Posté le : 13 jui. 2023 à 23:20:45
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La famille au Jashuria
La famille est paradoxalement l’une des formes les plus élémentaires et les plus complexes de la société jashurienne. Elle plonge ses racines dans les conditions de vie difficile du temps des premiers empires. La famille est le lieu de l’apprentissage de la vie en société, des traditions et de la vie en communauté. C’est dans le creuset familial que les enfants grandissent et apprennent à se comporter comme des enfants, puis comme de futurs adultes, avant de voler de leurs propres ailes. Les Jashuriens tendent à vivre dans des familles qui peuvent regrouper plusieurs générations et plusieurs branches dans une seule maisonnée, dont les espaces sont savamment séparés pour que chacun dispose de son intimité. Dans un territoire aussi dense que le Jashuria, toute la sagesse des Jashuriens est de pouvoir parvenir à vivre ensemble tout en se ménageant des espaces capables de créer la soupape de sécurité nécessaire pour éviter les engueulades familiales. Les familles élargies sont des foyers multigénérationnels où grands-parents, enfants – mariés ou non –, et petits-enfants vivent sous le même toit. Dans la tradition hindoue, les enfants restent à l’âge adulte avec leurs parents et leur époux ou épouse rejoint le foyer familial. Mais dans les autres communautés religieuses aussi, ces familles multigénérationnelles sont très courantes. Selon le nombre d’enfants, la famille élargie peut donc être plus ou moins nombreuse.
La famille traditionnelle jashurienne tend à regrouper dans un même espace plusieurs générations, voir les cousins et les cousines dans des branches familiales cadettes vivant dans le même lieu, mais dans des bâtiments séparés. Si cette stratégie de regroupement a eu un effet positif sur le développement de la société jashurienne dans les périodes de famine et dans les communautés les plus sujettes aux crises, la modernisation du Jashuria a coïncidé avec une évolution des valeurs liées à la proximité familiale. Si une large partie des Jashuriens continue, surtout dans les familles les plus traditionnalistes, à vivre dans des enceintes regroupant plusieurs générations et familles du même sang ; de nombreuses familles modernes se contentent d’une famille peu élargie, avec les parents et leurs enfants – et souvent l’un des anciens à charge. Dans un récent article du Mandala News publié en 2011, les familles élargies auraient cependant progressé de 25% dans les villes jashuriennes, contre seulement 5% dans les villes rurales. Des chiffres qui battent en brèche l’idée qu’avec l’urbanisation et la modernisation de l’économie, les familles jashuriennes adopteraient massivement le modèle nucléaire – qui a tout de même été choisi par près de 52% des foyers jashuriens.
Au sein des familles jashuriennes, l’accent est mis sur l’utilité de chacun. L’oisiveté est particulièrement mal vue, même au plus jeune âge et très vite, les enfants sont mis à contribution pour garder la maisonnée propre et effectuer des tâches dimensionnées à leur expertise d’enfant. La coopération, le soin apporté aux autres et la création d’un réseau social élaboré est au cœur des préoccupations familiales des Jashuriens dans l’éducation de la jeunesse, si bien que parvenus à l’âge adulte, les Jashuriens savent parfaitement où se situent leurs responsabilités. Les familles jashuriennes mettant l’accent sur la cohésion et le sentiment d’appartenance, l’héritage et les responsabilités sont réparties équitablement entre les différents enfants. Le partage de l’héritage est assuré par un Acquitteur, qui certifie que le partage est équitable et donne à chacun ses responsabilités.
Il est intéressant de constater que la famille jashurienne donne un même poids aux deux éléments du couple. A l’image des vœux prononcés lors du mariage, les décisions prises au sein d’une famille jashurienne se font à minima entre les deux membres du couple, de même que la répartition des tâches domestiques. Ce qui s’apparenterait à une égalité des rôles est due à l’histoire particulière du Jashuria. Durant les millénaires précédents, entre famines et désastres, les femmes et les hommes des campagnes ont dû charbonner et coopérer de manière à survivre. La mort prématurée d’hommes ou de femmes dans les villages a amené les communautés à agir avec pragmatisme et à laisser les femmes prendre les commandes à maintes reprises. Si le sexe ne joue pas un rôle structurant dans la famille, l’âge oui : il est demandé aux plus jeunes d’obéir à leurs ainés et de prendre conseil auprès d’eux.
Au sein des familles les plus élargies, les grandes décisions sont prises par un conseil familial composé des représentants de chaque branche de la famille et des anciens. Si les disputes sont monnaie courante, l’accent reste mis sur l’harmonie et sur la recherche du bien commun. Les décisions s’y prennent généralement à la majorité, mais des variations existent selon les régions. Les unions au sein des familles traditionnelles jashuriennes sont exogames. L’endogamie est strictement interdite depuis des générations et la capacité des Jashuriens à tenir des arbres généalogiques précis a grandement limité les risques d’endogamie et les problématiques liées à la consanguinité.
Les raisons de la persistance de la famille élargie à la jashurienne sont plurielles. Tout d’abord, le facteur démographique a son importance : l’espérance de vie au Jashuria s’est considérablement allongée au cours des dernières décennies (comme confirmé par la récente étude de Carnavale). Les plus de 60 ans d’aujourd’hui ont donc vécu peu de temps avec leurs propres parents et sont passés à la famille nucléaire après le décès de ces derniers. Par contraste, un jeune de 30 ans en 2010 a de fortes chances de voir vieillir ses parents et donc de cohabiter avec eux sur une durée plus prolongée.
On pourrait expliquer la persistance de la famille élargie traditionnelle au Jashuria par la dépendance des personnes âgées. Bien que le Jashuria prenne soin de ses ainés, les personnes âgées n’ont pas nécessairement les moyens de vivre seules et les pensions ne sont pas nécessairement suffisantes pour survivre. Le fait de vivre ensemble limite alors considérablement les frais. Cela dit, cette approche reste profondément jashurienne. Dans beaucoup d’autres pays, les enfants envoient de l’argent à leurs parents mais la dépendance financière n’implique pas de corésidence. Aux yeux des Jashuriens, vivre en famille élargie reste de bon ton, un gage de respectabilité. Le respect pour les aînés que l’on témoigne en s’occupant d’eux et en vivant selon leurs principes, et la primauté de l’appartenance au groupe sur l’individualité sont certainement deux autres valeurs cardinales qui permettent de comprendre l’étonnante persistance du modèle. Si l'appartenance au groupe a été largement battue en brèche depuis l'époque moderne, permettant l'expression d'individus libres et affirmés, il n'en reste pas moins que les Jashuriens continuent de voir dans la famille un cocon important.
Mais comme à peu près tout au Jashuria, les schémas familiaux sont complexes et ils évoluent. Le modèle nucléaire n’est pas rejeté d’emblée, certains le pratiquent un moment, par exemple au début de leur mariage, puis choisissent de reprendre la cohabitation avec leurs parents à la naissance du premier enfant. D’autres alternent entre plusieurs modèles, notamment pour s’installer à l’étranger. Parfois, ce sont les grands-parents qui habitent quelques années avec l’un de leurs enfants, puis quelques années avec un autre.
L’une des principales problématiques du pays est de pouvoir tenir compte de la recomposition des familles. En effet, chaque nouveau couple changeant de nom, il devient difficile de tenir des registres sur la parentalité et les liens familiaux. Les grands-parents n’ayant pas les mêmes noms que leurs enfants après le mariage, l’enjeu de tenir des registres détaillés est monnaie courante dans le pays depuis des millénaires. Il en résulte que les Jashuriens sont devenus des experts dans la constitution d’arbres généalogiques complexes et détaillés, permettant de rendre compte des transformations des familles, mais aussi des titres de propriétés, des mariages et des naissances. Si ces registres étaient traditionnellement détenus par les familles et certifiées par les Acquitteurs, la modernisation du pays a rendu possible l’établissement de bases de données spéciales gérées par les Acquitteurs eux-mêmes.
Sous l’Empire Yahudharma, la famille jashurienne fait prévaloir le rôle du père et de la mère de famille à part égale, étant les deux facettes d’une même unité familiale. Si cette répartition des rôles s’est préservée au fil des temps, il faut comprendre que la famille jashurienne antique est beaucoup plus élargie que maintenant. Elle comprenait les parents, les enfants, les petits-enfants, les oncles et tantes et descendants, ainsi que les divers collatéraux, comme les enfants adoptés (qui n’étaient pas rares à l’époque des guerres claniques) ainsi que les serviteurs, les éventuels esclaves et les clients. Certaines familles des castes lettrées pouvaient aussi accueillir en leur sein des étudiants, qui étaient considérés durant leur formation comme des membres de la famille (bien que cette pratique se soit éteinte avec la formation des grandes écoles provinciales).
La polygamie a été très vite interdite sous l’Empire Yahudharma pour des raisons évidentes : impossible de maintenir l’équilibre sacré dans un couple … s’il s’agit d’un trouple. La famille étant considérée comme l’unité de la sphère sociale, les anciens Jashuriens estimaient qu’il fallait à tout prix en préserver la fonctionnalité et la polygamie ou la polyandrie étaient mal vus. Dans les temps médiévaux, l’unité familiale élargie était scellée par un rite de commémoration des anciens nommé le Drannhà. Ce rituel consistait en une commémoration régulière des ancêtres de la famille par le biais d’une offrande de boulettes de riz et de bâtonnets d’encens. Lors de funérailles, il était d’usage de perpétuer ce rituel en liant symboliquement par une offrande les membres disparus d’une famille avec ceux encore vivant. Les morts et les vivants étaient ainsi liés par ce rituel, qui constituait un signe d’appartenance fort à la famille, car seuls les membres de la famille ou considérés comme tels y participaient. Le rituel est encore pratiqué de nos jours.
Ce sentiment aigu de la piété et de la fidélité familiale pouvait conduire au népotisme et à d’autres abus. Tout n’était pas rose dans la société jashurienne et les abus étaient fréquents, notamment lors que l’unité familiale se doublait de structures de pouvoir fortes. Bien que le système ait connu ses abus, il permettait une certaine protection sociale, un individu perdant sa fortune pouvant se retourner vers sa famille en cas de besoin.
L’influence des deux membres principaux de la famille était consolidée dans le droit et dans les lois sacrées. Les juristes de l’époque font état de cas de divorce où les biens sont partagés à parts égales entre les deux membres de la famille, ce qui aujourd’hui, paraitrait étonnamment progressiste. Les biens revenant au dernier vivant, en commençant par le membre le plus proche de la famille, le droit empêchait, sauf signature testamentaire, de priver une femme ou un homme de ses biens à la suite d’un revers malheureux de fortune suite au décès de son conjoint.
Bien que le système familial tendait à la création de familles nombreuses et élargies, vient un moment où l’espace devient trop petit et où une famille doit essaimer, comme le veut la coutume du mariage hindou. Les législateurs de l’Empire Yahudharma étaient clair sur ce point : il était recommandé d’essaimer et de partitionner les foyers. La raison était simple … et religieuse : plus les foyers étaient nombreux et plus les dieux étaient honorés, et donc heureux.