Cela faisait plus de trois ans que le Régent avait installé les fidèles de son armée en exil au Palais des Brumes, et plus de trois ans que le "cœur battant de la réaction" frémissait d’une activité fiévreuse et festive. Cœur battant de la réaction. Pour Antigone Ornan–Munch, ce terme était usurpé. C’est qu’elle était journaliste, et internationale. Grande reporter de la réaction. Elle savait à quoi celle-là ressemblait, quand elle s’organisait vraiment. Il n’y avait pas une goutte de sang dans le palais des brumes. L’endroit était mort, fossilisé, comme pris dans l’ambre. Ce n’était pas la vitalité d’une jeune garde qui arrivait ici pour se ressourcer et repartir, plus forte, à la conquête du monde. C’étaient de vieilles idées. De vieux principes. Des rêves de vieillards.
C’était, tout au plus, le cerveau de la réaction. Et un cerveau sénile.
Pour autant elle avait fini par y trouver ses marques. Depuis cette soirée lointaine où on l’avait invité, avec tous les autres, pour témoigner du changement d’héritier impérial. Le clone allait avoir quoi. Quatre ? Cinq ans ? Il n’avait pas témoigné d’anomalie notable dans sa croissance, il semblait de plus en plus probable qu’il finirait effectivement à la tête du mouvement, dans une ou deux décennies. C’était très étrange, mais pas assez pour répugner les âmes en peine de la réaction kah–tanaise. Grâce au duc Ernest Bario Vidal, Antigone s’était trouvée de nouveaux alliés parmi–eux. Elle avait un appartement dans un étage inférieur du palais, quelques riches héritiers finançaient la diffusion de son journal dans plusieurs pays, et elle pouvait toujours utiliser les mémoires de guerre de tel ou tel survivant pour remplir les pages de ses mensuels lorsqu’elle n’avait pas de panique morale ou d’évènement extrême–droitier à faire couvrir par sa petite équipe. L’ascension sociale avait du bon.
C’était officiellement la raison qui justifiait sa présence à la plupart des occasions sociales qu’organisaient les gens du protocole du palais. De toute façon Carnavale était une ville festive, pour ceux qui pouvaient se le permettre. Antigone ne pouvait pas se le permettre, pas sur ses fonds propres, mais était une formidable parasite, ce qui revenait au même.
Cette fois, on avait investi le salon Azure, qui était très long et couvrait deux façades du building. Une grande baie vitrée permettait de regarder le crépuscule noirâtre étendre son influence au-dessus d’une mer rouge produit chimique, quoi que des rideaux cachaient pudiquement le monde extérieur à certains endroits. Les lieux étaient décorés dans un style décadentiste très début du siècle dernier. Les immenses pots d’arbuste et statues en bronze s’amassaient le long des colonnes d’imitation marbre. Des tableaux classiques ornaient les murs et divers tables couvertes de victuailles faisaient face à une scène où se produisait un ensemble musical. La musique classique soulignait l’aspect proprement ronflant de l’ensemble. « On se croirait à Prima, » avait persiflé la femme d’un vieux colonel. Antigone était assez d’accord, mais faisait avec. Elle se considérait trop intelligente pour participer à l’entreprise généralisée de ragot qui semblait occuper l’essentiel du temps des oisifs d’une certaine classe sociale. À la limite, si un ragot présentait un intérêt journalistique, elle pouvait toujours faire mine de s’y intéresser, mais c’était alors différent : c’était son travail.
C’était aussi ce qu’elle considérait faire en discutant avec les différents invités. La plupart commençaient à la connaître de visu, et dans l’ensemble ils étaient tous familiers avec son nom. Vraiment, l’ascension sociale avait du bon, même si elle gardait l’impression de grimper dans la hiérarchie de l’équipage d’un navire en train de couler. Peut-être arriverait–elle au sommet avant que l’ensemble n’achève sa transformation en épave. Ces choses pouvaient prendre du temps. Peut-être que cela durerait plus longtemps que sa vie. De toute façon elle avait d’autres points de chute. L’importance qu’on daignait lui accorder ici se répercutait positivement ailleurs.
« Mais tu devrais le rencontrer, » répéta l’officier avec lequel elle faisait mine de s’entretenir. Elle cligna des yeux et lui sourit.
« Pardon Bajerot, j’ai arrêté de t’écouter un instant. » Elle fit un vague signe en direction du bout de la pièce, ou un large dandy issu des mouvements hyper–fascistes se pavanait, avec deux tamanoirs en laisse. La vision avait quelque–chose d’assez bizarre, et l’officier ne sembla pas lui en tenir rigueur.
« Le général. Ils l’ont fait baron avant la fin de la guerre, je ne me souviens plus ce qui prend le pas, protocolairement.
– Tu es militaire, donc pour toi c’est général, je crois. Sauf erreur c’est à moi de l’appeler par son titre de noblesse, en tant que civile. »
Il haussa un peu les épaules. L’étiquette impériale était d’une complexité franchement morbide. Lors de la dernière junte kah–tanaise, un ministre avait été chargé de revoir l’ensemble du protocole et de le simplifier dans un esprit "agile" et "moderne". La victoire des rouges avait déposé le gouvernement impérial, et donc le ministre, avant que ce dernier n’ait le temps de vraiment se mettre au travail. Ensuite, personne n’avait pris le temps de prendre sa relève. La confusion qui régnait parfois sur la question des titres et des priorités d’usage participait à l’ambiance généralisée de fin de race. Bajerot lissa les pans de son uniforme de garde cérémoniel.
« En tout cas je pense qu’il t’intéressera beaucoup.
– C’est quel genre de personne ? Les anciens militaires impériaux, pardon hein, mais j’ai déjà donné. Je crois que je commence à avoir fait le tour. »
Le jeune homme lui sourit puis se retourna vaguement dans la direction où se trouvait le baron. Son regard s’arrêta sur la silhouette noire d’un élégant gentleman qui entretenait une discussion polie mais sans entrain avec un vieil homme en costard et deux femmes en robe de soirée. Une masse de sycophante écoutait attentivement, certains y allant parfois de leurs petits commentaires. L’homme se etenait volontairement excentré des festivités, nota Antigone, mais sa présence faisait tout de même phénomène. Il y avait fort à parier que les figures importantes du mouvement des exilés l’avaient déjà saluée une à une à son arrivée : elle avait dû manquer ça comme on pouvait facilement manquer les mille actes de respects, de soumission de politique et de complots qui avaient lieu simultanément lors de ces rassemblements.
« Lui c’est particulier, continua Bajerot.
– Comment ?
– Donc tu ne sais vraiment pas ? »
Il sourit d’un air équivoque.
« Il se chargeait des disparitions forcées. »
Lorsqu’elle eut rejoint le petit amas qui entourait le baron, elle se fit la remarque qu’il détonait déjà naturellement de la plupart des anciens militaires impériaux qu’elle avait pu croiser durant sa vie. Déjà il ne portait pas son uniforme, lui préférait on costume noir d’une salutaire sobriété, ensuite il semblait capable de parler d’autres-choses que des souvenirs de cette guerre pathétique qu’ils avaient, collectivement, perdue contre les révolutionnaires. De toute façon, s’il se chargeait de la répression et des escadrons de la mort, il n’avait sans doute pas de grands récits romantiques à raconter pour faire frémir ces dames et les plus jeunes.
Elle appris enfin son nom – Célice – et constata que seuls les plus hauts gradés de l’ensemble se permettaient de l’appeler par son nom de famille. Le baron Célice, du reste, ne menait pas vraiment la discussion. Il y participait occasionnellement, y allant de sa remarque ou de sa comparaison. Celles-là étaient toujours à propos, et servies par une culture d’aspect plutôt imposante et bien maîtrisée, mais Antigone savait qu’on ne pouvait en juger que sur le long terme. Certains avaient peu de culture, mais suffisamment bien répartie pour faire illusion le temps d'une soirée.
Pour le reste, Célice était plutôt grand, avait été épargné par la calvitie malgré des tempes légèrement dégarnies, et portait une moustache fine un peu démodée mais qui accompagnait bien son air général. Au bout d’un moment, il s’intéressa à elle.
Il avait sans doute remarqué qu’elle faisait partie des quelques femmes dans la salle à ne pas porter une robe de soirée qui l'aurait d'office rangé parmi les objets. En tant que lettrée et rédactrice en chef d’une feuille des plus honorables, elle prenait un malin plaisir à se différencier de ces "filles et femmes de". Elle se rangeait plutôt du côté des quelques modernes, qui tout en restant définitivement réactionnaires avaient intégrées quelques-uns des avantages du féminisme. Ceux qui, très hypocritement, accentuaient leur propre pouvoir sans mettre en danger les structures d’oppression dont elles espéraient profiter. Il lui posa enfin la question fatidique.
« Et vous jeune femme ? »
Ce qui dans le contexte de l’échange – chacun expliquait comment il occupait son exil, le baron n’avait rien dit avant ce moment – signifiait en bref "qui êtes-vous", et tout aussi bien "quelle est votre légitimité à vous afficher ainsi", "quels sont vos accomplissements". Et à Antigone de répondre.
« Je suis Antigone, Antigone Ornan-Munch. » Et car, contrairement à ce à quoi elle s’était habituée, le nom ne provoqua pas la moindre réaction chez son interlocuteur, elle compléta, d’une petite voix. « Je suis journaliste. J’ai notamment écrit dans Livret Noir.
– Ah, c’était donc vous. »
Il se redressa dans son siège, elle acquiesça.
« Dites-moi baron, je ne crois pas vous avoir déjà vu, pourtant je suis fréquemment au Palais des Brumes.
– Pas moi. »
Une femme eut un petit rire qui eut le don d’agacer Antigone. Elle se pencha vers elle pour lui glisser ce que son ton semblait caractériser comme une confidence.
« Le général habite ailleurs.
– Oh, » répondit simplement Antigone, tâchant de masquer son irritation. « Vous occupez votre retraite ? »
Le baron Célice acquiesça.
« Je lis, je m’entretiens physiquement. Je nourris mon âme et mon corps. Mais je n’ai plus le goût de la politique ou de toutes ces choses. Si un jour je redeviens utile je reviendrais. »
Il ne semblait pas vraiment y croire, nota-t-elle.
« J'ai l'impression que c’est un sentiment partagé par beaucoup d’anciens militaires. »
Elle essayait de le faire parler. Il n’avait pas vraiment l’air d’être le genre oisif, à se laisser dépérir dans un grand manoir, quelque-part dans un pays chaud. Dans ce genre de situation, Antigone ressentait toujours comme un malaise. Une douleur fantôme là où aurait dû se trouver un dictaphone ou un calepin sur lequel elle aurait pu noter les réponses de son interlocuteur, et ses réactions.
L’autre se contenta d’abord de la fixer.
« Vous avez interrogé beaucoup des nôtres pour Livret Noir.
– En fait, baron, c’est mon journal. J’essaye de donner une voix à l’exil.
– Ah. » Un regard en coin à l’assistance, comme s’ils étaient dans la confidence d’une blague dont elle était l’objet. « Maintenant cela pose la question suivante : est-ce qu’une jeune femme comme vous peut vraiment porter la voix des hommes qui ont combattu et tués pour nos idées ?
– Eh bien pourquoi pas ?
– La parole passe quand-même par une transformation. Peut-être même qu’elle mute irrémédiablement lorsque vous l’écrivez, la travaillez. Avez-vous seulement vu un champ de bataille dans votre vie ? »
Elle se redressa, piquée au vif.
« J’ai participé à la guerre civile de Damanie, et Kaulthe. En tant que journalistes, bien-sûr, mais ne doutez pas que j’ai le plus grand respect pour les hommes du front. Moi aussi, j’ai vu la mort.
– Très impressionnant. » Il la jaugea très manifestement, puis sembla enfin arriver à une conclusion, qu’il exprima d’un ton très calme. « Vous pourriez passer me voir chez moi, à l’occasion. Il s’y passe peu de chose, mais je suis sûr que vous trouveriez de quoi écrire. »
Son accent kah-tanais du nord était très marqué. Fut un temps, il était considéré très raffiné, dans l’intelligentzia monarchiste. Il se pencha un peu en avant et tendit la main à Antigone. Lorsqu’elle l’imita, le baron ne lui serra pas mais embrassa son dos avant de la lâcher. Il dégageait cet air de vieille noblesse. C’était un homme du vingtième siècle. Elle hésita.
« Où est-ce ?
– C’est un secret. »
Bajerot sourit. Il s’était prudemment tenu silencieux durant tout l’échange.
« Le baron tient à son calme.
– Peu de mes visiteurs me viennent sans être guiés. » Il acquiesça cependant. « Le caporal a raison, je tiens à ne pas être trop sollicité. Vous savez qu’ils nous traquent, c’est bien pour ça qu’autant de vous se terrent ici comme des proies. »
La remarque jeta un froid. Plusieurs convives se redressèrent, ceux en uniforme avec plus de rigidité. Antigone savait qu’il régnait une vieille paranoïa, chez les exilés. La peur que les services secrets kah-tanais ne les traquent. Elle, que ces services faisaient chanter depuis des années, savait que ce n’était pas leur mode d’action. Tout de même, cette peur était comme un aveu de faiblesse, et le baron s’était attaqué à la fierté d’une communauté à qui il ne restait que ça. (En plus de très importantes sommes d’argent les mettant eux et leurs descendances à l’abri du besoin, mais quand on rêvait d’un paradis perdu on se moquait bien d’en construire un nouveau).
Le malaise dura encore un peu, puis le baron sourit. Puis rit, doucement, et son regard dur poussa enfin les autres à l’imiter. Finalement tous rirent franchement et Bajerot, qui était de loin l’hypocrite le plus efficace de la bande, lâcha un « quel humour ! » de bon aloi. Antigone se dit qu’il aurait pu avoir une carrière brillante dans l’armée de la Junte, si celle-là était encore au pouvoir.
Célice se leva de son siège et avisa de la présence du régent, à l’angle de la salle.
« Mes amis, si vous le permettez je dois rendre hommage à notre hôte. Mais ce fut un plaisir. Mademoiselle la journaliste. »
Il lui fit un signe de tête qu’elle lui rendit, l'observant s’éloigner de son pas digne et mesuré.
Elle ne savait pas s’il y aurait réellement des choses à écrire sur cet homme, mais elle était à peu près sûre de la chose suivante : vu les réactions que provoquait sa présence, un entretien à son sujet s’arracherait dans les sphères exilées.
Pour le reste, elle supposait qu’il devait mener une vie toute aussi vaine que celle des habitants du Palais, mais dans un genre peut-être plus monastique. Elle l’imaginait se lever et manger à heure fixe, entouré d’une armée de serviteurs silencieux. Lisant de la littérature classique et des philosophes poussiéreux, faisant un peu de sport, gérant des actifs économiques dans un quelconque secteur portant.
Peut-être pourrait-elle lui soutirer quelques informations sur les disparitions forcées. Au pire il y aurait toujours de quoi broder.
Enfin, l’homme dégageait quelque-chose de remarquable, sans vraiment l’être, pensa-t-elle. Une rencontre intéressante pour autant. Devant elle, le dos de sa veste noire disparaissait dans la foule compacte des fêtards. Bientôt il ne resta du baron qu’une impression dans sa mémoire. Elle se jura de s'y attacher : l’anecdote de cette rencontre pimenterait son récit du jour.
C’était, tout au plus, le cerveau de la réaction. Et un cerveau sénile.
Pour autant elle avait fini par y trouver ses marques. Depuis cette soirée lointaine où on l’avait invité, avec tous les autres, pour témoigner du changement d’héritier impérial. Le clone allait avoir quoi. Quatre ? Cinq ans ? Il n’avait pas témoigné d’anomalie notable dans sa croissance, il semblait de plus en plus probable qu’il finirait effectivement à la tête du mouvement, dans une ou deux décennies. C’était très étrange, mais pas assez pour répugner les âmes en peine de la réaction kah–tanaise. Grâce au duc Ernest Bario Vidal, Antigone s’était trouvée de nouveaux alliés parmi–eux. Elle avait un appartement dans un étage inférieur du palais, quelques riches héritiers finançaient la diffusion de son journal dans plusieurs pays, et elle pouvait toujours utiliser les mémoires de guerre de tel ou tel survivant pour remplir les pages de ses mensuels lorsqu’elle n’avait pas de panique morale ou d’évènement extrême–droitier à faire couvrir par sa petite équipe. L’ascension sociale avait du bon.
C’était officiellement la raison qui justifiait sa présence à la plupart des occasions sociales qu’organisaient les gens du protocole du palais. De toute façon Carnavale était une ville festive, pour ceux qui pouvaient se le permettre. Antigone ne pouvait pas se le permettre, pas sur ses fonds propres, mais était une formidable parasite, ce qui revenait au même.
Cette fois, on avait investi le salon Azure, qui était très long et couvrait deux façades du building. Une grande baie vitrée permettait de regarder le crépuscule noirâtre étendre son influence au-dessus d’une mer rouge produit chimique, quoi que des rideaux cachaient pudiquement le monde extérieur à certains endroits. Les lieux étaient décorés dans un style décadentiste très début du siècle dernier. Les immenses pots d’arbuste et statues en bronze s’amassaient le long des colonnes d’imitation marbre. Des tableaux classiques ornaient les murs et divers tables couvertes de victuailles faisaient face à une scène où se produisait un ensemble musical. La musique classique soulignait l’aspect proprement ronflant de l’ensemble. « On se croirait à Prima, » avait persiflé la femme d’un vieux colonel. Antigone était assez d’accord, mais faisait avec. Elle se considérait trop intelligente pour participer à l’entreprise généralisée de ragot qui semblait occuper l’essentiel du temps des oisifs d’une certaine classe sociale. À la limite, si un ragot présentait un intérêt journalistique, elle pouvait toujours faire mine de s’y intéresser, mais c’était alors différent : c’était son travail.
C’était aussi ce qu’elle considérait faire en discutant avec les différents invités. La plupart commençaient à la connaître de visu, et dans l’ensemble ils étaient tous familiers avec son nom. Vraiment, l’ascension sociale avait du bon, même si elle gardait l’impression de grimper dans la hiérarchie de l’équipage d’un navire en train de couler. Peut-être arriverait–elle au sommet avant que l’ensemble n’achève sa transformation en épave. Ces choses pouvaient prendre du temps. Peut-être que cela durerait plus longtemps que sa vie. De toute façon elle avait d’autres points de chute. L’importance qu’on daignait lui accorder ici se répercutait positivement ailleurs.
« Mais tu devrais le rencontrer, » répéta l’officier avec lequel elle faisait mine de s’entretenir. Elle cligna des yeux et lui sourit.
« Pardon Bajerot, j’ai arrêté de t’écouter un instant. » Elle fit un vague signe en direction du bout de la pièce, ou un large dandy issu des mouvements hyper–fascistes se pavanait, avec deux tamanoirs en laisse. La vision avait quelque–chose d’assez bizarre, et l’officier ne sembla pas lui en tenir rigueur.
« Le général. Ils l’ont fait baron avant la fin de la guerre, je ne me souviens plus ce qui prend le pas, protocolairement.
– Tu es militaire, donc pour toi c’est général, je crois. Sauf erreur c’est à moi de l’appeler par son titre de noblesse, en tant que civile. »
Il haussa un peu les épaules. L’étiquette impériale était d’une complexité franchement morbide. Lors de la dernière junte kah–tanaise, un ministre avait été chargé de revoir l’ensemble du protocole et de le simplifier dans un esprit "agile" et "moderne". La victoire des rouges avait déposé le gouvernement impérial, et donc le ministre, avant que ce dernier n’ait le temps de vraiment se mettre au travail. Ensuite, personne n’avait pris le temps de prendre sa relève. La confusion qui régnait parfois sur la question des titres et des priorités d’usage participait à l’ambiance généralisée de fin de race. Bajerot lissa les pans de son uniforme de garde cérémoniel.
« En tout cas je pense qu’il t’intéressera beaucoup.
– C’est quel genre de personne ? Les anciens militaires impériaux, pardon hein, mais j’ai déjà donné. Je crois que je commence à avoir fait le tour. »
Le jeune homme lui sourit puis se retourna vaguement dans la direction où se trouvait le baron. Son regard s’arrêta sur la silhouette noire d’un élégant gentleman qui entretenait une discussion polie mais sans entrain avec un vieil homme en costard et deux femmes en robe de soirée. Une masse de sycophante écoutait attentivement, certains y allant parfois de leurs petits commentaires. L’homme se etenait volontairement excentré des festivités, nota Antigone, mais sa présence faisait tout de même phénomène. Il y avait fort à parier que les figures importantes du mouvement des exilés l’avaient déjà saluée une à une à son arrivée : elle avait dû manquer ça comme on pouvait facilement manquer les mille actes de respects, de soumission de politique et de complots qui avaient lieu simultanément lors de ces rassemblements.
« Lui c’est particulier, continua Bajerot.
– Comment ?
– Donc tu ne sais vraiment pas ? »
Il sourit d’un air équivoque.
« Il se chargeait des disparitions forcées. »
Lorsqu’elle eut rejoint le petit amas qui entourait le baron, elle se fit la remarque qu’il détonait déjà naturellement de la plupart des anciens militaires impériaux qu’elle avait pu croiser durant sa vie. Déjà il ne portait pas son uniforme, lui préférait on costume noir d’une salutaire sobriété, ensuite il semblait capable de parler d’autres-choses que des souvenirs de cette guerre pathétique qu’ils avaient, collectivement, perdue contre les révolutionnaires. De toute façon, s’il se chargeait de la répression et des escadrons de la mort, il n’avait sans doute pas de grands récits romantiques à raconter pour faire frémir ces dames et les plus jeunes.
Elle appris enfin son nom – Célice – et constata que seuls les plus hauts gradés de l’ensemble se permettaient de l’appeler par son nom de famille. Le baron Célice, du reste, ne menait pas vraiment la discussion. Il y participait occasionnellement, y allant de sa remarque ou de sa comparaison. Celles-là étaient toujours à propos, et servies par une culture d’aspect plutôt imposante et bien maîtrisée, mais Antigone savait qu’on ne pouvait en juger que sur le long terme. Certains avaient peu de culture, mais suffisamment bien répartie pour faire illusion le temps d'une soirée.
Pour le reste, Célice était plutôt grand, avait été épargné par la calvitie malgré des tempes légèrement dégarnies, et portait une moustache fine un peu démodée mais qui accompagnait bien son air général. Au bout d’un moment, il s’intéressa à elle.
Il avait sans doute remarqué qu’elle faisait partie des quelques femmes dans la salle à ne pas porter une robe de soirée qui l'aurait d'office rangé parmi les objets. En tant que lettrée et rédactrice en chef d’une feuille des plus honorables, elle prenait un malin plaisir à se différencier de ces "filles et femmes de". Elle se rangeait plutôt du côté des quelques modernes, qui tout en restant définitivement réactionnaires avaient intégrées quelques-uns des avantages du féminisme. Ceux qui, très hypocritement, accentuaient leur propre pouvoir sans mettre en danger les structures d’oppression dont elles espéraient profiter. Il lui posa enfin la question fatidique.
« Et vous jeune femme ? »
Ce qui dans le contexte de l’échange – chacun expliquait comment il occupait son exil, le baron n’avait rien dit avant ce moment – signifiait en bref "qui êtes-vous", et tout aussi bien "quelle est votre légitimité à vous afficher ainsi", "quels sont vos accomplissements". Et à Antigone de répondre.
« Je suis Antigone, Antigone Ornan-Munch. » Et car, contrairement à ce à quoi elle s’était habituée, le nom ne provoqua pas la moindre réaction chez son interlocuteur, elle compléta, d’une petite voix. « Je suis journaliste. J’ai notamment écrit dans Livret Noir.
– Ah, c’était donc vous. »
Il se redressa dans son siège, elle acquiesça.
« Dites-moi baron, je ne crois pas vous avoir déjà vu, pourtant je suis fréquemment au Palais des Brumes.
– Pas moi. »
Une femme eut un petit rire qui eut le don d’agacer Antigone. Elle se pencha vers elle pour lui glisser ce que son ton semblait caractériser comme une confidence.
« Le général habite ailleurs.
– Oh, » répondit simplement Antigone, tâchant de masquer son irritation. « Vous occupez votre retraite ? »
Le baron Célice acquiesça.
« Je lis, je m’entretiens physiquement. Je nourris mon âme et mon corps. Mais je n’ai plus le goût de la politique ou de toutes ces choses. Si un jour je redeviens utile je reviendrais. »
Il ne semblait pas vraiment y croire, nota-t-elle.
« J'ai l'impression que c’est un sentiment partagé par beaucoup d’anciens militaires. »
Elle essayait de le faire parler. Il n’avait pas vraiment l’air d’être le genre oisif, à se laisser dépérir dans un grand manoir, quelque-part dans un pays chaud. Dans ce genre de situation, Antigone ressentait toujours comme un malaise. Une douleur fantôme là où aurait dû se trouver un dictaphone ou un calepin sur lequel elle aurait pu noter les réponses de son interlocuteur, et ses réactions.
L’autre se contenta d’abord de la fixer.
« Vous avez interrogé beaucoup des nôtres pour Livret Noir.
– En fait, baron, c’est mon journal. J’essaye de donner une voix à l’exil.
– Ah. » Un regard en coin à l’assistance, comme s’ils étaient dans la confidence d’une blague dont elle était l’objet. « Maintenant cela pose la question suivante : est-ce qu’une jeune femme comme vous peut vraiment porter la voix des hommes qui ont combattu et tués pour nos idées ?
– Eh bien pourquoi pas ?
– La parole passe quand-même par une transformation. Peut-être même qu’elle mute irrémédiablement lorsque vous l’écrivez, la travaillez. Avez-vous seulement vu un champ de bataille dans votre vie ? »
Elle se redressa, piquée au vif.
« J’ai participé à la guerre civile de Damanie, et Kaulthe. En tant que journalistes, bien-sûr, mais ne doutez pas que j’ai le plus grand respect pour les hommes du front. Moi aussi, j’ai vu la mort.
– Très impressionnant. » Il la jaugea très manifestement, puis sembla enfin arriver à une conclusion, qu’il exprima d’un ton très calme. « Vous pourriez passer me voir chez moi, à l’occasion. Il s’y passe peu de chose, mais je suis sûr que vous trouveriez de quoi écrire. »
Son accent kah-tanais du nord était très marqué. Fut un temps, il était considéré très raffiné, dans l’intelligentzia monarchiste. Il se pencha un peu en avant et tendit la main à Antigone. Lorsqu’elle l’imita, le baron ne lui serra pas mais embrassa son dos avant de la lâcher. Il dégageait cet air de vieille noblesse. C’était un homme du vingtième siècle. Elle hésita.
« Où est-ce ?
– C’est un secret. »
Bajerot sourit. Il s’était prudemment tenu silencieux durant tout l’échange.
« Le baron tient à son calme.
– Peu de mes visiteurs me viennent sans être guiés. » Il acquiesça cependant. « Le caporal a raison, je tiens à ne pas être trop sollicité. Vous savez qu’ils nous traquent, c’est bien pour ça qu’autant de vous se terrent ici comme des proies. »
La remarque jeta un froid. Plusieurs convives se redressèrent, ceux en uniforme avec plus de rigidité. Antigone savait qu’il régnait une vieille paranoïa, chez les exilés. La peur que les services secrets kah-tanais ne les traquent. Elle, que ces services faisaient chanter depuis des années, savait que ce n’était pas leur mode d’action. Tout de même, cette peur était comme un aveu de faiblesse, et le baron s’était attaqué à la fierté d’une communauté à qui il ne restait que ça. (En plus de très importantes sommes d’argent les mettant eux et leurs descendances à l’abri du besoin, mais quand on rêvait d’un paradis perdu on se moquait bien d’en construire un nouveau).
Le malaise dura encore un peu, puis le baron sourit. Puis rit, doucement, et son regard dur poussa enfin les autres à l’imiter. Finalement tous rirent franchement et Bajerot, qui était de loin l’hypocrite le plus efficace de la bande, lâcha un « quel humour ! » de bon aloi. Antigone se dit qu’il aurait pu avoir une carrière brillante dans l’armée de la Junte, si celle-là était encore au pouvoir.
Célice se leva de son siège et avisa de la présence du régent, à l’angle de la salle.
« Mes amis, si vous le permettez je dois rendre hommage à notre hôte. Mais ce fut un plaisir. Mademoiselle la journaliste. »
Il lui fit un signe de tête qu’elle lui rendit, l'observant s’éloigner de son pas digne et mesuré.
Elle ne savait pas s’il y aurait réellement des choses à écrire sur cet homme, mais elle était à peu près sûre de la chose suivante : vu les réactions que provoquait sa présence, un entretien à son sujet s’arracherait dans les sphères exilées.
Pour le reste, elle supposait qu’il devait mener une vie toute aussi vaine que celle des habitants du Palais, mais dans un genre peut-être plus monastique. Elle l’imaginait se lever et manger à heure fixe, entouré d’une armée de serviteurs silencieux. Lisant de la littérature classique et des philosophes poussiéreux, faisant un peu de sport, gérant des actifs économiques dans un quelconque secteur portant.
Peut-être pourrait-elle lui soutirer quelques informations sur les disparitions forcées. Au pire il y aurait toujours de quoi broder.
Enfin, l’homme dégageait quelque-chose de remarquable, sans vraiment l’être, pensa-t-elle. Une rencontre intéressante pour autant. Devant elle, le dos de sa veste noire disparaissait dans la foule compacte des fêtards. Bientôt il ne resta du baron qu’une impression dans sa mémoire. Elle se jura de s'y attacher : l’anecdote de cette rencontre pimenterait son récit du jour.