puis regarda en direction de la porte ouverte. Antigone approcha. Il fit un signe du menton dans sa direction.

« Ornan-Munch ?
C’est ça. Le baron vous envoie ?
Son excellence vous salut. Je vais vous amener. »

Elle tiqua sur son accent. Si sa voix était conforme à ce que son apparence laissait imaginer, il parlait de façon légère, fluide, pleine d’inflexions inhabituelles. Un loduariens, comprit-elle soudain.

« Nous avons des affaires dans le navire. Et mon ami...
La motherstorm. » Il sembla considérer la situation. « Oui. Venez aussi. Vous partirez quand le temps sera calmé. »

Le marin se dirigea vers les parapluies et les saisit avant d’en tendre un à Antigone, qui s’était approchée. Le colosse loduarien récupéra son chapeau avant de le renfiler. Les trois sortirent. Dehors il y avait une berline, un modèle assez ancien, mais luxueux. L’association des deux caractéristiques donnait à l’ensemble un aspect élégant. Antigone ne l’avait pas entendu approcher. Elle ouvrit le parapluie, le vent manqua immédiatement de le lui arracher. Le loduarien l’attrapa d’une main et le plaça de façon à la couvrir. Le climat, nota la journaliste, ne semblait pas avoir le moindre impact sur lui. La force du vent, la pluie battante, il les ignorait sans peine. Du reste il avait claqué son pas sur celui d’Antigone. Il faisait du bon travail, conclut-t-elle enfin lorsqu’il ouvrit la portière arrière de la berline pour lui permettre d’entrer.
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Le voyage s’était fait dans un silence confortable. Si Antigone avait l’habitude de parler au petit personnel, elle considérait le Loduarien assez fidèle pour ne pas donner gratuitement d’informations sur son maître. Du reste, celui-là l’avait incité à venir, et avait sans doute préparé tout le nécessaire pour alimenter un texte digne de ce nom. De toute façon l’eurysieien semblait du genre taiseux. Il avait parlé par nécessité et avec stoïcisme, puis n’avait rien ajouté, répondant tout juste aux quelques remarques que fit le marin. Restait donc le bruit de la voiture traversant l’île, et la pluie qui s’abattait dessus. Antigone contemplait la forêt épaisse qui entourait le sentier, se demandant comment avait été aménagé l’endroit, et qui s’occupait de son aménagement. Les bois effleuraient la route sans rogner dessus. Elle était parfaitement praticable, pour autant qu’elle pût en juger. Encore que, le loduarien avait sans doute l’habitude de la pratiquer de telle façon qu’il savait par avance comment éviter les irrégularités, et le mur d’eau qui s’éternisait sur les Marquises bouchaient sa perception. Peut-être que l’endroit avait l’air plus mal entretenu, par une belle et solaire journée. C’était sans doute le cas, d’ailleurs. Elle imaginait mal le baron s’entourer de serviteurs. Il devait y avoir quelques hommes de confiance et rien de plus. Pas de quoi entretenir parfaitement des infrastructures. Ou bien il faisait parfois venir une équipe à des fins de rénovation, ce qui voulait aussi dire qu’il révélait la position du lieu à d’autres personnes encore. Improbable. Toute cette installation relevait en fait du cauchemar logistique, réalisa la journaliste avec amusement.

La voiture s’engagea sur un terrain plat après avoir grimpé une côte. La maison du baron se révéla enfin. Antigone s’était attendue à un grand manoir gothique, un peu bêtement supposa-t-elle. Il y avait quelque chose de si vieux jeu, si suranné chez les exilés de l’empire qu’elle avait pensé que Célie aurait cherché à reproduire un certain idéal sur son petit bout d’enfer personnel. Manifestement, ce n’était pas le cas. Peut-être aussi que la demeure datait d’une époque où la nostalgie était inutile, il suffisait pour cela qu’elle soit plus vieille que la dernière révolution. Elle l’était sans doute.

C’était une image ancienne de la modernité architecturale. Tout en élégance et en formes claires. Un assemblage de rectangles blancs, couvert d’adobe et de pierres gravées reprenant des motifs nahuatls. L’ensemble demeurait imposant, notamment via son emplacement : la maison était au bord d’une falaise, faisant face à la mer déchaînée. Un jardin zen et des serres entouraient la route, qui s’achevait devant un garage et un porche en palmes tressées. Si cela n’avait pas été la maison d’un seul homme, on aurait pu croire à un hôtel, luxueux, secret, destiné aux grands, très grands de ce monde.

Peut-être que c’est ça, pensa Antigone. Peut-être que les grands du régime se rendaient ici durant la parenthèse qu’a été leur règne.

Elle frissonna. Sans qu’elle ne soit capable de clairement l’exprimer, elle préférait qu’il s’agisse de la propriété d’un homme, plutôt que d’un rêve brisé de l’aristocratie .

« Voilà. »

Elle leva les yeux vers le rétroviseur, pour capter le regard impassible du Loduarien. Il la regarda à son tour, brièvement, puis fit un geste en direction de la maison. Le marin pivota pour fixer la façade et Antigone l’imita. La voiture était garée devant le porche, entre deux murs d’adobe blanche. On ne devinait plus la forêt, la mer, plus rien. C’était un monde en soi. Le loduarien coupa le contact, attrapa le parapluie et sortie du véhicule avant d’en faire le tour pour aller ouvrir la portière du côté d’Antigone. Il l’abrita sous le parapluie et l’accompagna jusqu’à sous le porche, laissant le marin se débrouiller. Les portes de la maison étaient ouvertes, Célice se trouvait dans l’encadrure. Il portait un costume trois-pièces aussi élégant qu’hors du temps, et un par-dessus étanche aux couleurs de l’empire. Son kitsch assumé résistait mal au charisme de l’homme. Il inclina la tête en direction de son invitée.

« Mademoiselle la journaliste. Monsieur.
— Monsieur le Baron. »

Puis il se retourna et leur fit signe d’entrer.

L’intérieur débordait de la même modernité que l’extérieur : une modernité sobre, élégante, qui savait utiliser l’ancien et arrivait sans mal à se parer d’individualité. C’était une modernité à l’ancienne, éloignée de la triste nudité de l’architecture internationale. Les motifs nahuatls qui décoraient les murs extérieurs étaient aussi à l’intérieur. Certains meubles étaient directement intégrés aux murs de pierre. D’autres, d’un bois clair et dur, étaient posés là. Le Loduarien récupéra le manteau d’Antigone après avoir rangé le parapluie dans une alcôve, puis fit signe au marin de le suivre. Après un moment d’hésitation et un regard en direction de la journaliste, ce dernier obtempéra. Le baron commenta d’une voix égale, guidant la jeune femme à travers les couloirs droits de la maison.

« Je n’attendais que vous.
— Il fallait bien que je vienne.
— Je n’en doute pas. Il rentrera sitôt la tempête levée. Mais ce n’est pas mon invité, » précisa-t-il d’un ton égal.

Quelque chose, dans son ton calme, ressemblait à de l’Ironie. Antigone décida de ne pas y faire attention. Les nobles avaient bien droit à leurs excentricités, et le Baron profitait pleinement de ce droit. Pouvait-elle seulement lui reprocher ?

Ils débouchèrent devant des escaliers droits descendants en longeant le mur d’une grande salle. Celle-là était grise, du sol aux murs. Du béton nu, au centre duquel on avait disposé une longue table à manger où le couvert était mis. Il y avait une prote au bout de la pièce et, de part et d’autres de la salle, des baies vitrées couvrant tout le mur. Elles étaient enfoncées de telle façon qu’on pouvait s’installer dans le béton et admirer la vue : d’une part la forêt épaisse qui entourait la maison. De l’autre l’océan déchaîné. En se penchant un peu en avant, Antigone constata qu’il y avait une plateforme artificielle à mi-hauteur de la falaise, sur laquelle elle devinait les limites de cages ou d’enclos. Célice descendit les marches pour rejoindre la table à manger. Elle le suivit, soucieuse de ne pas trop s’éloigner de l’homme, comme s’il risquait de mal le prendre.

« Savez-vous pourquoi vous êtes ici ?
Vous m’avez proposé de venir et je veux écrire un article à votre sujet.
C’est aussi vrai. »

Mais il ne semblait pas pleinement approbateur. Arrivé en bas, il passa une porte logée dans le mur que longeait l’escalier. Ils se retrouvèrent dans un nouveau couloir, celui-là chargé de plantes en pot, fougères, cactus, palmiers, qui remplissaient l’endroit d’une forme bienvenue de chaleur, de vivant. Enfin, le baron s’arrêta devant une porte.

« Vous dormez ici. Lescal viendra vous chercher pour le dîner et nous parlerons un peu, si ça vous va. »

Elle acquiesça et le remercia, puis accepta de passer la porte de la chambre. A première vue cette dernière occupait plus de place que son appartement. Tout y semblait extrêmement confortable, et dans un style similaire au reste de la maison, mélangeant mortier moulé selon des formes complexes et traditionnelles et bois clair, solide. Il y avait un espace salon et un lit double renfoncé dans le sol. Si il était impossible de le vérifier, Antigone était presque sûre que la machine à écrire électrique qui se trouvait installée sur le bureau avait été placée là à son attention, à côté d’un tas de feuilles vierges et d’un encrier. Il y avait aussi une robe de chambre et des vêtements qui, elle en était sûre, étaient à sa taille. Elle espérait tout de même que ses affaires lui seraient amenées plus tard.

Le jet d’eau chaude lui fit tout de suite beaucoup de bien, et elle réalisa enfin qu’elle ne s’était pas posée depuis plusieurs heures. Son voyage avait bien duré une journée complète, à peine interrompue par son bref entretien avec l’Inquisitrice. Le baron, qui n’en savait probablement rien, avait été très inspiré (et bienveillant) de lui laisser ce moment. Ou bien avait-il simplement vu ses cheveux trempés d’eau, des vêtements réduits à l’état d’éponge, sentit la sueur et l’embrun qui stagnaient entre ses fringues et sa peau, et jugé qu’il ne pouvait pas manger avec ça. La pellicule de crasse se décolla comme une mue et fut aspirée avec l’eau, disparaissant dans les réseaux de canalisation de l'île. Le renfoncement de pierre dans le mur de la douche abritait une large gamme de savons cubiques non-étiquetés. Elle n’avait pas la moindre idée de qu’est-ce qui correspondait à quoi mais quelque-chose dans leur couleur et les gravures abstraites taillées dans la matière semblait attester d’une forme de classement dans le sens lui échappait entièrement. Elle sélectionna un cube jaune de taille intermédiaire, placée entre un cube de même couleur un peu plus grand et une bille verte dans un socle, et le passa sur son bras. De la mousse, une vague odeur d’amande. La journaliste se considéra satisfaite.

Quand est-ce que le Baron trouve le temps de joindre Carnavalle ? se demanda-t-elle après un moment. Il semblait bien installé ici et très heureux de l’être. Encore qu’elle ne puisse pas en juger suer la seule base du confort qu’elle percevait ici. Un confort solitaire, différent, isolé du faste bruyant et tape-à-l’œil du Palais des Brumes. S’il ne faisait aucun doute que Célice était un homme se satisfaisant très bien du silence et de la mer, elle se demanda aussi ce qui pouvait le pousser à garder le contact avec les autres blancs en exil. Peut-être espérait-il retrouver une place dans un éventuel régime de restauration. Peut-être aussi avait-il des amis chez eux. Des gens qu’il appréciait réellement rencontrer. Son air austère et au-dessus de tout ne pouvait entièrement le caractériser, et il se cachait forcément un personnage sous le personnage. Ou bien, et cette possibilité avait quelque-chose qui la glaçait, c’était simplement une habitude. Il se rendait au Palais des Brumes par habitude.

Non. C’était un être de chair et de sang, avec une fortune importante. Il avait sans doute des relations d’affaire, des amis, ces voyages n’étaient que des voyages d’affaire. S’il s’entourait du mystère d’un génie en fuite, Célice n’était pas un ermite. Pas entièrement, en tout cas. Son excentricité et son égocentrisme s’exprimait simplement par des biais différents que les autres grands noms du régime, qui partageaient tous une certaine forme de mania, qu’elle associait plus généralement aux puissants. Pratiquer le pouvoir comme un hobby, avoir le monde au bout des doigts, tout cela nécessitait — ou provoquait— une conception du monde bien particulière, qui éloignait ces gens de la plèbe. Le baron avait peut-être amené cette façon d’être à sa conclusion la plus logique.

Elle se sécha rapidement, s’observa longuement dans la glace et regretta encore de ne pas avoir ses affaires. Traditionnellement, un long processus de soin de peau suivait chaque douche. Elle était certes une plume, elle tenait tout de même à son image. La beauté physique avait un certain nombre de mérites, notamment chez les personnalités du monde social telle qu’elle.

De retour dans la chambre elle trouva sa valise posée aux pieds du lits, et son sac à côté. Dehors, la tempête faiblissait à peine. Elle devinait une lueur, celle de la lune, aux limites de l’horizon. Le ciel restait majoritairement noir de pluie. On toqua à sa porte. L’accent du loduarien. Lescal, se rappela-t-elle.

« Le dîner est servi. »
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